Réflexions sur les futures orientations possibles de la recherche en marketing par Stefano Podestà et Michela Addis A paraître dans : Silva, F. Carù, A. et Cova, B. (eds.) Marketing Méditerranéen et Postmodernité Euromed, Marseille 2005 1 Résumé Par l’examen de l’histoire du marketing et l’analyse épistémologique suivante, cet article fait ressortir quelques limites concernant l’expression traditionnelle de la recherche. A partir de cette évidence, l’adoption du postmodernisme provoque quelques effets stupéfiants dans le domaine du marketing et plus particulièrement pour la recherche afférente au marketing. Selon cette nouvelle perspective, il convient de reconsidérer un grand nombre de concepts entérinés, parmi lesquels figurent la connaissance, le progrès scientifique, la méthodologie et la rigueur. Ainsi apparaissent les plus probables orientations futures de recherche avec la proposition d’une interprétation postmoderne de la recherche marketing : la recherche fondée sur l’expérience. Mots clés Research, postmodernism, science 2 Introduction Depuis que le « postmodernisme » a fait son apparition chez les chercheurs en tant que nouveau concept philosophique et scientifique, un débat a également commencé dans le secteur de l’économie d’entreprise, avec toutefois des divergences d’opinion entre les intervenants, concernant une nouvelle interprétation du marketing et des thèmes évoqués, ouvrant de nouveaux horizons aux chercheurs et des possibilités de développements intéressants, comme cela se produit également dans d’autres domaines. Dans un cas extrême, il se pourrait que la force de son impact nécessite de reconsidérer le contexte de l’économie d’entreprise dans sa dimension académique ainsi que sa théorie et les méthodes de recherche en vigueur. En effet, la prise en compte d’une vision postmoderne du monde met en discussion le concept de vérité et de toute autre certitude ayant préalablement servi de base au « modernisme » et nécessite une redéfinition complexe du processus de recherche. Cette étude a pour objet une interprétation épistémologique du domaine particulier d’entreprise « marketing », à partir de l’analyse de la littérature correspondante publiée jusqu’à présent en créant régulièrement des liens entre le plan de conception philosophique et celui de la recherche marketing. L’examen de la littérature marketing et de son évolution depuis le début des années Cinquante fait ressortir une nette tendance « moderne » – étant entendu que « moderne » se réfère à une vision du monde bien précise, sans aucune signification positive habituellement attribuée à ce terme – dont l’acceptation génère les principes et les concepts du marketing qui sont à présent acceptés d’une manière générale. Bien que quelques auteurs se soient distingués en critiquant les principes fondamentaux du marketing au fil des ans – les premiers d’entre eux étant les chercheurs du marketing relationnel et ceux du marketing fondé sur l’expérience –, leurs observations portent encore sur l’aspect principal d’une vision du monde 3 « moderne ». En effet, l’étude épistémologique du marketing offre l’occasion d’approfondir le courant de pensée actuellement prédominant – précisément le « modernisme » - et du nouveau courant de pensée « postmoderne ». La critique virulente de ces modes de pensée permet de mieux en aborder les fondements épistémologiques en vue de proposer quelques premières réflexions concernant leur impact dans le domaine du marketing, en considérant que l’adoption d’un mode de pensée – qu’il soit moderne ou postmoderne – implique également l’adoption de son épistémologie. En effet, dans le cas où le postmodernisme s’affirmerait, le marketing ne pourrait plus assumer ses principes actuels ni sa teneur tout en continuant à défendre ses positions qui se sont renforcées lors des cinquante dernières années. Cette discipline s’est développée en essayant d’apporter régulièrement aux entreprises les aides adéquates pour définir des stratégies de marché gagnantes. Les concepts du marketing, perfectionnés au fil du temps, étaient surtout destinés à servir de support à la gestion. La présente analyse fait ressortir comment l’extrême sophistication du marketing a partiellement détourné l’attention des chercheurs de la théorie, celle-ci étant surtout orientée vers la méthode : il s’est ainsi développé un mécanisme pervers par lequel le caractère scientifique de la discipline était garanti avec l’utilisation de méthodes scientifiques réputées universelles et immuables. Le noyau de la méthode, découlant de la nécessité de faire du marketing une discipline à caractère académique, a créé une distinction de plus en plus grande entre une littérature de marketing destinée à la gestion et une littérature de marketing destinée à l’environnement académique. Si la première tend à mettre en évidence les implications managériales (donc opérationnelles et concrètes) de l’aide, par contre, la seconde insiste principalement sur l’adoption d’une méthode scientifique qui, dans des contextes très complexes, est souvent assortie d’une spécialisation excessive, bien que soutenue par une modélisation sophistiquée. Donc, en poussant à l’extrême, l’adoption du postmodernisme 4 pourrait se traduire par une critique d’aspects importants du « caractère scientifique » du marketing en tant que domaine d’enquête, au moins dans le sens admis jusqu’à présent. Une telle critique, loin de menacer l’existence du marketing, génèrerait plutôt une singulière réflexion de la discipline. En effet, la pensée postmoderne souligne le rôle de l’expérience dans l’élaboration de la théorie : la méthode redevient un support de la théorie mais pas le contraire. Ce rééquilibrage des rôles se traduit, pour les chercheurs, par une perte de nombreux critères consolidés concernant l’évaluation et le jugement d’une théorie ; il s’avère aussi nécessaire de reconsidérer la signification de leur travail et – non le moindre – de redéfinir leurs responsabilités. Même lorsque le marketing change d’habit, il perd de son prestige scientifique pour devenir un corps de connaissance créé par l’homme pour l’homme. Les rôles respectifs du chercheur et de la discipline sont très risqués et représentent parallèlement un grand challenge. La non-considération de toute référence objective – ô pseudo-objective – de la méthode dans le cadre de référence utilisée par le chercheur pour l’évaluation de toute recherche implique la non-considération de tout support standard extérieur à l’activité de recherche. Le chercheur, se trouvant ainsi privé d’ancrage à un standard, est impliqué dans un défi risqué. En effet, l’ancrage à la méthode, à son caractère scientifique et à sa rigueur, a toujours constitué un filet de protection pour le chercheur : le respect des filières standard, bien considérés par la communauté académique, donnait une garantie de la qualité du travail effectué et de son acceptation par le public de référence. Toutefois, ce même filet de protection devenait aussi la cage du chercheur, au-delà de laquelle il ne pouvait pas aller, sous peine de déconsidération académique du chercheur. Par contre, le fait d’embrasser complètement le postmodernisme signifie l’abandon de tout filet et de toute cage ; ainsi, il est demandé au chercheur de risquer davantage mais également 5 d’être – enfin – libre : libre de toute contrainte, de toute dichotomie, même du choix entre le vrai et le faux et donc capable de faire l’expérience qu’il veut, comme il veut. Par conséquent, il existe un seul critère pour évaluer la recherche : l’enrichissement des connaissances du simple particulier et de la collectivité procuré par l’expérience de la recherche, également vécue par le chercheur. Il est évident que le processus de génération de connaissance est infini et intarissable, car plus l’homme (et la collectivité) s’enrichit, il apprend au sens large, et plus il se rend compte de son ignorance. La connaissance « incite » à la connaissance. 1. Le corps de la discipline du marketing L’origine du marketing peut être située dans la littérature d’entreprise américaine de la fin des années Cinquante et du début des années Soixante, quand quelques membres d’académie commencèrent à s’interroger sur certaines méthodes de gestion et, en particulier, sur l’origine du succès de l’entreprise. Ces articles, actuellement considérés comme les pierres miliaires du marketing, ont fixé les concepts de base de son développement pendant plusieurs décennies ; aujourd’hui on accepte encore ce domaine de connaissance humaine. Par exemple, Felton (1959) dénonça l’absence de conscience dans les entreprises américaines concernant les processus leur permettant d’atteindre les objectifs commerciaux envisagés. En commençant par l’examen des entreprises ayant fait faillite après avoir tenté de se positionner sur le marché, l’auteur indique quelques suggestions pour créer un « marketing concept » de réussite, défini en tant que formulation mentale fondée sur la coordination et sur l’intégration, avec l’activité correspondante, des fonctions destinées à optimiser les profits à long terme. Ensuite, Borden (1964) a rendu ce concept opérationnel, dont le comportement mental initial a été transposé en un ensemble d’éléments – outils – à disposition du « marketing manager » 6 permettant l’élaboration des stratégies marketing. Ces outils permettent de détailler en dernière analyse chaque programme d’action marketing. Ainsi est défini le concept de marketing-mix qui sera ensuite souvent pris en considération du fait de sa simplicité et de la possibilité d’associer le concept de valeur économique (fondamental dans l’esprit marketing) à l’action concrète de gestion, en tant que pilier portant de la discipline1. Au fil des ans, ces conceptions ont fait l’objet d’un processus continu de rationalisation et de perfectionnement. Les activités reconductibles dans le cadre du marketing ont évolué dans le temps, en s’inspirant souvent d’autres disciplines : comme, par exemple, le cas de la segmentation du marché dont la méthode résulte de la psychologie et des statistiques, puis celui de l’étude du comportement de l’acheteur et du consommateur, qui s’est fondé sur des principes et des modèles psychologiques, sociologiques, économiques, et bien d’autres encore2. Outre les cas particuliers, tout le corps de la discipline a fait l’objet d’un perfectionnement continu en vue de définir les outils et les méthodes utiles pour répondre aux besoins du marché ainsi qu’à ceux des managers. Ce processus a largement contribué à la divulgation de la discipline, par la création d’un langage bien accepté et universellement identifié – par la communauté académique, par les professionnels et, non les moindres, par les étudiants de deuxième et troisième cycle – en tant que principes de Gestion Marketing. Ces principes d’origine doivent naturellement se retrouver dans le « marketing concept » qui a également fait l’objet d’un perfectionnement continu au fil du temps. A partir des premières ébauches de définitions du début des années Soixante, le concept de marketing est devenu un ensemble de principes de base, illustré par l’expression « orientation vers le client » (Kotler, 1972). L’orientation vers le client – ou vers le marché selon une acception différente 1 Le terme, suggéré initialement par J.W. Culliton, a fait l’objet d’une étude approfondie et a été introduit dans la littérature pour la première fois par Borden N.H., Marshall M.V. (1959). 2 Burton (2002) a souligné que la pluridisciplinarité est plus une déclaration d’intention qu’un comportement concret des spécialistes de marketing, tant par la difficulté de gérer une très ample littérature hétéroclite aux limites incertaines que par l’absence de mécanismes stimulants. 7 seulement dans la forme – fait du client une référence fondamentale et dominante de l’entreprise : c’est seulement en fonction de ses besoins que l’entreprise projette et réalise son offre destinée, par conséquent, à satisfaire le mieux possible ses clients. L’orientation vers la satisfaction du client apparaîtrait effectivement comme étant la meilleure solution à long terme, car elle permet de guider l’entreprise dans l’incertitude du futur (Oliver, 1996; Reichheld, 1996; Costabile, 2001). Ainsi, l’orientation vers le client est la philosophie de gestion qui rend les actions de marketing légitimes et l’ensemble cohérent et harmonieux. C’est seulement en lui-même que le processus de marketing a une signification, depuis l’étude de l’environnement et de ses éléments (y compris la concurrence et le marché), pour assumer les décisions stratégiques – segmentation et positionnement – qui trouvent enfin une application concrète dans les décisions opérationnelles : en fait, ledit « marketing-mix ». Cette définition du marketing a vite fait l’objet d’un consensus croissant et général, déjà depuis les années Soixante-dix, ainsi transposé en un véritable « evergreen » (Troilo, 1993) ou – selon l’expression formulée par les plus critiques – en un « marketing mégalomane » ou encore en une « Kotlerite » (Brown, 2002). La grande simplicité d’utilisation du marketingmix, créé initialement pour transposer in termes opérationnels le « marketing concept », a été une des principales causes de la grande diffusion du marketing en tant que discipline3 et de l’ample crédibilité obtenue. Toutefois, il en est résulté une stagnation indubitable des recherches et des études marketing. En effet, les projets de recherche ont été effectués presque exclusivement dans le domaine du cadre de référence précité, en développant uniquement dans ce contexte des modèles théoriques et des références opérationnelles en vue d’orienter l’entreprise vers des meilleures performances économiques. Le cadre de référence est resté le même, sans aucun changement pendant les décennies suivantes : le marketing-mix a été 3 Troilo (1993) faisait déjà ressortir comment le succès du marketing-mix était imputable à la possibilité de planifier les activités et à la rationalité économique qui lui sont propres. Par contre, selon Brown (2002), le 8 tellement considéré en tant que réalité révélée et indiscutable que, pendant très longtemps et dans la condescendance générale, aucune critique n’a été enregistrée à propos de sa pertinence. Ce phénomène d’homologation généralisée pourrait certainement résulter de la très grande netteté, simplicité, utilité et applicabilité des principes du marketing de gestion. Toutefois, il existe d’autres explications résultant de l’interprétation sociologique de la connaissance (Bloor, 1976), connue également en tant qu’épistémologie sociale (Schmitt F., 1999). Dans ce sens, la connaissance représenterait « ce qui est collectivement considéré comme tel » (Bloor, 1976: p. 9). Par conséquent, la science ne serait pas vraiment objective, mais plutôt intersubjective (Toraldo di Francia, 1993). Dans cette perspective, le processus continu d’amélioration de la discipline devient une déclaration d’appartenance à un groupe social – l’académie internationale de marketing – et un processus de reconnaissance sociale de ses membres, ou plutôt en dernière analyse, rien d’autre qu’un exemple d’isomorphisme. Le besoin ressenti d’améliorer les effets des stratégies marketing, dans un contexte d’évolution toujours plus rapide et de moins en moins compréhensible, a nécessairement porté les chercheurs à surévaluer leur spécialité ; ainsi ils apparaissent souvent comme des grands spécialistes d’outils et d’aspects particuliers du marketing4. Cette tendance évolutive des contributions du marketing est également alimentée par les articles parus dans les « A Journal » qui publient généralement des contributions à caractère très spécialisé, étayées par une copieuse analyse empirique, mais peu consistante. Pour cette raison, ces publications ont été également dénommées par la critique « Journal of Marketing Obscurity » (Piercy, 2000 ; Baker, 2001). succès du « marketing-concept » s’explique par le besoin ressenti par les spécialistes marketing de croire en quelque chose, indépendamment de son contenu. 