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voient pas pour autant le sociologue
vers la solitude du héros romantique
affrontant seul, du haut d’une créati-
vité d’origine mythique, les forces
indomptées du monde social. Pierre
Bourdieu n’avait rien « du noir prin-
ce d’Aquitaine en sa tour enfermé »
de Gérard de Nerval ; au contraire il
savait mieux que quiconque que le
sociologue, comme tout un chacun,
n’est pas « un sujet qui s’affronterait
à la société comme à un objet consti-
tué dans l’extériorité » et que, fut-il le
plus novateur, il est d’abord un agent
historiquement situé, un sujet social
socialement déterminé, mais aussi
une sorte de porte parole de l’histoi-
re d’une société qui, à travers lui, se
retourne un moment sur elle même,
se réfléchit.
Débarrassé de la tentation légifé-
rante comme du mythe de la belle âme
le sociologue peut dès lors se consa-
crer à son métier et, Pierre Bourdieu
y excelle, prendre aux sérieux les tra-
vaux de ses prédécesseurs, les faire
travailler, les confronter, les bouscu-
ler parfois, en un mot s’en servir pour
créer une œuvre nouvelle qui les pro-
longe et les dépasse, en travaillant
l’objet concerné comme les manières
de parler de cet objet. Car pour éviter
les pièges tendus à la science par
l’illusio savante « pour rompre avec
l’ambition qui est celle des mytholo-
gies, de fonder en raison les divisions
arbitraires de l’ordre social et d’abord
la division du travail et de donner ainsi
une solution logique ou cosmologique
au problème du classement des
hommes, la sociologie doit prendre
pour objet au lieu de s’y laisser
prendre, la lutte pour le monopole de
la représentation légitime du monde
social ».
On comprend qu’il lui restait alors
à pratiquer « le moins illégitime des
pouvoirs symboliques celui de la
science » surtout lorsque la science
prend « la forme d’une science des
pouvoirs symboliques capable de res-
tituer aux sujets sociaux la maîtrise
des fausses transcendances que la
méconnaissance ne cesse de créer et
de recréer ». Poussé par cette passion
de savoir Pierre Bourdieu a espéré
faire reculer les fausses explications et
surtout les fausses interventions sur le
monde social qui loin d’en corriger
les défauts en accentuent les méfaits
et qui sont le lot de la magie : cette
« hubris de l’ignorance, ignorante
d’elle même, qui chassée du monde
naturel, survit dans le rapport au
monde social ».
Pierre Bourdieu nous a quitté, mais
la lutte de la sociologie continue.
156 Revue des Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, incivilités
Il est bien difficile de rendre
hommage à Pierre Bourdieu
alors que la nouvelle de sa mort,
tellement brutale, déclenche une émo-
tion qui submerge. Pierre Bourdieu
laisse une œuvre pour le moins consé-
quente, plus d’une vingtaine de livres,
riche de concepts, de notions, d’in-
ventions méthodologiques, le plaçant
à côté des « grands sociologues ». Je
ne commenterai pas ce travail, ce
n’est pas le moment et Bourdieu n’ai-
mait guère les « lectores » qui passent
leur temps à gloser sans fin sur le tra-
vail des autres alors qu’il y a tant à
faire. Bourdieu avait fait sienne depuis
longtemps la phrase de Durkheim qui
se moquait de ceux qui parlent sans
cesse du monde social sans « jamais
être entrés en commerce avec le détail
des faits sociaux ». Je préférerais ici
évoquer les ressorts de la passion de
Pierre Bourdieu pour le métier de
sociologue.
Dire que l’habitus et la raison se
conjuguaient chez lui pour l’amener
à mettre et remettre son ouvrage cent
fois sur le métier n’est pas suffisant.
Héritier de Descartes, pratiquant le
doute comme discipline de vie, il
était encore plus un disciple de Pas-
cal, lucide sur les ressorts des vanités
auxquelles se raccroche l’homme
sans Dieu. Bourdieu savait bien que
« voué à la mort, cette fin qui ne peut
être prise pour fin, l’homme est un
être sans raison d’être ». Il lui reste
alors à s’engager dans les luttes des
champs sociaux qui seules comblent
ce vide. Mais ces passions concur-
rentielles ne « marchent » que pour
ceux qui adhèrent au jeu spécifique
de chaque champ, qui en partagent les
intérêts, qui en recherchent les
enjeux, qui en somme, sont concernés
par cette illusio particulière. Car pour
qui n‘est pas dans le champ, la
recherche des titres et des honneurs,
des pouvoirs et des moyens et des
signes de pouvoir, est totalement illu-
soire. Mauss le disait déjà « tout phé-
nomène social a en effet un attribut
essentiel : qu’il soit un symbole, un
instrument, une institution… il est
encore arbitraire ». Pourtant ce
constat pessimiste, renforcé d’ailleurs
par la mise au jour de la force des
déterminismes sociaux, ne conduisait
pas Pierre Bourdieu à une espèce de
scepticisme fataliste, et, en cela, il
était surtout un héritier de ces intel-
lectuels du XVIIIème siècle qui espé-
raient de la connaissance un effet
libérateur des contraintes pesant,
lourdement, sur « l’humaine condi-
tion ». Rien ne l’exprime mieux que
cette phrase de sa leçon inaugurale du
Collège de France : « la connaissan-
ce exerce par soi un effet qui me
paraît libérateur, toutes les fois que
les mécanismes dont elle établit les
lois de fonctionnement doivent une
part de leur efficacité à la mécon-
naissance, c’est à dire toute les fois
qu’elle touche aux fondements de la
violence symbolique ».
