Hommage à Pierre Bourdieu La passion de savoir Un héritage

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Hommage
à Pierre Bourdieu
La passion de savoir
CHRISTIAN DE MONTLIBERT
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
l est bien difficile de rendre
hommage à Pierre Bourdieu
alors que la nouvelle de sa mort,
tellement brutale, déclenche une émotion qui submerge. Pierre Bourdieu
laisse une œuvre pour le moins conséquente, plus d’une vingtaine de livres,
riche de concepts, de notions, d’inventions méthodologiques, le plaçant
à côté des « grands sociologues ». Je
ne commenterai pas ce travail, ce
n’est pas le moment et Bourdieu n’aimait guère les « lectores » qui passent
leur temps à gloser sans fin sur le travail des autres alors qu’il y a tant à
faire. Bourdieu avait fait sienne depuis
longtemps la phrase de Durkheim qui
se moquait de ceux qui parlent sans
cesse du monde social sans « jamais
être entrés en commerce avec le détail
des faits sociaux ». Je préférerais ici
évoquer les ressorts de la passion de
Pierre Bourdieu pour le métier de
sociologue.
Dire que l’habitus et la raison se
conjuguaient chez lui pour l’amener
à mettre et remettre son ouvrage cent
fois sur le métier n’est pas suffisant.
Héritier de Descartes, pratiquant le
doute comme discipline de vie, il
était encore plus un disciple de Pascal, lucide sur les ressorts des vanités
auxquelles se raccroche l’homme
sans Dieu. Bourdieu savait bien que
« voué à la mort, cette fin qui ne peut
être prise pour fin, l’homme est un
être sans raison d’être ». Il lui reste
alors à s’engager dans les luttes des
champs sociaux qui seules comblent
I
ce vide. Mais ces passions concurrentielles ne « marchent » que pour
ceux qui adhèrent au jeu spécifique
de chaque champ, qui en partagent les
intérêts, qui en recherchent les
enjeux, qui en somme, sont concernés
par cette illusio particulière. Car pour
qui n‘est pas dans le champ, la
recherche des titres et des honneurs,
des pouvoirs et des moyens et des
signes de pouvoir, est totalement illusoire. Mauss le disait déjà « tout phénomène social a en effet un attribut
essentiel : qu’il soit un symbole, un
instrument, une institution… il est
encore arbitraire ». Pourtant ce
constat pessimiste, renforcé d’ailleurs
par la mise au jour de la force des
déterminismes sociaux, ne conduisait
pas Pierre Bourdieu à une espèce de
scepticisme fataliste, et, en cela, il
était surtout un héritier de ces intellectuels du XVIIIème siècle qui espéraient de la connaissance un effet
libérateur des contraintes pesant,
lourdement, sur « l’humaine condition ». Rien ne l’exprime mieux que
cette phrase de sa leçon inaugurale du
Collège de France : « la connaissance exerce par soi un effet qui me
paraît libérateur, toutes les fois que
les mécanismes dont elle établit les
lois de fonctionnement doivent une
part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est à dire toute les fois
qu’elle touche aux fondements de la
violence symbolique ».
Mais si Pierre Bourdieu a toujours
été dans « le parti de la science » qui,
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plus que jamais, (aujourd’hui, alors
qu’une sorte de processus de décivilisation, inverse du processus eliasien, est à l’œuvre) est celui de
l’Aufklärung, ce n’était pas pour
autant un adepte inconditionnel du
pouvoir scientifique. Il a consacré de
trop nombreuses études au champ
intellectuel et au champ du pouvoir
pour ne pas savoir les dangers d’une
telle position ignorante de ses déterminations et de ses usages sociaux.
Pour lui il ne s’agissait pas seulement
de physique nucléaire, de chimie ou
de manipulations biogénétiques mais
aussi de la sociologie dont on ne peut
que redouter les méfaits, aux conséquences souvent tragiques, lorsqu’elle « prétend présomptueusement
transformer le monde sans en
connaître tous les ressorts ».
