Émancipation et autorité : pouvoir et limite du dialogue Stéphanie Puységur Université de Bordeaux 4 Jacques Quintin Université de Sherbrooke (Can) Jean-François Dupeyron Université de Bordeaux 4 Introduction Dans le cadre démocratique occidental, il est désormais presque impossible de penser à une philosophie de l’éducation sans mettre à contribution la notion de dialogue socratique, comme le montre par exemple la montée en puissance des pratiques à visée philosophiques dans les écoles de plusieurs pays, autant pour les enfants que pour les adultes. Si l’objectif d’introduire le dialogue socratique consiste à former des individus à une plus grande autonomie et à une vie "adaptée" à notre société marquée par la postmodernité, laquelle se caractérise par la faiblesse des fondements et l’érosion de l’autorité, il n’en demeure pas moins que nous devons nous interroger sur la nature d’un tel dialogue en regard de l’émancipation réelle des individus. Que recouvrent exactement les termes que nous employons? Qu'est-ce que dialoguer? Quelles sont les positions relatives de l'enfant et de l'adulte, du patient et du médecin, voire du citoyen et du spécialiste dans un tel dialogue? Le risque d'un consensus "mou" visant à faire disparaître sous une apparence démocratique des pratiques reposant en réalité sur une conception discutable de l'autorité est réel. Ce qui oblige à analyser de très prés les mots que nous employons - "dialogue socratique", "autorité démocratique" - et les expériences qu'ils désignent. Ainsi, on peut comprendre le dialogue en éducation comme une sorte de ruse, comme un moyen de mener progressivement l'élève vers une réponse établie d'avance, qu'il s'agit de lui donner l'illusion d'avoir trouvé par lui-même. Ici, le dialogue ne vise pas à émanciper, mais à instruire et à transmettre un savoir déjà constitué à des esprits conçus sur le modèle d’une tabula rasa ou d’une outre vide. Or, Aristote montre bien que le dialogue n'a de sens, comme délibération, que dans un contexte d'indétermination ou d'incertitude. Cette indétermination est aujourd'hui exacerbée par le pluralisme des valeurs, l'absence de références ultimes. Pourtant, audelà de cette diversité de valeurs, nous pouvons grâce au dialogue, partager l'expérience du questionnement quant au sens que nous devrions donner à notre existence. Cet horizon herméneutique commun conduit à questionner des formes d'autorité jusqu'ici admises et véhiculées par le langage. Face à l'inconnu, et au sens à donner à l'existence, nous sommes tous égaux, il n'y a plus de savants et d'ignorants, mais une communauté de recherche. Ainsi, Jacotot invite-t-il à considérer l'élève 1 comme égal en intelligence et Ricoeur parle-t-il de restituer l’égalité de parole entre le patient et le médecin. Dans cette optique, la discussion à visée philosophique dans un cadre scolaire permet de faire une expérience de recherche authentique. L'accent est alors mis sur la réflexivité, sur la capacité de l'élève à faire retour sur ce qu'il sait ou croit savoir, sur ce qu'il pense ou expérimente et à affiner son jugement et son discours dans l'échange avec d'autres. Pourtant, il ne s'agit pas d'opposer schématiquement réflexion et connaissances car on risquerait de tomber dans un dialogue ou un jugement qui tournerait "à vide". Le lien entre la pratique du dialogue et l'enseignement des humanités est étroit dans la mesure où celles-ci transmettent des langages, des façons de vivre, des discours faisant écho à nos expériences subjectives et permettant de les mettre en forme pour les évaluer, les juger, les confronter et les discuter avec d'autres. Cette expérience du dialogue adossé aux humanités se révèle également pertinente dans un contexte d'enseignement ou de formation d'adultes. L’un de ces contextes est celui de l’enseignement adressé aux médecins. Les médecins et leurs patients, plus que toutes autres personnes, en raison de la crise existentielle qu’ils éprouvent à travers la maladie, la souffrance et la mort doivent justement exercer leur jugement à propos des meilleures décisions à prendre en regard du sens de l’existence. C’est la raison pour laquelle l’apprentissage de la délibération ou du dialogue doit se faire en classe sous la forme d’atelier pratique afin que les futurs médecins puissent mieux saisir les enjeux et mieux accompagner par la suite leurs patients devant leur désarroi. Pourtant, devant l’incompréhensible et notre ignorance, notre langage fait souvent défaut. C’est la raison pour laquelle les humanités peuvent devenir un baume sur notre difficulté à entendre ce qui cherche à se dire dans ces expériences de vie. Celles-ci donnent une autre dimension au langage et à nos présupposés. Elles nourrissent le dialogue et, par le fait même, évitent que celui-ci devienne une simple expression d’opinions. Hegel et Vygotsky soulignent la consubstantialité de la pensée et du langage. En ce sens, la pensée ne peut s’élaborer hors des humanités qui justement nourrissent notre langage, et permettent un dédoublement, c’est-à-dire une distance dans le rapport à soi et à autrui comme à l’ensemble de notre société. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit de l’enseignement des humanités, il ne s’agit pas de culture de divertissement, mais de culture d’émancipation. Si le dialogue peut exercer un pouvoir d’émancipation, il faut que celui-ci s’émancipe des faux dialogues. Dès lors, il serait peut-être plus juste de parler de dialogue herméneutique qui devient un processus qui permet la médiation entre une approche centrée sur le maître et une approche centrée sur l’élève dans la mesure où nous sommes tous égaux devant l’ignorance. Comme le note le philosophe américain Richard Rorty, la philosophie permet l’acquisition d’une culture élargie ou la création de nouveaux langages. 2 Néanmoins, dans le cas du dialogue avec des enfants à l'école ou avec des étudiants en médecine, cette égalité posée en principe et expérimentée dans l'échange n'exclut pas l'existence d'un maître. Il serait celui qui a su développer une plus grande tolérance à l’incertitude et devant l’ignorance. Il serait donc celui qui sait vivre et juger sans le recours aux opinions. Il serait celui qui croit qu’il n’est pas nécessaire de savoir pour juger comme Kant nous enjoint à le faire. Le maître est celui qui est passé maître dans l’art de l’écoute et par conséquent du dialogue, qui peut offrir un espace où celui-ci peut réellement se déployer. Ces pratiques du dialogue en éducation et cette figure alternative du maître, de l'enseignant, du formateur obligent à mettre en question certaines évidences concernant le paradigme de l'autorité qui sous-tend de très nombreuses pratiques éducatives, en particulier dans la tradition de la forme scolaire dominante en France. La prévalence de ce vocable forme en effet le noyau d'un paradigme dont on peut se demander s'il ne constitue pas le plus quotidien des obstacles à l'émergence d'une conception plus émancipatrice de l'éducation. En effet, la déconstruction de certaines évidences véhiculées par l'expression contemporaine "autorité démocratique" fait apparaître les problèmes conceptuels aigus que pose l'autorité en éducation dès lors que l'on questionne l'existence de la "chose" que ce vocable désigne, que l'on travaille sa définition et que l'on examine les programmes pratiques d'éducation et de formation qui en dérivent régulièrement. Ainsi, interpeller la pertinence de l'ancrage des modèles pédagogiques dans l'autorité permet d'ouvrir un espace pour l'émergence d'autres notions comme le respect, la reconnaissance, la confiance, la communication, le bienêtre. Ces termes ne sont-ils pas plus pertinents pour penser une éducation émancipatrice ? S’il y a autorité, celle-ci émergera de la pratique dialogique et ne trouvera sa légitimité que dans l’exercice même du dialogue, et non du pouvoir. Plus que jamais, s’il existe une autorité, c’est celle des jeux de langage dans lesquels nous sommes empêtrés. Alors autant choisir ceux qui nous rapprochent le plus de la chose : l’éducation pour le développement humain. 3 Usages du dialogue en éducation : de l'aliénation à l'émancipation. Stéphanie Puigségur Université de Bordeaux 4. Introduction Dans le champ éducatif, la notion de dialogue est souvent mobilisée, en un sens relativement large, pour évoquer des pratiques visant à faire interagir les adultes et les enfants ou à favoriser par le questionnement l’échange entre les enfants eux-mêmes. Ce type de démarche constituerait un compromis entre une éducation ne faisant aucune place à la parole de l’enfant et une autre, qui, laissant les enfants à eux-mêmes, refuserait d’intervenir activement auprès d’eux. Nous allons évoquer un certain nombre de « façons de faire » et de représentations qui mobilisent cette idée de dialogue dans une perspective démocratique ou un souci d’émancipation des enfants. En effet, dans une société démocratique, elle-même fondée sur l’échange public d’arguments, l’idée d’utiliser le dialogue comme un moyen d’éducation des enfants peut paraître tout à fait logique. L’objectif est alors de former des individus capables d’intervenir dans le débat public, d’entendre de façon critique les différents discours échangés et d’exercer ainsi leur citoyenneté de façon éclairée. Ce modèle d’éducation libérale est par exemple étudié par Martha Nussbaum (2011) sous l’intitulé de « pédagogie socratique » pour en signaler la pertinence mais aussi la fragilité dans un contexte peu favorable aux humanités en général et à la philosophie en particulier. Mais au-delà de cette dimension démocratique ou citoyenne, c’est la capacité du sujet de réfléchir son existence, d’articuler l’expérience la plus intime à un questionnement universel qui est en jeu dans ces pratiques. Le dialogue philosophique interroge le rapport du sujet à lui-même, à ses propres déterminations ou aliénations, à ses façons de vivre. Mais cette référence omniprésente au dialogue, souvent qualifié de « socratique » ou philosophique mérite d’être interrogée. À la lecture de différents auteurs, ou témoignages de praticiens, on s’aperçoit que le terme ne recouvre pas nécessairement les mêmes significations, ne s’inscrit pas dans le même cadre conceptuel. Aussi essaierons-nous de préciser ce que nous pouvons entendre par « dialogue » en éducation et à quelles conditions celui-ci peut participer d’une réelle émancipation des individus. En quoi le dialogue se distingue-t-il d’autres formes de discussions comme le débat, pourtant privilégié lorsqu’on évoque la scène publique, l’espace démocratique ? Qu’entendent exactement les auteurs qui s’y réfèrent lorsqu’ils évoquent le « dialogue socratique » ? A partir de quel âge une telle pratique est-elle envisageable ? Quel est le rôle de l’enseignant dans ce dialogue ? Autant de questions que nous essaierons de déployer en examinant les discours et pratiques relatifs à la philosophie pour enfants (P4C, Philosophy for children, selon la 4 formule de Lipman, initiateur du genre) ou à la discussion à visée philosophique (D.V.P.). Ces démarches actuellement de plus en plus présentes au niveau international diffèrent quant aux finalités qu’elles affichent, aux modalités de travail qu’elles proposent ou à la façon dont elles définissent le rôle de l’adulte et de l’enfant dans le dispositif. Mais nous verrons qu’au-delà de cette diversité évidente, elles présentent quelques points de convergence tout à fait significatifs portant notamment sur la place du dialogue en éducation, la façon d’envisager la parole de l’enfant et sa relation à l’adulte relativement au savoir. Le dialogue socratique comme cheminement dialectique vers le vrai et vecteur d’émancipation Le dialogue est, en un premier sens, une discussion, un échange entre deux ou plusieurs personnes. Mais l’histoire du terme témoigne de son lien initial à la pratique du dialogue socratique telle qu’en rend notamment compte Platon. S’y révèlent plusieurs conditions nécessaires à la réalisation de cette forme de discussion : il s’agit de rechercher à deux ou plusieurs personnes la vérité, laquelle est transcendante, d’énoncer sincèrement ses positions et d’en répondre, enfin, d’accepter