Préface Le Manifeste pour la Doctrine de l’entreprise est un ouvrage considérable qui apporte une contribution très originale à la réflexion sur la place de l’entreprise et sur notre modèle économique et social. Il souligne non seulement le rôle de premier plan joué par la doctrine de l’entreprise dans la mutation de la pensée juridique contemporaine mais également la pertinence et la modernité de ses analyses dans le contexte actuel de crise financière. Cet ouvrage allie une réflexion profonde à une singulière ambition intellectuelle, le tout dans un style particulièrement vigoureux. C’est donc une lecture tout à fait vivifiante qui attend le lecteur du manifeste. Il était important que ce manifeste paraisse pour démontrer que la doctrine de l’entreprise n’est pas une théorie juridique datée mais au contraire une pensée actuelle. La doctrine de l’entreprise risquait en effet d’être méconnue pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les principaux textes qui l’ont constituée ont été rédigés avant l’ère de la numérisation et ces analyses séminales étaient devenues difficilement accessibles et peu familières aux jeunes chercheurs. La doctrine de l’entreprise a aussi perdu du terrain au profit de théories concurrentes, d’origine anglo-américaine notamment. Mais il faut aussi remarquer que, paradoxalement, la doctrine de l’entreprise a été en partie victime de son succès. Le caractère central de la notion d’entreprise dans le droit qui régit la vie des affaires est devenu une évidence (comme en témoigne le succès de l’expression « droit des affaires » qui s’est substituée au traditionnel « droit commercial ») et il n’était pas inutile de faire un rappel historique pour souligner que ce qui est MANIFESTE POUR LA DOCTRINE DE L’ENTREPRISE aujourd’hui communément admis fut le résultat du travail d’une pléiade d’auteurs visionnaires, de Georges Ripert jusqu’aux rédacteurs du présent manifeste. Le terme de manifeste est d’ailleurs particulièrement bien choisi car il signale l’originalité d’un ouvrage engagé. Il inscrit ce texte dans une tradition d’écrits à visée récapitulative et émancipatrice. Ce manifeste tranche avec les ouvrages habituels, qu’ils soient l’œuvre de juristes, d’économistes ou de sociologues. Ce livre n’est pas un traité et il est beaucoup plus qu’un essai. Les auteurs ont fait le choix de traiter la question qui leur est apparue essentielle en multipliant les perspectives. Il en ressort un texte qui embrasse une matière considérable au service d’une pensée à la fois globale et ciblée. Il s’agit de donner une intelligence du monde dans lequel nous vivons et en même temps d’appeler à vouloir un monde meilleur. On peut dire que ce livre renoue avec la « grandiose perspective » que les sciences sociales ont eu tendance à abandonner depuis la fin du XIXe siècle, lorsque le travail académique s’est parcellisé et cloisonné autour des disciplines universitaires et qu’il s’est en outre distingué de l’exercice d’une réflexion assumant pleinement une responsabilité politique et sociale. Le manifeste est donc un texte aussi atypique par son approche que par son positionnement. L’originalité de la doctrine de l’entreprise tient bien sûr au rôle central qu’elle fait jouer à l’entreprise définie comme unité stratégique, économique et sociale dotée d’un pouvoir autonome d’organisation décisionnelle et exerçant une activité économique spécifique. Aussi étrange que cela puisse paraître, l’entreprise est en quelque sorte une idée neuve ! Certes, les entreprises apparaissent omniprésentes dans les journaux comme dans la vie quotidienne et les sciences de gestion en ont fait leur sujet de prédilection. Mais l’entreprise ne se voit pas nécessairement reconnaître une place éminente en droit et en économie. Ce qui est encore vrai aujourd’hui, l’était plus encore hier. La reconnaissance de l’entreprise en tant qu’acteur primordial de la vie économique est donc le fruit d’un long combat qui n’est pas achevé et que retrace le manifeste. Les représentations proposées par la théorie économique accordent souvent la meilleure part au marché et aux individus. Or, l’entreprise en tant qu’organisation collective s’oppose au premier et ne se réduit pas aux seconds. En droit, la notion d’entreprise peut à première vue apparaître secondaire par rapport aux différents groupements reconnus par le droit (les sociétés, les associations, etc.) ou à des notions concurrentes comme celle de « professionnel ». La tâche accomplie par la doctrine de l’entreprise n’en apparaît que plus remarquable. Les auteurs ont milité pour que l’entreprise soit considérée comme un sujet de droits et non un objet de droits. Ils ont ainsi consacré un concept structurant pour les nombreuses branches du droit qui régissent la vie des affaires. La doctrine de l’entreprise fut ainsi la première à soulever le voile de la propriété pour s’intéresser à la notion d’entreprise comme concept juridique. 