Voix plurielles Volume 3, Numéro 1 : mai 2006 Rachel van Deventer La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar Citation MLA : van Deventer, Rachel. «La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar.» Voix plurielles 3.1 (mai 2006). © Voix plurielles, revue électronique de l'APFUCC 2006. La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar Rachel van Deventer Université McMaster Mai 2006 Résumé C et article porte sur les premières femmes musulmanes telles qu’elles sont représentées dans l’œuvre d’Assia Djebar, Loin de Médine, récit situé au tout début de l’histoire de l’Islam. A travers les parcours narratifs de plusieurs femmes marquantes de l’histoire de l’Islam, l’auteur identifie la sororité comme arme unique contre toute oppression. Une lecture critique invite non seulement les lectrices mais aussi les lecteurs contemporains à examiner le statut actuel des femmes musulmanes. Le rôle de la femme est un thème central chez l’écrivaine Assia Djebar. Son roman, Loin de Médine, explore le rôle historique des femmes appartenant au cercle du Prophète Mohammed ainsi que leurs liens sororaux. Le texte témoigne de l’importance de la présence féminine dans la religion et l’histoire musulmanes et, par la même occasion, souligne les déformations qu’a subies l’Islam depuis l’époque du Prophète. Après avoir présenté la structure narrative propre au texte, je vais montrer comment Djebar illustre, d’une manière particulière, la subjugation subie par les femmes musulmanes et leur façon d’en sortir. Il faut tout d’abord présenter la structure narrative de Loin de Médine car elle joue un rôle dans la féminisation du récit[1]. Djebar présente son texte d’une façon circulaire et achronique et non comme un récit qui se limite à une succession d’évènements. Elle transforme l’Histoire patriarcale des musulmans en nous transmettant les détails d’une manière explicitement féminine, c’est-à-dire à partir du point de vue des femmes. Le récit de Djebar tourne autour de la mort du Prophète, tout au début du prologue qui l’annonce ainsi : « Il est mort. Il n’est pas mort » (10). Cette phrase synthétise l’ambiguïté déjà inscrite dans le prologue qui raconte comment le Prophète meurt après avoir annoncé qu’il est déjà mort. L’intégralité du roman obéit à une similaire structure circulaire. A la fin du dernier passage du roman, Djebar choisit de parler du personnage d’Agar[2] dans l’histoire de l’Islam : « filles d’Agar et fils d’Ismaël/ Abraham, sur ses pas, revenu » (306). Djebar exprime par une syntaxe apparemment maladroite mais voulue, la circularité des liens entre Agar, Ismaël et Abraham et celle des actions qui leur sont propres. Au lieu de dire qu’Abraham est revenu sur ses pas, Djebar commence par la Voix plurielles 3.1, mai 2006 2 Rachel van Deventer La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar fin, c’est-à-dire par les filles et fils de la lignée, puis termine la phrase par l’idée qu’Abraham a dû revenir sur sa décision d’exiler la mère de tous les enfants musulmans. En revenant sur sa décision d’avoir exilé Agar et son héritier, Ismaël, Abraham sauve la population musulmane aux yeux de tous ceux qui croient au rôle maternel universel d’Agar. D’autre part, la structure du texte renforce l’importance des voix féminines par l’insertion des passages intitulés Voix. Ces passages donnent l’impression de revenir à la base ou au thème principal, celui de la puissance potentielle de la voix féminine musulmane. Les histoires racontées par ces voix transmettent les expériences des musulmanes au temps du Prophète et après sa mort. On rencontre des femmes fortes qui nous font voir ce qu’ont accompli les femmes de l’époque, ce qui amplifie aussi la densité narrative du texte. L’insertion de ces voix de personnages indéterminés, tout au long du récit, renforce l’impression de permanence de la présence féminine. L’élément structurel le plus évident d’un texte est son titre car il fournit la première impression. Le choix du titre Loin de Médine dénote plusieurs choses. Tout d’abord, Médine est le haut lieu de l’Islam pour les premiers Musulmans. Dans un deuxième temps, le lecteur est incité à réfléchir sur qui exactement est loin de Médine et comment cette question d’identité s’intègre dans le roman. En dernier lieu, l’accent mis sur l’éloignement crée un parallèle avec la