les conclusions du dialogue, même si elles nous mettent en contradiction avec nous-mêmes et nous font perdre la face. Le dialogue se distingue ainsi du débat, lequel apparaît davantage comme une logomachie, un affrontement de positions opposées, incompatibles a priori. Ces caractéristiques générales précisées, voyons comment fonctionnent les premiers dialogues de Platon pour comprendre les enjeux de cette pratique et son pouvoir émancipateur. Ces dialogues socratiques sont d’une extrême densité et il serait évidemment absurde de prétendre résumer en quelques phrases leurs spécificités, mais nous allons néanmoins expliciter quelques caractéristiques utiles pour nourrir notre réflexion (Vlastos, 1994). - Ils s’efforcent tous de répondre à la question « qu’est-ce que X ? » Il s’agit par exemple de saisir l’essence du courage (Lachès), de la beauté (Hippias majeur), de la piété (Euthyphron). - Les interlocuteurs ne sont pas dans une position symétrique. Socrate n’est jamais mis en position de répondant, c’est lui qui mène l’échange par son questionnement infatigable, même s’il lui arrive dans certains cas très particuliers de développer un discours plus long, qui peut-être emprunté à d’autres (mythes rapportés), prendre un tour parodique (Ménexène) ou s’apparenter à un récit de vie (Apologie de Socrate). - La position de Socrate dans ces dialogues est essentiellement réfutative : il ne propose aucune doctrine constituée, mais s’efforce de pointer les incohérences du discours de ses interlocuteurs. - Les dialogues sont aporétiques. En fin de dialogue, aucune définition satisfaisante 5 n’est donnée, même si le travail du dialogue a permis de rejeter de fausses définitions ou des définitions fausses et de bâtir implicitement une réflexion positive sur la notion. Les dialogues plus tardifs modélisent cette pratique du dialogue socratique et l’articulent à la théorie des Idées de plus en plus présente au fil du temps. Ainsi, dans le Ménon, Platon développe la théorie de la réminiscence qui, sur un mode mythique rend compte du travail sur soi-même que l’individu doit mener pour accéder, grâce au ressouvenir, à la vérité. Celle-ci n’est donc pas à chercher ailleurs qu’en soimême et la promesse sophistique de transmettre un savoir moyennant finances se révèle à cette occasion tromperie. Mais l’interrogation du petit esclave qui suit l’exposé de la Réminiscence montre bien que ce travail de mémoire ne peut s’opérer dans la solitude. La part prééminente de Socrate dans cette anamnèse interroge, comme nous le verrons plus loin, sur ce que recouvre ici la notion de dialogue. Le Théétète livre également une analogie féconde qui vient compléter la théorie de la réminiscence et préciser le rôle de Socrate dans le dialogue. Il est présenté comme un accoucheur des âmes, puisqu’il permet à ses interlocuteurs, par son questionnement, de donner naissance à « de l’imaginaire, c’est-à-dire à du faux, ou à une conception, c’est-à-dire à du vrai » (Platon, 1994, 150c, p. 150). Le second temps du travail maïeutique correspond au rituel de l’exposition. Par analogie, ce sont les idées des interlocuteurs de Socrate qui vont être passées au crible et réfutées à la moindre incohérence ou validées dans le cas contraire. Ainsi, on comprend la nécessité du dialogue pour permettre une réelle émancipation de l’individu. Il s’agit par la réfutation des opinions de faire table rase du passé et d’initier une quête de la vérité. Socrate occupe une position stratégique puisqu’il lance ce mouvement d’émancipation par le biais du questionnement. Il n’y a donc pas de parité dans les dialogues. Les deux interlocuteurs ne sont évidemment pas dans une position symétrique. Certes, Socrate affiche sans cesse son ignorance et ne propose pas un savoir constitué sur le sujet abordé, mais lui seul dispose du savoir de son ignorance, de la conscience de ses limites, ce qui le distingue fondamentalement de son interlocuteur et pose la relation d’une façon tout à fait particulière. Ses questions sont généralement beaucoup plus longues et nourries que les réponses de son interlocuteur qui, une fois livrée sa tentative initiale de définition de la notion en question se contente d’acquiescer ou non aux questions de Socrate. Nous avons rappelé ces différents éléments car ils nous semblent implicitement présents dés lors qu’on parle de pédagogie socratique, ou de dialogue en éducation (Nussbaum, 2011). Mais ce mode de questionnement est-il réellement émancipateur ? Peut-il par ailleurs être généralisé, valoir pour tous et à tous les âges ? N’oublions pas que Platon définit un naturel philosophe qui ne serait pas donné à tous mais réservé seulement à quelques-uns. Par ailleurs, ce dialogue philosophique tel que pratiqué dans les premiers textes de Platon, n’est envisagé qu’avec des hommes mûrs, de jeunes hommes parfois, exceptionnellement avec de très jeunes individus, comme dans le Lysis, mais jamais avec des enfants, ce qui est logique au regard de ce que Platon dit 6 ailleurs à leur sujet. Enfin, la position dissymétrique du questionnant et du répondant n’est-elle pas un obstacle majeur à une réelle émancipation ? Qui mène le dialogue? Le maître de manège ou le maître ignorant? Faisant entendre la voix de Joseph Jacotot, Jacques Rancière se livre à une critique de cette méthode socratique dans Le maître ignorant, ouvrage proposant, comme son sous-titre le précise, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle. Il ne s’agit pas ici d’un précis de pédagogie visant à établir le bien fondé ou les limites de telle ou telle méthode. La réflexion engagée est avant tout politique. Elle s’appuie sur l’expérience menée par Joseph Jacotot et la lecture de ses leçons de Panécastique universelle. Pour rappel, exilé à Louvain, Jacotot est amené, en 1818, à enseigner le français à des étudiants qui ne parlent que le néerlandais, alors même qu’il ignore cette langue. Prenant appui sur une édition bilingue du Télémaque de Fénelon, il fait dire à ses étudiants d’apprendre le début du texte français en s’appuyant sur la traduction, puis de le répéter avant d’essayer de comprendre la fin de l’ouvrage. Contre toute attente, après un temps relativement court, les étudiants sont capables d’écrire en français ce qu’ils pensent de cette lecture. Ce constat met radicalement en question la nécessité d’un maître explicateur permettant de transmettre les connaissances d’une façon méthodique, en allant du simple au complexe. Il propose donc de renverser la logique du « système explicateur » en affirmant que c’est le maître explicateur qui a besoin de l’ignorant et non l’inverse. En se posant comme explicateur, le maître affirme en effet à l’élève qu’il est incapable de comprendre par lui-même. Ce qui est ainsi remis en question, ce n’est pas tant le « vieux maître obtus qui bourre le crâne de ses élèves de connaissances indigestes » (Rancière, 2004, p. 17) que le savant progressiste qui se propose d’éclairer le bon peuple, les enfants, les ignorants. On n’émancipe donc pas l’élève en lui transmettant les connaissances qui lui manquent, en lui expliquant les œuvres canoniques porteuses d’un savoir reconnu, mais en le contraignant à faire usage de son intelligence face à celles-ci. Un peu plus loin, il précise quels sont les deux actes fondamentaux du maître : « il interroge, il commande une parole, c’est-à-dire la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait ou se délaissait. Il vérifie que le travail de cette intelligence se fait avec attention, que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober à la contrainte » (ibid. p 29). A lire cela, on pourrait penser que le dialogue socratique, sollicitant l’intelligence de l’interlocuteur, et exigeant la cohérence du discours pourrait s’apparenter à ce qu’a expérimenté Joseph Jacotot. Mais Jacques Rancière nous détourne rapidement d’un tel contresens et dénonce l’apparente proximité des démarches. Au contraire de la méthode universelle de Jacotot, « le socratisme est ainsi une forme perfectionnée de l’abrutissement » (ibid., p. 59). En réalité, le questionnement de Socrate, tel qu’il apparaît notamment dans le Ménon à l’occasion de l’interrogation du petit esclave vise à instruire et non à émanciper, à transmettre un savoir constitué plutôt qu’à révéler le pouvoir de toute intelligence, pour peu qu’elle soit accompagnée de volonté. 7 Ce qui est ainsi mis en question dans le dialogue socratique tel qu’il s’exerce dans les dialogues platoniciens, c’est la domination qu’il induit. Au lieu de deux interlocuteurs égaux cherchant ensemble la vérité, c’est un « maître de manège » qui « commande les évolutions, les marches et les contremarches. Quant à lui, il a le repos et la dignité du commandement pendant le manège de l’esprit qu’il dirige. De détours en détours, l’esprit arrive à un but qu’il n’avait même pas entrevu au moment du départ. Il s’étonne de le toucher, il se retourne, il aperçoit son guide, l’étonnement se change en admiration et cette admiration l’abrutit. L’élève sent que, seul et abandonné à lui-même, il n’eût pas suivi cette route » (Jacotot, Droit et philosophie panécastique, p. 42, cité par Rancière, 2004, p. 101). Dans le dialogue socratique, il ne s’agirait donc pas d’émanciper l’élève, de l’obliger à penser par lui-même, mais de le conduire pas à pas, à un rythme imposé, vers un but prédéterminé. Cette description de la démarche socratique fait penser, par bien des aspects aux ruses du maître de l’Émile de Rousseau pour conduire l’enfant à l’apprentissage souhaité. Mais à cela s’ajoute la nécessité pour le maître de bien faire sentir à l’élève qu’il a besoin de lui et que son questionnement est condition d’accès au savoir. Ce n’est donc pas ici l’explication qui aliène l’élève, mais une modalité de questionnement factice dans la mesure où le maître « bride » et « guide » l’élève comme le suggère l’image récurrente du dressage. Par ce geste, il participe à l’abrutissement de l’élève, renforçant le sentiment qu’il peut avoir de son incapacité, de son ignorance. Par ailleurs, il court-circuite la « parabole singulière » ou l’« orbite » de cet élève autour de la vérité. En lui imposant une démarche qui n’est pas la sienne, un cheminement artificiel, il empêche le déploiement de sa propre recherche. Ainsi, le maître émancipateur tel que le présente Rancière à la suite de Jacotot, n’est pas celui qui, par un habile questionnement, amène l’enfant vers la vérité et le délivre de ses préjugés. Au contraire, ignorant volontairement la prétendue incapacité, infériorité, impuissance de cet élève et posant en principe l’égalité des intelligences, il le contraint par sa question « Qu’en penses-tu ? » à découvrir sa puissance de pensée. L’émancipation se comprend alors comme « prise de conscience par tout homme de sa nature de sujet intellectuel » (ibid. p. 62). A contrario, les progressistes prétendent arracher l’ignorant à l’obscurantisme mais l’enferment finalement dans la représentation de sa propre impuissance et de son infériorité indépassable. Cette critique radicale de la méthode socratique est-elle recevable? Ne tord-elle pas le texte platonicien ? Le choix de l’interrogation du petit esclave comme paradigme de cette méthode interroge en effet. Ce passage a un statut tout particulier dans l’œuvre de Platon puisqu’il est le seul cas où un esclave apparaît comme un interlocuteur possible. Par ailleurs, il ne s’agit pas dans ce texte de chercher à plusieurs la vérité sur une question philosophique, mais de conduire une démonstration mathématique et de manifester la réminiscence. Le caractère très directif et inducteur du questionnement de Socrate tiendrait à ce contexte précis et se distinguerait d’autres textes où le dialogue serait mené de façon bien différente, plutôt sur le modèle de l’accouchement des âmes exposé dans le Théétète, en s’adaptant au rythme de l’interlocuteur. 