4 La tendance vers la spécialisation des sciences a commencé à se développer en Francia au début du XIXe siècle et, partant de là, elle s’est étendue aux économie de pointe (Geymonat, 1972). 9 Si d’une part, cette tendance spécialise les compétences et permet à la discipline de progresser de façon « scientifique »5, d’autre part, il existe un grand risque de perdre de vue le cadre conceptuel de référence dans le domaine duquel ces compétences s’inscrivent. C’est aussi probablement à cause de cette tendance que le marketing a fait l’objet d’importantes critiques au fil du temps, mais celles-ci n’ont pas pour autant entraîné de changement de la théorie générale initiale, ayant seulement influencé l’évolution ultérieure du marketing. Cette approche du marketing relativement simpliste a transformé en victimes aussi bien la théorie générale du marketing que les consommateurs eux-mêmes, réduits généralement à de simples numéros (soit des données quantitatives) par les spécialistes marketing, sans parler des étudiants universitaires qui ont été contraints d’apprendre les principes marketing comme un simple livre de cuisine avec des ingrédients à mélanger et des formules (presque toujours assez rigides) à appliquer en toutes circonstances. Aujourd’hui encore, dans la plupart des entreprises, les tâches marketing sont l’apanage de spécialistes, considérés par ailleurs comme les derniers responsables de l’orientation stratégique de l’entreprise, qui n’ont rien d’autre à faire que d’appliquer des formules et des recettes apprises pendant les études et perfectionnées dans la pratique (dont on reconnaît le dynamisme et l’hétérogénéité partielle)6. Le malaise de cet état de fait a commencé à se manifester sous plusieurs formes : la tendance à la consommation, le féminisme, les incursions sociologiques et ainsi de suite. Il s’agit d’une manière générale de filières très segmentées et peu systématiques, à l’exception de deux filières qui ont assumé leur propre identité : le marketing relationnel et le marketing fondé sur l’expérience. 5 La signification traditionnelle de la science est acceptée pour le moment ; dans les pages suivantes l’argument sera approfondi. 10 2. Les critiques sur la discipline du marketing 2.1. Deux critiques importantes sur le marketing Le progrès scientifique se situe dans le domaine de la connaissance humaine à travers un processus désormais standardisé : théorie, critique et nouvelle théorie. Le marketing suit également cette approche générale. Concrètement, cela signifie que chaque contribution marketing – comme pour tout autre discipline – débute par l’analyse de la littérature, puis repère un point critique résultant d’une faible correspondance entre la théorie et la réalité pour procéder ensuite à la reconstruction de la connaissance de cette partie spécifique, tout en contribuant à l’amélioration des connaissances de la société. Dans le domaine de la littérature marketing, il est possible de trouver quelques approches critiques avec des points communs qui génèrent une réelle mouvance de reconstitution de la discipline. En particulier, deux principales filiales ont soumis la discipline du marketing à une critique virulente : la filière du marketing relationnel et la filière du marketing fondée sur l’expérience. Les deux filières ont accusé la discipline de s’être fourvoyée en se concentrant sur la modélisation de schémas interprétatifs de la réalité qui se sont révélés trop éloignés par rapport à celle-ci et donc non capables de donner une explication exhaustive pouvant être généralisée. Dans l’ordre chronologique, la première filière qui a mis la discipline en situation de crise est celle qui a été plus connue par la suite sous l’appellation de marketing relationnel. Dans les années Soixante-dix, une partie de la littérature marketing a commencé à s’interroger sur l’objet de la discipline et sur son extensibilité à d’autres cas de la réalité (Ferrero, 1992). En particulier, l’Ecole Suédoise de Marketing Industriel et l’École Nordique des Services ont constaté en même temps que le marketing s’adaptait bien aux rapports d’échanges afférents au marché des biens de consommation de masse, pour lesquels il était initialement projeté ; mais 6 Le phénomène apparaît aussi clairement par l’analyse de livres de texte qui proposent des grandes « checklist » 11 elles l’ont accusé de perdre son efficacité analytique et interprétative du moment qu’il était utilisé tel quel dans d’autres cas de figure, dont en particulier le secteur des biens industriels et celui des services. Le marché des biens de consommation de masse se distingue par une demande fortement atomistique, dans laquelle les aspects personnels de l’acheteur perdent toute importance laissant la place à l’anonymat et à l’homogénéité des attentes, analysables dans l’hypothèse la plus sophistiquée au moyen de techniques de segmentation également très fines dans certains cas. Selon ce schéma, le consommateur est tout à fait passif et il subit la politique de l’entreprise sans jamais avoir la possibilité de l’influencer de quelque manière que ce soit ; la seule réaction qui lui est permise consiste à choisir entre des offres alternatives préconstituées. La balance du pouvoir d’échange est asymétrique et déséquilibrée : le simple acheteur n’a pas de pouvoir de décision étant donné que sa force contractuelle est proportionnelle au poids – en pourcentage – de son achat par rapport au chiffre d’affaires global de l’entreprise, donc quasiment nulle. Selon le point de vue des partisans de l’aspect « relationnel », la situation exposée est en grande partie différente de celle constatée pour les marchés des biens industriels ou les services qui, par contre, présentent encore tellement de particularités spécifiques qu’ils peuvent être considérés comme des marchés à part où le client apporte une participation particulièrement active, en tant que consommateur, producteur et agent de production. Pour cela, il devenait nécessaire d’aborder une nouvelle réflexion du marketing. Si, en ce qui concerne le marché des biens de masse, la littérature avait situé l’échange au centre du rapport entre la demande et l’offre, et par conséquent au centre de l’analyse, les nouvelles idées exprimées vers la fin des années Soixante-dix et le début des années Quatre-vingt remplacent le concept d’échange par le concept relationnel : c’est-à-dire que le rapport instauré (de façon (Gummesson, 2002) généralement de nature prescriptible (Burton, 2001). 12 plus ou moins continue) entre l’acheteur et le vendeur , plus important pour l’analyse que le simple acte d’échange (souvent sporadique). Tant l’École Suédoise de Marketing Industriel que l’École Nordique des Services soulignent le rôle décisif de la perspective du long terme pour la gestion de ces marchés. A partir de ce dénominateur commun, les deux écoles développent leurs propres orientations : les chercheurs des marchés industriels se concentrent surtout sur les rapports entre les entreprises, en se référant en particulier à la notion de confiance et au concept de réseau de relations (Håkansson, Östberg, 1975; Håkansson, 1982 ; Jackson, 1985 ; Hallén, Sandström, 1991; Ganesan, 1994 ; Morgan, Hunt, 1994 ; Doney, Cannon, 1997 ; Smith, Barclay, 1997 ; Duncan, Moriarty, 1998) ; les chercheurs des services se concentrent sur les différences de services par rapport aux biens et plus particulièrement sur l’interaction continue et nécessaire entre le producteur et le consommateur (Berry, 1980 ; Normann, 1985 ; Turnbull, Valla, 1985 ; Grönroos, 1990 ; Grönroos, 1991 ; Grönroos, 1994 ; Vavra, 1995). En outre, au fil du temps, vu l’importance de l’approche relationnelle, celle-ci a aussi été prise en considération pour les marchés de consommation où il apparaît nécessaire de considérer également la vision du consommateur dans toutes les orientations marketing (Busacca, Grandinetti, Troilo, 1998). En vertu des particularités des nouveaux contextes pris en considération, ces auteurs font ressortir les faiblesses de la position traditionnelle du marketing, qu’ils définissent « marketing traditionnel » ou « paradigme traditionnel » du marketing, qui ne semble pas adaptée aux contextes dans lesquels l’entreprise peut repérer et traiter son interlocuteur de façon individuelle. La seconde critique importante du marketing « universel » est survenue quelques années plus tard par la filière du marketing fondé sur l’expérience. L’interprétation fondée sur l’expérience du comportement du consommateur fait son apparition au début des années 80 en contradiction avec la filière traditionnelle et hégémonique d’études sur le « consumer behavior », dont les premières contributions remontent aux années 60, constituant la filière 13 utilitariste ainsi dénommée par les auteurs de la position fondée sur l’expérience (représentant encore actuellement la plus importante filière de recherches dans le domaine du « consumer behavior ». Vers le milieu des années Quatre-vingt, quelques chercheurs ont commencé à proposer une interprétation élargie du « consumer behavior », en faisant ressortir quelques limitations spécifiques de la filière d’études utilitaristes, dont en particulier la théorie de la rationalité distincte de l’individu. En se concentrant sur le simple acte d’achat, la filière utilitariste a mis en évidence la matrice rationnelle qui guide l’acheteur pour résoudre le problème décisionnel – un problème de choix entre plusieurs produits – auquel il est confronté. En effet, la résolution du problème décisionnel est un aspect qui permet une bonne interprétation rationaliste de la consommation et, en particulier, une modélisation sophistiquée, parfois exagérée. Si d’une part les chercheurs de « consumer behavior » ont ainsi accumulé une quantité consistante de connaissances sur l’argument, ils ont, d’autre part, négligé totalement les autres aspects de la consommation sans matrice rationnelle, dont en particulier l’interaction entre le consommateur – et non l’acheteur – et le produit : c’est-à-dire la réelle et propre expérience de consommation, dont la définition est, par sa nature, incertaine et difficile. La nécessité d’associer des disciplines différentes – devenues réputées incompatibles au fil du temps – pour avoir une vision plus complète de l’homme et de ses choix a même été reconnue récemment, par l’attribution du Prix Nobel 2002 d’Economie à Daniel Kahneman qui a introduit des éléments de recherche psychologique dans les sciences économiques. Bien que la filière du marketing fondé sur l’expérience ait formulé, seulement en 1999, ses critiques explicites sur le marketing traditionnel (Schmitt B., 1999), l’attaque remonte effectivement à l’année 1982, quand Hirschman et Holbrook effectuent la première confrontation entre l’approche traditionnelle et l’approche fondée sur l’expérience de l’étude du comportement du consommateur. Les deux chercheurs, précurseurs de cette filière 14 d’études qui a, au fil des ans, patiemment recueilli les avis favorables et partagés, ont reformulé les différences entre les deux approches concernant les structures mentales utilisées, les catégories de produits analysés, l’utilisation du produit et considéré les différences individuelles existantes. Par conséquent, cette comparaison souligne les caractéristiques essentielles de l’interprétation fondée sur l’expérience du « consumer behavior ». L’attaque portée contre l’approche traditionnelle concerne plus particulièrement les théories de la rationalité et de l’utilitarisme du consommateur. Selon les théoriciens traditionnels du « consumer behavior », concepteurs de la position traditionnelle (Nicosie, 1966 ; Engel, Blackwell et Kollat, 1968 ; Howard, Sheth, 1969; Holloway, Mittelstaedt et Venkatesan, 1971 ; Walters, Gordon, 1970), le comportement du consommateur est régi par une rationalité générale qui permet de résoudre aisément tout problème décisionnel, dont en particulier la décision d’achat, afin de repérer l’offre la plus utile pour le consommateur. Ainsi, l’objet de l’étude pris en considération par ces chercheurs est le processus décisionnel qui conduit un individu à se prononcer pour un choix d’achat déterminé et l’objectif final consiste à élaborer, par le même processus, un modèle universel de référence (Zaltman, Wallendorf, 1979). Il est évident que l’on peut faire remonter l’origine de cette interprétation du « consumer behavior » à la matrice utilitariste de la théorie économique générale (Busacca, 1990 ; Sherry, 1991). Dix-sept ans après, Bernd Schmitt (1999) reprend le même schéma de comparaison analytique en modifiant légèrement les catégories de comparaison, en faisant surtout ressortir de nouveau le contraste entre la filière traditionnelle et la filière fondée sur la nouvelle expérience7. Toutefois, la comparaison de Schmitt implique le marketing traditionnel, dont l’expression semble définir l’ensemble des principes, des modèles et des outils du marketing 7 Le grand espace temporel entre les deux articles cités dans le texte (dix-sept ans) et la grande similitude au niveau des contenus (comparaison entre les deux théories) montrent les difficultés rencontrées par la filière fondée sur l’expérience dans son processus d’affirmation dans le monde académique international. 15 de gestion. De toute façon, la filière fondée sur l’expérience se développe d’abord de façon antithétique à la filière hégémonique, en constituant une réelle réaction au modèle traditionnel de « consumer behavior » et en laissant augurer une révision des modèles et outils afin de mieux coller à la réalité. En effet, c’est justement dans le but d’étudier les comportements de consommation de produits hédonistes (catalogués en tant que produits non purement « rationnels ») qu’est défini le concept d’expérience qui souligne l’importance des émotions individuelles (Carù, Cova, 2002). 