
226 M.-O. Krebs et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 224–230
Quel peut être le rôle du cannabis dans le déclenche-
ment des troubles ? Il existait des symptômes prodromiques
ayant conduit Reynald à consommer des toxiques dans un but
d’automédication. Cependant, à long terme, la consommation
de cannabis n’a fait que renforcer les symptômes préexistants.
L’hypothèse de l’association d’une symptomatologie a minima
et d’une consommation importante de cannabis précipitant le
patient dans une pathologie schizophrénique est tout à fait
possible, mais ne peut être affirmée avec certitude rétrospecti-
vement. Les approches cognitivo-comportementales initiées en
parallèle au traitement ont favorisé l’alliance thérapeutique, le
repérage des symptômes et la gestion du stress et à consolider
l’amélioration clinique de Reynald dans les différents secteurs
de sa vie.
2.2. Cas no2
Le jeune Corentin, âgé de 20 ans, est adressé par le psy-
chothérapeute de son frère pour avis diagnostique. Il se plaint
de céphalées et de cervicalgies, évoluant depuis quatre mois,
accompagnées d’anesthésie affective et de sensations d’être
« déconnecté du monde ». Les symptômes ont débuté après une
rupture affective, alors qu’il intègre sa première année d’école
de commerce.
Corentin a toujours été bon élève. Après l’obtention de son
baccalauréat, il a fait deux années de classes préparatoires et
passé les concours des grandes écoles. Durant ces années, il a
des relations affectives plus ou moins satisfaisantes.
À la rentrée dans son école, Corentin se plaint de troubles
de la mémoire et de la concentration. Il ressent des douleurs
occipitales « comme si son cerveau se déplac¸ait dans sa boite
crânienne et en augmentait la pression » ; il ressent de temps en
temps cette pression à l’origine de phénomènes anxieux, il a peur
de devenir fou, se sent parfois en dehors de son corps, se sent
perdu et quasi confus. Son médecin traitant lui prescrit un bilan
biologique et paraclinique (scanner cérébral, IRM cérébrale et
EEG) qui s’avère normal.
Le père du patient est un commercial débordé, sa mère,
d’origine russe, est au foyer et a élevé Corentin. Il a un demi-
frère, de neuf ans son aîné, que son père a eu d’un premier
mariage, et qu’il décrit comme ayant fait deux dépressions
sévères. Il décrit une bonne entente familiale, mais avec peu
de communication et d’émotions exprimées. Le patient rapporte
que son père a souffert de dépression et qu’un cousin paternel
aurait mis fin à ses jours à l’âge de 22 ans. Il ne rapporte aucun
antécédent médicochirurgical, hormis un traitement pour une
acné sévère.
À l’entretien clinique, Corentin se plaint d’émoussement
affectif « je ne ressens plus rien, je n’ai plus d’émotions » ; il
a du mal à aller vers les autres « je dois me forcer pour sortir et
en soirée, je ne suis pas dedans, c’est comme si je m’observais,
je suis spectateur de ce qui se passe, je ne suis pas là...» ; « tout
cela a débuté après avoir consommé un joint, enfin je crois, car
il y avait de l’alcool aussi. C’était à une soirée d’étudiant et
là je me suis senti très mal, oppressé. Je n’en ai jamais repris
depuis...». Corentin n’a jamais eu d’hallucinations auditives ni
de symptomatologie délirante. En cours, il se plaint de ne plus
mémoriser, de ne plus pouvoir se concentrer : « je suis focalisé
sur ma douleur dans mon cerveau et je sens qu’elle se déplace,
c’est bizarre c¸a m’angoisse, je ne peux pas déplacer mon atten-
tion en dehors de c¸a... du coup je n’écoute plus en cours ». Il
n’y a pas de troubles du sommeil, ni de l’appétit, ni de la libido.
« J’ai pas mal de petites amies » déclare t-il « c¸a va c¸a vient,
mais je n’ai pas vraiment de plaisir à être avec elles... Je suis
préoccupé par ce qui m’arrive et je m’observe tout le temps pour
voir quand je vais ressentir de nouveau quelque chose ».
Sur le plan thérapeutique, Corentin a rec¸u de nombreux trai-
tements antidépresseurs dans le but d’améliorer les troubles
anxieux et dépressifs, sans réelle amélioration. Un suivi psy-
chothérapique a été débuté.
Lors des entretiens, le discours est toujours le même, dans
l’attente fantasmatique que quelque chose de magique se passe.
« Aux sports d’hiver me dit-il en haut d’une piste j’ai ressenti du
plaisir, j’ai cru que cela revenait mais cela n’a pas duré...». « Il
y a des petits changements mais cela ne dure pas j’ai peur de ne
jamais revenir comme avant ; je ne pourrais pas le supporter...»
Lors d’une journée d’évaluation neuropsychologique,
l’entretien semi-standardisé Comprehensive Assessment of At-
Risk Mental States (CAARMS) a retrouvé que les symptômes
présentés n’atteignaient pas le critère d’état mental à risque de
psychose et le bilan neuropsychologique était sans particularité,
avec des épreuves bien réussies.
Corentin poursuit son école de commerce brillamment,
mène une vie étudiante intense, suit ses amis, a des relations
amoureuses, obtient des stages en entreprise, voyage, mais
reste inquiet, sans ressenti émotionnel. Plusieurs traitements
médicamenteux ont été essayés sans efficacité : faibles doses
d’antipsychotiques, à visée désinhibitrices, faibles doses de tri-
cycliques, inhibiteur de la recapture de la sérotonine et inhibiteur
de la recapture de la sérotonine et de la noradrénaline. Le
diagnostic retenu est celui d’un trouble de dépersonnalisation.
Tous les traitements médicamenteux ont été interrompus. La
symptomatologie ne s’est pas modifiée depuis deux ans, sans
apparition de symptôme psychotique. Il fonctionne de fac¸on
adaptée dans le quotidien, ne boit plus, ne fume plus mais reste
plus que jamais à l’écoute de lui-même. Un nouvel avis a été
demandé dans la perspective de réaliser un traitement par TMS
pour ce type de symptômes que l’on peut retrouver dans les
troubles anxieux sévères ou dans les pathologies schizophré-
niques.
Corentin a consommé de fac¸on ponctuelle un joint avec de
l’alcool. Il a ressenti des effets négatifs, mais il est difficile de
préciser le rôle du cannabis et de l’alcool dans la genèse des
troubles. Les symptômes de dépersonnalisation ont persisté mal-
gré l’arrêt complet de la consommation de drogues et d’alcool.
Il n’y a pas assez d’arguments pour évoquer le rôle du cannabis
dans la genèse des troubles présentés par Corentin. Aujourd’hui
l’hypothèse diagnostique retenue est celle d’un trouble anxieux
sévère et non un trouble schizophrénique, mais les quelques
éléments d’atypicité ne permettent pas de préjuger avec certi-
tude de la suite. Bien sûr, il est recommandé à ce jeune homme,
anxieux et ayant des manifestations cénesthésiques quasi déli-
rantes, de se tenir à l’écart du cannabis, d’ailleurs très mal
toléré.