8 LARCIER Préface Son magistère intellectuel est loin de s’être limité au droit des sociétés. Défendant la dissociation de l’entreprise, des actionnaires et de l’entrepreneur, la doctrine de l’entreprise a contribué à asseoir l’idée d’un intérêt social de l’entreprise, allant au-delà de la reconnaissance d’un patrimoine propre, dans des branches du droit aussi diverses que le droit du travail, le droit fiscal, le droit comptable, le droit de la concurrence ou le droit des procédures collectives. Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, les tenants de la doctrine de l’entreprise ne sont pas des juristes qui ont acclimaté au droit la notion d’entreprise à partir d’un emprunt fait à l’analyse économique. Ce qui constitue le point de départ de leur pensée, c’est la réalité économique même et non sa représentation dans un discours savant. Le réalisme marque ainsi avec force la démarche de la doctrine de l’entreprise. Le manifeste illustre combien la profondeur de l’analyse n’est pas contradictoire avec une attention portée à la vie des affaires la plus concrète, que plusieurs auteurs ont d’ailleurs aussi expérimentée comme praticiens. Il en ressort une approche qui fait justice à la diversité des entreprises (entreprises familiales, entreprises multinationales, etc.). Loin de vouloir réduire le réel à une idée préconçue et inspirée par une idéologie, la doctrine de l’entreprise accepte le réel dans sa complexité, voire dans ses contradictions. Les tenants de la doctrine de l’entreprise ne sont pas seulement des observateurs perspicaces de la vie économique, ils revendiquent aussi d’en être des acteurs. Résolument pragmatique, la doctrine de l’entreprise a ainsi joué un rôle important dans la conception et la diffusion de techniques juridiques propres à assurer le développement des entreprises, à la fois aux côtés du législateur et aux côtés des entrepreneurs. Cette préoccupation est aujourd’hui partagée par les tenants de l’approche Law & Management et, à ce titre notamment, le manifeste de la doctrine de l’entreprise trouve naturellement sa place dans la collection « Droit, Management et Stratégies » qui se propose de faire connaître ce type de travaux. Il n’est donc pas étonnant que les auteurs de ce brillant manifeste, et notamment Claude Champaud et Didier Danet, comptent parmi les auteurs majeurs en matière d’analyse des stratégies juridiques des entreprises. La deuxième caractéristique de l’approche réside dans sa pluridisciplinarité. Les tenants de la doctrine de l’entreprise mobilisent des instruments d’analyse et des réflexions qui sont à l’image de l’entreprise elle-même, multidimensionnels. Le projet intellectuel de défense et d’illustration de l’entreprise est servi par la vaste culture de ses auteurs. L’intérêt pour des savoirs peu familiers des juristes et des économistes comme l’éthologie permet de fonder la doctrine de l’entreprise sur des déterminants fondamentaux présentés comme des invariants. La dénonciation des doctrines matérialistes ou des théories se revendiquant de l’individualisme méthodologique s’enracine donc dans une vision fondamentale des relations humaines. Certains lecteurs pourront peutLARCIER 9 MANIFESTE POUR LA DOCTRINE DE L’ENTREPRISE être douter de la valeur de ces fondements, mais ils ne pourront que savoir gré aux auteurs du manifeste d’avoir ainsi explicité les prémisses ultimes de leur pensée. Pour autant, cette sensibilité aux facteurs invariants n’empêche pas les auteurs de mettre aussi en lumière l’importance des transformations qu’a connues le monde au cours des dernières décennies. Là encore, la profondeur de l’analyse historique impressionnera le lecteur qui découvrira au fil des pages comment la doctrine de l’entreprise sait redonner un sens et dégager des tendances face au chaos apparent des faits sociaux, économiques, géopolitiques, technologiques ou intellectuels. On peut penser que les passages que les auteurs pratiquent volontiers entre ce qui est et ce qui devrait être sont consubstantiels au regard « humaniste » qu’ils entendent porter sur la vie économique et sociale. L’humanisme revendiqué n’est nullement un titre usurpé lorsque l’on voit comment l’analyse du fonctionnement concret des entreprises glisse naturellement vers la prise en compte conséquente des aspirations des hommes et des femmes qui les animent. C’est donc une position épistémologique forte dont témoigne le manifeste. Les sciences économiques, sociales et juridiques sont des sciences humaines. D’où l’on tire qu’il ne faut pas traiter ces phénomènes — en commençant par l’entreprise elle-même — comme des choses mais comme des projets incarnés. Dans la doctrine de l’entreprise, on sent l’entreprise vivante. Loin de la « machine à sous » instrumentalisée par les financiers qui l’appréhendent à travers le prisme froid des chiffres et des ratios, l’entreprise concrète qui est défendue est celle des chefs d’entreprise, des salariés, des familles, une entreprise de la sueur et du sang. Le manifeste est un texte de combat qui