2.2. Une lecture critique des critiques du marketing A première lecture superficielle, les deux grandes critiques précitées semblent n’avoir rien en commun. Mais il est indubitable qu’il existe des différences importantes : d’abord, la culture qui les a vues naître est différente – alors que le marketing relationnel est originaire du Nord de l’Europe, le marketing fondé sur l’expérience est de source nord-américaine – ; ensuite, l’objet de la critique est différent comme, par conséquent, le décalage avec la théorie traditionnelle – le marketing relationnel attaque l’élargissement du marketing traditionnel à l’ensemble des secteurs ; par contre, le marketing fondé sur l’expérience porte son attaque sur la théorie de la rationalité du consommateur sur laquelle est traditionnellement fondé le développement du « consumer behavior » – ; enfin, la terminologie utilisée est différente, le concept de marketing traditionnel évoqué précédemment étant évident. Pourtant, malgré ces différences flagrantes, le marketing relationnel et le marketing fondé sur l’expérience ont quelques points communs. Les deux filières d’études ont attaqué le marketing avec des argumentations très similaires. Le marketing relationnel s’est développé à partir de l’analyse de l’applicabilité des modèles traditionnels de marketing à des réalités originales, comme le secteur des services et le secteur des biens industriels. De la même 16 manière, les premières études connues concernant le marketing fondé sur l’expérience ont souligné que les modèles consolidés d’étude du comportement du consommateur ne s’appliquent pas correctement à l’étude de situations spécifiques, dont en particulier les produits hédonistes qui présentent par leur nature une forte composante émotive. Au fil du temps, la vision de ces chercheurs s’est élargie pour inclure une plus ample variété de produits, même non purement hédonistes (Addis, Holbrook, 2001). De toute façon, tant les services et les biens industriels que les produits hédonistes (et d’autres encore) représentent des réalités spécifiques, dont l’approfondissement n’est pas possible en utilisant des modèles et des outils consolidés (qui avaient une vocation universelle et une applicabilité rationaliste). Autrement dit, ces réalités présentent un comportement différent de celui qui est codifié, décrit et prescrit par les modèles marketing « passe-partout ». Par conséquent, le scientifique ne peut négliger cette discordance entre la réalité et la théorie et il doit intervenir pour combler l’écart constaté, aussi parce que, comme cela se comprend aisément, les « réalités spécifiques » anomales sont désormais plus nombreuses que celles considérées jusqu’à présent dans la littérature. Cette première affinité est suivie d’une autre, non moins importante : le type d’argumentation. En effet, les deux filières commencent à dénoncer l’hétérogénéité de la réalité pour suggérer ensuite l’élargissement des modèles et des principes, c’est-à-dire de la théorie, en tant que voie unique permettant au marketing d’adhérer suffisamment aux différentes situations étudiées. L’écart peut être comblé en intervenant sur la théorie : seule sa redéfinition permet d’agrandir le spectre des modèles et des outils pour que la théorie devienne un outil de lecture valable et d’interprétation de la réalité. Dans cette perspective, la réalité est considéré comme un fait avéré, étranger à la science sur lequel elle ne peut intervenir ; le devoir de la science consiste seulement à être capable de lire la réalité pour l’interpréter et pour la connaître. Le processus de connaissance est ainsi complètement 17 assimilable au processus d’appropriation : connaître suppose faire quelque chose et par conséquent posséder le « savoir-faire » ; avec le processus scientifique, la théorie fait sienne la réalité environnante et la maîtrise, par le biais de la connaissance. Ces deux premiers points communs se réfèrent au processus scientifique de la découverte, mais pas aux contenus de la discipline. En effet, les deux filières adoptent, de la même manière que le marketing traditionnel objet de leurs attaques, le processus traditionnel de découverte scientifique. Un troisième et dernier point commun entre les deux filières concerne le type de critique adressé à la discipline. En effet, les deux filières contestent des aspects spécifiques et particuliers de la discipline : le marketing relationnel conteste l’utilisation dogmatique et l’absence fréquente de logique du modèle de marketing-mix qui devient ainsi une recette simpliste pour gérer une réalité bien plus complexe que celle assumée par la théorie ; le marketing fondé sur l’expérience conteste le développement du modèle traditionnel de marketing en général et de « consumer behavior » en particulier pour en dénoncer plusieurs points faibles et surtout les théories irréalistes8. C’est-à-dire que les deux filières ont critiqué l’implémentation et le développement de la discipline – dans le premier cas, c’est l’implémentation du « marketing concept » qui a été contestée, dans le cas du marketing fondé sur l’expérience, la critique a porté sur l’implémentation de l’étude du « consumer behavior » – mais l’élément responsable effectif de la différence de théorie n’a pas fait l’objet de discussion : il s’agit du système de pensée ciaprès. Le marketing traditionnel se développe à partir d’une vision du monde néo-positiviste, alors que le marketing relationnel comme le marketing fondé sur l’expérience ont (peut-être inconsciemment) une source, plus ou moins exagérée, d’origine postmoderne. En effet, le marketing relationnel discrédite l’entreprise, en lui enlevant ce pouvoir démesuré que le 18 marketing de masse lui avait attribué. Le rééquilibrage de la balance du pouvoir entre l’entreprise et le consommateur épouse justement l’interprétation postmoderne de l’absence de toute hiérarchie. Le marketing fondé sur l’expérience est encore plus postmoderne, étant donné que – mise à part la considération du consommateur et de l’entreprise comme parties opposées exerçant une interaction paritaire – il porte un coup dur à la théorie de la rationalité du consommateur et à celle de son caractère univoque. Par conséquent, le marketing relationnel comme le marketing fondé sur l’expérience se situent en nette opposition par rapport à la filière hégémonique car leur configuration générale est postmoderne. Toutefois, malgré leurs différences de base, les trois théories sont fondées sur une méthode scientifique analogue. Il semble alors opportun de s’interroger sur le rôle caché de la méthode de recherche utilisée dans le domaine du marketing et sur la contribution à « caractère scientifique » de la discipline, pour pouvoir étudier ensuite si, et jusqu’à quel point, il est possible de soutenir que le corps des connaissances de marketing est scientifique. La question qui se pose à propos du chercheur marketing peut avoir des effets destructeurs sur son identité (Piercy, 2002) en permettant à la fois la liberté de pensée et d’action. 3. Le modernisme et le postmodernisme 3.1. Le modernisme Bien que le terme modernisme corresponde au système de pensée qui s’est développé au cours des quatre derniers siècles, il peut être considéré que sa définition effective a été établie lors des dernières décennies, quand un nouveau mode de pensée – le postmodernisme – a fait 8 Pour une étude approfondie de la confrontation entre approche traditionnelle et approche fondée sur l’expérience, il convient encore une fois de se référer à Holbrook, Hirschman, 1982 e Bernd Schmitt, 1999. 19 son apparition en s’opposant au précédent9. C’est donc seulement à partir du modernisme qu’il est possible de comprendre le système de pensée postmoderne qui propage ses effets stupéfiants dans tous les domaines de la connaissance humaine. Le modernisme est la vision du monde sur laquelle s’est basée l’action humaine pendant l’ère de la modernité qui a débuté conventionnellement avec la Révolution Industrielle et qui a atteint son apogée vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Tout au long des siècles concernés, les sociétés occidentales ont connu un développement exceptionnel : à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle l’Europe a traversé une période de grande stabilité et de bienêtre. Les multiples innovations, les grandes découvertes scientifiques et géographiques, les mouvements démographiques constatés pendant cette période donnèrent une nouvelle impulsion à l’économie (de l’industrie à l’agriculture) en facilitant la propagation généralisée du bien-être et en stimulant la croissance et l’évolution des populations. La 1ère Révolution Industrielle et encore plus la 2e activèrent en Europe un processus de bien-être et d’amélioration des conditions générales de vie qui paraissait intarissable. La machine était représentée comme la solution aux problèmes de l’humanité qui, malgré sa libération de la servitude du travail physique, était louée pour un afflux de bien-être représenté par la possession de biens dont le caractère physique représentait la preuve de leur existence. Dans un climat géopolitique de stabilité et de prospérité économique, la conviction de l’optimisme a pris la place des atermoiements de l’espérance. Les philosophes des lumières et, par la suite, les positivistes étaient convaincus que seule la rationalité, en tant que support et modèle, permettrait à l’humanité d’atteindre le plus haut niveau de bien-être économique et social et, par conséquent, de bonheur, en construisant une société équitable et en maîtrisant la nature (Best, Kellner, 1997). Tout cela prenait forme dans un processus continu et linéaire de progrès 9 Le lecteur doit considérer qu’un accord parfait n’a pas encore été conclu à propos de la signification des termes « modernisme » et « postmodernisme » ainsi que sur leurs caractéristiques : parfois les termes sont utilisés pour indiquer les périodes historiques et d’autres fois les systèmes de pensée qui leurs sont rattachés. 20 de la société que la rationalité rendait désormais possible et justifié. La pensée de l’homme a évidemment été influencée par cette théorie, résumée dans le « modernisme » qui regroupe l’ensemble des filières philosophiques du néopositivisme, de l’empirisme logique, du positivisme logique et du néo-empirisme : en remontant jusqu’à Descartes et Kant, les philosophes Smith, Locke, Hume et les positivistes sont généralement considérés comme les fondateurs du modernisme qui a pu se développer également grâce à l’importante contribution des recherches de Newton (Cobb, 1990 ; Abbagnano, 1995). Dans la pensée moderne, la machine et la science jouent le même rôle : ces deux outils sont au service de l’homme, la machine pour accéder au bien-être économique, la science pour accéder au bien-être social. Ils apparaissent tous deux guidés par la raison, ou plutôt par une rationalité omnisciente, capable de générer des certitudes avec, en plus, la connaissance de la réalité et donc de la vérité. L’homme, par son aptitude reconnue à comprendre la nature, la réalité et ses vérités, était capable, dans la perspective moderne, d’intervenir sur la matière pour la transformer et l’améliorer. L’intérêt des penseurs et des chercheurs consistait donc à trouver les lois régissant les phénomènes économiques et scientifiques pour en comprendre les applications et surtout pour en permettre la répétitivité et l’amélioration (Chiurazzi, 1999). Dans ce sens, l’histoire était perçue comme une évolution linéaire de la société qui évoluait au travers d’un processus continu d’accumulation et, par conséquent, de progrès. Par contre, tout ce qui était étranger à la logique évolutive ne contenait aucun secret intéressant à découvrir et était donc de ce fait négligé. Un pragmatisme finalisé gouvernait l’analyse scientifique et ses disciplines, la connaissance s’orientait vers la réalité et la vérité, génératrices de lois répondant à des phénomènes itératifs pouvant être améliorés, puis de règles de conduite appropriées. La connaissance était orientée vers le « bien », avec la certitude de la vérité du réel. La volonté d’atteindre des niveaux de bien-être de plus en plus élevés a forcément étendu le concept de science à chaque discipline du savoir : la simple application de la méthode 21 « scientifique » transposait ainsi chaque discipline en Science. C’est effectivement au début du XXe siècle, avec l’apparition de la psychologie, de la sociologie et de la psychanalyse, que la rationalité de l’homme – en tant que capacité d’atteindre la connaissance « réelle » et par conséquent « véritable » – a été encore plus portée aux nues en devenant excessive ; pendant ces années, le modernisme s’est imposé en tant que système de pensée hégémonique et en tant que référence incontestée pour toutes les sciences. C’est justement en vertu des conquêtes de l’humanité que le terme « moderne » a acquis de fortes significations positives, en concordance avec le terme « avancé » ; par contre aujourd’hui, le terme « moderne » se réfère plutôt à une époque passée en train de se terminer, au moins pour ceux qui sont plus sensibles aux changements sociaux (Cobb, 1990) 3.2. Du modernisme au postmodernisme Dans la seconde moitié du XIXe siècle, quelques philosophes – Kierkegaard, Nietzsche et Heidegger entre autres – commençaient à douter de la foi inflexible que leurs contemporains manifestaient pour la rationalité ainsi que de leurs capacités à définir, cerner et connaître la vérité (Jackson, 1996 ; Best, Kellner, 1997). Cette même signification de vérité perdait son sens immanent – heuristique, holistique et salvateur – propre à la pensée précédente. Bien qu’il s’agisse d’une époque d’opinions controversées, leur pensée est réapparue et s’est développée lors des réflexions d’un groupe de philosophes français associés au poststructuralisme – dont les plus connus sont Derrida, Foucault, Lyotard et Baudrillard –, actuellement reconnus comme les premiers théoriciens postmodernes (Best, Kellner, 1991 ; Williams, 1998 ; Chiurazzi, 1999). Toutefois, c’est seulement pendant les années 80 que cette pensée a été diffusée dans le monde entier, en faisant de nouveaux adeptes, parmi lesquels le philosophe américain Rorty. 