CHARLES RABOT Par Fridtjof Nansen Si de nombreux Norvégiens connaissent le nom du Pr. Charles Rabot et ont entendu parler de ce fidèle ami à Paris qui a rendu de grands services à notre pays, peu connaissent réellement le voyageur et touriste exceptionnel qui, il y a une cinquantaine d’années a commencé à faire ses étranges randonnées dans la Norvège du nord et arpenter les parties les moins connues de notre pays et les zones frontalières jusqu’en Suède. Le géologue et explorateur polaire Adolf Hoel a parlé de Rabot dans les Annales de 1909 lors d’un article sur le massif des Okstindene, et l’avocat Nils Onsager qui, dans ses randonnées, a en partie suivi les anciens itinéraires de Rabot, a profité de diverses occasions (en 1924 et 1926) pour louer son prédécesseur et mettre en avant ses mérites. Sinon, autant que je sache, son nom n’apparaît pas, curieusement, dans les annales. Il est donc plus que temps de rendre ici justice à Rabot et à ses voyages en Norvège à titre de touriste, avant que cinquante ans ne se soient écoulés depuis ses premiers voyages. Charles Rabot voyageait avant tout en tant que géographe et géologue, et il a consigné ses observations scientifiques dans plusieurs études de grande valeur ; en particulier ses recherches menées sur les mouvements des glaciers année après année ont été importantes. Mais Rabot est aussi un touriste en chair et en os, intéressé, et dans son livre Au Cap Nord (1898), il a donné des descriptions remarquables de ses randonnées et de ses expériences. Cet ouvrage bien écrit est à recommander à quiconque sait apprécier la vie de touriste. Rabot est un marcheur qui ne recule devant rien, un homme qui aime la vie au grand air, un amoureux de la nature et un conteur hors pair. Il décrit les balades et ce qu’il découvre chemin faisant, les caractéristiques du paysage comme seul un géologue peut le faire, les beautés de la nature qu’il admire, et il compare les vallées norvégiennes avec les Alpes (p. 90). Il est un observateur aux sens en éveil et il raconte avec force détails tout ce qu’il rencontre sur sa route, que ce soit de nature scientifique ou pas, parlant des conditions de vie des habitants, des moyens de se nourrir, des Lapons (Samis) et de leur vie et de tout ce qui concerne l’homme. Bref : le livre est très distrayant. Après avoir décrit dans les deux premiers chapitres ses voyages et les moyens d’existence entre autres, le long de la côte jusqu’aux îles Lofoten et au Cap Nord, il commence dans le 3ème chapitre à relater ses incursions à l’intérieur des terres, et là il intime vraiment le respect. Il décrit d’abord les coins quasiment inaccessibles près de Børgefjell, au sud de Hattfjelldalen qui reste encore aujourd’hui peu connus, comme il n’y a aucun moyen de se ravitailler pendant deux ou trois jours de voyage. Il traverse le lac de Røsvatn, et ce panorama extraordinaire avec l’immensité de la surface de l’eau, étincelante de lumière, bordée de cimes enneigées dans les plus teintes les plus délicates et changeantes qui soient, dépasse tout ce qu’il a pu voir en Suisse. Il va voir les Okstindene, massifs encore à l’époque (en 1883) presque inexplorés, et il rectifie des erreurs établies précédemment. Le manque de nourriture et l’épuisement l’obligèrent à revenir vers des zones habitées. Pendant quatre étés, il explora le glacier de Svartisen (4ème chapitre). Les cartes étaient alors tout à fait erronées. L’avocat Nils Onsager a étudié les trajets de Rabot dans ce coin et en déduit qu’ils ont dû lui donner beaucoup de fil à retordre. Le terrain autour de Svartisen est pour le moins très confus. Rabot raconte par exemple (p. 109) comment il découvrit soudain deux vallées inconnues, dirigées nord-sud, et il en déduisit ce que nous savons aujourd’hui, à savoir que Svartisen n’est pas un glacier d’un seul tenant, mais est divisé en plusieurs glaciers. Onsager a parlé avec des personnes âgées de ces