8 Par ailleurs, on pourrait opposer à Rancière que loin de son image du Ménon, le personnage de Socrate, au delà de ses déclarations d’ignorance, est aussi présenté par Platon comme un questionneur de lui-même, sa parole se dédoublant à l’occasion sous la forme d’un interlocuteur anonyme (2005, p. 95), le dialogue entre Socrate et ce dernier n’étant au fond qu’une extériorisation du dialogue silencieux de l’âme avec ellemême que constitue toute pensée. On peut en effet remarquer que les dialogues, mettant en scène la pensée, nécessairement double, multiple puisque animée par un mouvement dialectique sans cesse relancé, utilisent des personnages différenciés incarnant différentes thèses ou argumentations examinées par l’individu pensant. Cette initiation philosophique que constituent le dialogue et sa lecture vise à l’intériorisation du dialogisme par le sujet, le lecteur. Dès lors, il n’y aurait plus de réelle différence entre le maître et le disciple, chacun d’eux expérimentant la division structurelle de la pensée. Cette façon d’envisager les choses oblige à remettre en question la critique du maître socratique qui ne devrait plus être vu comme un abrutisseur déguisé en émancipateur, mais comme ce maître intérieur inflexible qui nous pousse à tirer les conséquences de nos discours contradictoires et à agir conformément à ce que nous présente notre raison. Pourtant, même en admettant ce point, la question de savoir comment s’initie cet apprentissage du dialogisme reste entière. Faut-il ou non un maître questionneur, faut-il ou non un initiateur, faut-il posséder certaines facultés ou savoirs préalables pour commencer à philosopher? L’exemple des D.V.P. : une heureuse conjonction de l’idéal philosophique socratique et de l’idéal jacotiste d’émancipation? A lire les deux rapports publiés par l’Unesco portant sur la philosophie pour enfants (2007, 2011) il est frappant de constater depuis quelques années - quarante ans aux États-Unis, une vingtaine d’années en France - l’émergence simultanée dans différents pays anglo-saxons et européens de pratiques visant à établir un dialogue à visée philosophique entre de jeunes, voire de très jeunes enfants et leurs enseignants. Cette P4C ou D.V.P. constitue une rupture par rapport à des traditions nationales réservant la philosophie à des jeunes gens proches de l’âge adulte (classe de terminale en France) ou à des étudiants (premier cycle universitaire aux États-Unis). Il ne s’agit pas pour nous de faire l’historique de ce mouvement, ou d’en interroger systématiquement la pertinence ou la légitimité du point de vue pédagogique, politique ou philosophique, mais de réfléchir à la place faite au dialogue dans cette démarche éducative particulière. Le dialogue avec les enfants ou entre enfants existe aujourd’hui sous des formes très différentes selon les interlocuteurs (parents, enseignants, pairs) ou les domaines dans lesquels il s’exerce (dialogue intra familial, enseignement des sciences, littérature de jeunesse, éducation civique par exemple). Pourtant, il nous semble que cette déclinaison philosophique du dialogue avec les élèves des classes maternelles et élémentaires témoigne d’une évolution des représentations de l’enfant, des relations entre maîtres et élèves dans l’institution scolaire, voire d’un questionnement sur la nature même de la philosophie. Cette pratique nous paraît donc 9 assez paradigmatique et intéressante à interroger. Il serait bien sûr illusoire de croire pouvoir dégager du foisonnement des démarches expérimentées dans les pays concernés une sorte de modèle unique. On constate au contraire l’existence de différentes orientations dont on décrira ici trois exemples, distincts par leurs inspirations, leurs finalités et la place qu’ils accordent au dialogue. Le courant démocratique Cette approche vise plutôt l’initiation à la démocratie selon un esprit proche de la pédagogie coopérative ou institutionnelle dans laquelle chaque élève a un rôle précis pour garantir la circulation de la parole et permettre l’émergence d’une discussion pacifique et argumentée, instituant ainsi une communauté de pensée. Les rôles de président, secrétaire, reformulateur ou synthétiseur sont attribués aux enfants et le maître se positionne comme un pair dans l’échange, même s’il peut reprendre la main dès lors que le cadre de travail n’est plus respecté et notamment que certains enfants se retrouvent exposés ou agressés dans l’échange ou que celui-ci dévie par rapport au sujet ou à un souci de rigueur philosophique (Connac, 2009). Le courant dit « psychanalytique » Dans ce cas, l’adulte est présent pour garantir un « cadre » favorable à l’émergence de la pensée. Ainsi, Jacques Lévine et Agnès Pautard (démarche AGSAS, Association des Groupes d’Aide de Soutien au Soutien) considèrent que l’intervention directe de l’adulte dans la discussion pourrait court-circuiter la pensée de l’enfant et empêcher qu’elle n’émerge. Il s’agit donc de ménager à chaque élève une place et la possibilité d’exprimer - ou non - sa réflexion sur un sujet philosophique, d’entendre ce que d’autres enfants ont à dire sur le même sujet. L’écoute de l’atelier enregistré doit permettre dans un second temps de revenir sur ce qui a été dit et de s’exprimer successivement sur cette matière première, de réfléchir sur ce que l’on a précédemment énoncé, ou sur ce que d’autres ont pu formuler. Le courant philosophique Dans ce troisième cas, l’enseignant peut être beaucoup plus présent dans l’échange et intervenir pour questionner, relancer, proposer des contre-exemples, des objections et amener les élèves à dépasser le niveau d’une discussion consistant en l’énoncé d’opinions ou d’exemples non interrogés. Ici, l’objectif est d’atteindre une certaine consistance philosophique du propos, de ne pas en rester à l’expression immédiate d’un ressenti ou d’une anecdote, mais de conduire progressivement les enfants vers un travail de plus en plus conceptuel, problématisé et argumentatif, pour reprendre le triptyque proposé par M. Tozzi (2002) dans ses travaux. Il peut même prendre un tour beaucoup plus dirigiste dans la mesure où l’élève est amené à répondre point par point sur ce qu’il dit et sur la cohérence de son propos (Brénifier, 2012). L’enseignant peut aussi proposer des ouvrages de littérature de jeunesse pour nourrir et initier une 10 réflexion proprement philosophique (Chirouter, 2008). Malgré l’accent mis selon les cas sur l’une ou l’autre des finalités ou des méthodes, ces démarches partagent une certaine conception de l’enfant, du rôle de l’enseignant à son égard et du dialogue philosophique, que la double référence à Socrate et à Jacotot permettra d’expliciter. Le maître Ces approches reprennent d’abord à Socrate le refus de répondre aux questions philosophiques des interlocuteurs par un supposé savoir. On peut d’abord imaginer que ce refus de se positionner comme un maître savant est une sorte de « ruse pédagogique » pour obliger l’enfant à réfléchir. On peut aussi penser que c’est une façon de témoigner de l’égalité des hommes face à ces questions, au sens où elles ne cessent jamais de nous interroger, où aucun discours constitué ne permettra de les épuiser. C’est l’interprétation de l’ironie socratique qui est en jeu : est-elle simple ruse face à l’interlocuteur ou dérobade assumée qui ne serait qu’une autre face de la dialectique (Narcy, 2001) ? Dans le cas de la D.V.P., les enseignants témoignent qu’ils ne sont pas dans le même rapport au savoir que d’habitude, ce qui déplace considérablement leur position dans l’échange, dans le dialogue avec les élèves et donne un autre statut à la parole des enfants. Ainsi, même si les enseignants ont évidemment un savoir dont ne disposent pas les élèves, il y a parité du point de vue de la quête de vérité ou devant les questions abordées. Ce pourquoi la philosophie est peut-être plus que d’autres entrées à privilégier, dans la mesure où, même s’il existe une histoire des idées, des concepts et des problèmes philosophiques que ne connaît pas l’enfant, il ne s’agit pas ici de transmettre cette histoire, mais une attitude de questionnement, une ouverture aux possibles, une exigence conceptuelle et argumentative partagées. L’élève Par ailleurs, au principe de ce dialogue avec les enfants, ou entre enfants, selon les cas, il y a un postulat : celui de la capacité des enfants à produire dans l’échange une pensée de plus en plus construite et autonome, de plus en plus philosophique. Il s’agit là d’une rupture profonde avec une tradition cartésienne qui considère l’enfant comme nécessairement victime de préjugés hérités de son éducation et incapable de déployer une pensée critique à leur égard. C’est parce « que nous sommes enfants avant que d’être hommes » que le travail du doute est nécessaire à l’âge adulte pour entrer en philosophie (Descartes, 1953, p. 571). Au contraire, dans la D.V.P. , l’enfant n’est plus envisagé du point de vue de ses déficits, des ses impuissances ou incompétences, de ses manques supposés (manque de maîtrise de soi, du langage, de maturité, de perception de l’altérité ou du point de vue de l’autre, de rationalité…etc), mais de sa capacité à penser et à dialoguer avec d’autres et avec lui-même. Même si le maître en sait plus que l’élève, du fait de sa culture philosophique, de sa maîtrise du langage ou de son expérience, ce positionnement égalitaire dans la recherche par rapport à ses élèves est posé en principe. Pour emprunter à l’auteur une phrase qu’il fait jouer dans un autre contexte (où il n’est pas à proprement parler question des enfants, mais 11 d’étudiants ou d’adultes en situation d’apprendre) le maître est alors un maître ignorant au sens où « il est un maître qui peut savoir une infinité de choses, mais il met au poste de commandement la relation égalitaire. Il n’est pas plus compétent que celui qui est en face de lui. Cela est possible quel que soit le savoir qu’on puisse avoir » (Rancière, 2010, p. 422). Le dialogue Dans ces situations de D.V.P., au-delà du ressassement de lieux communs, de paroles convenues ou mimétiques qui peuvent effectivement advenir, on constate que les enfants se saisissent progressivement de l’espace qui leur est laissé et élaborent peu à peu leur discours. Ce qui confirme l’idée d’Alain selon laquelle « si je crois que l'enfant que j'instruis est incapable d'apprendre, cette croyance écrite dans mes regards et dans mes discours le rendra stupide ; au contraire, ma confiance et mon attente est comme un soleil qui mûrira les fleurs et les fruits du petit bonhomme » (Alain, 1952, p. 226-228), façon bucolique d’évoquer ce qui sera ensuite appelé effet Pygmalion. D’où l’on retient qu’il est peut-être stérilisant de considérer qu’il faudrait de nombreuses conditions préalables à l’exercice de la réflexion philosophique. Prenons l’argument couramment employé par les détracteurs de ces démarches qui affirment que pour philosopher, il faut maîtriser a minima le langage. Or, l’observation des D.V.P. montre, après Hegel et Vygotsky, que pensée et langage s’élaborent dans un même mouvement, que ce n’est qu’artificiellement que notre façon de parler les isole (a contrario du terme grec « logos »). La D.V.P., par la nature et la fécondité des questions qu’elle soulève, conduit les élèves à s’exprimer, mais aussi à ressentir la nécessité de préciser leur expression, de l’affiner pour dire à des pairs ce qu’il en est d’un questionnement intime, d’un rapport aux autres et au réel. Pour finir, ce dialogue à plusieurs n’est-il pas une mise en scène ou une anticipation de ce qu’est la pensée elle-même : « une discussion que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même » (Platon, 1994) ? Si le dialogue a un tel pouvoir émancipateur, même lorsqu’il s’agit de jeunes enfants, c’est parce que la pensée est dialogique, parce que penser, c’est se dédoubler, se scinder, se pluraliser. C’est pouvoir faire retour avec l’aide des autres puis, de façon de plus en plus autonome, sur ce que l’on croit savoir ou ce que l’on croit faire. Conclusion Ces D.V.P. menées avec des enfants d’âge scolaire sont intéressantes pour comprendre pourquoi et comment le dialogue peut être une source d’émancipation pour ces derniers. Elles mettent les élèves face à un maître questionnant pour la bonne raison qu’il ne saurait être dogmatique sans trahir l’ambition philosophique de la discussion. Avec ce maître d’une ignorance construite et féconde, les élèves rompent avec des situations artificielles qui utilisent le dialogue comme une ruse pour mener l’enfant vers un savoir déjà établi. Au contraire, ils font l’expérience d’une vraie communauté de 12 recherche orientée par le souci de rigueur et de moins en moins tolérante envers le bavardage ou le relativisme. Mais, comme le dit Rancière à propos de Jacotot, le maître est ignorant en un second sens. Dans le cas des D.V.P., c’est volontairement qu’il ignore la prétendue incapacité de l’enfant à penser des questions aussi ardues que les questions philosophiques. Cette modification du regard porté sur l’élève, rendue manifeste par l’exigence du dialogue qui lui est offert modifie la relation que l’enfant entretient avec l’adulte, mais aussi la façon dont il se considère lui-même, comme un sujet pensant plutôt que comme une outre vide qu’il s’agirait de remplir de connaissances. Bibliographie AGSAS : http://agsas.free.fr/spip/spip.php?article16 (consulté le 10 janvier 2012). Alain. (1952). Propos d’un normand, I. Paris: Gallimard. Brénifier, O. :http://www.brenifier.com/videos/videos-of-philosophical-practices.html. (consulté le 10 janvier 2012). Chirouter, E. (2008). A quoi pense la littérature de jeunesse ? Portée philosophique de lalittérature et pratiques à visée philosophique au cycle 3 de l’école élémentaire. Thèse de doctorat non publiée, Université Montpellier III, Montpellier : http://edwigechirouter.over-blog.com/ Connac, S. (2009). Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outils - Pour l’école. Paris : ESF. Lipman, M. 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Peroni (dir.),Figures du maître ignorant : savoir & émancipation. Saint-Étienne : Publications de l’Université de SaintÉtienne. Tozzi. M. (2002). Penser par soi-même. Initiation à la philosophie. Paris : Éditions Chronique sociale. Vlastos, G. (1994). Socrate. Ironie et philosophie morale. Paris : Aubier. 13 « L’enseignement des humanités pour une émancipation du genre humain : est-ce encore possible? » Jacques Quintin Université de Sherbrooke Introduction Devant la maladie, la souffrance et la mort, les médecins, en raison de leur expertise en résolution de problème, sont préoccupés par les décisions à prendre. Pour le patient, il en va autrement. Avant de décider, il veut comprendre comment ces événements viennent s’intégrer dans son histoire de vie. Dans le champ de la médecine, il n’y a donc pas que des problèmes techniques. Il se pose surtout des questions où il en va de notre humanité. Mais qu’en est-il justement de notre humanité? Qui peut nous éclairer? Les discours scientifiques? Les discours portés par les humanités? J'aimerais montrer que si la visée de l’humanisme, propre à la Renaissance, consiste dans une relecture des œuvres de l’Antiquité en mettant l’accent sur les studia humanitatis, elle met aussi en œuvre un discours d’émancipation devant les studia divinitatis où l’être humain se caractérise par une essence à laquelle il devra se rendre conforme au moyen de l’éducation. À partir de la fin du XVIIIe jusqu’à tout récemment, l’étude des humanités était liée à une critique des idéologies. Cependant, on assiste, peut-être plus que partout ailleurs, en Amérique du Nord, à la mort des humanités (et du sujet) avec la prolifération et la mainmise du discours scientifique, autant dans les sciences sociales que dans les exercices de délibération citoyenne et démocratique. Nous pourrions alors nous demander si nous ne risquons pas d'assister à un retour en force des discours idéologiques sous différentes formes? Que cela soit le fondamentalisme religieux ou le scientisme, n'assistons-nous pas à une pensée digne des sophistes? Si nous définissons les humanités comme une réflexion sur le sens de la vie bonne, je crois que la réintroduction des humanités passe par l'exercice du dialogue selon une approche socratique développée par Nelson et Heckmann (1981). Justement, Socrate enseignait à réfuter les faux sages et leurs faux discours à l'aide de questions. Ne devrions-nous pas commencer par poser des questions sur le sens de l’expérience de la vie humaine, de sorte que le but du dialogue ne serait pas d'atteindre une connaissance théorique (theoria) ou une essence de l’homme, mais une connaissance pratique (phronesis) qui s’inscrit dans un processus d’émancipation? Pour illustrer mon propos et la pertinence du recours au dialogue et aux humanités, je me servirai du contexte de la médecine et de l’enseignement de l’éthique clinique à la Faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke (Quintin, 2008). 14 L’expérience de la maladie Au-delà des faits qui entourent le diagnostic d’une maladie, son pronostic et ses traitements, il y a une autre réalité qui se joue et qui exige un autre objet de savoir autant pour le patient que pour le médecin : le monde vécu. Ce monde vécu est fait de questions, d’espoirs, d’attentes, de souvenirs, de rêves, de déceptions et de craintes. Il s’agit de la totalité de l’existence de l’homme qui fait que celui-ci appartient à l’humanité (Gadamer, 1996, p. 20-21). Il est ce que je suis et ce que je dois comprendre en apprenant à éprouver son caractère d’altérité. C’est dans ce monde vécu que l’être humain doit s’orienter sans la garantie de savoir avec certitude les conséquences de ses choix. À travers la maladie, le patient est atteint dans son identité. Il ne sait plus ce qu’il est ni ce qu’il deviendra. Pourtant, dans bien des cas, il devra décider du cours de sa vie. Il doit donc discerner et choisir ce qui contribue à l’accomplissement de sa propre vie. Sans le savoir, il reprend à son compte le mot célèbre de Pindare : « Puisses-tu devenir qui tu es » (Pindare, 2004, p. 179). Après tout, c’est bien de lui-même qu’il s’agit. Cependant, pour aboutir à un jugement éclairé, le patient a besoin d’un fondement à sa réflexion et d’un maître qu’il reconnaît souvent dans la figure du médecin. Le médecin étant celui qui a beaucoup vu et entendu de gens réfléchir sur leur vie, étant celui qui a beaucoup contribué à cette réflexion en accompagnant ces malades en mal de vie, et peut-être celui qui, en plus de ses connaissances théoriques et de son savoir-faire, a beaucoup réfléchi lui-même sur le sens de l’existence (Quintin, 2011). Si le monde vécu du patient, qui est celui de la praxis, ne s’éclaire pas à l’aide de théories ni en appliquant des connaissances abstraites, il n’en demeure pas moins qu’il renferme en lui-même sa propre vérité. Comme nous enjoint Platon à le faire, il s’agit de reconnaître cette vérité enfouie dans notre expérience vécue. Mais pour y parvenir, il faut se prêter au dialogue pour sortir de ses propres présupposés qui nous empêchent de reconnaître de quoi il s’agit. Le dialogue Dès lors, le dialogue ne se présente pas comme un outil (technè) de séduction qui sert à convaincre un auditoire ou à asservir un individu comme dans la rhétorique, mais tel que le souligne Dewey, comme un outil de recherche et d’émancipation, voire de transgression. Si un dialogue réussi, selon Gadamer, est celui qui permet de comprendre autrement et de penser contre soi à l'encontre de ses propres connaissances, il semble qu'une démarche dialogique fondée sur la participation démocratique prend toute sa valeur. Le dialogue ne consiste pas à exprimer des opinions et à imposer des connaissances, comme pouvaient le faire les sophistes, mais à se laisser interroger par le réel de l’expérience vécue qui donne à penser. Dialoguer c’est se laisser instruire par ce qui cherche à se dire dans cette expérience vécue. En ce sens, le dialogue véritable donne un accès à la subjectivité de l’être humain : l’être humain qui se comprend comme 15 question pour lui-même. Le dialogue devient un lieu où la question du sens de l’existence humaine apparaît. Alors, le but du dialogue n’est pas d’atteindre une connaissance théorique (theoria), mais la phronesis, une connaissance pratique. Il ne s’agit pas de construire une connaissance, mais de laisser émerger ce qui cherche à se dire dans une expérience de vie. Il s’agit d’apprendre à lire en soi-même, à interpréter sa propre expérience de vie. Mais il y a trop peu d’espace où l’on peut exercer un réel dialogue sur le sens de nos expériences qui permet de développer un jugement éclairé ou émancipé. La relation thérapeutique peut devenir un espace de prédilection pour réintroduire sa propre subjectivité. Cependant, cela ne va pas de soi à plusieurs égards. Les enjeux de la postmodernité Ces expériences de vie se superposent à une autre expérience : celle de vivre dans une société multiculturelle dans laquelle se pose la question du vivre ensemble dans le respect des différentes valeurs et formes de vie. Gianni Vattimo écrit sans cesse en ce sens dans ses textes que cette culture pluraliste met en évidence l’absence de vérité unique. Nous pouvons dès lors affirmer que nous sommes entrés dans une ère caractérisée par la possibilité de se remettre perpétuellement en question. S’il n’y a plus de référent ultime, répondre à la question du comment vivre, peut nous plonger dans des apories. Certes, on s’accorde pour dire que vivre en santé est très utile, mais l’utilité est toujours tributaire d’une autre finalité. Autrement dit, à quoi bon vivre, si nous ne réussissons pas à accorder un sens à l’existence qui permettrait de rendre intelligible l’ensemble de notre vie? Aujourd’hui, l’être humain compte beaucoup sur le discours scientifique pour prendre des décisions éclairées. Cependant, il est dans la nature du discours scientifique d’évacuer la subjectivité et la question du sens. Et avec la prolifération et la mainmise des différents discours scientifiques que l’on retrouve dans les sciences humaines, on assiste à la mort des humanités. Pourtant, on sous-estime la puissance des sciences sociales comme pratiques dans lesquelles on a l’habitude d’être confronté à des perspectives et à des cultures différentes. On oublie trop rapidement que l’essor de la démocratie est tributaire de l’essor des sciences humaines. Cependant, on peut se demander si les sciences humaines n’ont pas perdu un peu de leur essence et de leur lustre en s’accolant de plus en plus aux sciences de la nature ou sciences des objets. En se collant aux faits et à leurs analyses selon leur méthodologie propre, elles ont perdu leur dimension réflexive. Elle ne propose plus de vision globale qui permet de nous décentrer. En somme, ces observations permettent d’affirmer que la culture est malade. Elle a besoin, selon le mot Nietzsche, de philosophie. Mais il est aussi légitime de se demander si la philosophie n’a pas aussi perdu son essence depuis le milieu du XIXe siècle, en se réduisant à une épistémologie et en se séparant de l’expérience humaine. Par exemple, les idéaux moraux des Lumières, comme l’autonomie, la liberté et l’égalité, qui participent d’une morale objectiviste, sont certes importants, mais peuvent devenir 16 des instruments de barbarie s’ils ne sont pas appuyés sur la condition subjective et interprétative de l’humain. (Johnson, 1993, p. 220-231; Lakoff et Johnson, 1999). Encore faut-il que la maladie, la souffrance et la mort deviennent des expériences de vie, et non pas seulement un objet de savoir détaché du sujet. Malheureusement, notre époque est marquée justement par le manque d’expérience et, son corollaire, la culture du divertissement. Walter Benjamin (1971) en 1933, dans son texte Le Narrateur, parle de la « pauvreté en expérience » comme une caractéristique de l’époque moderne. Il suffit d’une catastrophe, par exemple une guerre, pour détruire la possibilité d’une expérience. Giorgio Agamben (1989, p. 20) prolonge la réflexion de Benjamin à l’effet que cette pauvreté en expérience provient aussi de notre mode de vie contemporain. Une longue citation s’impose : « ni la lecture du journal, si riche en nouvelles irrémédiablement étrangères au lecteur même qu’elles concernent; ni le temps passé dans les embouteillages au volant d’une voiture; ni la traversée des enfers où s’engouffrent les rames du métro; ni le cortège de manifestants, barrant soudain toute la rue; ni la nappe de gaz lacrymogènes, qui s’effiloche lentement entre les immeubles du centre ville… ni la file d’attente qui s’allonge