22 Déjà, la pensée de Kierkegaard lance une dure attaque contre la confiance dans la rationalité humaine et toute réflexion destinée à connaître la réalité et la vérité : concepts qui emprisonnent l’humanité, en lui donnant l’illusion de posséder des certitudes et en neutralisant les sentiments, l’inspiration et la spontanéité qui constituent au contraire une partie essentielle de l’être humain et de son aspiration vers Dieu. Dans cette perspective, Kierkegaard revendique le rôle joué par l’irrationalité, la spontanéité et la subjectivité dans le processus de réalisation de l’être humain que la pensée dominante réduit, par contre, à une série de règles et de normes qui en limitent les possibilités, par conséquent à l’origine de frustrations et d’aliénation spirituelle. Kierkegaard invoque ainsi la renaissance de la passion et de la spiritualité intérieure qui motive les actions individuelles et qui unit les hommes. La référence à la Passion spirituelle du Christ est évidente en tant que force unificatrice de toute l’humanité toujours régnante et, de toute manière, supérieure à la rationalité. Et c’est justement la référence à la religion chrétienne qui permet au philosophe de situer la passion subjective en tant que concept différent de vérité, modifiée dans l’existence quotidienne ; la rédemption religieuse selon Kierkegaard remplace la vérité exacerbée du réel en tant que principe de vie. Kierkegaard oppose ainsi la passion et la rationalité, les sentiments et le calcul, l'instinct et le raisonnement : en résumé, l’homme et la machine, l’esprit et la matérialité (de l’homme et des biens). L’attaque de Nietzsche contre la pensée moderne est encore plus dure, n’ayant aucun rapport avec une quelconque foi religieuse. Nietzsche loue l’individualité, son pouvoir et son autonomie qu’il oppose fermement à toute forme d’idéologie préconçue, immanente, rationnelle et définitive, en tout cas salvatrice. Dans la perspective du philosophe, toute idéologie est une faible et inutile tentative de l’homme en vue de se défendre contre les vicissitudes de la vie quotidienne, une source erronée de vérité et de sécurité. Avec la révélation de l’illusion idéologique, même Dieu meurt, c’est-à-dire que toute foi disparaît se 23 réduisant à une reconduction du tout sur une base unique (Chiurazzi, 1999). La rationalité, la science moderne et son utilité dans la vie des hommes, la recherche de la vérité, l’objectivité – concepts glorifiés par les philosophies des lumière et du positivisme – font l’objet de fortes critiques de la part du philosophe et qui trouveront ensuite leurs solutions dans le postmodernisme. Il n’existe pas de vérité éternelle, de vérité démontrable et univoque, tout doit se situer dans le contexte géographique et historique : la métaphysique, l’idée d’une connaissance permanente et d’une réalité transcendantale sont des représentations créées seulement pour alléger les souffrances humaines et qui empêchent l’homme d’utiliser pleinement ses aptitudes et d’expérimenter par lui-même le sentiment d’accomplissement de sa propre vie faite de forces et de passions opposées. En même temps, il n’existe pas une seule vérité absolue, mais seulement des perspectives (visions) ressenties par chaque individu concernant différents évènements, chacune d’entre elles devant être relativisée en fonction de la personne, du moment et du contexte historique et social. Le philosophe considère la vraie connaissance en tant qu’existence simultanée d’une multitude d’interprétations, chacune d’elles étant le résultat d’une perspective particulière présentant un caractère essentiel méritant par conséquent d’être valorisée ; cette connaissance multiple conduit les hommes à apprécier la différence, mais c’est aussi le fruit d’un long processus qui nécessite de gros efforts et une grande soif de connaissance, un désir humble et insatiable de connaître, où l’intelligible est sans fin car toute connaissance est la source de recherches et de connaissances ultérieures. La connaissance génère de la connaissance. Nietzsche reconsidère également le concept de sujet et il l’interprète comme une simple construction idéalisée qui comprend une multitude d’émotions, de pensées, d’idées et de stimulations, créée par les penseurs modernes pour donner à l’homme l’illusion d’avoir sa propre identité, en l’extrayant fictivement de la masse anonyme dans laquelle il vit. Dans cette situation, l’humanité peut progresser, mais uniquement grâce aux efforts d’hommes libres et ouverts à la connaissance, 24 capable d’exprimer librement leur personnalité et leur créativité, sans avoir peur de ne pas posséder la vérité. La vérité n’existe pas, il existe des interprétations individuelles de la réalité, mais la non-possession de la vérité – lorsqu’elle est perçue et acceptée – représente la force et la pointe de la connaissance. En prenant connaissance du nouveau, l’homme se met en question, il prend des risques, mais il se réalise. Heidegger est le troisième fondateur du postmodernisme ; il constitue un point de référence fondamental dans la plus récente pensée postmoderne. En effet, Heidegger, est un des plus grands critiques des théories de base du modernisme, et un des philosophes qui ont le plus influencé la philosophie contemporaine. Sa pensée se développe autour du problème de l’être, un thème qui lui permet d’aborder de nombreuses questions et de marquer ainsi son détachement de la pensée moderne hégémonique. Ce n’est pas par hasard s’il choisit de s’occuper de thèmes négligés par la philosophie de son époque, considérés comme acquis, presque évidents. Dans sa pensée, Heidegger prend ses distances par rapport au concept traditionnel de vérité – ce qui correspond à la réalité est vrai – et considère par contre la liberté en tant que vérité première. La notion moderne de connaissance et d’être apparaît donc en tant que fruit de la domination et du pouvoir de l’homme sur l’homme. Heidegger critique l’interprétation de la conceptualisation théorique en tant qu’unique possibilité de connaissance, en faisant ressortir comment la connaissance primaire de l’homme n’est absolument pas conceptuelle et comment il n’est pas possible d’expliquer complètement ce que l’homme sait. L’art et la poésie, négligés entièrement par la pensée moderne, représentent pour lui une signification particulière justement parce que ce sont des moyens alternatifs de la connaissance, c’est-à-dire du savoir. Parallèlement, Heidegger nie l’existence de la distinction moderne entre le sujet et l’objet, parce que même l’objectivité est le fruit d’une interprétation. Ensuite, il nie que la métaphysique soit une branche spécialisée de la philosophie, parce qu’elle est plutôt une perspective globale qui concerne toutes les activités de l’homme. Ainsi, 25 il considère que le langage prime l’homme, car ce n’est pas un simple outil de communication tel que le veut le modernisme, mais la manifestation privilégiée de l’être. Le langage est l’extension de l’être, il est donc un mode d’être en lui-même. Du point de vue social, Heidegger attaque ensuite la modernité en l’accusant d’avoir transformé les populations en de véritables masses amorphes, en nivelant leurs goûts, leurs idées, leurs langages et leurs habitudes, au travers d’un processus continu d’homogénéisation qui élimine toute manifestation de personnalité. La vérité et la connaissance poursuivent leur chemin au prix de la perte des caractéristiques de l’individu en tant qu’expression et richesse. Cette évolution a largement été influencée par le développement technologique moderne qui, selon la perspective du philosophe, crée seulement de puissants outils de domination des individus, considérés comme simples ressources facilement remplaçables (Best, Kellner, 1997), ou mieux encore, remplaçables par les machines auxquelles ils sont réductibles. En conclusion de ses idées et de ses critiques contre le modernisme, Heidegger ne fournit pas un système de pensée uniforme, mais juste des développements partiels de certains arguments (Clark, 2002), partant d’une vérité à inventer et non pas à découvrir. 3.2. Le postmodernisme Les pensées parfois partielles des philosophes qui, au XIXe siècle, représentaient des opinions à contre-courant sont devenues un véritable système de pensée au siècle suivant, quand les évènements historiques ont mis en évidence la caducité des certitudes humaines. Les conflits et les crises politiques, les guerres mondiales, la chute des blocs politiques et des états nationaux, l’affaiblissement des groupes sociaux et de la famille, la prolifération des technologies de communication impersonnelles et standardisées, l’inquiétude sociale sont tous des phénomènes caractéristiques de la post-modernité qui ont sapé l’idée de stabilité politique 26 et d’une possibilité de convergence univoque de nombreux intérêts différents. En même temps, ceux-ci ont renforcé les critiques des différents philosophes précurseurs et ont marqué le début d’un processus de révision de l’idée de progrès, étant évident que l’objectif d’un niveau minimum de bien-être commun à toutes les classes sociales ne peut pas être appliqué et qu’il est plutôt le fruit d’un concept situé dans un contexte historique relatif et tout à fait discutable, certainement pas absolu : le post-modernisme « refers to the consistent deconstructing of the entire program of early modernism » (Cobb, 1990, p. 150). Malgré les bénéfices induits par le développement généré par les applications de biotechnologies, par la globalisation de l’économie, par les autoroutes d’informations et par les nouvelles technologies génétiques, la situation actuelle reste instable et discriminante, avec une petite quantité de population riche côtoyant une grande majorité de pauvres, sans travail et aliénés. Le monde apparaît riche en contradictions, toujours plus instable, inquiet, manquant de certitudes : la sécurité devenant un bien en soi. Dans les années 60, les voix de Gilles Deleuze, Roland Barthes, Jean Baudrillard, et Julia Kristeva commencent à s’élever à l’unisson contre les certitudes de la rationalité, en dénonçant la faillite de la philosophie des Lumières et du sujet cartésien (Best, Kellner, 1997). La dénonciation des post-structuralistes convergera quelques années après vers le postmodernisme, terme attribué à Charles Jenks. Bien que le mot « postmodernisme » n’ait pas encore une signification précise, il se réfère tout de même à de nombreux phénomènes culturels partiels – étant donné que certains philosophes jugent nécessaire d’utiliser le pluriel et par conséquent de parler de « postmodernismes » selon le meilleur état d’esprit postmoderne (Featherstone, 1991; Brown, 1994 ; 1995; 1997 ; Chiurazzi, 1999)10 – ; toutefois, il est possible de reconnaître dans la revendication de la complexité et de la segmentation ainsi que de la méconnaissance de la réalité, niée jusqu’à présent par le modernisme, l’élément central de la nouvelle philosophie 27 (Cova, 1996). En fait, le concept de réalité est contesté de même que celui de vérité. D’une manière générale, il est possible d’affirmer que le postmodernisme met en doute toute certitude du modernisme (Cobb, 1990). En effet, chaque philosophe a orienté sa pensée dans une direction spécifique : les philosophes adeptes de la déconstruction, comme Derrida et Lyotard, vantent le concept de différence et en font ressortir le lien avec le langage afin que cette même différence soit complémentaire du langage et réciproquement11 (Chiurazzi, 1999 ; Best, Kellner, 1997). Lyotard évoque en détail la relation entre segmentation et globalisation pour souligner en conséquence les caractéristiques de la situation postmoderne (Williams, 1998). Vattimo (1983) concentre son attention sur la critique de la rationalité pour nier en conséquence la possibilité d’identité en choisissant de vanter la différence et la tolérance, soit une « pensée faible ». Bocchi, Ceruti, Morin et d’autres encore développent la théorie de la complexité, c’est-à-dire la glorification de l’aspect multiforme en tant que base du monde dont l’ambiguïté et la confusion ne permet pas à la science de développer un schéma d’interprétation valable dans l’absolu et pour toujours (Bocchi, Ceruti, 1985). Foucault se concentre sur le sujet et conteste son assujettissement à la société ainsi que ses constructions erronées, en le considérant seulement comme une construction marquant son unité et son identité, telle qu’elle résulte des logiques et des règles sociales. Rorty analyse la philosophie occidentale en réfutant l’existence de tout rôle dans la vie politique sociale, qui apparaît dépourvue de conscience interprétative critique en allant ainsi à la recherche de certitudes initiales. Tous ces courants de pensée, même dans leurs particularités respectives, revendiquent la validité des différences effectives entre les époques historiques, les lieux géographiques et les 10 Par contre, d’autres auteurs contestent le bruit suscité par le postmodernisme et soutiennent qu’il s’agit seulement de la découverte de certains aspects du modernisme (Bouchet, 1994). 11 En effet, le langage – en tant qu’objet de construction sociale – est parallèlement le fruit des différences entre les communautés ainsi que l’alimentateur continu de telles distinctions. Dans ce cas, le langage n’est rien d’autre 28 simples individus. L’idée de l’existence d’un développement linéaire de l’histoire qui conduit, au fil du temps, vers une situation d’amélioration du bien-être et de l’émancipation de l’homme est fortement réfutée : il n’existe aucun centre, aucune structure de connaissance, mais chaque chose cohabite avec les autres, sans précise signification aprioriste et absolue. C’est la fin de l’universalisme, des fondamentalismes, de la hiérarchie, des frontières, alors que, dans le même temps, la contingence et la diversité sont glorifiées (Firat, Venkatesh, 1993 ; 1995). L’homme s’enthousiasme en pensant dominer la machine et en croyant que la machine l’a libéré de l’esclavage du travail, mais en réalité c’est la machine qui domine l’homme, en lui refusant toute originalité et en lui ôtant la liberté d’être différent, c’est-à-dire d’être lui-même. L’homme n’a pas de qualité spécifique tant qu’il est assujetti à la machine. Les concepts de Vérité, d’Histoire, des Valeurs, de l’Objectivité, de l’Être, du Sujet perdent, dans la perspective postmoderne, toute valence absolutiste et sont insérés dans leurs formes contextuelles et relatives et, par conséquent, sujets à des interprétations qui peuvent même être opposées, mais cette opposition, c’est-à-dire la diversité, est la véritable richesse de l’homme. Les idéologies qui créent les dictatures sont donc seulement le fruit du concept absolutiste de la modernité, sans aucune justification politique, contingente et finalisée. Si le modernisme répond aux grandes interrogations de l’humanité – telles que celles qui concernent la croissance, le bien-être, les problèmes sociaux – le postmodernisme non seulement ne fournit aucune réponse, mais suscite de nouvelles interrogations : on s’interroge pour savoir si la connaissance est une richesse qui génère de la richesse suscitant des interrogations qui génèrent des nouvelles recherches et, par conséquent, une nouvelle connaissance qui vient s’ajouter à la précédente en l’enrichissant de nouveaux aspects et de nouvelles nuances. L’intelligible étant non-fini, les possibilités d’enrichissement de l’homme n’ont pas de limites, les frontières étant différentes de celles de son aptitude et de sa volonté qu’une chaîne infinie de signifiés ; si le langage n’est pas univoque par sa signification, il est donc toujours 29 de connaître. En faisant ressortir les limites du moderne, le postmodernisme ne propose pas encore de nouvelles réponses ni de vérités générales et universelles car celles-ci n’existent pas dans l’absolu. De plus, il n’existe même pas d’interrogations universelles partagées justement parce qu’il n’existe pas de valeurs super-ordonnées, aprioristes. Il n’existe pas un début, parce qu’il n’existe pas une fin ; le concept de fin est une limite que l’homme ne peut se permettre. Le postmodernisme stimule la réflexion continue des individus, surtout en ce qui concerne les principaux thèmes, tels que le progrès scientifique, technologique et social, le rapport de connaissance et de domination de l’homme sur la nature ainsi que la rationalisation exagérée du monde (Chiurazzi, 1999). Tout ceci dans un contexte incertain, mais générateur de résultats de connaissance, c’est-à-dire de véritable richesse. Les implications postmodernes sur les disciplines sont multiples et stupéfiantes (Featherstone, 1991), mais celles concernant le concept de science représentent un des arguments les plus intéressants et les plus importants. 