Si le sociologue ne peut pas prétendre à la position, bien analysée par
Paul Bénichou, de phare éclairant l’humanité, il ne peut non plus, se transformer en conseiller chargé d’éclairer
quelque monarque, aussi bien intentionné soit-il. Ayant renoncé à légiférer, pratiquant sans cesse la critique
d’elle même, sachant analyser les abus
de pouvoir qui sont commis en son
nom, la sociologie de Pierre Bourdieu
ne peut que refuser de répondre aux
demandes sociales, pourtant nombreuses et attractives, qui veulent
qu’elle fournisse des instruments de
légitimation des dominations.
Mais ces refus d’imposer ses vues
ou de distribuer ses conseils ne ren-
voient pas pour autant le sociologue
vers la solitude du héros romantique
affrontant seul, du haut d’une créativité d’origine mythique, les forces
indomptées du monde social. Pierre
Bourdieu n’avait rien « du noir prince d’Aquitaine en sa tour enfermé »
de Gérard de Nerval ; au contraire il
savait mieux que quiconque que le
sociologue, comme tout un chacun,
n’est pas « un sujet qui s’affronterait
à la société comme à un objet constitué dans l’extériorité » et que, fut-il le
plus novateur, il est d’abord un agent
historiquement situé, un sujet social
socialement déterminé, mais aussi
une sorte de porte parole de l’histoire d’une société qui, à travers lui, se
retourne un moment sur elle même,
se réfléchit.
Débarrassé de la tentation légiférante comme du mythe de la belle âme
le sociologue peut dès lors se consacrer à son métier et, Pierre Bourdieu
y excelle, prendre aux sérieux les travaux de ses prédécesseurs, les faire
travailler, les confronter, les bousculer parfois, en un mot s’en servir pour
créer une œuvre nouvelle qui les prolonge et les dépasse, en travaillant
l’objet concerné comme les manières
de parler de cet objet. Car pour éviter
les pièges tendus à la science par
l’illusio savante « pour rompre avec
l’ambition qui est celle des mythologies, de fonder en raison les divisions
arbitraires de l’ordre social et d’abord
la division du travail et de donner ainsi
une solution logique ou cosmologique
au problème du classement des
hommes, la sociologie doit prendre
pour objet au lieu de s’y laisser
prendre, la lutte pour le monopole de
la représentation légitime du monde
social ».
On comprend qu’il lui restait alors
à pratiquer « le moins illégitime des
pouvoirs symboliques celui de la
science » surtout lorsque la science
prend « la forme d’une science des
pouvoirs symboliques capable de restituer aux sujets sociaux la maîtrise
des fausses transcendances que la
méconnaissance ne cesse de créer et
de recréer ». Poussé par cette passion
de savoir Pierre Bourdieu a espéré
faire reculer les fausses explications et
surtout les fausses interventions sur le
monde social qui loin d’en corriger
les défauts en accentuent les méfaits
et qui sont le lot de la magie : cette
« hubris de l’ignorance, ignorante
d’elle même, qui chassée du monde
naturel, survit dans le rapport au
monde social ».
Pierre Bourdieu nous a quitté, mais
la lutte de la sociologie continue.
Un héritage sociologique
ÉRIC AGRIKOLIANSKY
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
orsque fut annoncée la disparition de P. Bourdieu, un
souvenir me revint en
mémoire. Dans le film que P. Carles
a consacré à P. Bourdieu (La sociologie est un sport de combat), un passage m’avait en effet particulièrement frappé. Alors qu’il participe à
une manifestation le sociologue est
apostrophé par une jeune femme qui
l’ayant reconnu lui exprime toute son
admiration et affirme en substance
que «sa sociologie a changé sa vie».
Cette scène m’avait touchée, non pour
la mise en scène de l’intellectuel
militant (trait sous lequel la presse l’a
à l’excès dépeint dans les jours qui
suivirent sa disparition), ni pour
l’exaltation du «grand homme», mais
parce que cette formule trouvait une
étrange résonance dans ma propre
L
expérience de l’apprentissage de la
sociologie.
