Fiche concours : Existe-t-il une théorie marxiste de l’échange international ? (Chapitre 7-II) Il n’existe probablement pas d’orthodoxie marxiste à propos de l’analyse de l’échange car si Marx reprend partiellement l’analyse de Ricardo, les travaux de Lénine et de Rosa Luxemburg complètent son analyse, alors que ceux d’A. Emmanuel sont plus hétérodoxes. I. Le commerce international chez Marx La théorie ricardienne a trouvé grâce auprès de Marx (1818-1883) : il admet que le commerce international trouve sa source dans les différences des coûts comparatifs. Mais pour Marx le niveau des coûts n’est pas immuable, il reflète les différences de niveaux de développement des pays et plus précisément les écarts dans leurs niveaux d’industrialisation. Marx n’accepte pas l’apologie du libre-échange de l’économiste classique. Il considère que le libre-échange accroît les inégalités entre les nations et qu’il est un instrument d’asservissement : « C’est ainsi que l’Inde a été contrainte de produire du coton, de la laine, de l’indigo, etc. pour la Grande-Bretagne […]. Une nouvelle spécialisation, imposée par les sièges principaux de la grande industrie, convertit de cette façon une partie du globe en champ de production agricole pour l’autre partie qui devient, par excellence, le champ de production industrielle » (Le Capital, livre 1, tome II). Le libre-échange et le protectionnisme selon Marx « Dans l’état actuel de la société, qu’est-ce donc que le libre-échange ? C’est la liberté du capital. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur. Tous les phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l’intérieur d’un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l’univers […]. Si les libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux dépens de l’autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l’intérieur d’un pays, une classe peut s’enrichir aux dépens d’une autre classe. Ne croyez pas, Messieurs, qu’en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons l’intention de défendre le système protectionniste. D’ailleurs, le système protectionniste n’est qu’un moyen d’établir chez un peuple la grande industrie, c’est-à-dire de le faire dépendre du marché de l’univers et [donc] déjà plus ou moins du libre-échange […]. Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse à l’extrême l’antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C’est seulement dans ce sens révolutionnaire que je vote en faveur du libre-échange. » Extraits du Discours sur la question du libre-échange, 1848. II. Une conception marxiste-léniniste La thèse de Lénine (1870-1924), telle qu’elle est formulée dans son petit livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, rédigé en 1916, peut être résumé en une proposition : l’impérialisme serait la réponse à la principale entrave au développement du capitalisme, constituée par la baisse tendancielle du taux de profit. Pour faire face à cette loi, les entreprises capitalistes se délocalisent et vont chercher dans les colonies de la main-d’œuvre bon marché qui leur permet de maintenir leur taux de profit. Le recours au marché extérieur par le commerce international et surtout par l’exportation du capital hors de sa sphère d’influence devient, pour le capitalisme, une nécessité vitale. L’importation de biens salariaux à une moindre valeur que s’il fallait les produire sur place permet de réduire la valeur de la force de travail (baisse de la valeur des biens de subsistance nécessaires à l’entretien de la force de travail). De même, l’acquisition à l’extérieur de biens capitaux (matières premières, énergie…) à bon marché réduit la composition organique du capital grâce à la baisse de la valeur du capital constant. Pour Rosa Luxemburg (1871-1919), le cœur du problème se situe dans la recherche de débouchés. En effet, pour chaque entrepreneur particulier, les salaires représentent un coût limitant les profits. Il importe donc d’en limiter l’augmentation. Au niveau macroéconomique, l’insuffisante progression de la consommation ouvrière limite les débouchés du secteur des biens de consommation, ce qui dissuade les investissements et engendre, tôt ou tard, la crise. Le capitalisme ne pouvant se développer durablement est condamné à conquérir hors de son territoire originel les débouchés qui lui sont nécessaires, soit parmi les couches sociales du pays non encore intégrées à la sphère des rapports capitalistes (exemple : paysannerie, artisanat…), soit à l’extérieur, dans les pays non capitalistes (colonies, PED). III. Une analyse plus hétérodoxe Plus récemment (L’Échange inégal, Maspero, 1969), l’analyse marxiste s’est étoffée d’une conception hétérodoxe. A. Emmanuel (1911-2001) précise l’argumentation de Marx en transposant sur le plan international le principe de formation des prix que ce dernier avait décrit à l’intérieur d’une économie. Mais la thèse qu’il développe est aussi un « Essai sur les antagonismes dans les rapports économiques internationaux », comme l’indique le sous-titre de son ouvrage. Pour Emmanuel, les capitalistes vont effectivement chercher à l’extérieur les conditions d’accroissement de leur profit. Grâce à l’ouverture économique, la mobilité internationale du capital existe et les activités les plus capitalistiques sont concentrées dans les pays développés. Dès lors, ceux-ci bénéficient, grâce au mécanisme des prix, d’un transfert de