4. Quelles sont les possibilité pour une science postmoderne ? 4.1. Du caractère scientifique de la méthode au caractère scientifique de la discipline La philosophie de référence du modernisme est surtout basée sur l’empirisme logique, qui était la philosophie prédominante au XXe siècle. Cette philosophie – très semblable au positivisme logique dont elle partage les premières phases de développement depuis les travaux du Cercle de Vienne – trouve la source de ses principes fondamentaux dans le positivisme et dans la promotion de la recherche scientifique en tant que méthode à utiliser, puisque selon les penseurs qui expriment le mieux cette position (in primis Carnap et Hempel), l’analyse logique et la méthode sont les bases d’élaboration de la connaissance argotique, allusif : c’est un lien entre deux. 30 tandis que la physique représente la science par excellence. Un tel concept génère deux grandes conséquences : la première impose à toutes les autres sciences, même les sciences sociales, d’adopter la méthode de la physique, car cela les sublime (Rosenberg, 2000 ; Salmon, 2000) – voir le slogan significatif associé au positivisme logique « La signification d’une affirmation est la méthode de sa vérification » dénommé précisément le Principe de Vérification (Ray, 2000) – ; la seconde conséquence est que, en agissant ainsi, toutes les sciences appliquent une même méthode et cela semble suffisant pour affirmer l’aspect unitaire de la science (Hooker, 2000). Encore une perte de différence, un appauvrissement de la pensée, un affaiblissement de la connaissance. Les volontés d’uniformiser la réalité et, par conséquent l’homme, sont à l’affût. Le principe de dépassement et d’évolution linéaire et progressive de la science nécessite que la connaissance évolue par avancées et strates successives. La nouvelle connaissance intègre et perfectionne la suivante, la rend plus véritable, mais non différente. Il ne peut pas exister de connaissances différentes par rapport à une même réalité. La réalités est objective, le sujet peut seulement observer, sans modifier, formuler ses points de vue et ses valeurs, la réalité même. L’observation ne crée pas la réalité qui est préexistante et objective. L’observateur est neutre, substitut de la machine, et qui plus est imparfait ; ses observations successives peuvent améliorer les précédentes (mais pas s’ajouter à elles). Une correcte et rigoureuse application de la méthode « scientifique » à une discipline rend celle-ci automatiquement « scientifique ». La validité de la méthode scientifique s’exprime, en effet, par le dépassement du patrimoine de connaissance précédemment accumulé. Le fait de réfuter correspond à celui de savoir, en donnant au « non valable » le même poids qu’au « valable » – par l’absurde, la connaissance pourrait être constituée seulement de « nonconnaissance » –. En effet, un chercheur digne de ce nom est celui qui observe la réalité – quel que soit le fait – et il confronte cette réalité avec les schémas d’interprétation, déjà 31 codifiés par la connaissance, pour tester si ceux-ci sont aptes à comprendre le fait en tant qu’objet de l’analyse. L’éventuelle découverte d’une divergence par rapport à ces schémas rend légitime l’action du chercheur pour en trouver des nouveaux, hypothétiquement plus appropriés que les précédents, sauf en cas de vérification, pour analyser la réalité. Il s’agit de la Théorie de la Correspondance de la Vérité, d’origine aristotélicienne, devenue la théorie commune de l’épistémologie moderne (Lynch, 2001). En résumé, nous sommes en présence des conceptions « modernes » de la méthode de découverte scientifique. C’est en fait, une découverte scientifique en tant que fruit du désir de l’être humain de connaître et de dominer l’environnement puis de « se surpasser » lui-même dans l’intention de faire progresser l’ensemble des connaissances dans le cadre d’un inépuisable (mais malheureusement hypothétique) processus de développement. En effet, la pensée moderne retient que le but de la recherche consiste à augmenter petit à petit la connaissance humaine de la réalité, en s’approchant par approximations successives de la Vérité. Il s’agit du principe de Vraisemblance, selon la définition de Popper (Brink, 2000 ; Shapere, 2000). Une telle interprétation épistémologique des sciences représente en soi toute la confiance spontanée visà-vis des capacités de l’homme à faire tôt ou tard le « meilleur des mondes possibles ». Dans sa soif de certitudes, l’homme révèle ainsi toutes ses faiblesses, son incertitude et ses limites. L’homme, sans le savoir – et donc sans l’accepter consciemment –, reste ainsi humain, bien qu’il veuille être « scientifique ». Puis, en y regardant bien, ceci explique pourquoi l’homme préfère découvrir la « vérité » dans la réalité extérieure plutôt qu’en lui-même. L’homme se sent « un autre » par rapport à la réalité, alors qu’il en fait partie, mais il est plutôt lui-même l’unique réalité existante à priori ne nécessitant pas de recherche vraiment scientifique. L’acceptation de la méthode décrite comporte deux importants appendices : (1) l’application de la méthode scientifique qui établit la différence entre science et non- 32 science ; (2) les nouvelles théories sont par leur nature meilleures que les anciennes (étant entendu qu’elles les dépassent, en les ayant tout simplement reniées). La première implication trouve son origine ultime dans la catégorie de la rationalité, base du développement du modernisme (Giere, 2000). C’est effectivement l’idée de rationalité qui est la source de la méthode scientifique moderne : selon les empiristes et les positivistes logiques, la véritable connaissance est celle fondée sur la « logique » rationnelle, et donc sur la raison (Salmon, 2000). L’utilisation de la raison, et par conséquent l’emploi de la méthode scientifique, définit la frontière entre science et non-science ou bien, en d’autres termes, elle est capable de transformer une quelconque discipline en science. La science est une discipline rationnelle et une discipline rationnelle est la science. Et la rationalité de la discipline se distingue dans son procédé, dans sa méthode (scientifique), dans ses processus de développement. Selon l’expression de Popper, est science la discipline qui répond au critère de falsifiabilité. C’est donc grâce à la rationalité que l’homme connaît ce qu’il connaît. Et peu importe s’il connaît seulement des non-connaissances car la méthode scientifique a été appliquée et par conséquent le travail est par définition lui-aussi scientifique. La « Vérité » peut attendre. La seconde implication de la méthode scientifique est liée à l’interprétation linéaire du développement de la connaissance. Si le développement de la nouvelle connaissance doit commencer par celle qui est déjà codifiée pour la dépasser ensuite, il est implicite qu’elle lui sera supérieure, vu sa capacité d’expliquer une partie supplémentaire – même minimale – de réalité ou bien de « mieux » l’expliquer. Ce qui est nouveau est, par définition, plus avancé et dépasse donc en qualité ce qui a déjà été acquis. 4.2. La déconstruction du concept de caractère scientifique 33 L’interprétation postmoderne de l’épistémologie conteste autant le concept de méthode scientifique que ses deux accessoires. Evidemment, la lecture critique de l’épistémologie moderne par des philosophes postmodernes se réfère à leur vision du monde. Parmi les principaux concepts du postmodernisme c’est la critique de la vision moderne du monde en tant que réalité objective qui est « là-dehors » et qui attend patiemment et passivement que l’homme la connaisse et en prenne donc possession. La réalité postmoderne est tout autre : c’est seulement un contexte dans lequel l’homme agit, en même temps que des millions d’autres créatures, et par son action il contribue activement à créer (c’est-à-dire à échanger ladite réalité ou bien sa vision de celle-ci), en se servant aussi bien de sa rationalité que de son intuition, en exploitant aussi corrélativement les conditions fortuites. Par conséquent, la tentative moderne d’identifier la vérité et les valeurs absolues – des idéaux valable n’importe quand et n’importe où – est jugée absurde car tout résulte d’une donnée contestée. Et puisque la connaissance appartient au monde, le monde change à partir du moment où on fait sa connaissance. L’isolement du contexte est un acte dénué de sens qui néglige la véritable richesse du monde – la différence et la complexité irréductible – et qui, par conséquent, ne génère aucun résultat définitif et global. Le système de pensée moderne doit donc être « déconstruit » et il faut effectivement en rejeter toutes incohérences dangereuses et fausses oppositions pour donner naissance et laisser place à de nouveaux concepts ultérieurs. S’il n’existe aucune Vérité à comprendre et à découvrir dans l’absolu, la science ne peut pas prétendre à l’objectivité, à la compréhension totale des phénomènes, mais elle doit procéder à des expériences et des essais en se contentant de connaissances partielles et transitoires. Plus précisément, selon Cobb (1990), le terme « vérité » devrait être remplacé par l’expression « approfondissements et compréhension » qui reprend la portée relative et l’ambiguïté du concept exposé plus loin (p. 157). 34 En définissant le postmodernisme (selon l’idée initiale de Lyotard) telle que « la défiance vis-à-vis de tout méta-récit », étant entendu par méta-récit une théorie transcendantale ou un cadre de référence utilisé pour évaluer et juger toute autre théorie ou tout cadre de référence (Lynch, 2001), il apparaît nettement comment le concept de stratification de la connaissance perd toute signification, vu que la connaissance passée n’est pas forcément nécessaire pour la connaissance future (elle pourrait même l’entraver). Par conséquent, le concept de vérité ne peut pas avoir d’origine transcendantale, mais il est nécessairement lié à la contingence. Le type de contingence auquel il est possible de se référer est variable d’un observateur à l’autre, d’un analyste à l’autre, d’un « scientifique » à un autre « scientifique ». Foucault considère la contingence en tant que groupe socio-politique dans lequel la connaissance a été développée. Selon sa pensée, le concept moderne de vérité est politique par nature car il est intrinsèquement lié à un groupe social et politique ; la connaissance, étant asservie au pouvoir, n’est pas une forme d’émancipation et de liberté des individus, mais c’est un subtil outil de domination fondé sur des dogmes et des certitudes générées ad hoc. Par contre, il affirme que toute expérience de l’homme mérite une digne considération, même sous ses formes les plus transgressives parce qu’elles sont aussi, peut-être plus que les autres, des manifestations et des expressions de la nature humaine. Parallèlement, Foucault réfute l’idée que l’homme puisse voir objectivement la réalité : tant l’objet que l’individu font partie intégrante d’un contexte déterminé et comme l’objet est le fruit de son environnement et de sa période historique, les schémas mentaux du sujet résultent également du contexte et sont conditionnés par la société. Le fait de qualifier un phénomène vrai ou faux implique simplement l’affirmation de son appartenance à un groupe social et, par conséquent, de son intérêt politique. Tout est relatif et les comparaisons perdent leur signification absolue. La recherche conduite par la pensée moderne concernant ce qui est juste, vrai et absolu, en vue d’évaluer une fois pour toutes les évènements historiques, est dénuée de sens car elle se base 35 sur des illusions qui limitent la liberté des hommes, en leur faisant perdre le goût des différences et des contradictions. Une fois de plus, le concept de différence ressort au premier plan. Ainsi, l’attaque portée par le philosophe à l’ère moderne se propage sur le plan politique, car la vérité, le pouvoir et la connaissance sont étroitement liés. Par contre, Lyotard considère que le langage est le contexte dans lequel se développe la connaissance. Opposé à toute domination « terroriste » d’une théorie sur les autres théories existantes dans une discipline, qu’elle soit philosophique, sociologique, esthétique ou autre, Lyotard défend fermement l’hétérogénéité des discours et des positions et réfute l’idée de théorie unificatrice et totalitaire. Le philosophe vante la différence et la pluralité de l’épistémologie et il souhaite la naissance d’une nouvelle épistémologie, construite de façon cohérente par rapport aux conditions de la connaissance postmoderne – contraire à tout fondamentalisme et méta-récit – en évitant tout grand schéma de légitimation et en recherchant le pluralisme, l’hétérogénéité, l’innovation constante et la construction pragmatique des règles spécifiques et contingentes sur lesquelles les participants s’accordent en toute liberté. Il revendique donc la dignité de l’ignorance et de la superstition, précocement condamnée par le modernisme. Selon la perspective de Lyotard, le scientifique élimine effectivement, depuis le début tout ce qui n’est pas cohérent avec la formalisation et la quantification, ou bien avec les limites rigides de son langage. Mais un changement de langage fait changer la perspective et donc également les critères de jugement pour déterminer le vrai ou le faux. Par conséquent, l’universalisme et l’absolutisme ne sont pas admis dans le système de pensée (postmoderne) de connaissance de Lyotard, étant donné que même le consensus par lequel il est possible d’atteindre l’universalité génère une fausse universalité qui ne respecte pas la multiplicité des langages spécifiques. C’est par le dissentiment, la différence et les contradictions que sont