distanciation des personnages du texte par rapport à leurs racines musulmanes, et cette notion spatiale sert de métaphore pour traduire les rapports inégaux entre femmes et hommes. Cette problématique est traitée de manière explicite. En dehors du titre, la richesse du récit provient aussi de la profondeur des recherches historiques et généalogiques entreprises par Djebar : A Médine, ce lundi 14 du mois de djoumada le second, l’an de l’hégire (23 août 634) Il agonise, le calife du Messager de Dieu, le fils de Abou Quohaifa ; il s’apprête à mourir. Il a demandé à sa fille Aïcha d’être transporté depuis sa maison située dans le quartier éloigné de Samah . . . puisque c’est là qu’est mort, il y a peine plus de deux ans, Mohammed (241). On voit dans ce passage que Djebar précise la période historique dans laquelle l’action va se dérouler, procédé qu’elle reprend fréquemment. En outre, chaque personne est identifiée en fonction de sa relation familiale avec d’autres personnes. La vérité des liens généalogiques est justifiée par la précision de l’information. Le ‘il’ du texte est identifié comme le calife et un fils du personnage principal de ce passage, Abou Quohaifa. De plus, le quartier auquel Djebar fait référence est présenté comme éloigné du lieu de celui de la mort de Mohammed. Djebar revient à l’idée déjà exprimée dans son titre que certains personnages du texte sont éloignés de la source de l’Islam et donc des femmes qui y résident. Pour examiner plus précisément l’écart qui s’est creusé entre l’Islam et les femmes, il faut tenir compte de l’importance des hadiths[3] et de leur lien avec les femmes. Les hadiths sont l’aspect de l’Islam le plus valorisé après le Qu’ran parce qu’ils sont « les révélations dans la langue du Prophète » (Azizullah 11). Ceux et celles qui transmettent ces hadiths sont glorifiés à cause de leur proximité du Prophète. Azizullah dit que Mohammed a pris plusieurs femmes de plusieurs tribus, vierges et Voix plurielles 3.1, mai 2006 3 Rachel van Deventer La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar veuves, jeunes et âgées pour s’assurer que les hadiths soient transmis avec maturité (17). En dehors des épouses, les hadiths ont été transmis pas d’autres membres de sa famille, notamment sa fille Fatima et l’époux de cette dernière, Ali (18). Citons plusieurs exemples du texte, en commençant par les délibérations qui traitent de la succession après la mort de Mohammed. Abou Bekr décidé lui-même de la succession et a proclamé que l’autorité irait au Quraish et non à Fatima, la fille du prophète, comme il était logique, car il s’agit d’une fille (20). Il décide également que dorénavant, c’est à des hommes que reviendra la responsabilité de nommer les guides spirituels. Djebar consacre deux chapitres à cette première déformation de l’Islam. Le deuxième passage des Voix féminines critique d’un ton ironique les actions de Fatima après la mort de son père : Quand, quand se taira-t-elle, la fille du Messager, la fille aimée ? Maintenant qu’Il est mort, pourquoi ne pleure-t-elle pas en silence, abandonnée à la volonté de Dieu, comme les autres, comme les épouses, comme les Compagnons, comme… (Djebar 62) La Voix qui pourrait être celle d’une rawiya[4] évoque comment Fatima se comporte pendant le deuil de Mohammed. Elle reproche à Fatima de ne pas se taire et de ne pas pleurer en silence : voici un exemple de la façon dont le pouvoir d’une voix féminine est condamné et mal vu. La voix est en train de nous expliquer comment les comportements ouverts de Fatima la placent en dehors de son rôle traditionnel et provoquent les évènements qui auront lieu dans le chapitre suivant, à savoir l’éviction des femmes de la sphère publique et politique. A cause de son rejet du silence dans le deuil, son rôle de femme et plus précisément l’image de femme musulmane qu’elle projette sont remis en question. Les paroles de Fatima, « celle qui dit ‘non’ » (66), menacent le patriarcat déjà instauré dans le pays. En principe, Fatima aurait dû être l’héritière de Mohammed si nous tenons compte du fait que Mohammed était très proche de sa fille aimée (73), qu’elle était très fidèle à l’Islam, tout comme son père, et sa seule fille vivante. La déformation du message se produit quand un homme prétend connaître les désirs du Prophète : « Nous les prophètes, aurait dit Mohammed un jour, on