devant les guichets d’une administration; ni la visite au supermarché, ce nouveau pays de Cocagne; ni les instants d’éternité passés avec des inconnus, en ascenseur ou en autobus, dans une muette promiscuité. L’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements –divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces- sans qu’aucun d’eux se soit mué en expérience ». Bref, l’être humain n’a plus rien à comprendre. Plus rien ne fait appel à sa conscience. Les êtres humains sont devenus sourds. Héraclite parle d’endormis. Par conséquent, ils ont peu à dire, de sorte que le dialogue devient impossible ou superflu. De quoi parleraient-ils? Des choses qu’ils ont faites et qu’ils projettent de faire? De voyage, de loisirs, de lecture, de travail? Ils énumèrent une accumulation d’actions, mais rien qui ne relève de la praxis. Jamais, ils ne se posent la question à savoir comment comprendre ces événements à l’égard de la vie bonne. Que pourrions-nous retirer de ces événements? Qui plus est, le discours scientifique, en se répandant dans l’ensemble des sphères de la vie, s’est mué en idéologie; ce que l’on nomme le scientisme. De moyen heuristique, il est devenu une ontologie. La science en soi n’est pas un problème, c’est son usage normatif qui est à proscrire, car elle aliène l’être humain de sa propre subjectivité. Il s’agit donc de s’émanciper du discours scientifique, car ce qui « pourrait être » ne peut pas se fonder strictement sur ce qui « est » (Hume, 1993), mais sur un exercice d’imagination et d’interprétation en regard de la finalité. Ainsi, une pensée réfléchie se développe hors de la science. Comme le mentionne Aristote (1994), ce que la science nous présente, le nécessaire, n’est pas un objet de délibération. On délibère, c’est-à-dire on dialogue, plutôt sur notre futur ou sur ce qui pourrait être différent, le contingent. 17 L’exemple de Sherbrooke C’est la raison pour laquelle l’apprentissage du dialogue doit se faire dans un lieu spécifique : en classe et sous la forme d’atelier pratique à partir d’histoires de cas réels. La réintroduction du dialogue en classe, entendue comme réintroduction de la subjectivité, « s’inscrit dans une continuité de l’histoire ». On peut penser à la maïeutique socratique sur l’agora, à la disputatio au Moyen Âge, à l’espace public du temps des Lumières et sa reprise avec l’agir communicationnel d’Habermas (Tozzi, 2007, p. 9). Cette formule pédagogique met l’accent sur les habiletés dialogiques plutôt que sur un contenu pour gérer les enjeux éthiques. Car on ne se forme pas seulement au contact de contenu notionnel, mais surtout au contact des autres. Après tout, l’éducation s’est toujours effectuée au contact des autres (autrefois, les gens voyageaient pour se former). Le dialogue n’est donc pas un rapport de confrontation, de réfutation et d’autoaffirmation. C’est un rapport de partage, d’échange, de commerce, d’ouverture, d’accueil, de soin et d’égalité. Si toutes les idées, les valeurs, les cultures se valent les unes et les autres en dehors de tout contexte, elles sont négociées et discutées selon les contextes lorsque vient le temps d’y vivre. Ainsi, la compétence au dialogue cherche à développer une compétence éthique qui va au-delà de la seule délibération formelle sur des enjeux éthiques. Autrement dit, il ne s’agit pas de développer des habiletés techniques, mais la réflexivité et la créativité. Nous pourrions ainsi qualifier le dialogue comme l’art de penser avec soi-même et autrui à travers différentes interprétations de la vie bonne. La confrontation des points de vue à l’intérieur d’un dialogue « permet de tenir compte du plus grand nombre de facteurs possible dans son jugement et dans son action » (Caron, 2010, p. 7). Ce n’est qu’à l’intérieur de ce dialogue que devient possible une synthèse, un rassemblement, un accord : un jugement. Le processus dialogique s’apparente au processus artistique, car l’attitude artistique est la meilleure condition qui rend possible un tel phénomène. Pour qu’une telle attitude puisse s’installer dans la vie humaine, trois conditions pragmatiques sont nécessaires : ne pas mentir, ne pas manipuler et ne pas mépriser. Ces conditions correspondent de près aux trois interdits de Malherbe. Elles rendent possible le plein accueil du monde vécu, de sorte que c’est l’expérience vécue qui parle dans un dialogue jusqu’à atteindre un point de reconnaissance qui procure un grand bonheur : un pur ravissement. Ainsi, le vrai dialogue devient possible que lorsqu’on se tait et qu’on écoute. Le dialogue, comme mise en œuvre d’une attitude artistique, coïncide avec la tâche de l’éducation : élever l’expérience vécue au niveau de l’expression, au niveau du concept, au niveau de la représentation. Hors de la culture, l’expérience vécue demeure inculte : une barbarie. Il faut donc éduquer cette expérience vécue en lui donnant de l’intelligibilité. 18 L’apport des humanités Il s’agit donc de prendre une décision éclairée en ayant une meilleure compréhension de notre expérience du monde. Un dialogue horizontal ou synchronique avec nos contemporains peut contribuer à une meilleure décision. Mais un dialogue laissé à luimême risque de s’enfermer dans la simple expression d’opinions ou dans une rationalité théorique et instrumentale. C’est pourquoi un bon dialogue est celui qui établit un dialogue vertical ou diachronique avec les humanités. Une décision éclairée passe par un dialogue qui, à son tour, s’appuie sur les humanités pour devenir un dialogue éclairé. Si un dialogue authentique participe de la vie démocratique (Dewey, 2011), alors nous ne pouvons pas exclure tous ceux qui ont réfléchi avant nous dans les œuvres classiques. Ces œuvres classiques ne nous laissent pas indifférents, car celles-ci renvoient directement à notre compréhension de notre expérience présente. À la lumière de la typologie établie par Ricœur dans son ouvrage Temps et récit (1983), il est permis de dire qu’il existe trois strates aux humanités. Les humanités comme une expression du monde vécu ou comme dépositaire d’un dialogue sur l’expérience humaine; comme une interprétation des expressions qui deviennent un objet de dialogue; et comme transformation du monde vécu qui appelle d’autres expressions et d’autres interprétations. Avec l’expérience de la maladie, de la souffrance et de la mort pour le patient, à l’instar du médecin, c’est l’expérience de l’incompréhensible qui se manifeste. Même si quelque chose cherche à se dire à travers ces expériences limites, il n’en demeure pas moins que notre langage semble faire défaut comme si ces expériences étaient des expériences extra-langagières. Pourtant, l’être humain est mû par le désir de dire quelque chose sur ce qui cherche à se dire; et ne pas avoir les mots pour le dire fait souffrir autant que la maladie, sinon davantage. C’est la raison pour laquelle les humanités peuvent devenir un baume sur notre difficulté à entendre ce qui cherche à se dire dans ces expériences de vie. Dit autrement, les humanités donnent une autre dimension au langage, et par le fait même, au dialogue. Elles nous sortent du bavardage, de la simple expression d’opinions, des discours savants et des savoir-faire procéduraux. Les gens disent et font beaucoup de choses en s’appuyant sur leur opinion et les sciences, mais ne savent pas nécessairement ce qu’ils disent ni ce qu’ils font par manque de culture historique et herméneutique. Justement, Platon reprochait au rapsode de dire des choses dont il ignorait la provenance. Nietzsche a montré la nécessité de faire une généalogie des concepts pour comprendre ce que l’on dit, pour comprendre le cadre à partir duquel nous nous exprimons. Quant à Gadamer, il rappelle la nécessité de faire une histoire de nos concepts pour en saisir le contexte de leur énonciation et, par conséquent, pouvoir en saisir leur limite et leur potentiel inexploré. Ce faisant, on acquiert une culture. Celle-ci nous libère de nos précompréhensions, de nos préjugés. Et nous octroie plus de liberté, c’est-à-dire plus de flexibilité et d’ouverture à d’autres interprétations, donc au dialogue. Le médecin connaît les faits, dans certains cas les causes et les normes de sa pratique, mais ne connaît pas nécessairement la visée qui donne un sens à ces normes et qui permet d’interpréter les faits. 19 Cette visée qui donne du sens n’est pas de l’ordre de l’objectivité de la vérité absolue, mais de l’interprétation. Celle-ci, inscrite dans une perspective limitée, ne se prend pas pour l’absolu et demeure, par conséquent, ouverte à d’autres possibilités d’interprétation, et cela ad infinitum. Le médecin, dans sa pratique, aborde des thèmes aussi riches et complexes que la maladie, la souffrance et la mort. Il est difficile d’imaginer comment un médecin pourrait aborder ces thèmes sans avoir recours à une approche narrative propre aux humanités. La prise de contact avec les humanités permet de mieux délibérer sur des enjeux éthiques et d’approfondir une réflexion sur le sens d’une vie bonne dans le contexte de la maladie, de la souffrance et de la mort. Il ne s’agit pas seulement de penser aux humanités pour mieux penser, mais de penser avec elles, donc de penser à l’intérieur d’un dialogue. Il s’agit donc de sortir de la logique du calcul propre à la rationalité instrumentale. Ce modèle de la rationalité est très loin de l’expérience humaine faite d’ambivalences, de paradoxes et d’incertitudes. Les humanités répondent justement à notre rationalité imaginative (Johnson, 1993), si nous concevons les humanités comme un dialogue sur le sens de l’expérience humaine. Les humanités par leur résonnance font résonner en nous ce qui est inattendu. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui est dit, mais ce qui cherche à se montrer à travers les interstices de l’expression. Difficile à définir sur le plan théorique, mais « on sait encore très bien de quoi il s’agit de manière pratique, si l’on ne prétend pas juger de toutes les affaires humaines de manière logique […] mais si l’on veut simplement agir avec sagesse » (Freitag, 1998, p. 68). Le dialogue, contrairement à ce que l’on pense, n’est pas une capacité qui se développe spontanément. Certes, cela exige la présence des autres. Mais encore faut-il que les autres aient été formés par des maîtres ès arts (au sens figuré), ceux-là qui ont reçu une autorité dans l’expression de l’expérience humaine et son interprétation justement parce qu’ils ont su exercer leur jugement réfléchissant, c’est-à-dire penser sans concept (Kant, 1986) en donnant, comme Kant (2000) recommande de le faire, la priorité au jugement pratique et à la libre autodétermination de l’homme sur le jugement théorique. On apprend bien des choses à l’école, sauf le jugement comme si un bon jugement dépendait strictement de notre niveau de connaissance. En fait, le jugement doit se faire l’écho de l’existence. Car c’est à travers le jugement que l’être humain se lie à l’existence. Ainsi, pour reprendre un mot de Parménide, être et juger sont le même. Le bon jugement est celui qui prend ses assises dans l’existence vécue. Monde vécu et monde de sens se recoupent. Puisqu’il n’existe pas de maladie en dehors de l’expérience humaine, il n’existe pas de maladie sans qu’on lui accorde un sens. Mais pour comprendre ce monde vécu et ce monde de sens, il faut y introduire de l’espace, une distance, un entre-deux. C’est cet entre-deux qui rend possible un dialogue de la même façon que c’est le dialogue qui permet de dégager cet espace. Ainsi, ce qui parle, ce ne sont pas les individus, mais ce qui se glisse entre eux : 20 quelque chose qui passe. Ne dit-on pas que quelque chose se passe entre nous. En outre, une compréhension commune. De là, il est permis de dire que comprendre, c’est être saisi par quelque chose qui nous parle. C’est être touché, c’est entrer en sympathie. L’individu se sent porté par le sens des choses. Comme dans l’expérience de l’enthousiasme, quelque chose de grand s’empare de nous et nous relie au monde et à autrui. C’est justement l’expression de ce sentiment du sublime dans une œuvre que celle-ci nous aide à relire notre monde vécu et à exercer un regard critique sur