préservés les différents langages, tandis que le processus continu d’innovation génère la nouvelle connaissance qui vient s’ajouter en premier 36 lieu à la précédente et non la remplacer tout simplement. Le langage (en tant que codification) est donc interprété comme la force définitoire de la réalité : les discours définissent tant l’être humain que l’ensemble de la communauté ; toute connaissance est le fruit du langage et du discours propre à une communauté déterminée. Enfin, Rorty considère que la connaissance doit s’inscrire dans le contexte espace-temps : les vérités sont valables dans le cadre de leur position géographique et temporelle. La théorie n’est donc pas capable de fournir des bases objectives de connaissance et d’axiologie. Rorty vient ainsi critiquer le concept courant d’épistémologie, en attaquant la métaphysique et la théorie avec sa thèse de la « mort de la philosophie » dont résulte celle de l’épistémologie. Le placement des vérités dans un contexte conduit à placer les langages dans ce même contexte : il n’est pas possible d’utiliser un seul langage pour reproduire chaque phénomène (Vattimo, 1991). Le philosophe critique donc toute théorie qui s’arroge le droit d’utiliser un langage affirmant mieux décrire la réalité que les autres. Aucune théorie en général, et aucun philosophe en particulier, ne peut donc envisager de critiquer quelque chose ou quelqu’un dans l’absolu car il n’existe pas de paramètres des valeurs absolues ; la seule voie ouverte est celle consistant à utiliser un nouveau langage pour décrire les anciens concepts et les rendre plus attrayants et plus utiles pour la société. Selon l’opinion de Rorty, la philosophie ne doit donc pas être empreinte de réalisme, mais se limiter à être utile à la société (Moser, 1999). Si le langage occupe le rôle le plus important, la littérature devient le terrain de prédilection pour cette expérimentation car à travers l’utilisation de nouveaux langages elle propose des nouvelles descriptions utiles pour le progrès social12. En contestant et en vantant les différences de la réalité – indépendamment de leurs origines –, le postmodernisme pousse à 12 La pensée de Rorty a généré la “social constructionist theory” qui interprète le rôle du langage non en tant que descripteur de la réalité mais en tant que créateur du monde historiquement déterminé. 37 l’extrême ces différences entre groupes sociaux dont la dénégation a constitué la base de la recherche d’universalisme et de lois unificatrices conduites par le modernisme13. En attaquant durement le concept de vérité absolue, les postmodernes attaquent également l’épistémologie de Popper, devenue aujourd’hui le lieu commun de toutes les sciences. Selon Popper, cette vérité existe mais elle ne peut pas être parfaitement connue par l’homme qui doit accepter un processus de continuité et d’amélioration de l’approche d’un asymptote de connaissance ; pour l’homme postmoderne cette vérité n’existe pas et ne peut pas exister car elle donnerait une dimension limitée de la connaissance qui représente la plus évidente contradiction du même concept de connaissance (et d’étude). Il est donc évident que la pensée postmoderne n’accepte aucun processus de stratification « d’amélioration » de la connaissance. Les conséquences de tout cela sont destructrices pour les sciences « modernes ». D’abord, le critère moderne d’évaluation et de mesure des théories est abandonné. Ainsi, comme l’homme postmoderne a perçu l’histoire complexe et tortueuse, dynamique et en même temps non modifiable, l’idée du progrès de la science peut également être contestée. La complexité de la réalité est tellement paradoxale et controversée – mais aussi véritable et authentique – qu’il n’est pas possible de déterminer une échelle hiérarchique des valeurs des théories scientifiques : il n’est pas possible d’affirmer qu’une théorie scientifique est meilleure que les autres, ni plus ni moins que les nouvelles théories sont par définition meilleures que les précédentes14. Chaque théorie scientifique est destinée à connaître seulement une partie ou un moment de la réalité qui est, de toute manière, tellement dynamique, complexe et même élaborée à l’initiative du chercheur, que sa connaissance est de toute manière toujours limitée. C’est pratiquement le signe de la négation de l’idée de progrès scientifique, selon l’acception « moderniste » du terme. Jackson (1996) affirme que le 13 En ce qui concerne le concept de différence et de vérité socialement relative, voir entre autres Nozick, 2001. En particulier, les premières observations embryonnaires dans ce sens se retrouvent déjà dans la pensée de Nietzsche et de Heidegger (Vattimo, 1991). 14 38 positivisme scientifique n’est rien d’autre qu’une métaphysique différente, une donnée inconditionnée, ou bien un autre paradoxe, « scientism unscientific ». Les conséquences des négations du processus de stratification rejoignent celles résultant de la critique de la rationalité. En effet, le concept de rationalité perd toute notion d’absolutisme et de priorité ; par conséquent, la définition de science doit être revue. Il n’existe aucune prédominance établie de la rationalité sur l’émotivité de l’homme, ni davantage sur sa partie obscure, ni sur le chaos. La place de premier plan attribuée à la rationalité par la pensée moderne s’explique seulement par la relative facilité de son intelligibilité et par le souhait de l’homme de dépasser ses limites et de s’approcher du transcendant supposé « parfait ». Autrement-dit, la rationalité serait seulement la pointe de l’iceberg des possibilités de connaissance de l’homme, la plus visible mais peut-être aussi la moins importante. C’est-àdire que la rationalité est bien plus limitée – et donc moins utile – que ce que beaucoup d’épistémologues croyaient (Moser, 1999). La théorie herméneutique de Heidegger et ses développements dans la pensée de Derrida et de Gadamer peuvent effectivement être considérés en tant que louange de l’herméneutique comme une forme d’épistémologie, vu que les deux traitent de la connaissance humaine (Westphal, 1999)15. En tout cas, l’homme postmoderne ne cherche pas à comprendre quel outil – ou quelle méthode – le porte à connaître, car la valeur de la connaissance est de toute manière bien différente de celle que lui attribuait l’homme moderne. L’homme étant l’une des nombreuses créatures présentes sur la Terre, il n’a aucun droit (et probablement aucune possibilité ni aucun intérêt) à dominer la nature : ainsi, il n’a aucun droit – ni aucune possibilité – de dominer la réalité. La connaissance ne signifie pas possession ni domination de la réalité. Il est ensuite précisé qu’il s’agit d’une connaissance de non-domination, mais de relation 15 Le même auteur considère que Rorty n’attaque pas vraiment l’épistémologie en général, mais seulement l’épistémologie moderne, caractérisée par la recherche de la certitude absolue et des principes absolus ainsi que 39 (Zagzebski, 1999) ; dans cette relation, le chercheur n’est pas le seul sujet actif, mais il l’est avec cette même réalité en tant que partie intégrante et irremplaçable de celle-ci, car la réalité « naît » avec l’essence du chercheur. La méthode scientifique moderne ne constitue donc pas un critère de référence pour tracer la frontière entre science et non-science. Cela signifie qu’une science postmoderne peut exister, mais selon une acception différente de la science moderne. D’abord, la science n’est pas guidée uniquement par la rationalité qui n’est pas un outil limité de connaissance, la science qui en résulte ne peut en aucun cas représenter une valeur absolue, mais seulement une valeur de référence à un certain contexte, de toute manière relatif. Le postmodernisme n’entraîne donc pas, comme on le craignait, la mort de la science ou le « désastre de l’espérance » selon l’expression de certaines personnes (Petitot, 1993) ; le postmodernisme rend plutôt l’homme potentiellement libre, en lui renvoyant toutefois, et à lui seul, pour la première fois, toute la responsabilité de cette liberté. En outre, même en admettant le binôme limitatif science-rationalité, il est évident que de nombreux domaines de la connaissance humaine ne sont pas régis par la rationalité et c’est pour cela qu’ils ne sont pas considérés comme science. 5. Le passé moderne du marketing Les visions de réalité moderne et postmoderne, dont les principales caractéristiques préalablement évoqués, trouvent également leur application dans la discipline du marketing. En effet, une analyse de la littérature marketing existante permet de souligner les caractéristiques « modernes » de la discipline, résultant d’un intense finalisme de cette dernière. Le développement actuel de la discipline du marketing plonge effectivement ses racines dans des fondements consolidés à forte connotation moderne. Le débat sur par le concept de neutralité, vu que même l’herméneutique, appréciée par le philosophe, est un type 40 l’opposition entre marketing moderne et marketing postmoderne s’insère dans le sillage du débat précédent sur la nature du marketing, entre art et science (Hunt, 1976 ; Anderson, 1983 ; Brown, 1997). Toutefois, dans cette étude il apparaît qu’un tel débat a un rôle marginal car l’objectif est l’analyse de l’impact de la vision postmoderne sur le marketing avec une référence particulière aux implications marketing. Bien que, depuis environ une dizaine d’années, quelques illustres chercheurs se soient prononcés pour invoquer un réexamen complet des théories du marketing dans l’optique postmoderne (Firat, Venkatesh, 1993 ; Firat, Shultz II, 1997 ; Brown, 1999), tout le système de pensée du marketing est encore nettement de conception moderne, étant entendu par « moderne » les fondements historiques et philosophiques déjà évoqués à plusieurs reprises (même en opposition au concept postmoderne). Le marketing qui, dans sa déclinaison « managériale » est transposé sur un support destiné aux entreprises pour la définition et la réalisation de leurs approches du marché, offre des leviers de manœuvres du management pour gérer la valeur de l’offre pour le client et celle du client pour l’entreprise. En fait, la théorie de la discipline situe l’entreprise en position centrale dont l’introduction est le contact et l’action – de n’importe quel type – avec un marché, composé de la demande et de la concurrence. Il ressort par conséquent de la théorie générale de la discipline une nette opposition entre un sujet central – l’entreprise – qui doit accomplir une certaine action vis-à-vis du marché et un objet de contexte – le marché – aux dynamiques duquel l’entreprise doit réagir en s’efforçant d’en anticiper les évolutions puis de les déterminer et de les dominer. Tous les thèmes de marketing étudiés en littérature – que ce soit le comportement d’achat du consommateur, l’analyse de la concurrence, les politiques de produit ou celles de d’épistémologie. 41 distribution, etc. – sont fondés sur le binôme entreprise-marché16. Il s’agit en réalité d’un binôme de nature duale ou moderne évidente, dont le premier terme – l’entreprise – se voit attribué un rôle individuel et une valeur positive, tandis que le second terme – le marché – reçoit un rôle complexe avec des connotations souvent négatives. Le but de la discipline marketing consiste à aider la fonction « marketing » de l’entreprise en particulier puis l’ensemble de l’entreprise en général à intervenir sur le marché, en fournissant des structures conceptuelles permettant de créer des outils opérationnels. La connaissance ainsi générée par les chercheurs marketing est finalisée pour améliorer la domination de l’entreprise sur le marché : connaissance et domination sont, même dans le marketing moderne, des concepts étroitement interdépendants. Le principe fondamental est axé sur le rapport entre la domination, la part de marché et le profit. Ainsi, le marketing assume une connotation de discipline économique, connotation qui peut être « axée » sur l’entreprise, mais qui devient extrêmement réductrice vis-à-vis du consommateur dont l’aspect multidimensionnel est essentiel pour bien comprendre son comportement. Si la recherche pure et la recherche appliquée sont généralement considérées comme deux catégories corrélées de recherche, la discipline marketing semble être privée de phase « pure » de recherche17. Tout au plus, en relativisant le concept de finalisation – sans l’éliminer – il peut être fait une distinction pour les sciences managériales entre la recherche destinée à générer de la connaissance indépendamment de son applicabilité au monde managérial et la recherche explicitement destinée au développement d’implications managériales. 16 Il est évident qu’au fil du temps, de nombreux chercheurs ont essayé de contribuer à combler l’écart entre la théorie et la pratique ou, selon une autre perspective, l’écart entre le producteur et le consommateur (pour plus de détails, voir le numéro spécial de European Journal of Marketing , vol. 36, numéro 3, consacré à “Bridging the Divide”), mais il s’agit d’un débat a latere du problème précité. 17 Il est utilisé ici la définition traditionnellement admise de recherche pure et de recherche appliquée : étant entendu par recherche pure « celle destinée à la découverte des secrets de la nature » et par recherche appliquée – ou technique – « celle permettant de trouver les solutions aux problèmes de la vie quotidienne (Geymonat, 1971, p. 9). 