entend défendre l’entreprise contre ses ennemis. Les lecteurs qui n’avaient pas lu les textes de ces auteurs pourront être étonnés par le double front ouvert par les tenants de la doctrine de l’entreprise. Les ennemis de l’entreprise sont ciblés aussi bien dans le « soviétisme » que dans le « financialisme ». Le rappel de la lutte historique menée par la doctrine de l’entreprise contre le « soviétisme » plongera le lecteur dans un anachronisme que certains considéreront avec un brin de nostalgie : c’était une époque où le marxisme fascinait l’intelligentsia française, au moment même où les Français profitaient dans leur grande majorité des Trente Glorieuses ! L’esprit du soviétisme, qui particulièrement en France avait été préparé par le Colbertisme, a laissé des traces sous la forme de l’emprise technocratique dénoncée par les auteurs du manifeste et d’un mouvement social qui est si prompt à se rallier à une bannière antipatronale. Le manifeste plaide pour la réhabilitation de l’entrepreneur, présenté comme un héros des temps modernes, remplissant une fonction spécifique irremplaçable. La doctrine de l’entreprise assume un certain élitisme. L’actualité du combat de la doctrine de l’entreprise, c’est surtout la prise du pouvoir par les financiers et l’imposition d’une logique qui constitue un 10 LARCIER Préface péril que les auteurs entendent situer à sa juste place. La crise actuelle n’est pas dépeinte comme un dysfonctionnement du capitalisme, fut-il dramatique dans ses conséquences, mais comme une perversion. Au-delà de l’économie, ce n’est rien moins qu’une civilisation et une certaine idée de l’homme qu’il faut défendre. Dans une verve dénonciatrice que certains lecteurs pourront trouver excessive, les attaques visent les idéologues au service de la finance triomphante, surtout anglo-saxonne : la doctrine de la corporate governance et l’école de Chicago emmenée par Milton Friedman. Après avoir appris à se méfier d’un danger qui se disait en russe — les soviets — les entreprises doivent aujourd’hui se méfier de leur traduction anglo-saxonne — les boards à la mode de la corporate governance. Un tel texte de combat offre au lecteur la joie de savourer quelques saillies mémorables comme celle-ci, prise parmi bien d’autres : « [les financiers], ces pseudo-entrepreneurs ne sont pas des éleveurs d’entreprises mais des charcutiers d’actifs ». Renvoyant dos à dos ces deux extrêmes que sont la pensée marxiste et le financialisme, la doctrine de l’entreprise se veut être une troisième voie entre les dogmes collectivistes et individualistes, désireuse de maintenir l’humain au cœur de la notion d’entreprise. L’originalité du positionnement de la doctrine de l’entreprise mérite d’être soulignée. Il s’agit incontestablement d’une tentative pour dépasser les clivages habituels. La doctrine de l’entreprise a une parenté avec le gaullisme social qui prônait l’association du capital et du travail dans le contrôle de la gestion et le partage des résultats de l’entreprise. Parmi les courants de pensée contemporains, le manifeste reconnaît une proximité avec la thématique de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE) et avec le « stakeholderism » qui se démarque du courant dominant de la Corporate governance dans la mesure où ce dernier privilégie les intérêts des actionnaires au détriment des autres parties prenantes de l’entreprise. Par sa manière d’envisager les relations humaines selon le modèle du « faire-ensemble », et non dans une logique de l’avoir, la doctrine de l’entreprise s’inscrit dans une grande tradition intellectuelle qu’il est mal aisé de qualifier, même si elle peut s’enorgueillir de compter parmi ses représentants des auteurs aussi considérables que Montesquieu ou Keynes. Ce courant de pensée valorise la démocratie et souligne son affinité avec une économie de marché régulée. L’humanisme que la doctrine de l’entreprise revendique en se situant comme une « troisième voie » désigne assez bien cette philosophie politique soucieuse d’assurer aux hommes les conditions d’une liberté concrète et d’un épanouissement personnel indissociable d’un équilibre global de la société dans laquelle ils vivent. Cette pensée s’oppose en particulier à la conception individualiste et mécaniste qui tend à dominer dans les pays anglo-saxons, depuis Hobbes jusqu’aux utilitaristes. Dans la réflexion économique, la pensée humaniste privilégie la production sur l’échange parce que c’est davantage dans l’œuvre commune que les hommes se réalisent que dans la transaction désincarnée. En cela, elle prolonge aussi les travaux des économistes institutionnalistes. LARCIER 11 MANIFESTE POUR LA DOCTRINE DE L’ENTREPRISE Le Manifeste sur la Doctrine de l’entreprise est une œuvre magistrale qui enrichira tous ceux qui ne veulent pas manquer un des grands combats intellectuels où se joue une part de notre avenir. Hugues BOUTHINON-DUMAS et Antoine MASSON Centre Européen de Droit et d’Économie de l’ESSEC Business School 12 LARCIER