notre monde ambiant. Émancipation pour une nouvelle éducation Cela implique une émancipation des absolus de tous genres comme de la simple expression d’opinions, des idéologies, de l’éducation fondée sur la theoria et la technè, de l’obligation de tout expliquer (Gadamer, 1996, p. 44), de nos modèles universitaires centrés sur la performance à la recherche et de nos formules pédagogiques axées sur la compétence. Cela compromet aussi l’idée d’une identité professionnelle où il y a un maître qui sait tout et un élève qui sait peu ou qui serait réduit à une tabula rasa. Cela remet en question le cours magistral ex cathedra, les textes coniques, et l’habileté à l’écriture (Tozzi, 2007, p. 9). Encore une fois, les humanités peuvent devenir un grand secours pour s’émanciper des présupposés du monde moderne et de l’utilisation de savoirs impropres pour comprendre l’expérience vécue. Principalement la philosophie, si nous ne la réduisons pas à une affaire de connaissances, mais davantage de jugement. Car la tâche première de la philosophie est justement « d’éveiller dans notre pensée ce qui réside déjà en vérité dans notre expérience du monde vécu » (Gadamer, 1996, p. 105). Il s’agit donc, selon Heidegger, de s’exercer à la pensée méditante pour mieux entendre ce qui se joue, en nous, de nous à notre insu. Conclusion L’être humain à l’intérieur de son expérience de la maladie, de la souffrance et de la mort est confronté à l’incompréhensible. La culture, j’ajouterais la culture humaniste, atteint l’individu « dans son identité profonde de personne humaine » (Dumont, 1995, p. 20), d’où sa pertinence pour une personne atteinte dans son identité en raison de la maladie. Les humanités sont la maison de l’être humain. Un lieu où celui-ci habite et se rencontre dans sa propre altérité : le caractère étrange et étranger de sa propre expérience. Écouter ce que cette expérience cherche à nous dire, voilà la tâche première de la pensée. Socrate, probablement l’un des plus grands humanistes, restitue l’incompréhension de la condition humaine. Paradoxalement, vivre avec cette incompréhension est, selon Nietzsche, le propre des âmes fortes. En ce sens, et John Dewey (2011, p. 169) y a beaucoup insisté en parlant de la démocratie, s’interroger dans un dialogue devient, comme Socrate a tenté de le montrer, un mode de vie. 21 Si Socrate disait qu’ « une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue » (Platon, 1965, p. 51), nous pourrions affirmer qu’une vie qui n’est pas éclairée par un dialogue sur son sens devient une pure folie. S’examiner c’est faire œuvre de vie. Et faire œuvre de vie, c’est s’éveiller à soi. Comme le remarque, à son tour, Aristote, « c’est l’individu éveillé qui vit véritablement » (2000, p. 34). Justement, la philosophie, comme toutes les grandes œuvres humanistes, représente l’expression d’un éveil à la totalité de l’expérience humaine dans toute sa complexité. Prendre contact avec les humanités, c’est s’éveiller à la richesse de sa propre condition de mortel : condition qui rend possible d’être surpris par l’inattendu. Si l’on s’appuie sur la signification grecque du verbe méditer, medow, alors méditer et prendre soin de l’expérience humaine participent de la même racine et partagent la même visée. Dès lors les humanités, comme dépôts de réflexion sur le sens de l’expérience humaine, et la médecine sont une même réalité. Prendre soin de soi, c’est donner du sens à sa vie. Cultiver la santé, c’est une manière de dire que l’on croit en la vie, et qu’on veut la perpétuer en l’exprimant dans des témoignages. La médecine et les humanités, ce sont elles qui donnent le goût de vivre une vie humaine en honorant la vie. Le beau qui habite les humanités « donne un sens à la vie et dès lors le goût de vivre » (De Koninck, 2010, p. 70). Les humanités existent pour humaniser notre monde vécu afin que celui-ci ne soit pas réduit à une simple théorie (theoria), à un savoir-faire (technè) et à une série d’actions. Ce monde vécu mérite d’être pensé et pansé. De là l’importance de réintroduire les humanités dans l’apprentissage de la médecine par l’exercice du dialogue socratique. Bibliographie Agamben, G. (1989). Enfance et histoire. Paris : Payot. Aristote. (1994). Éthique à Nicomaque. Paris : Vrin. Aristote. (2000). Invitation à la philosophie (Protreptique). Paris : Mille et une nuits. Benjamin, W. (1971). Le Narrateur. Dans Poésie et Révolution. Paris : Denoël. Caron, A. (2010). L’éducation morale à l’école québécoise de 1996 à 2008. In N. Bouchard et M.-F. 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Paris : De Boeck. 23 Le paradigme de l’autorité et l’éducation démocratique Jean-François Dupeyron Université de Bordeaux 4 Introduction : une tradition, un paradigme Chaque groupe social, et partant chaque système éducatif, possède une ou plusieurs traditions idéologiques dominantes dans lesquelles s’inscrivent les conceptions des acteurs. Chacune de ces traditions fonctionne comme un paradigme et dessine au sein du groupe social un consensus "mou" car partiellement impensé, en ce sens qu’elle délimite une forme systématiquement distordue de communication, autrement dit une communication ne visant qu’à confirmer une entente implicite préétablie par le fait même d’utiliser le vocabulaire, les slogans et les métaphores paradigmatiques. Dans cette optique, les métiers de l’enseignement et de l’éducation sont sous-tendus par des conceptions générales qui préforment des styles pédagogiques et s’incorporent à l’activité quotidienne pour y imprimer la marque de leur spécificité. Ces conceptions socialement valorisées peuvent donc aisément s’imposer aux acteurs, même si elles s’avèrent plus ou moins réfléchies et si elles sont fréquemment exprimées dans un vocabulaire révélant une conceptualisation peu rigoureuse. Ainsi en va-t-il dans le système éducatif français quant à la tradition autoritaire. Celle-ci, ayant résisté aux offensives lancées de longue date par les courants de l’Éducation Nouvelle, a réinstallé sa prédominance à la faveur du discours sur la "crise" des conditions de l’éducation au sein d’une société immergée dans la postmodernité (Gauchet, 1979 ; Gauchet, 2002 ; Blais, Gauchet & Ottavi, 2008). Du coup, un discours quasiment hégémonique, très prégnant dans la formation des maîtres, accorde à la notion d’autorité le statut peu discuté de "transcendantal" de l’éducation. Les slogans autoritaires traditionnels deviennent donc aisément et précocement familiers pour les jeunes enseignants - nous entendons le mot "slogan" au sens donné par Israël Scheffler : « les slogans en éducation fournissent des symboles de ralliement [rallying symbols] aux idées et aux attitudes-clés des mouvements éducatifs » (Scheffler, 2003, p. 59). Ces slogans autoritaires expriment trois propositions principielles : primo, la "chose-autorité" existe, il y a un être de l’autorité (postulat d’existence) ; secundo, le "concept-autorité" le plus précis exprime l’essence déterminée de l’autorité, qu’il définit comme une capacité d’influence liée à la reconnaissance d’une légitimité par celui qui subit/accepte cette influence (postulat d’essence) ; tertio, l’"action-autorité" est nécessairement présente en éducation et dans l’enseignement, elle leur est consubstantielle (postulat de la nécessité pratique). Ce trio dessine un ensemble idéologique fonctionnant comme un paradigme (Kuhn, 1972) unissant une communauté autour des mêmes règles, des mêmes normes et des mêmes préalables à la pensée et à l’action. Ce noyau idéologique est celui de la tradition dominante de l’École française – dominante mais pas exclusive d’autres traditions moins favorables à l’usage de l’autorité. 24 Il s’agit de donner quelques exemples du traitement critique que la philosophie peut faire subir à ce paradigme, afin de clarifier, entre autres, les définitions qui le sous-tendent et les programmes d’action concrète que les acteurs éducatifs peuvent en faire dériver. En partant du travail d’Israel Scheffler (2003), il est ainsi possible d’analyser quelques occurrences du concept d’autorité dans les discours contemporains français sur l’éducation afin que l’éducation démocratique ne soit pas éventuellement entravée par les notions mêmes qu’elle maintient dans son programme d’émancipation. Bref, c’est la "parole autoritaire" qu’il faut examiner et rapporter à l’enjeu de l’émancipation des personnes. Cela implique d’interpeller le paradigme, c’est-à-dire de reconduire la familiarité peutêtre trompeuse des trois propositions paradigmatiques sur l’autorité vers une étrangeté de fond, en examinant leur contenu de façon herméneutique. Cette interpellation, audelà de sa dimension théorique, a aussi un ancrage pragmatique dans la formation des maîtres : que dire aux futurs professionnels du système éducatif quant à l’autorité ? Répondre à cette question, c’est accepter de se positionner philosophiquement par rapport au discours dominant de l’École française, qui valorise actuellement diverses variantes d’un modèle dit de l’"autorité démocratique". Le postulat métaphysique de la tradition autoritaire : la "chose-autorité" La première proposition à étudier affirme que quelque chose que nous appelons "autorité" existe bel et bien, qu’il s’agirait simplement de définir précisément et d’interpréter. L’affirmation de la permanence de ce hors-texte implique que nos discours sur l’autorité pourraient viser un sens "exact", par accord suffisant du texte avec la chose désignée. Il suffirait donc d’interpréter le concept d’autorité pour en dégager un sens aussi proche que possible du point d’Archimède de l’adéquation parfaite au réel. C’est là une conception ordinaire de l’herméneutique, fondée sur la confiance en l’existence d’un sol stable et permanent en deçà de nos discours. De cette interprétation "juste" découlerait notre compréhension, d’où nous impulserions l’action éducative. Dès lors la philosophie serait vouée à éclairer de façon rigoureuse le sens des concepts éducatifs, lesquels seraient comme "posés" sur un substrat réel et permanent. C’est là le ressort de tentatives d’explicitation plutôt instructives, telles celle d’Alain Renaut (2004) sur l’autorité comme « surpouvoir » ou celle de Myriam Revault d’Allonnes (2006) sur l’autorité comme « pouvoir des commencements ». L’on sait que l’herméneutique de la seconde partie du vingtième siècle, dans le sillage du perspectivisme nietzschéen, a radicalement mis en question cet optimisme à posture métaphysique. Ainsi, pour Heidegger (1986), l’essentiel de nos attitudes inauthentiques dans l’existence prennent leur source dans un préjugé métaphysique affirmant la permanence substantielle et la présence subsistante de l’être. Quant à Derrida (1967), radicalisant la mise en doute du lien entre le signifié et la chose, il avance avec le concept de « différance » la double thèse, premièrement d’une différence irréductible entre le signe et le sens visé comme adéquation à la chose, deuxièmement d’un report indéfini de cette adéquation. Ainsi le hors-texte de la 25 première proposition du texte traditionnel sur l’autorité peut-il être mis en question d’un point de vue théorique par une philosophie herméneutique. En étudiant cette proposition - la "chose-autorité" existe - nous n’y découvrons peut-être qu’une précompréhension, autrement dit une anticipation projetée sous l’effet du sens commun du groupe de référence. L’herméneutique nous confronte donc en premier lieu à notre précompréhension des choses, et c’est celle-ci qu’il s’agit prioritairement d’interpréter pour en faire la critique et pour comprendre les présupposés de notre positionnement au monde. Or cette enquête philosophique est fréquemment entravée, à propos du système français d’éducation, par la présence pesante d’un socle idéologique rendant très insolite tout doute quant à l’existence de la chose-autorité. Diverses argumentations, qu’il n’est pas possible de toutes examiner ici, sont mobilisées pour étayer le principe de l’existence de celle-ci ; elles se répartissent en deux catégories complémentaires et facilement entremêlées : d’un côté les approches apodictiques, qui posent le caractère universellement nécessaire de l’existence de l’autorité dans le monde humain, en raison principalement de l’inachèvement de l’enfant et des tendances spontanément désordonnées de l’humanité ; de l’autre côté les approches assertoriques, qui ont pour point commun de penser que les faits historiques et les constats empiriques permettent d’apercevoir cette chose-autorité dont le sens peut parfois se dérober, mais dont l’existence ne fait guère de doute. Les travaux philosophiques français récents sur l’autorité en passent plutôt par la voie assertorique. Par exemple Marcel Gauchet, renonçant à établir de façon totalement apodictique l’existence de la chose-autorité, utilise une approche également assertorique, en avançant qu’il y a « un fait de l’autorité qui résiste à sa déconstruction en raison et aux exorcismes qui le somment de se retirer au nom des valeurs de liberté », « un fait qui échappe à nos principes de droit », « une donnée de l’autorité qui semble inhérente au fonctionnement social comme au fonctionnement humain ». Cela lui permet donc de « faire l’hypothèse que l’autorité représente une dimension constitutive et irréductible de l’espace humain-social » (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008, p. 137-138). L’approche conceptuelle est similaire chez Myriam Revault d’Allonnes (2006, p. 14), qui pose que l’autorité est « une dimension fondamentale du vivre-ensemble », ce que montre selon elle l’examen historique de la tradition romaine et – de façon plus approfondie – le relevé phénoménologique de la temporalité des sociétés. On pourrait multiplier ainsi les occurrences de cette première proposition exprimant une véritable métaphysique de l’autorité, qui incite fortement les individus à croire en l’existence de la chose-autorité comme en un fait indubitable. 