régions, elles ont déclaré admirer beaucoup Rabot à la fois pour ses capacités de marcheur et pour son « comportement aimable et correct ». À partir de Saltdalen, que Rabot qualifie de paradis du Nordland, (« un paysage de rêve et de légende dans un éternel printemps. Le Saltdal, couvert de gras pâturages et d’importantes forêts sillonnées par une belle rivière aux eaux cristallines, est l’Eden du Nordland1 ») – il se rendit dans la Laponie suédoise à Hornafvan et remonta plus au nord jusqu’à Kvikkjokk. Au Cap Nord : itinéraires en Norvège, Suède, Finlande, paru en 1898, éditions Hachette, page 175. 1 Dans le 7ème chapitre, il parle de son voyage dans la région de Sarjek. Il qualifie ces étendues qui sont les plus hauts plateaux des Lapons d’un des territoires les plus sauvages de la terre : « Cette région qui couvre une superficie d’environ 12 000 kilomètres carrés n’est qu’un amoncellement de pierres et de neiges, une solitude profonde, pleine de mélancolique grandeur 2 ». Même après l’arrivée de la ligne Norrlandsbanen et les travaux réalisés par le Club Alpin Suédois, il reste encore de vastes zones où il est encore peu commode d’avancer. La montagne Sarjek a été découverte en 1879 et Rabot a été le deuxième à la gravir, en 1881. L’ascension a été extrêmement difficile. Il calcula que la hauteur du sommet était à 2140 m, ce qui en faisait le plus haut massif au-delà du Cercle polaire (p. 192). Le manque de nourriture l’obligea à retourner à Kvikkjokk, et de là il retourna dans la Norvège du sud en passant par Sulitjelmajøkelen (p. 210). À cette époque-là, il n’y avait pas encore d’exploitation de mines. Ces excursions mises bout à bout constituent un circuit assez éprouvant sur le plan physique, et il parle de ces randonnées, comme de celles qui suivront, de manière fort amusante. Dans le 8ème chapitre, il parle d’abord de son excursion au départ de Sørfolla – la baie la plus reculée est le Tørrfjord – jusqu’à Virijaure et Vastenjaure, en passant par le glacier Flatisen. C’est un paysage sauvage où il était visiblement difficile de progresser et où le manque de nourriture l’a obligé à redescendre en urgence vers le fjord. Dans une autre partie (à partir de la page 212), il relate sa célèbre randonnée au Kebnekaise, le sommet le plus élevé de Suède, qu’il gravit pour la première fois. Le retour s’effectua encore une fois au pas de course, en raison du manque de nourriture. Le 9ème chapitre contient pas mal de géographie : il étudie les moyens d’alimentation et participe même à une chasse à la baleine. Finalement, nous le retrouvons en train de remonter la rivière Pasvik en direction d’Enare. Lors du passage d’un rapide, le bateau se remplit d’eau, il fait naufrage (p. 294), et encore une fois fait l’expérience involontaire de la pénurie alimentaire. La fin du livre donne un certain nombre de renseignements pratiques pour les voyages, l’équipement, la pêche au saumon, l’escalade et bien d’autres choses. Il souhaite 2 Au Cap Nord (opus cité) page 167 faire partager à ses compatriotes, autant que faire se peut, tous les moments de joie qu’il a éprouvés lors de ses voyages en Norvège. Comme nous pouvons le constater, nous avons affaire ici à un touriste tout à fait hors norme et quelqu’un qui, à un degré rare, a savouré le bonheur d’être un touriste au cours de ses excursions. En tant qu’homme de science et géographe, il a fait de précieuses découvertes concernant justement la Norvège, allant jusqu’à précéder en de nombreux endroits les Norvégiens eux-mêmes. Ses voyages se doivent donc d’être connus des touristes norvégiens. Il occupe une place de choix dans l’histoire du tourisme en Norvège : il est celui qui a emprunté de nouveaux chemins pour découvrir et étudier quelques-unes des zones les plus inaccessibles et sauvages de notre pays si étendu. (Légende de la photo : Vue à partir du flanc occidental du glacier Flatisen) Traduction : Helene Hervieu