J’exagèrerais en disant que la sociologie de P. Bourdieu a changé ma vie.
Mais, dans la mesure où la sociologie
tout court a influé sur le cours mon
existence (au moins parce qu’elle
constitue mon métier …) et où j’ai
appris la sociologie à travers l’œuvre
de P. Bourdieu, je peux, si ce n’est
faire mienne cette affirmation, au
moins la comprendre. Pour une partie
de la génération des sociologues à
laquelle j’appartiens, les travaux de P.
Bourdieu constituent en effet le vecteur principal à travers lequel nous en
sommes venus à faire de la sociologie.
Pour ceux qui frottèrent leurs culottes
d’étudiants aux bancs des universités
dans la décennie quatre-vingt le système de concepts forgé par P. Bourdieu
fut une référence majeure, qu’il s’agisse d’abord, au moment des premiers
apprentissages, d’en surmonter l’abord
ardu, puis à l’heure des premières
recherches d’en éprouver le caractère
heuristique face à au terrain. Qu’on se
réclame de P. Bourdieu, qu’on en rejette au contraire vigoureusement les
arguments, ou qu’on se situe (comme
moi) dans une relation «d’usager critique» de la théorie, nous partageons
pourtant presque tous le fait d’avoir dû
nous situer, à un moment ou à un autre,
par rapport à cette sociologie.
Son influence a été forte notamment
dans cet espace particulier des sciences
sociales, que je connais bien puisque
j’en suis issu, qu’est la science politique. Longtemps marquée par la prégnance des catégories produites par les
objets qu’elle étudie (les hommes et les
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institutions politiques), historiquement
liée au raisonnement juridique, la discipline a connu un «tournant sociologique» déterminant dans la décennie
soixante-dix. Or, la sociologie bourdieusienne constitua un ressort essentiel de cette évolution. Adoptant une
perspective résolument critique à
l’égard des notions communément
célébrées comme allant de soi (la
représentation, la démocratie, le
peuple), elle a offert (à travers la notion
de champ, mais aussi et surtout la
réflexion sur les processus de la domination) la possibilité pour une génération de chercheurs de penser avec plus
de distance, et peut-être davantage de
perspicacité, les processus politiques.
Il serait cependant absurde de tenter
ici de dresser un bilan des acquis de ces
travaux, même dans le champ réduit de
la sociologie politique. Il est sans doute
plus stimulant de se demander ce qu’a
eu de particulier cet apprentissage qui
fut marqué pour moi par cette référence théorique. Finalement, quelles inclinaisons singulières produit d’en venir
à la sociologie à travers la lecture de P.
Bourdieu ?
D’abord, un tel apprentissage favorise un ancrage spécifique dans une
tradition de pensée sociologique européenne, placée sous le triple parrainage de Marx, de Durkheim et de
Weber. P. Bourdieu a joué, avec
d’autres mais sans doute plus que
d’autres, grâce notamment à sa notoriété hexagonale et internationale, un
rôle central de passeur d’une tradition
sociologique originale dont le moins
que l’on puisse dire est qu’elle est
malmenée par la tendance hégémonique des sciences sociales anglosaxonnes marquées tant par la prégnance des modèles utilitaristes de
modélisation du comportement
humain que par la référence à une
conception étroitement positiviste de
l’enquête et de la présentation des
résultats. Le métier de sociologue, cet
anti-manuel de méthode à travers
lequel nous sommes nombreux à avoir
appris l’épistémologie des sciences
sociales, constitue sans doute l’un
des meilleurs exemples de cette
contribution à la transmission d’une
tradition de la recherche à la fois
rigoureuse et évitant les pièges d’un
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empirisme naïf. Cependant, cette articulation aux grands problèmes théoriques que les fondateurs européens
de la sociologie avaient placés au
cœur de leur réflexion n’impliquait
pas, pour ceux qui s’adonnaient à la
lecture de P. Bourdieu ou des Actes de
la recherche en sciences sociales, une
cécité ou une hostilité à l’égard de ce
que la recherche sociologique outreatlantique produisait de passionnant.