42 En tout cas, la finalisation trop stricte de la discipline, qui tend à justifier sa propre existence, risque – dans une lecture postmoderne – de mettre en doute son « caractère scientifique”. Pour éviter le danger de contradiction terminologique – une discipline qui prétend relever de la science et dont la finalité de l’existence représente toutefois un outil pour l’entreprise, et rien d’autre – des études importantes ont été généralement réalisées afin d’affiner les méthodes de recherche en les perfectionnant au maximum et en les assimilant à celles des sciences naturelles (le problème de l’unicité de la science réside sur le fond, nonrésolu et, d’une manière générale, non abordé). L’attention des chercheurs de marketing sur la méthode s’est déplacée dans le temps en essayant de donner une connotation « scientifique » à la discipline et, de ce fait, cette légitimité académique et sociale normalement non justifiée par son seul contenu. Naturellement, la littérature comprend également des opinions contradictoires soutenant que le marketing est une science également capable de produire « knowledge for knowledge’s sake », c’est-à-dire dépourvue d’aspect pratique et utile pour quelqu’un (Hunt, 2002, p. 306). Il s’agit des partisans du caractère scientifique du marketing, qui ont souvent défendu cette thèse en essayant de supprimer la finalisation du marketing en la taisant tout simplement. Il paraît probable que la raison de la défense de cette opinion se distingue au niveau de l’identification entre le marketing et le chercheur : la promotion du premier implique la promotion du second ; la critique du premier implique la critique du second. Le principe de base consiste à adopter une méthode rigoureuse et scientifique, dans le sens initial des sciences expérimentales, qui donne automatiquement un caractère scientifique à la contribution générée par cette méthode. Autrement-dit, il est probable que l’attention se soit déplacée, même inconsciemment, du contenu vers la méthode. Vu la difficulté d’attribuer une étiquette de caractère scientifique au marketing en rapport au contenu abordé, il a été tenté d’y remédier avec celle de caractère scientifique d’un méthode rationnelle et « aseptique ». Par 43 conséquent, la recherche d’une identité distincte dont Levy (2002) affirme qu’elle est commune à d’autres disciplines et que, dans le cas du marketing, elle s’est transformée en un mécanisme pervers qui assujettit l’objet de la recherche et ses caractéristiques aux choix méthodologiques, alors que ça devrait être le contraire (Piercy, 2002). L’attention consacrée à la méthode de recherche a été tellement stimulée par la finalisation du marketing qu’il en est résulté un excès de modélisation. La nécessité de fournir un support stable à l’entreprise dans la définition et la réalisation de son approche du marché a effectivement obligé le marketing de s’enraciner fortement dans la réalités et de devoir, par conséquent, être confronté à une complexité de l’environnement en croissance constante (la connaissance génère la connaissance, mais aussi des questions). Pour réussir effectivement a faire face à la complexité croissante des liens « entreprise-marché », perceptibles tant au niveau des concurrents qu’à celui de la demande, les chercheurs de marketing se sont inspiré d’autres disciplines pour essayer de prendre en considération au-moins les éléments de base de la dynamique des marchés. C’est ainsi que le marketing a traditionnellement eu recours, sous différentes formes et mesures, à l’économie politique, à la psychologie, à la sociologie, aux statistiques, à l’anthropologie, aux mathématiques, et ainsi de suite. Toutefois, l’élargissement des frontières du marché et l’insertion de nombreux phénomènes complexes dans les réflexions marketing se sont, à l’évidence, révélés difficilement compatibles avec l’exigence de fournir un support concret et immédiat aux entreprises : répondre à la demande ou préparer des recettes rapides ? Dans cette situation de fortes contradictions, le chemin emprunté consistait à essayer d’analyser la complexité, en cherchant naturellement les logiques respectives de cette complexité et en la décomposant en blocs qui, considérés individuellement, seraient plus simples à gérer. Autrement-dit, on a essayé de rationaliser, en réduisant cette complexité à l’essentiel, ce qui génère un gain en termes de possibilités de gestion – le thème de la connaissance en tant que domination réapparaît – et une perte en 44 termes de richesse du contexte considéré. Évidemment, l’avantage obtenu par les entreprises a été surévalué par rapport à l’appauvrissement de la recherche afférente au chercheur. Il s’agit, évidemment, d’une politique à court terme, destinée à former de bons managers et des chercheurs serviles, au lieu de développer la capacité critique de raisonnement et d’évolution de la pensée (Burton, 2002). La tentative de réduire la complexité à des éléments identifiés et donc gérables s’est transposée dans l’élaboration de modèles mathématiques et statistiques sophistiqués avec l’objectif évident des chercheurs de marketing d’être encore utiles aux entreprises, malgré l’intensification de la complexité du contexte. Par conséquent, le marketing, devant analyser une réalité de plus en plus complexe et dynamique dans l’objectif explicite de fournir des idées utiles à l’entreprise, s’est progressivement rapproché des modèles abstraits qui, paradoxalement, se révèlent être souvent mieux adaptés à un exercice académique qu’à une étude de la réalité. C’est ainsi que là-même où les chercheurs se promettent d’étudier des phénomènes complexes, ils règlent la complexité dans un lot de variables servant à étudier les corrélations et les impacts. Par exemple, c’est le cas de l’insertion des émotions dans la consommation (Bagozzi, Gopinath, Nyer, 1999) qui a permis une rationalisation sophistiquée de leur rôle dans la consommation au travers de modèles statistiques ad hoc : paradoxalement, les émotions ont été rationalisées et répertoriées comme des objets. La possibilité d’appliquer les modèles et par conséquent de gérer les variables qu’ils contiennent est toutefois payée au prix d’une extrême focalisation du champ de l’enquête et de théories souvent irréalistes. Étant donné que la possibilité de gérer les variables est associée à des modèles aussi déterministes qu’irréalistes, la finalité recherchée d’être au service de l’entreprise s’est transposée en une véritable abstraction paradoxale de la réalité. Autrement-dit, le modèle semble avoir perdu son rôle d’outil de représentation des concepts, pour assumer lui-même celui de concept, de contenu en soi. C’est-à-dire qu’il s’est instauré un mécanisme pervers qui a poussé les chercheurs de marketing à imaginer des 45 modèles de plus en plus rigoureux sous l’aspect mathématique-statistique et en même temps de plus en plus abstraits et théoriques, en transformant les mêmes chercheurs en experts quantitatifs, « measurement technicians » selon l’expression de Gummesson (2001 : p. 44). Les écoles de commerce internationales ainsi que les revues et journaux de marketing, stimulés par une paradoxale concurrence, cherchant davantage à vérifier des hypothèses plutôt que de comprendre la nature et la signification de ces mêmes hypothèses, ont évolué logiquement vers ces nouvelles tendances du marketing, en les entretenant à leur tour. Le développement du marketing a donc privilégié les méthodes quantitatives, en cantonnant les méthodes qualitatives à un rôle de support spécifique dans une phase préliminaire au véritable test de toute nouvelle théorie. Le niveau d’abstraction atteint par cette évolution du marketing – mais il serait peut-être plus correct de parler d’involution – se conjugue mal avec la finalité purement instrumentale du marketing « moderne » et selon certaines opinions, il augmenterait encore l’écart existant entre la théorie et la pratique, en conduisant les chercheurs vers une spécialisation très pointue « knowing everything about nothing » (Wensley, 2002, p. 392) qui les enferment encore plus dans leur château d’ivoire. Il apparaît donc, à propos du marketing, une attitude de blocage mental qui ne concerne pas seulement les autres domaines de la connaissance humaine comme on le craignait pour toutes les disciplines spécialisées (Geymonat, 1972), mais aussi un blocage vis-à-vis des autres positions appartenant à la même discipline. La nécessité de reprendre les études sur l’applicabilité des pratiques managériales de l’entreprise a engendré un processus de « traduction » de ces mêmes concepts exprimés sous la forme de difficiles formule mathématiques dans les publications académiques, en implications managériales plus simples, donc plus abordables, concernant l’usage et la consommation du management des entreprises. Ce processus semble donc avoir généré une duplication de la discipline et de son langage : d’une part, un langage mathématique- 46 statistique créé pour et dans le cadre de la communauté internationale des chercheurs ; d’autre part, un langage managérial développé spécialement pour les dirigeants et leurs entreprises. Il est donc constaté une duplication du langage due au besoin de vouloir associer deux objectifs différents : (1) l’acquisition d’une légitimation académique et sociale du marketing en tant que science ; (2) le développement d’apports de propositions en tant que support aux entreprises pour leurs approches du marché. La double personnalité du marketing apparaît aussi dans la différentiation des revues de marketing, avec à côté des A journal (ou des revues scientifiques plus spécialement dédiées à la recherche marketing), des revues à caractère plus managérial destinées, par conséquent, à un plus grand public mais également plus orientées vers les implications pratiques. Cette double personnalité apparaît aussi dans le cadre d’articles spécifiques qui tentent – souvent avec peu de succès – d’être « appealing » tant vis-à-vis des chercheurs qu’à l’intention des managers en exprimant des idées susceptibles d’intéresser les deux parties (pour les chercheurs, précisément une vaste analyse de la littérature et un clair projet de recherche; pour les manager, des implications managériales pragmatiques en conclusion de l’article). C’est bien de faire ressortir l’exagération de l’évolution de la discipline précitée tant sur le plan de la méthode qui a généré des modèles et des logiciels sophistiqués par la tentative désespérée d’arriver par cette même méthode à une phase de recherche pure, ce qui est impossible à cause des contenus, que sur le plan des implications en fournissant des listes d’« ingrédients » à mélanger selon les instructions d’une simple « recette » didactique. Les deux résultats obtenus posent toutefois le même dilemme : est-ce bien de la théorie ? Il semble, en effet, qu’aucune nouvelle théorie ne soit développée dans les deux cas, mais plutôt de la connaissance appréciable en fonction de son utilisation. En effet, il ne s’agit pas de savoir si la connaissance produite est vraie ou fausse, mais seulement si elle peut s’appliquer en référence au modèle créé (le modèle est-il bien développé et cohérent par lui-même ?) ou 47 bien en référence à la réalité (les implications managériales peuvent-elles s’appliquer à la réalité et donner des résultats positifs ?). Le goût de la recherche pour la recherche, stimulé par la capacité de raisonnement et de critique, apparaît donc voilé par une technicité poussée presque jusqu’au niveau de l’ingénierie ou par une recherche finalisée sur les intérêts de l’entreprise. Si la situation décrite ci-dessus est celle du marketing actuel, il semble donc justifié de s’interroger sur le caractère scientifique du marketing et sur son avenir. C’est justement pour répondre à cette interrogation qu’il est possible de se référer au postmodernisme. 6. Réflexions sur l’avenir postmoderne du marketing Le cercle vicieux dans lequel est tombée la discipline semble la conduire vers une régression sans alternative. S’il est vrai, selon l’affirmation de Brown (1997), qu’avec le postmodernisme nous sommes entrés dans l’ère de l’anti-science, l’avenir du marketing paraît obscur et difficile à percevoir. C’est seulement à partir d’une prise de conscience responsable de la part des chercheurs de marketing que l’on pourra envisager un courageux repositionnement de la discipline. Les chercheurs qui ont tenté de s’occuper du marketing postmoderne (dont en particulier Sherry, 1991 ; Brown, 1993 ; Holbrook, 1993 ; Thompson, 1993 ; Bouchet, 1994 ; Brown, 1994 ; Elliott, 1994 ; Brown, 1995 ; Firat, Venkatesh, 1995 ; Brown, 1997 ; Uusitalo, 1998 ; Brown, 1999 ; Cova, Cova, 2001) ont conclu leurs développements en invitant les chercheurs de marketing à considérer les limites de la philosophie du marketing moderne en adhérant ainsi au « marketing-is-not-working manifesto » (Brown, 2002) et à porter leur attention sur les nouveaux thèmes du marketing liés à la vision postmoderne du monde. Les plus radicaux ont annoncé la mort de Kotler (Smithee, 1997) ainsi que celle de son modèle de marketing qui 48 est par ailleurs déclaré en faillite (Brown, 2002). Il est souhaitable qu’une version postmoderne de la réalité situe l’individu au centre du marketing, tant dans son rôle de consommateur que dans celui de chercheur, qu’elle laisse de la place à l’imagination sous toutes ses formes (Brown, 2002). C’est peut-être cette direction qui semble la plus probable pour le futur développement du marketing. Il s’agit, toutefois, d’un individu différent du type du marketing moderne : la nouvelle perspective du consommateur et du chercheur ne modifie pas radicalement les rôles. D’une part, le consommateur ne limite plus ses rapports avec l’entreprise au simple acte d’achat ni ceux avec le produit par sa consommation. D’autre part, le chercheur de marketing ne limite plus l’étude de la réalité à sa simple observation ni à la connaissance générée par les modèles ou les implications. Les deux fonctions sont en relation avec le contexte en y acquérant de l’expérience ; la connaissance devient relation, nondomination. Il est également fait mention de « interactive research » (Gummesson, 2002) pour donner de l’importance à l’interaction qui s’instaure entre le chercheur et l’objet de ses études et les autres acteurs ainsi qu’entre tous les autres éléments du programme de recherche. Toutefois, il y est préféré le concept d’expérience à celui d’interaction, non pas que l’on réfute sa validité, mais pour en amplifier la portée. En effet, le concept d’interaction semble être lié à une idée momentanée de la recherche, quasiment statique. Par contre, selon notre opinion, la recherche est un apprentissage continu qui débute par l’interaction ma qui ne se limite pas à cette seule interaction. En même temps, l’interaction prévoit l’interférence d’au moins deux entités ; par contre, le concept d’expérience, bien que plus nébuleux, permet davantage de rendre les nombreuses nuances de la connaissance. En effet, la perspective fondée sur l’expérience est basée sur le simple particulier et se réfère à ce dernier en tant que paramètre d’ évaluation de l’expérience. Il s’agit d’une nette opposition à l’interprétation moderne qui voit, par contre, la référence principale dans le groupe, concept qui s’étend souvent à celui de masse. Cela ne signifie pas que le contexte social dans lequel a lieu une expérience ne soit pas 49 important, mais qu’il représente un élément d’influence de l’expérience du simple particulier, celle-ci se déroulant dans le présent et dans le futur en termes d’apprentissage. C’est effectivement l’expérience qui constitue le cœur de la consommation et corrélativement celui du marketing, pour une simple raison : l’expérience représente la décomposition de la vie-même de l’individu. C’est-à-dire que la perspective fondée sur l’expérience est une perspective totalisante qui peut être appliquée partout ; par exemple, la perspective fondée sur l’expérience est évoquée même en pédagogie où s’est développée la filière de l’« experiential learning theory » qui prend sa source dans la pensée de Dewey, Lewin et Piaget (Walter, Marks, 1981 ; Kolb, 1984 ; Merriam, Caffarella, 1991 ; Frontczak, Kelley, 2000 ; Hamer, 2000). Étant donné le domaine d’enquête du marketing de consommation, la perspective fondée sur l’expérience a été étudiée en se référant au moment où celle-ci a été