n’hérite pas de nous ! » (79 c’est moi qui souligne). Il ignore la vérité des sentiments de Mohammed envers l’élection de sa fille à sa place, et on comprend qu’il a peur d’une femme en situation de pouvoir. Dès le jour où Fatima est dépouillée de ses droits, commence la déformation de l’Islam et par conséquent la souffrance des Musulmanes, ceci d’après Djebar. La mort du Prophète marque le début de l’influence profonde des hadiths et de la proximité du Prophète par rapport à la personne qui les raconte et les commente. Djebar souligne dans son récit le rôle des rawiyates, communicatrices de la vie du Prophète et sources des hadiths, à travers trois histoires intercalées. Tout d’abord, Djebar nous parle d’Oum Fadl, la première rawiya. Ce passage nous révèle dès les premières lignes que les « plus nobles dames . . . vivent à Médine » (50) ; ce qui renvoie au titre du roman. Djebar valorise la présence féminine à Médine, et souligne ainsi l’idée que les hommes musulmans sont loin de ce que représente cette ville. La vérité des paroles d’Oum Fadl est mise en valeur grâce au fait que sa sœur, Maïmouna, est une épouse du Prophète. Son importance est aussi soulignée dans le passage qui suit : « Oum Fadl dont le premier fils, Fadl, s’est occupé de l’ensevelissement du Prophète avec Ali et Abbas, dont le second Abdallah, deviendra plus tard un des plus célèbres commentateurs du Coran, Oum Fadl se sent peu à peu comme une Voix plurielles 3.1, mai 2006 4 Rachel van Deventer La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar première mémoire pour les Musulmanes» (55). Cette rawiya assure en coulisse le succès de son fils et encourage une identité forte chez les musulmanes. On comprend après cette histoire, que le succès d’un homme dépend d’une voix et d’une présence féminine. Ensuite, la deuxième rawiya, Habiba, présente un aspect de la vie musulmane que Djebar valorise. Symbole de sororité, elle agit comme force unifiante des Musulmanes. Proche aussi de Maïmouna, la Mère des Croyants, Habiba crée un lien solide entre les épouses du Prophète et leurs ‘sœurs’. Djebar utilise le terme de ‘sœur’ pour exprimer l’affection qui lie les femmes du récit. Elle précise en note que le personnage de Habiba est imaginaire (311). Elle a créé ce personnage qui relie les femmes, pour montrer la force des liens de sororité et leur importance pour les croyantes. Même si cette femme n’a pas existé dans la réalité, le fait que l’auteur l’ait inventée ajoute encore une fois du poids à son opinion que l’histoire des personnages islamiques féminins est souvent inexacte ou oubliée. Enfin, la troisième rawiya Oum Harem, valorise et souligne le fait que les femmes ont occupé des positions stratégiques auprès du Prophète au même titre que les hommes. Oum Harem se rappelle comment Mohammed « était entré chez elle en pleine chaleur et avait demandé à faire la sieste sur une natte » (183). Ses expériences personnelles avec le Prophète suscitent la question qu’elle se pose plus loin dans le récit : « est-ce qu’une rawiya peut se sentir assez d’autorité pour transmettre ce que ses yeux ont vu, ce que ses oreilles ont entendu parmi les hommes ? » (186). Cette question qui émane des réflexions d’Oum Harem peut se lire comme un commentaire de Djebar elle-même. Elle semble indiquer que la femme moyenne, même si elle occupait une position de rawiya, doutait de son autorité et pouvait se sentir en position subordonnée par rapport aux hommes. Cette subjugation s’illustre plus explicitement dans le passage intitulé « La chanteuse de satires » où elle est triple : structurelle, physique et symbolique. Dans un premier temps, soulignons la structure du passage où le nom propre de la chanteuse, Sadjah, n’est mentionné qu’une seule fois. Plus tard, elle est qualifiée de « ni guerrière, ni meneuse d’hommes » (121) et connue seulement par son acte de trahison, qui consistait à chanter des satires contre l’Islam. Par contre, les noms propres des hommes comme Mohadjir, Mohammed, Khalid et Abou Bekr sont répétés, ce qui renforce la présence opprimante des hommes. Les paroles de Sadjah et celles des autres femmes sont souvent coupées et interrompues, ce qui est indiqué par des points de suspension : « ses mains . . . ses mains . . . » (124). Dans un second temps, l’oppression physique est métaphoriquement représentée par la mutilation