Préface
LARCIER
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péril que les auteurs entendent situer à sa juste place. La crise actuelle n’est pas
dépeinte comme un dysfonctionnement du capitalisme, fut-il dramatique dans
ses conséquences, mais comme une perversion. Au-delà de l’économie, ce n’est
rien moins qu’une civilisation et une certaine idée de l’homme qu’il faut défen-
dre. Dans une verve dénonciatrice que certains lecteurs pourront trouver exces-
sive, les attaques visent les idéologues au service de la finance triomphante,
surtout anglo-saxonne : la doctrine de la
corporate governance
et l’école de
Chicago emmenée par Milton Friedman. Après avoir appris à se méfier d’un
danger qui se disait en russe — les
soviets
— les entreprises doivent aujourd’hui
se méfier de leur traduction anglo-saxonne — les
boards
à la mode de la
corpo-
rate governance
. Un tel texte de combat offre au lecteur la joie de savourer
quelques saillies mémorables comme celle-ci, prise parmi bien d’autres : « [les
financiers], ces pseudo-entrepreneurs ne sont pas des éleveurs d’entreprises
mais des charcutiers d’actifs ».
Renvoyant dos à dos ces deux extrêmes que sont la pensée marxiste et le
financialisme, la doctrine de l’entreprise se veut être une troisième voie entre les
dogmes collectivistes et individualistes, désireuse de maintenir l’humain au
cœur de la notion d’entreprise. L’originalité du positionnement de la doctrine
de l’entreprise mérite d’être soulignée. Il s’agit incontestablement d’une tenta-
tive pour dépasser les clivages habituels. La doctrine de l’entreprise a une
parenté avec le gaullisme social qui prônait l’association du capital et du travail
dans le contrôle de la gestion et le partage des résultats de l’entreprise. Parmi
les courants de pensée contemporains, le manifeste reconnaît une proximité
avec la thématique de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et avec le
«
stakeholderism
» qui se démarque du courant dominant de la
Corporate
governance
dans la mesure où ce dernier privilégie les intérêts des actionnaires
au détriment des autres parties prenantes de l’entreprise.
Par sa manière d’envisager les relations humaines selon le modèle du
« faire-ensemble », et non dans une logique de l’avoir, la doctrine de l’entre-
prise s’inscrit dans une grande tradition intellectuelle qu’il est mal aisé de quali-
fier, même si elle peut s’enorgueillir de compter parmi ses représentants des
auteurs aussi considérables que Montesquieu ou Keynes. Ce courant de pensée
valorise la démocratie et souligne son affinité avec une économie de marché
régulée. L’humanisme que la doctrine de l’entreprise revendique en se situant
comme une « troisième voie » désigne assez bien cette philosophie politique
soucieuse d’assurer aux hommes les conditions d’une liberté concrète et d’un
épanouissement personnel indissociable d’un équilibre global de la société dans
laquelle ils vivent. Cette pensée s’oppose en particulier à la conception indivi-
dualiste et mécaniste qui tend à dominer dans les pays anglo-saxons, depuis
Hobbes jusqu’aux utilitaristes. Dans la réflexion économique, la pensée huma-
niste privilégie la production sur l’échange parce que c’est davantage dans
l’œuvre commune que les hommes se réalisent que dans la transaction désincar-
née. En cela, elle prolonge aussi les travaux des économistes institutionnalistes.