Mais si Pierre Bourdieu a toujours
été dans « le parti de la science » qui,
plus que jamais, (aujourd’hui, alors
qu’une sorte de processus de décivi-
lisation, inverse du processus elia-
sien, est à l’œuvre) est celui de
l’Aufklärung, ce n’était pas pour
autant un adepte inconditionnel du
pouvoir scientifique. Il a consacré de
trop nombreuses études au champ
intellectuel et au champ du pouvoir
pour ne pas savoir les dangers d’une
telle position ignorante de ses déter-
minations et de ses usages sociaux.
Pour lui il ne s’agissait pas seulement
de physique nucléaire, de chimie ou
de manipulations biogénétiques mais
aussi de la sociologie dont on ne peut
que redouter les méfaits, aux consé-
quences souvent tragiques, lorsqu’el-
le « prétend présomptueusement
transformer le monde sans en
connaître tous les ressorts ».
Si le sociologue ne peut pas pré-
tendre à la position, bien analysée par
Paul Bénichou, de phare éclairant l’hu-
manité, il ne peut non plus, se trans-
former en conseiller chargé d’éclairer
quelque monarque, aussi bien inten-
tionné soit-il. Ayant renoncé à légifé-
rer, pratiquant sans cesse la critique
d’elle même, sachant analyser les abus
de pouvoir qui sont commis en son
nom, la sociologie de Pierre Bourdieu
ne peut que refuser de répondre aux
demandes sociales, pourtant nom-
breuses et attractives, qui veulent
qu’elle fournisse des instruments de
légitimation des dominations.
Mais ces refus d’imposer ses vues
ou de distribuer ses conseils ne ren-
Hommage
à Pierre Bourdieu
La passion de savoir
CHRISTIAN DEMONTLIBERT
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
Lorsque fut annoncée la dis-
parition de P. Bourdieu, un
souvenir me revint en
mémoire. Dans le film que P. Carles
a consacré à P. Bourdieu (La sociolo-
gie est un sport de combat), un pas-
sage m’avait en effet particulière-
ment frappé. Alors qu’il participe à
une manifestation le sociologue est
apostrophé par une jeune femme qui
l’ayant reconnu lui exprime toute son
admiration et affirme en substance
que «sa sociologie a changé sa vie».
Cette scène m’avait touchée, non pour
la mise en scène de l’intellectuel
militant (trait sous lequel la presse l’a
à l’excès dépeint dans les jours qui
suivirent sa disparition), ni pour
l’exaltation du «grand homme», mais
parce que cette formule trouvait une
étrange résonance dans ma propre
expérience de l’apprentissage de la
sociologie.
J’exagèrerais en disant que la socio-
logie de P. Bourdieu a changé ma vie.
Mais, dans la mesure où la sociologie
tout court a influé sur le cours mon
existence (au moins parce qu’elle
constitue mon métier …) et où j’ai
appris la sociologie à travers l’œuvre
de P. Bourdieu, je peux, si ce n’est
faire mienne cette affirmation, au
moins la comprendre. Pour une partie
de la génération des sociologues à
laquelle j’appartiens, les travaux de P.
Bourdieu constituent en effet le vec-
teur principal à travers lequel nous en
sommes venus à faire de la sociologie.
Pour ceux qui frottèrent leurs culottes
d’étudiants aux bancs des universités
dans la décennie quatre-vingt le sys-
tème de concepts forgé par P. Bourdieu
fut une référence majeure, qu’il s’agis-
se d’abord, au moment des premiers
apprentissages, d’en surmonter l’abord
ardu, puis à l’heure des premières
recherches d’en éprouver le caractère
heuristique face à au terrain. Qu’on se
réclame de P. Bourdieu, qu’on en rejet-
te au contraire vigoureusement les
arguments, ou qu’on se situe (comme
moi) dans une relation «d’usager cri-
tique» de la théorie, nous partageons
pourtant presque tous le fait d’avoir dû
nous situer, à un moment ou à un autre,
par rapport à cette sociologie.
Son influence a été forte notamment
dans cet espace particulier des sciences
sociales, que je connais bien puisque
j’en suis issu, qu’est la science poli-
tique. Longtemps marquée par la pré-
gnance des catégories produites par les
objets qu’elle étudie (les hommes et les
Un héritage sociologique
ÉRIC AGRIKOLIANSKY
Faculté des Sciences Sociales
Université Marc Bloch
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