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tuerait une base à partir de laquelles il
serait sans doute possible de dégager
une série de tendances générales qui
renouvelleraient les résultats proposés
par la littérature en management (Gó-
mez-Mejia & Palich, 1997; Mitchell
& Nicholas, 2006).
6. Quelques conséquences de poli-
tique publique
Une meilleure connaissance des
processus qui lient plurilinguisme au
travail, d’une part, et création de valeur
au sens économique d’autre part, peut
aider à éclaircir de nombreuses ques-
tions qu’on se limitera ici à illustrer,
sans entrer dans le détail, en référence
à deux types de politique publique.
Citons d’abord les politiques édu-
catives: la compréhension des liens
entre langue et économie permettent
de mieux voir dans quelle mesure les
apprentissages linguistiques coïnci-
dent avec les besoins des entreprises.
Il ne s’agit pas d’aligner les objectifs
des systèmes d’enseignement sur les
besoins des entreprises: c’est aux
citoyens qu’il appartient de dénir
ce à quoi doit servir l’éducation. Ce-
pendant, il est utile que les États, en
tant qu’émanation de la volonté des
citoyens, disposent des moyens de tenir
compte des attentes du marché du tra-
vail. À cet égard, les résultats chiffrés
sur les langues en Suisse sont conver-
gents: l’apprentissage des langues
nationales, notamment l’allemand
et le français, est indispensable; les
entreprises manquent de compétences
en langues nationales bien davantage
qu’elles ne manquent de compétences
en anglais. Cela ne veut pas dire que
l’enseignement de l’anglais doive être
négligé—simplement qu’il ne doit pas
supplanter celui des langues nationa-
les. Il est toujours utile, à cet égard,
de rappeler aux jeunes apprenants et
à leurs parents que les compétences
en langues nationales sont fortement
rémunérées, parfois davantage que les
compétences en anglais.
Deuxièmement, un État peut avoir
des objectifs concernant les langues
elles-mêmes et leur place respective
les unes vis-à-vis des autres – ce que
l’on nomme status planning. Il peut
par exemple s’agir de protéger et de
promouvoir une langue minoritaire,
voire menacée. Dans un tel cas, il
est utile de pouvoir s’appuyer sur
les mécanismes de marché plutôt
que (comme c’est souvent le cas)
de chercher à promouvoir la langue
malgré ces mécanismes. Ainsi, on
s’attend à ce que la langue se porte
mieux si la demande des entreprises
en compétences dans cette langue aug-
mente. Ceci soulève alors la question
suivante: qu’est-ce qui, compte tenu
du fonctionnement de maximisation de
prot qui caractérise les entreprises,
va entraîner un accroissement de cette
demande de compétences? Les élas-
ticités issues d’une fonction de prot
aident à répondre à cette question:
les pouvoirs publics pourront ainsi
passer par le prix des biens et services
«vendus» dans la langue concernée
(qu’on peut soutenir en encourageant
la demande pour ces biens), ou par le
prix des biens «achetés» dans cette lan-
gue (qu’on peut rendre plus attrayants
grâce à des mesures d’amélioration des
conditions-cadre de leur production).
Le principe d’une intervention passant
par de tels canaux n’est pas surpre-
nant. Par contre, ce que l’on connaît
à présent, c’est l’ordre de grandeur
des effets en présence: si le prix des
biens «vendus» dans la langue consi-
dérée augmente de 5%, la demande de
compétences dans cette langue par les
entreprises, compte tenu des réajuste-
ments auxquels elles procèdent dans un
but de maximisation des prots, sera
de l’ordre de 19,4%; et une baisse de
5% du coût des fournitures «achetées»
dans cette langue stimulera aussi la
demande de compétences, mais de
12,8% en moyenne.
Avec l’émergence de résultats nou-
veaux en économie des langues, on en
sait plus qu’il y a quelques années sur
le sens économique du plurilinguisme
et ses conséquences pour les politiques
publiques. Cependant, beaucoup reste
à faire pour mieux comprendre l’en-
chevêtrement complexe des processus
en présence, y compris sur le plan des
besoins des entreprises. Les différentes
pistes évoquées plus haut permet-
tent d’esquisser pour cela plusieurs
stratégies, qui du reste ne s’excluent
nullement les unes les autres.
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François Grin
est depuis 2003 titulaire de la chaire d’économie
à l’École de traduction et d’interprétation (ETI)
de l’Université de Genève. Il s’est spécialisé en
économie des langues, économie de l’éducation
et évaluation des politiques publiques dans ces
domaines. Il est vice-coordinateur du Projet
Intégré DYLAN (Dynamique des langues et
gestion de la diversité).