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Vincent Moriniaux
méritent bien une lecture géopolitique. Cette géopolitique repose en fait
sur une lutte entre les édulcorants articiels et les édulcorants naturels,
dans laquelle les derniers l’emportent, sous la pression d’une opinion
publique abreuvée dans les pays riches d’un discours anti-sucre, méante
à l’égard des produits chimiques et valorisant tout ce qui lui paraît, à tort
ou à raison, comme un retour à la nature. Nous souhaitons montrer que
l’essor de la culture du chanvre d’eau, plus connu sous le nom de stévia,
consacre la victoire des édulcorants dits naturels et est peut-être en passe
de révolutionner l’univers du sucré.
Édulcorer, une idée déjà ancienne
Bien avant la découverte par les Européens du « miel de roseau »7 puis
le boom de la betterave à sucre, qui consacre la diffusion à bas prix du
sucre dans le monde, la saveur sucrée était très recherchée. Les cuisines
anciennes faisaient un grand usage du miel, des fruits secs (dattes,
abricots, raisons, pruneaux) ou conts, des jus (notamment de groseille ou
de raisin). Comme le miel était cher, on cherchait déjà des édulcorants8.
Dans la Rome impériale par exemple, on fabriquait le sapa, sorte de
sirop intensément sucré, obtenu à partir de jus de raisin, de la lie de vin
ou du vinaigre qu’on faisait bouillir dans des casseroles de plomb9. Les
cuisiniers romains l’utilisaient pour la préparation des sauces, qui étaient
7 L’expression est de Néarque, compagnon d’Alexandre le Grand (356–
323 avant J.C.) lors de sa campagne d’Inde. « En Inde, il existe un roseau
capable de produire du miel sans l’entremise des abeilles. » William Vincent,
trad. de l’anglais par Jean-Baptiste Louis Joseph Billecocq, Voyage de
Néarque, des bouches de l’Indus jusqu’à l’Euphrate, ou journal de l’expédi-
tion de la otte d’Alexandre, Paris, Imp. de Crapelet, 1800.
8 L’emploi du terme édulcorant, entré dans la langue française vers 1900, est
évidemment ici un anachronisme. Il vient du latin scientique edulcolare qui
signie, en médecine, adoucir un remède.
9 John emsley, Guide des produits chimiques à l’usage du particulier, trad. par
J. Gontar, Paris, Odile Jacob, 1996, 335 p., p. 46-47 :
Le vin contient des acides organiques naturels, tels les acides tartrique
et citrique. Si le vin reçoit des spores de la bactérie Acetobacter, qui est
plutôt courante, il devient alors plus acide car l’alcool est converti en acide
acétique. […] Ces divers acides attaquaient et dissolvaient le plomb [de la
casserole] qui réagissait pour donner des sels de plomb, principalement de
l’acétate de plomb. Les composés du plomb étaient responsables du goût
sucré et les analystes modernes ont démontré que le sapa devait contenir
mille parties par million de plomb (0,1 %). On pouvait faire grossir de
beaux cristaux blancs de sels de plomb à partir du sapa, qui étaient très
sucrés. Lorsque leur nature chimique fut comprise au XVIIe siècle, on les
appela sucre de plomb.