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* Ce qu’on appelle parfois la tradition épistémologique française, qui va de Comte à
Canguilhem n’est pas une école à proprement parler, il y a des divergences et des oppositions
terme à terme sur un certain nombre de thèses :
— Comte soutenait que l’existence de lois caractérise les sciences achevées : dans une
science comme la physique mathématique, il n’y a plus d’enquête sur les causes des
phénomènes, mais seulement des équations, autrement dit des fonctions qui mettent en rapport
plusieurs espèces de grandeur. Meyerson soutient au contraire que la légalité n’est pas le tout de
la science, et que les sciences ne progressent que parce qu’elles recherchent à expliquer, à
expliciter certaines causes, ou, plus généralement, à poser des identités. Lien identité/causalité
pour Meyerson : trouver une cause, c’est retrouver une identité fondamentale derrière la diversité
de deux évenements.
— Meyerson juge qu’il y a continuité entre théorie de la connaissance et philosophie des
sciences, que le savant, lorsqu’il entre dans son laboratoire, ne change pas sa raison d’homme
contre une raison de savant comme il troque sa chemise contre une blouse d’expérimentateur. En
particulier, pour Meyerson, les procédures qui conduisent les hommes en général à construire, à
partir des données immédiates de la sensation, les choses du sens commun (une salle avec des
individus assis, l’un d’eux a une mine partibulaire et s’approche de moi, un revolver à la main)
sont les mêmes procédures qui conduisent le savant à construire des choses de savant. Bachelard
s’oppose à Meyerson explicitement sur ce point et il insiste sur la discontinuité — discontinuité
entre le sens commun et la science, mais aussi, et c’est lié, entre différentes sciences particulières
ou entre différents épisodes dans les sciences particulières.
— Bachelard avait privilégié la physique mathématique, et vu dans la mathématisation
d’une discipline le signe qu’elle avait atteint ce qu’il appelait un « seuil de scientificité ».
Canguilhem fait une place à des disciplines qui n’étaient pas vraiment mathématisées à son
époque, la biologie et la médecine, et réaménage conséquemment certains aspects de
l’épistémologie bachelardienne que par ailleurs il affirme respecter.
Canguilhem, “Le rôle de l’épistémologie”, in Idéologie et rationalité dans
l’histoire des sciences de la vie,, p. 23-24 : Canguilhem note que Bachelard a
principalement travaillé sur l’histoire de la physique mathématique, dans laquelle
théorie et mathématique sont identifiées. Puis il ajoute « La méthode [prônée par
Bachelard] doit être élargie plutôt que généralisée. Elle ne saurait être étendue à
d’autres objets de l’histoire des sciences sans une ascèse préparatoire à la
délimitation de son nouveau champ d’application ».