1 Toutefois, il s’avère que l’expérience de l’éducateur contemporain ne confirme guère l’existence de la chose-autorité : au contraire, il est devenu ordinaire de faire l’expérience quotidienne du manque d’autorité, sans que cette absence ne suffise à 1 . Voir aussi dans les publications assez récentes Le Télémaque numéro 35, Presses Universitaires de Caen, 2009. 26 convaincre l’individu de l’inexistence possible de celle-ci - la force du paradigme fait que cette expérience douloureuse de déficit d’autorité attise paradoxalement la croyance en l’existence de l’autorité comme élément salvateur. En somme, moins l’autorité semble exister et plus l’on a besoin de croire qu’elle existe quelque part et sous une certaine forme, croyance qui ne va pas sans culpabilité ni souffrance chez bien des enseignants. En tout cas, la chose-autorité censée exister au-delà de nos interprétations n’envoie guère de preuves de son existence à l’enseignant débutant. Si elle a existé, reconnaît Gauchet, elle semble avoir disparu avec l’essor de l’hypermodernité et avec le triomphe de l’individu individualiste, ce qui laisse penser qu’elle était plutôt un simple état passager et contingent des relations sociales, une construction historique, comme telle périssable, et non une chose à la permanence ontologique attestée. « L’autorité a disparu du monde moderne » annonçait d’ailleurs Hannah Arendt (1972, p. 121). De même la comparaison avec d’autres groupes nationaux dégage une forme de perplexité : là où la tradition institutionnelle française affirme l’existence indubitable et nécessaire de l’autorité au fondement de toute éducation, la tradition danoise se passe très facilement de ce présupposé et affirme même travailler en n’utilisant pas le concept d’autorité (que le "myndighed" ou le "styre" de la langue danoise assimilent au simple fait de commander et réservent plutôt au milieu militaire), et ce sans que les enfants danois, apparemment, ne souffrent trop de cette ablation conceptuelle tout à fait scandaleuse pour le paradigme français dominant. La croyance en l’existence de la chose-autorité semble donc se fonder simplement sur nos présuppositions consignées dans le langage. Seules nos anticipations préposées sur la réalité font exister linguistiquement la chose-autorité, comme une structure plaquée sur la vie phénoménale pour en organiser l’interprétation. Il est alors fondé d’accepter la légitimité de l’affirmation selon laquelle l’autorité désigne en fait une mise en forme particulière et contingente des relations humaines, et non une réalité horstexte. Il semble en effet bien audacieux – et très coûteux conceptuellement – de prétendre sortir du cercle herméneutique pour proposer une interprétation qui, en étant indépendante de nos préconceptions, traditions et paradigmes, toucherait à "l’Être en tant qu’être". Il s’agit d’une double difficulté herméneutique : primo, en raison de notre finitude même, on ne peut dépasser nos présuppositions pour toucher une tabula rasa de l’interprétation et trouver le système de référence adéquat à la réalité ; secundo, on ne peut savoir, ni si la réalité ressemble à ce que nous en disons, ni même si elle existe au-delà de notre texte. Mais qu’importe cette double difficulté, finalement, puisque « ce qui est décisif, ce n’est pas de sortir du cercle mais d’y entrer de manière convenable » (Heidegger, 1986), autrement dit de proposer des éléments de compréhension qui ne faussent pas trop notre existence, c’est-à-dire qui répondent avec authenticité au langage de l’Être (ici : qui ne donnent pas à la relation éducative un tour faussé par rapport aux structures existentiales du « Dasein »). Bref, il faut donner comme tâche au philosophe de trouver les "bons mots" pour l’éducation, "bons mots" au sens où ils permettraient à cet être de langage qu’est l’humain d’assumer le fait d’être jeté dans l’existence sur fond 27 d’incertitude et de facticité. Cela revient ici à se demander si le mot autorité est forcément adéquat pour parler et agir en situation d’enseignement et d’éducation. D’ailleurs, cette question pragmatique dispense d’aller jusqu’au bout d’une posture nominaliste, car le réel aussi a son langage ; les "choses" nous répondent et, d’une certaine façon, attestent ainsi de leur existence et de la pertinence ou de l’impertinence de nos textes. La tâche herméneutique est elle-même « une interrogation qui porte sur la chose et sera toujours déterminée par elle. C’est ainsi qu’elle acquiert une base solide » (Gadamer, 1996b, p. 77). Et la "chose" dont il est question pour le moment semble nous dire ceci : phénoménologiquement parlant, historiquement parlant, anthropologiquement parlant, la relation adulte/enfant est effectivement marquée par une dénivellation à l’édification de laquelle concourent de façon indémêlable la nature et la culture. Mais que cette dénivellation prenne nécessairement la forme de quelque chose qui corresponde aux présupposés de la tradition autoritaire est indémontrable, tout comme l’est l’existence même de la chose dont on a découpé le sens dans et par le langage propre à une tradition particulière. Les embarras théoriques autour du "concept-autorité" Même si l’on admet l’existence de la chose-autorité, on ne tarde guère à rencontrer une deuxième série de difficultés quant au sens du concept-autorité. En effet celui-ci semble écartelé entre deux axes : en premier lieu l’axe du pouvoir, du commandement et de la contrainte ; en second lieu l’axe de la reconnaissance, de l’obéissance volontaire et de la légitimité, c’est-à-dire en dernière analyse l’axe de l’émancipation. La tradition autoritaire française insiste sur l’articulation de ces deux dimensions, afin de tenter de présenter le concept-autorité comme un concept distinct de celui de pouvoir, voire sans lien avec celui-ci. Il est donc fréquent que les travaux philosophiques sur l’autorité tentent de distinguer celle-ci du pouvoir en définissant l’autorité par ce qu’elle n’est pas, et en tentant pour cela de s’appuyer sur une référence répétée inlassablement dans l’orbite du paradigme : « l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué » (Arendt, 1972, p. 123). Pour asseoir cette césure autorité/pouvoir, l’étymologie latine est fréquemment convoquée, qui distingue la potestas de l’auctoritas : la potestas désignerait la capacité (physique, institutionnelle, militaire, juridique) de contraindre, la capacité d’imposer une volonté ; alors que l’auctoritas ne serait pas un pouvoir de commandement, mais quelque chose d’autre, qui valide, ratifie et légitime une décision sans pour autant avoir à forcer son respect. Ainsi « là où s’arrête le pouvoir commence l’autorité » (Revault d’Allonnes, 2006, p. 26). L’autorité n’ordonnerait pas mais se contenterait de conseiller sans avoir le moindre pouvoir d’imposition et encore moins de domination. De ce fait elle se tiendrait à distance de toute forme de violence et de contrainte faite à la volonté d’autrui. Distinguer ainsi le pouvoir et l’autorité ne manque pas d’intérêt dès lors qu’il s’agit d’ordonner pacifiquement la relation éducative et plus généralement les interactions 28 sociales ou les régimes politiques. Cela dit, la distinction conceptuelle est très fragile et Hannah Arendt elle-même reconnaît que la relation d’autorité n’a rien d’égalitaire « face à l’ordre égalitaire de la persuasion se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique » (1972, p. 123) - puisqu’elle dessine bien une capacité efficiente d’influence de l’adulte sur l’enfant, autrement dit une capacité d’imposer sa volonté en vertu d’une hiérarchie, une capacité de forcer pacifiquement à l’obéissance, en un mot : une forme de pouvoir. Ainsi, inévitablement, après avoir pourtant soigneusement distingué autorité et pouvoir, Myriam Revault (2006) elle-même avoue que l’autorité est bien un pouvoir, qu’elle définit d’ailleurs comme « le pouvoir des commencements ». Voilà donc l’autorité étrangement définie comme un pouvoir qui n’en serait pas un. Si le regard se tourne vers les essais de définition de l’autorité par ce qu’elle est, et non pas uniquement par ce qu’elle n’est pas (c’est-à-dire le pouvoir), on trouve une gamme de définitions descriptives par lesquelles la réflexion essaie de partir du terme à définir pour remonter vers son sens communément admis. 2 La définition descriptive la plus courante de l’autorité comme invariant éducatif présente alors celle-ci comme un alliage de pouvoir et de légitimité reconnue. Le pouvoir est ici l’élément déterminé, alors que la légitimité reconnue est l’élément déterminant, qui distingue l’autorité des autres formes de pouvoir et de domination. Autrement dit, pour qu’il y ait autorité il faut d’abord qu’il y ait un pouvoir (ou une puissance) de l’un sur l’autre, c’est-à-dire une inégalité statutaire dans la relation d’obéissance et la puissance pour le dominant d’obtenir l’obéissance du dominé en l’influençant de façon durable. En second lieu, la reconnaissance de la légitimité apparaît comme un surpouvoir apportant à l’exercice du pouvoir un surcroît d’efficacité et une assise plus solide car moins aisément contestée. « Grâce au surpouvoir que peut seule conférer l’autorité, la soumission que le pouvoir parviendrait par lui-même à obtenir de ceux à qui il commande d’agir de telle ou telle manière se transforme en une obéissance proprement dite, en une obéissance volontaire qui permet à la domination de faire l’économie de la violence et au commandement d’être incontesté » (Renaut, 2004, p. 44). L’autorité serait donc un surpouvoir, autrement dit quelque chose qui augmente le pouvoir. En revenant sur l’étymologie et sur le verbe latin augere (augmenter), Alain Renaut reconnaît ainsi qu’il y a bien autorité quand il y a inégalité de pouvoir. « Pas d’autorité sans pouvoir » (ibid., p. 42). Il y aurait donc, dans cette optique, des pouvoirs sans autorité, donc plus brutaux, et des pouvoirs possédant ce surpouvoir qui permet d’économiser sur les moyens de contrainte et d’exercer le pouvoir sans donner l’impression de l’exercer, pour ainsi dire. Or, avec l’émergence de l’individualisme, la notion de contrainte a perdu une partie de sa popularité, ce qui a provoqué un glissement de la définition de l’autorité, laquelle insiste moins sur l’axe premier de la contrainte afin de valoriser l’axe second de la reconnaissance libre. Ainsi les définitions stipulatives produites par la modernité 2 . Dans cette veine, on peut consulter le travail de Scheffler sur les définitions en éducation (Scheffler, 2003, chapitre 1, p. 29-5). On trouvera aussi une étude typologique des définitions de l’autorité dans le texte suivant : Dupeyron, J-F. (2012). L’enfance de l’hypermodernité. Le problème de l’autorité. In Kerlan, A. & Loeffel, L. (dir). Repenser l’enfance. Une question philosophique. Une question à la philosophie. Paris : Hermann. 