surplus en provenance des activités moins capitalistiques localisées dans les pays moins développés. Ainsi, la première source possible d’inégalité de l’échange international résiderait dans les différences, d’un pays à Économie, sociologie et histoire du monde contemporain, 2e édition © Armand Colin, 2016. l’autre, de compositions techniques et organiques du capital. Mais cette différence s’accompagne d’une inégalité de salaire. Or, « il devient clair que l’inégalité des salaires, en tant que telle et toutes choses égales, provoque à elle seule l’inégalité de l’échange ». En d’autres termes, l’échange international est d’autant plus inégal que les classes ouvrières nationales sont diversement exploitées sur le plan intérieur. Cette dernière proposition recèle les germes d’implications explosives quant à la nature des « antagonismes dans les rapports internationaux ». L’accroissement du niveau de vie des classes laborieuses dans les pays capitalistes est à l’origine de l’exploitation des classes laborieuses dans les pays du tiers-monde. Économie, sociologie et histoire du monde contemporain, 2e édition © Armand Colin, 2016. Fiche concours : Le mercantilisme doit-il être banni ? Selon Dani Rodrik, l’histoire économique est en grande partie un combat entre deux écoles de pensée : le libéralisme et le mercantilisme. Depuis le retour de l’utopie libérale dans les années 1980, il semble que le mercantilisme ait totalement disparu derrière le libre-échange qui est valorisé dans les instances internationales comme dans les cénacles d’économistes. Pourtant, la crise de 2008 peut remettre en cause une telle unanimité. I. L’attractivité du mercantilisme A. Smith pensait certainement avoir rejeté le mercantilisme au plus profond de l’histoire lorsqu’il mentionna que sa confusion essentielle entre richesse et capital était en même temps son péché originel irrémédiable. Pourtant, selon Rodrik, « les théoriciens du mercantilisme comme Thomas Mun étaient de farouches partisans du capitalisme, mais ils proposaient un autre modèle que le libéralisme ». Pour ce dernier, l’action de l’État doit être limitée à ses fonctions régaliennes et au maintien des droits de propriété. Inversement, le mercantilisme propose une alliance de raison entre le prince et le marchand, entre l’État et le secteur privé. De ce point de vue, les réussites asiatiques montrent qu’une relation de coopération entre les pouvoirs publics et les entreprises, nationales ou non, permet le rattrapage comme cela s’était déjà réalisé aux États-Unis, en Allemagne et au Japon à la fin du XIXe siècle. II. Des politiques économiques divergentes Par ailleurs, il semble que les libéraux privilégient l’intérêt des consommateurs alors que les mercantilistes favoriseraient les producteurs. Malgré cela, Valérie Charolles a montré en 2006, dans Le libéralisme contre le capitalisme, que le libéralisme était souvent dominé par le capitalisme ce qui ne permettait pas de protéger le consommateur. Mais quoi qu’il en soit l’opposition entre le libéralisme et le mercantilisme conduit le premier à favoriser des importations bon marché alors que le second cherche essentiellement à développer les exportations. Or, une telle divergence de politique économique conduit à des résultats radicalement différents pour les salariés. Dans le premier cas, ils peuvent être privés d’emplois mais obtenir des biens bon marché, dans le second, ils travaillent et obtiennent un revenu. Or, il apparaît que, là encore, les réussites asiatiques, particulièrement chinoises, de ces dernières années soient fondées sur une politique mercantiliste plus que sur une politique libérale. L’État gère de nombreuses entreprises, la liberté de circulation des capitaux est pour le moins incomplète, les taux d’intérêt restent administrés, la fiscalité encourage les exportations et les taux de change relèvent de la volonté du gouvernement. Certes de telles mesures peuvent être onéreuses pour la Chine et le monde. III. Les coûts du mercantilisme Une étude récente de Fabrice Defever et d’Alejandro Riaño, de l’université de Nottingham, s’intéresse à l’extraversion de l’économie chinoise. Leurs travaux montrent que 33 % des entreprises chinoises exportent plus de 90 % de leur production, contre 1,9 % des entreprises françaises. Or, les entreprises asiatiques bénéficient largement du soutien de l’État qui leur accorde des subventions, des exemptions de droit de douane sur les inputs importés, ou bien un accès préférentiel aux terrains ou aux logements. Pour les auteurs, cette mondialisation rejoint le protectionnisme dans ses effets négatifs sur la productivité et la concurrence. C’est ainsi que les exportateurs purs sont moins productifs que les firmes qui exportent avec modération et qui ne bénéficient pas des largesses de l’État. D’après les auteurs, l’excès d’exportation représenterait un coût économique équivalent à 3 % du revenu réel chinois et les gains pour le reste du monde à 1 % du revenu mondial. Pour autant, ce coût représente, pour les mercantilistes, le prix à payer pour construire une économie moderne et le cadre nécessaire à la prospérité à long terme. La réussite de ce modèle pousserait ainsi, selon Rodrik, les pays occidentaux à abandonner les vertus du libéralisme pour (re)gouter aux délices du mercantilisme. Économie, sociologie et histoire du monde contemporain, 2e édition © Armand Colin, 2016.