effectuée, mais seulement parce que le domaine d’enquête est relativement limité. L’importance de l’expérience apparaît effectivement en se référant à tous les autres domaines de la vie, parce que l’individu vit de nombreuses expériences en apportant à chacune d’elles sa propre histoire, faite d’expériences précédentes et donc de son propre apprentissage. En limitant l’analyse au marketing, la valeur de la consommation a également son origine dans l’expérience vécue par le consommateur, tant pour l’entreprise que pour ce même consommateur ; c’est aussi de l’expérience qu’est issue la valeur du marketing en tant que discipline, tant pour le simple chercheur que pour la société. L’expérience vécue par l’individu en tant que consommateur permet la consommation de symboles et de significations de valeur individuelle créés de différentes manières par la société et par le contexte du domaine dans lequel cette expérience est vécue. Une interprétation similaire laisse place aux plus diverses expressions de la personnalité et de l’état d’âme du consommateur, en 50 tant que fruit de son histoire passée, de sa créativité personnelle et de son état d’âme du moment. La diversité et l’hétérogénéité des expériences de consommation ressortent potentiellement des études de marketing postmoderne non seulement parce que le chercheur donne de l’importance à la diversité de l’individu et par conséquent aux expériences de consommation qui ressortent dans ses études, mais aussi parce qu’il donne de l’importance en même temps à sa propre personnalité. Il s’agit donc d’une double source de diversité : le [consumo ?] consommateur et le chercheur lui-même. Les deux sources sont l’expression de personnalités particulières, créées également par les interactions sociales, et elles sont toutes les deux impliquées dans des expériences très consistantes : le consommateur fait l’expérience de la consommation, le chercheur fait l’expérience de la recherche. L’étude du marketing et la recherche sont elles-mêmes des expériences ; le postmodernisme rend le chercheur conscient de l’humanité de sa recherche. C’est justement par sa reconnaissance que la recherche devient expérience et qu’apparaît le besoin de reconsidérer le « caractère scientifique » du marketing. Le caractère expérimental de la recherche semble effectivement proposer une nouvelle manière de considérer ce qui est scientifique. S’il était effectivement établi qu’il n’existe pas de réalité « du dehors » à découvrir par approximations successives, il ne serait donc pas possible de recourir au principe « vrai/faux » pour juger le caractère scientifique d’une théorie justement à cause de la disparition du paramètre de référence de cette évaluation : la Réalité qui, de toute manière, change continuellement tant par elle-même qu’aux yeux de l’observateur. Parallèlement, même le principe d’« utile/inutile » ne peut pas être appliqué dans l’évaluation à caractère scientifique d’une théorie parce que son adoption conduirait à considérer comme « scientifique » ce qui est pragmatique et « non-scientifique » et qui n’a pas d’implication immédiate. Mais la même opposition « vrai/faux » n’est pas scientifique : que signifie « vrai » ? Que signifie « faux » ? Comment doit-on considérer le partiellement 51 vrai ? Le monde est fait de nuances, comme l’âme humaine. L’application d’une méthode plutôt qu’une autre est le fruit d’un choix du chercheur qui génère toujours une seule partie de la connaissance possible. Ainsi se manifeste la caducité de toute dichotomie qui est par définition très claire et simple à appliquer sans toutefois en saisir la diversité en parallèle (Baker, 2002). Par contre, en interprétant la recherche de marketing selon la logique fondée sur l’expérience – de source postmoderne – il est possible d’évaluer le caractère scientifique d’une théorie en fonction de l’enrichissement généré par cette expérience : si l’expérience de la recherche enrichit – même si ce n’est que dans une moindre mesure – le corps de connaissances déjà codifiées, la recherche est considérée comme étant scientifique. Alors, le problème consiste à savoir ce que l’on entend par enrichissement. Pour tenter de formuler une réponse, on peut dire qu’une recherche enrichit la connaissance précédemment codifiée quand il y est ajouté quelque chose de différent ou quelque chose de nouveau ; en tout cas, lorsque cette recherche la modifie et la rend plus charpentée. La comparaison entre deux théories (précisément l’ancienne et la nouvelle) pour établir laquelle d’entre elles est la meilleure perd sa raison d’être : le seul critère d’évaluation d’une théorie est l’enrichissement vis-à-vis du corps de connaissances déjà codifiées. Par conséquent, la différence entre science et nonscience ne réside pas dans la méthode, mais plutôt – encore une fois – dans la capacité d’enrichissement généré par la connaissance. À ce point, apparaît évidente la désuétude de toute référence à la rigueur de la recherche opposée à son importance pratique. Il est effectivement très dangereux d’utiliser le concept de rigueur d’une théorie pour en évaluer la qualité et surtout son caractère scientifique. Encore une fois, le caractère scientifique d’une théorie résulte en effet de la méthode utilisée – dans ce cas, surtout par son caractère rigoureux – alors que l’on perd de vue le véritable objet potentiellement « scientifique » : la théorie. Piercy (2002) illustre bien l’inadéquation 52 concernant l’utilisation de cette référence en polémiquant sur la compatibilité des concepts de rigueur et d’importance de la recherche. Le fait de porter attention à la rigueur de la recherche signifie que l’on considère l’adéquation du travail au schéma conseillé pour l’application de la méthode utilisée. Mais, encore une fois, ces considérations enlèvent toute possibilité au chercheur de faire valoir son humanité, son expérience et sa connaissance, cette possibilité étant fondamentale pour générer de la connaissance. La rigueur peut contribuer à générer de la connaissance, mais seulement si elle est associée à trois qualités du chercheur : honnêteté intellectuelle, curiosité et humilité. L’enrichissement de l’expérience fait ressortir la différence, l’hétérogénéité, les multiples aspects des théories en se situant donc en nette opposition au concept d’appauvrissement de la connaissance – typique du modernisme –, étant entendu comme réduction de la multiplicité du réel et de l’expérience à une série de constantes et de variables auxquelles tout doit être rattaché. La modélisation est nettement une tendance résultant de l’appauvrissement qui contribue ensuite à l’accroître. La perspective postmoderne du marketing diminue l’importance décisive de toute recherche de généralisation et de modélisation, parce que les particularités et les contingences sont plus différentes et valables que toute abstraction. La généralisation est utile, mais ce n’est jamais « le tout ». Les conséquences pour le marketing pourraient être stupéfiantes : d’une part, la modélisation perdrait toute crédibilité ; d’autre part, le marketing risquerait de perdre toute capacité didactique parce que le réel est tellement hétérogène qu’il n’est pas possible de proposer des recettes faciles univoques, bonnes pour toute occasion et pour tout commensal. Il en résulte une augmentation sensible de la responsabilité professionnelle aussi bien du chercheur que du manager. L’interprétation fondée sur l’expérience de la consommation et de la recherche reporte donc l’attention des chercheurs vers la théorie, c’est-à-dire vers la véritable essence du marketing, en la détournant de la méthode (qui est seulement un outil de la théorie) et des 53 implications managériales (soit les conséquences opérationnelles de la même théorie). En agissant ainsi, le postmodernisme rend la parole à la théorie, c’est-à-dire la connaissance, en rééquilibrant le poids des éléments. À ce point, il est évident que la mise en valeur des différences distinguant chaque vision de la réalité, constitue la source du caractère scientifique du marketing, tandis que selon la règle de la perspective moderne, la répétitivité génère la science. Ce changement de perspectives a un impact sur tous les éléments du projet de recherche. D’abord, le domaine d’enquête s’amplifie énormément : dans la vision moderne le chercheur enquête légitimement dans un certain domaine où il aperçoit quelque chose de nouveau ou d’inexploré – ou parce que la réalité a changé ou bien parce que de nouveaux outils permettent d’en apercevoir des nouvelles – ; par contre, dans la perspective postmoderne le chercheur de marketing peut s’occuper de tout ce qui suscite son intérêt et qu’il peut mettre en application grâce à sa connaissance acquise, c’est-à-dire son savoir. En effet, ce n’est pas le choix d’un domaine d’enquête qui génère, au-moins potentiellement, une nouvelle théorie, mais c’est plutôt le fruit de l’enquête elle-même qui doit être considéré pour en évaluer le caractère scientifique. Cela signifie qu’un chercheur peut aussi approfondir des domaines déjà étudiés auparavant. Lorsque le chercheur adopte une perspective différente ou s’il parvient à exposer des conclusions différentes ou même plus approfondies que les précédents résultats, il produit alors une nouvelle connaissance scientifique. Il s’agit d’une interprétation révolutionnaire : le modernisme invitait les chercheurs à enquêter seulement sur ce que l’on connaissait déjà, alors que le postmodernisme ne prête pas attention au domaine de la recherche, mais seulement à la théorie générée. C’est une question de choix, entre l’ordre pauvre en connaissance et le chaos riche en idées créatives. Le postmodernisme accepte cette dichotomie comme un défi, mais avec humilité : la vérité n’appartient à personne, la réalité est inintelligible sur le plan collectif. 54 Cette implication relative au domaine d’enquête est étroitement corrélée aux effets du postmodernisme sur les méthodes possibles d’enquête adoptées. Étant donné que ce n’est pas l’adoption d’une méthode particulière qui rend scientifique une discipline, mais plutôt la seule théorie générée, le chercheur a alors le droit d’utiliser n’importe quelle méthode. Bien sûr, les méthodes quantitatives restent valables, mais les méthodes qualitatives peuvent être appliquées conjointement à celles-ci, de l’ethnographie à la narration, à la « discorse analysis » et ainsi de suite, y compris également les plus instinctives et les plus déstructurées ainsi que les moins rationnelles. La science n’est pas nécessairement rationnelle (rationnelle par rapport à quoi ?). Ce n’est pas, en effet, l’application en soi d’une méthode qui rendra scientifique la théorie, mais c’est l’enrichissement obtenu par la nouvelle connaissance. Il n’existe pas une méthode plus scientifique que d’autres (y compris la méthode « scientifique » de Popper), mais toutes, sans exclusion aucune, peuvent générer des théories scientifiques, c’est-à-dire de la connaissance incrémentielle. Il est donc évident que le caractère scientifique est un concept relatif, non absolu. Si, en effet, l’étiquette « scientifique » est attribuée à la connaissance générée dans le cadre d’une expérience de recherche, il devient alors clair que le paramètre d’évaluation est représenté par la connaissance déjà considérée comme scientifique et qui a donc, à son tour, enrichi la connaissance précédente. La science n’est donc ni objective ni absolue. Toute certitude absolue disparaît dans ce nouveau concept qui ne se transpose pas dans le nihilisme de la science (le soi-disant « désastre de l’espérance », très craint par qui s’oppose au postmodernisme), mais les possibilités de créer des théories sont multipliées à l’infini, dans un processus d’apprentissage sans fin. Une théorie qui ne sera jamais scientifique dans l’absolu, mais seulement par rapport au contexte dans lequel elle est considérée et où elle prend de la valeur ainsi qu’avec ceux qui en prennent connaissance. Les caractéristiques de chaque expérience de recherche s’expriment aussi dans l’impossibilité d’en définir une fois 55 pour toutes le caractère scientifique, ce dernier étant un concept relatif à une situation particulière de la connaissance : un contexte, une société, un langage, un moment et un espace. En effet, la modification des conditions de cette évaluation peut entraîner le changement d’attribution de la qualification scientifique. Par conséquent, pour aborder correctement la question du caractère scientifique de la théorie, il convient d’indiquer clairement les conditions qui en définissent la contingence. Contrairement aux sciences physiques, les sciences sociales amplifient cette condition de relativité : dans les sciences sociales, les conditions du contexte dans lequel apparaît la connaissance sont sujettes à des changements continus, tandis que dans les sciences physiques la stabilité (relative) du contexte rend plus acceptable l’idée d’un principe de caractère scientifique (de toute manière conventionnel) ayant une valeur absolue. À ce point, il est évident que les considérations exposées sur la génération de la théorie et sur son caractère scientifique représentent seulement une première réflexion, provisoire et relativement imprécise, des implications du postmodernisme dans la science. Toutefois, ces considérations sont tout de même suffisantes pour réfuter toute accusation éventuelle de nihilisme envers le postmodernisme. La nature n’est pas l’ordre, et personne ne peut prétendre le créer. En même temps, tout le monde doit faire la lumière sur sa complexité : peut-être que le chaos n’est pas aléatoire. Brown (1999) avait déjà réfléchi sur l’éventualité de voir le postmodernisme marquer la fin du marketing et concluant son analyse par la nécessité de considérer la signification de la connaissance du marketing et de le redéfinir. Par contre, le présent document veut porter la discussion un peu plus loin. En effet, bien que l’on soit conscient des limites de ces réflexions et bien qu’il soit nécessaire d’approfondir ultérieurement les argumentations, il s’agit de toute manière de réflexions alternatives qui tentent d’adopter une approche constructive. 56 Il faut effectivement considérer que l’application du postmodernisme au marketing est un exercice très difficile, ni simple ni automatique, puisqu’il en conteste tout apriorisme. En particulier, le chercheur assume une plus grande responsabilité qu’il peut affronter seulement avec une attitude de curiosité et d’humilité. Mais si la recherche est guidée par la curiosité et modérée par l’humilité, elle devient une expérience d’enrichissement. Le postmodernisme pourrait ainsi tuer la machine, et restituer à l’homme sa liberté et sa responsabilité. 57 Références ABBAGNANO N. (1995, La filosofia dei secoli XIX e XX. Dallo spiritualismo all’esistenzialismo,Tea, Milano. ADDIS M., HOLBROOK M.B. 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