des mains et des bras qui « traînent en moignons dégoulinants d’un sang noir » (124). De plus, le bourreau qui est typiquement le symbole de l’agression physique est le personnage dominant, c’est lui qui contrôle le destin de la chanteuse. Dans un dernier temps, le pouvoir de cette chanteuse est détruit par la mutilation de sa voix quand le bourreau lui arrache ses deux incisives. La voix, qui n’est pas considérée d’habitude comme une arme, est cependant qualifiée. La chanteuse et sa voix constituent l’exemple le plus marquant dans le texte du pouvoir de l’expression féminine et de la peur qu’elle inspire aux hommes. Selon Iqbal, le Qu’ran impose la réciprocité du respect et l’égalité du pouvoir et du devoir entre conjoints (Iqbal 23). Pour le démontrer, Djebar utilise l’exemple d’Aïcha et de Mohammed. Mohammed la traite avec justice et amour et elle reste la préférée du Prophète. Il n’hésite pas à se confier à elle lorsqu’il reçoit des versets du Coran de l’ange Gabriel, comme il le faisait avec sa première épouse Khadidja. Cela montre que Mohammed reconnaît l’intelligence d’Aïcha et Voix plurielles 3.1, mai 2006 5 Rachel van Deventer La subjugation des femmes musulmanes et la sororité dans Loin de Médine par Assia Djebar la traite en égale, qu’il respecte sa voix et lui fait confiance pour transmettre et interpréter les messages de Dieu. Lettrée, Aïcha est aussi connue pour son habileté à enregistrer les paroles du Prophète. Elle est respectée en tant que femme instruite. En fait, nous ne sommes pas loin de la situation dans laquelle Fatima s’est trouvée. Chacune est en train de trouver sa place dans une société qui cherche à les occulter. Fatima, est appuyée par les femmes qui l’entouraient et qui ont connu Mohammed et ont été témoins de son attitude envers elles. Elle avait un cercle de femmes auquel elle pouvait s’identifier. Ainsi la sororité que vivent les femmes de Loin de Médine est l’élément clé que souligne Djebar, plus qu’elle ne s’attarde sur l’oppression masculine. Après avoir étudié la façon dont Assia Djebar présente la subjugation de la femme islamique, on peut se demander si les Musulmanes d’aujourd’hui ne luttent pas sur deux fronts. D’une part, elles doivent se battre contre l’oppression masculine. D’autre part, les femmes doivent se solidariser entre elles car, comme Djebar le démontre, la seule force efficace contre l’oppression patriarcale, c’est l’union et la solidarité des femmes. La fonction d’une écriture féminine et surtout algérienne est de revendiquer « la reconnaissance de la voix féminine au sein et non contre une communauté masculine. La fréquence dans les textes des marques de socialité signifie en effet le désir de participation » (Miliani 146). La puissance de la voix de Djebar, écrivaine et cinéaste, communique aux lecteurs et aux amateurs de cinéma l’existence d’une sororité actuelle. La présence d’écrivaines qui ont, comme elle, commencé à interpréter et à réécrire les paroles du Coran et des vies de musulmanes offre un appui au mouvement des féministes musulmanes qui vivent pour changer leurs expériences, leurs douleurs et leurs mondes en ce qu’ils sont source de souffrance. Bibliographie Azizullah, Muhammed. Glimpses of the Hadith. Maryland: Crescent Publications, 1972. Djebar, Assia. Loin de Médine. Paris : Albin Michel, 1991. Iqbal, Muhammad. The Rights of Women. Montréal: Éditions islamiques d’Amérique, 1988. Miliani, Hadj. Une littérature en sursis? Le champ littéraire de langue française en Algérie. Paris : L’Harmattan, 2002. Moi, Toril. Sexual/Textual Politics. New York: Routledge, 2002. Notes Hélène Cixous et Sexual/Textual Politics de Toril Moi parlent d’un texte féminin dans l’analyse littéraire féministe. [2] Agar, la maîtresse d’Abraham et la mère d’Ismaël, peut être considérée comme la mère de l’Islam car la lignée du Prophète commence avec son fils Ismaël. [3] Les proclamations ou règlements révélés après et avant la mort du Prophète. Les croyants islamiques prennent très sérieusement les hadiths et les jugent comme justes et exacts, basés sur le lien historique et généalogique entre la personne qui les raconte et Mohammed. [4] Connues comme des porteuses d’eau mais dans le sens où l’eau est la métaphore des connaissances : elles portaient au peuple les connaissances du Prophète et ses messages. [1] Voix plurielles 3.1, mai 2006 6