Je me rappelle ainsi, qu’étant étudiant, c’est dans la collection dirigée
par P. Bourdieu («Le sens commun»)
que j’ai pu dévorer l’œuvre d’E. Goffman (en restant d’ailleurs longtemps
sans comprendre ce qui avait poussé
P. Bourdieu à favoriser la diffusion en
France d’une théorie du social aussi
éloignée de ses propres conceptions).
De ce point de vue, la force de
l’œuvre de Bourdieu est sans doute de
montrer qu’on peut innover en sociologie sans ignorer les apports déterminants d’autres traditions de pensée
et tout en se situant dans le sillage
frayé par les pères fondateurs de la
discipline.
Un autre effet de la confrontation
précoce à la sociologie bourdieusienne renvoie ensuite à ce qu’on peut
appeler son “potentiel de controverse”. En science politique, comme
ailleurs, l’introduction de la pensée de
P. Bourdieu ne s’est en effet pas réalisée sans débats… Non seulement la
théorie est une théorie critique, qui
vise notamment l’institution universitaire elle-même, mais la force des
concepts bourdieusiens est aussi d’impliquer une réaction (d’enthousiasme
ou de rejet) parce qu’ils s’accompagnent d’une brutale mise en question
de nos perceptions communes du réel.
Or, à bien y réfléchir, c’est peut-être
cette dimension critique qui m’avait
initialement séduite : la théorie de
Bourdieu sentait le souffre et lire
Homo academicus, par exemple, dans
l’enceinte des facultés de droit ou de
Science-po (lieux où j’ai fait mes
études) donnait l’impression de pouvoir être irrévérencieux tout en apprenant à mieux comprendre le monde.
Cette dimension critique que j’évoquais dépasse cependant largement
le souvenir de ces enthousiasmes des
premiers apprentissages. Ce que j’ai
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continuellement appris en lisant P.
Bourdieu et en observant comment le
milieu académique y réagissait, c’est
que la pensée sociologique ne se
construit pas dans le consensus des
certitudes acquises mais se forge par
et dans le débat et la controverse (au
bon sens du terme).
Le troisième et dernier apport
déterminant d’une socialisation à la
sociologie à travers l’œuvre de Bourdieu réside enfin dans son intention
réflexive. Faire de la sociologie, c’est
au moins ce que je crois avoir compris
en lisant Bourdieu, c’est non seulement contribuer à éclairer le fonctionnement du social, mais aussi et
surtout appliquer à la sociologie ellemême et à ceux qui s’en revendiquent les outils d’objectivation qu’elle propose. Comme le suggère P.
Bourdieu lui-même (dans Leçon sur
la leçon), l’«une des propriétés fondamentales de la sociologie [est que]
toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science».
Cette exigence de réflexivité est sans
doute l’acquis le plus déterminant
d’une telle formation intellectuelle.
Elle est parfois douloureuse, car il est
souvent difficile de se regarder soimême comme un autre ou de résister
à la tentation d’en user comme d’une
arme dans les débats intellectuels,
mais elle constitue un contrepoint
indispensable à la griserie que donne
pour tout sociologue le sentiment de
mieux comprendre le monde social
grâce à la sociologie. Ce qui fait la
force de la pensée de P. Bourdieu,
c’est qu’on pourrait faire la sociologie
bourdieusienne de la sociologie de
Bourdieu, même si rares sont ceux qui
s’y sont réellement essayés. Mieux se
comprendre pour mieux comprendre
le monde et mieux saisir le réel pour
mieux cerner la place que peut y tenir
le sociologue, voilà finalement la
principale ambition de la sociologie
bourdieusienne dont il ne tient qu’à
nous qu’elle ne reste pas une vaine
intention…
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