29 avancent que l’autorité est un pouvoir rationnel (l’élément déterminé) associé au consentement donné par celui sur qui s’exerce ce pouvoir, c’est-à-dire à la reconnaissance volontaire de sa légitimité (l’élément déterminant). L’exercice de l’autorité devient dès lors le résultat d’une forme de contrat social légitimant ce que Weber nomme la domination légale, rationnelle, qui repose sur « la croyance en la légalité des règlements et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination » (1971, p. 222). L’on voit qu’il s’agit ici de faire la part belle à l’autonomie et de tenter de concilier autorité et émancipation au sein d’une seule et même contrainte libératrice en éducation, au risque de nier le fait que l’autorité a surtout pour vocation de permettre l’exécution des commandements et des directives donnés aux élèves. Dès lors la notion de contrat est bien évidemment inappropriée pour définir l’autorité, si celle-ci, en dernière analyse, se présente comme incontestable et implacable. Un simple test pratique suffit donc à démasquer le pouvoir sous l’autorité : que se passe-t-il si l’élève ne reconnaît pas la supériorité statutaire de l’adulte, ne s’incline pas devant son droit de commander, nie la légitimité des décisions prises pour lui ? N’en vient-on pas alors au moment où le pouvoir se démasque et apparaît tel quel, comme une capacité d’obtenir qu’autrui fasse ce qu’il refuse de faire spontanément ? Gérard Mendel peut donc ironiser sur ce nouvel oxymoron : l’autorité dite démocratique. « Nous revoilà à la recherche d’une quadrature du cercle : une autorité qui serait démocratique, c’est-à-dire la fusion des contraires » (2002, p. 94). Renaut lui-même le reconnaît, « personne ne sait vraiment ce que pourrait être une autorité conçue et pratiquée autrement que de façon hiérarchique » (2004, p. 14). Ainsi, quand on étudie le texte de l’autorité sous l’angle des définitions du conceptautorité, l’on voit que ce concept se confronte à une double difficulté : premièrement, en tentant de se différencier du concept de pouvoir, il s’engage dans d’évidents embarras sémantiques et théoriques ; deuxièmement, en tentant de s’adapter à la dévalorisation idéologique de la notion de contrainte, il est réorienté vers des formulations contradictoires tentant de rassembler l’inégalité et l’égalité, ou encore le commandement et la liberté. L’interrogation herméneutique sur le concept-autorité débouche donc sur un constat montrant que ce concept et le découpage de sens qu’il propose manquent de clarté. Du coup, l’argument ultime pour "sauver le paradigme" consiste parfois à mettre le conceptautorité à l’abri de toute investigation en affirmant qu’on ne peut pas le définir en raison de la part irréductible de charisme personnel et de mystère qu’il abrite. Entendant cet argument ultime (fréquemment présent dans les débats sur l’autorité), il est prudent de demeurer dubitatif quant à sa validité. L’"action-autorité" et ses effets contestés "On doit enseigner et éduquer avec autorité", dit le troisième slogan éducatif du paradigme pour désigner la nécessité pratique de l’autorité en éducation. Le programme d’éducation et d’enseignement proposé par l’école française commence alors par cet impératif catégorique de la pédagogie traditionnelle : "autorité tu feras." Une posture 30 herméneutique fructueuse pour évaluer l’impact pratique de ce slogan, c’est-à-dire pour jauger les résultats de l’action-autorité, consiste à s’en remettre aux réponses de la réalité éducative ; en effet, tout comme « celui veut comprendre un texte est disposé à se laisser dire quelque chose par lui » (Gadamer, 1996b, p. 78), celui qui veut se positionner quant aux programmes d’action induits par les slogans éducatifs doit demeurer disposé à entendre les réponses phénoménologiques du vécu éducatif. C’est ainsi que trois séries de réponses au moins se proposent à nous. Premièrement, le paradigme autoritaire postule que l’action-autorité contraint l’enfant pour mieux l’émanciper, pour faire émerger en lui le sujet autonome maître de lui et apte à exercer la citoyenneté démocratique. Ce programme ambitieux est pourtant maintes fois soumis à des critiques d’autant plus acerbes qu’elles reposent sur l’observation empirique de ses effets. La persistance banale du mal, le conformisme, la fabrication de personnalités perpétuellement mineures et habituées à la soumission à une instance tutélaire sont tout aussi possibles par les effets de l’autorité que l’essor de personnalités affirmées, comme l’ont montré les études d’Adorno (2007) ou de Milgram (1974), pour ne citer qu’elles. Les critiques psychanalytique et politique de l’autorité se combinent ici pour dénoncer l’effet nocif de l’usage de l’autorité comme pouvoir de commandement, usage dont le principal effet serait d’habituer les individus à obéir et de compromettre le processus de leur émancipation. Deuxièmement, le paradigme autoritaire affirme que l’action-autorité dans l’enseignement facilite les conditions de l’apprentissage en encadrant et en organisant celui-ci. Mais l’autorité, qui a pour principe de commander des actes et d’en contrôler la bonne exécution, a de ce fait pour effet possible de paralyser l’initiative et le dynamisme des apprenants, pour les remplacer fréquemment par des impératifs déraisonnables à "ne pas faire de fautes". Ces impératifs à agir de telle ou telle façon sont déraisonnables tant que n’ont pas été développées les capacités permettant d’y satisfaire, analyse longuement Scheffler à partir de l’exemple de l’honnêteté et de l’éducation morale. Dire autoritairement à un élève que l’honnêteté est la meilleure des conduites et lui dire de façon impérative d’adopter la conduite honnête qui correspond à l’assertion du maître, c’est user d’un impératif déraisonnable car sa vérification ne dépend pas de quelque chose que le maître peut décider, et touche même assez fréquemment à une conduite que l’enfant n’a pas encore la capacité d’adopter de façon stable et autonome. Ainsi, si « un enseignement approprié, lorsqu’il est couronné de succès, rend raisonnable tout un ensemble d’impératifs, lequel, face aux mêmes élèves, ne l’aurait pas été avant », ordonner aux élèves de se conformer aux impératifs moraux avant même la réussite de l’enseignement, c’est aller trop vite en besogne et privilégier l’autorité actuelle au détriment peut-être de l’apprentissage futur (Scheffler, 2003, p. 133). Éduquer et enseigner par autorité, c’est donc risquer de court-circuiter l’apprentissage pour le supplanter par un ensemble d’ordres dont l’exécution doit être strictement contrôlée afin d’évaluer l’incorporation présumée de la norme par l’élève. Toute la pédagogie autoritaire tient dans cette confusion illogique entre le commandement et l’enseignement. Et maints mouvements pédagogiques se sont demandés si l’autorité n’était pas une entrave plutôt qu’une aide à l’apprentissage. « Nul, l’enfant pas plus que l’adulte, n’aime être commandé d’autorité » affirme par exemple Freinet en énonçant ses « invariants pédagogiques » (1964). 31 Troisièmement, le paradigme autoritaire avance que l’action-autorité est une pièce maîtresse dans la pacification des relations puisqu’elle permet de travailler sans recourir à la coercition directe, dans un espace social où les hiérarchies sont tenues pour légitimes. Or, la réalité du moment - celle de la dérégulation fréquente de l’espace scolaire et de la relation éducative - est cruelle avec cette affirmation et répond plutôt en la contredisant. Tenter aujourd’hui d’imposer l’autorité en exhumant sa forme traditionnelle, c’est se rendre inaudible aux yeux d’individus qui sont désormais empreints d’autres habitus que l’habitus d’obéissance des sociétés holistes traditionnelles. Il n’est pas du tout évident, dans la nouvelle donne sociale et scolaire, que l’emploi de l’autorité soit, primo possible, secundo souhaitable. Alors que le paradigme la pose comme la solution à bien des problèmes éducatifs, l’enquête et l’observation phénoménologiques révèlent plutôt que l’autorité crée des problèmes dans la relation éducative, en raison notamment de sa grande singularité dans un environnement culturel et idéologique qui ne lui réserve pas de place mais la condamne à s’imposer comme elle le peut. Dès lors, s’entêter à vouloir l’exercer, c’est passer à côté de programmes éducatifs plus fructueux : entre l’autorité et l’éducation, il faut désormais choisir, conclut Jean Houssaye (1995). On peut dériver de ces trois réponses de la réalité plusieurs formulations pour les slogans programmatiques en éducation, quant à l’autorité : le premier cas - "on peut enseigner et éduquer avec l’autorité" - est une formulation acceptable, qui a pour elle une tradition retrouvant aujourd’hui de la vigueur, mais qui se heurte à des critiques fortes et à l’écueil d’une nouvelle réalité ; le second cas - "on doit enseigner et éduquer avec l’autorité" - est une formulation inacceptable car trop limitative, trop dépendante de présupposés ontologiques et conceptuels contestables, et trop indifférente aux réponses de la réalité. le troisième cas - "on peut enseigner et éduquer sans l’autorité" - mérite sans doute plus de reconnaissance dans les systèmes éducatifs ; l’École française, en particulier, aurait beaucoup à gagner à engager les professionnels dans des programmes d’action éducative faisant abstraction du vocable autorité ou minimisant la focalisation excessive qu’il suscite, pour bâtir la relation pédagogique sur la base d’autres ancrages : le respect, la reconnaissance, la confiance, la communication, la libre activité de l’enfant, le bien-être, etc. Conclusion Le concept-autorité se manifeste comme un invariant de la culture scolaire française dominante. Or cette fixation terminologique, qui a produit une forme de scolastique pédagogique, n’est pas plus "vraie" qu’une autre, comme a essayé de le montrer l’examen des principales propositions de la tradition autoritaire. Il faut dès lors, comme 32 le dit Gadamer, « briser les pétrifications que représente la terminologie philosophique traditionnelle » (Gadamer, 1996b, p. 59). Cela revient à accepter de vivre, en éducation comme ailleurs, sans l’idée de vérité, tout en évitant de prêter le flanc à un relativisme total. Si l’être qui peut être compris est langage, conformément au mot gadamérien, alors la réalité de la relation éducative émet un texte-réponse qui nous indique indirectement la valeur de nos présuppositions. De plus le souci de la compréhension d’autrui renforce encore les défenses anti-relativistes, puisque notre compréhension mutuelle est bien l’horizon de signification partagée qui limite l’avancée du relativisme. En ce sens, c’est en s’efforçant de rejoindre la finitude d’autrui que ma propre finitude tend à s’universaliser et à résister au piège relativiste. Il est donc souhaitable de plaider pour une conception pragmatique de l’éducation : puisque nous ne sortirons pas des anticipations projetées sur la réalité, c’est-à-dire des préjugés, autant choisir des préjugés plus acceptables que d’autres, autrement dit : des définitions et des slogans éducatifs qui soient autant que faire se peut « conformes à la chose », selon l’expression de Gadamer (1986a), la conformité parfaite n’étant évidemment que « l’horizon de la pensée herméneutique » (Grondin, 1993 ; Dias de Carvalho, 2008). Bibliographie Adorno, Th-W. (2007). Études sur la personnalité autoritaire. Paris : Allia. Arendt, H. (1972). La crise de l’éducation. La crise de la culture. Paris : Gallimard. Blais M-C., Gauchet, M. & Ottavi, D. (2008). Conditions de l’éducation. Paris : Stock. Derrida, J. (1967). L’écriture et la différence. 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