03SCRE 2002F- 116 à 192 4/03/02 12:28 Page 156 Hommage à Pierre Bourdieu La passion de savoir CHRISTIAN DE MONTLIBERT Faculté des Sciences Sociales Université Marc Bloch l est bien difficile de rendre hommage à Pierre Bourdieu alors que la nouvelle de sa mort, tellement brutale, déclenche une émotion qui submerge. Pierre Bourdieu laisse une œuvre pour le moins conséquente, plus d’une vingtaine de livres, riche de concepts, de notions, d’inventions méthodologiques, le plaçant à côté des « grands sociologues ». Je ne commenterai pas ce travail, ce n’est pas le moment et Bourdieu n’aimait guère les « lectores » qui passent leur temps à gloser sans fin sur le travail des autres alors qu’il y a tant à faire. Bourdieu avait fait sienne depuis longtemps la phrase de Durkheim qui se moquait de ceux qui parlent sans cesse du monde social sans « jamais être entrés en commerce avec le détail des faits sociaux ». Je préférerais ici évoquer les ressorts de la passion de Pierre Bourdieu pour le métier de sociologue. Dire que l’habitus et la raison se conjuguaient chez lui pour l’amener à mettre et remettre son ouvrage cent fois sur le métier n’est pas suffisant. Héritier de Descartes, pratiquant le doute comme discipline de vie, il était encore plus un disciple de Pascal, lucide sur les ressorts des vanités auxquelles se raccroche l’homme sans Dieu. Bourdieu savait bien que « voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour fin, l’homme est un être sans raison d’être ». Il lui reste alors à s’engager dans les luttes des champs sociaux qui seules comblent I ce vide. Mais ces passions concurrentielles ne « marchent » que pour ceux qui adhèrent au jeu spécifique de chaque champ, qui en partagent les intérêts, qui en recherchent les enjeux, qui en somme, sont concernés par cette illusio particulière. Car pour qui n‘est pas dans le champ, la recherche des titres et des honneurs, des pouvoirs et des moyens et des signes de pouvoir, est totalement illusoire. Mauss le disait déjà « tout phénomène social a en effet un attribut essentiel : qu’il soit un symbole, un instrument, une institution… il est encore arbitraire ». Pourtant ce constat pessimiste, renforcé d’ailleurs par la mise au jour de la force des déterminismes sociaux, ne conduisait pas Pierre Bourdieu à une espèce de scepticisme fataliste, et, en cela, il était surtout un héritier de ces intellectuels du XVIIIème siècle qui espéraient de la connaissance un effet libérateur des contraintes pesant, lourdement, sur « l’humaine condition ». Rien ne l’exprime mieux que cette phrase de sa leçon inaugurale du Collège de France : « la connaissance exerce par soi un effet qui me paraît libérateur, toutes les fois que les mécanismes dont elle établit les lois de fonctionnement doivent une part de leur efficacité à la méconnaissance, c’est à dire toute les fois qu’elle touche aux fondements de la violence symbolique ». Mais si Pierre Bourdieu a toujours été dans « le parti de la science » qui, 156 Revue des Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, incivilités plus que jamais, (aujourd’hui, alors qu’une sorte de processus de décivilisation, inverse du processus eliasien, est à l’œuvre) est celui de l’Aufklärung, ce n’était pas pour autant un adepte inconditionnel du pouvoir scientifique. Il a consacré de trop nombreuses études au champ intellectuel et au champ du pouvoir pour ne pas savoir les dangers d’une telle position ignorante de ses déterminations et de ses usages sociaux. Pour lui il ne s’agissait pas seulement de physique nucléaire, de chimie ou de manipulations biogénétiques mais aussi de la sociologie dont on ne peut que redouter les méfaits, aux conséquences souvent tragiques, lorsqu’elle « prétend présomptueusement transformer le monde sans en connaître tous les ressorts ». Si le sociologue ne peut pas prétendre à la position, bien analysée par Paul Bénichou, de phare éclairant l’humanité, il ne peut non plus, se transformer en conseiller chargé d’éclairer quelque monarque, aussi bien intentionné soit-il. Ayant renoncé à légiférer, pratiquant sans cesse la critique d’elle même, sachant analyser les abus de pouvoir qui sont commis en son nom, la sociologie de Pierre Bourdieu ne peut que refuser de répondre aux demandes sociales, pourtant nombreuses et attractives, qui veulent qu’elle fournisse des instruments de légitimation des dominations. Mais ces refus d’imposer ses vues ou de distribuer ses conseils ne ren- voient pas pour autant le sociologue vers la solitude du héros romantique affrontant seul, du haut d’une créativité d’origine mythique, les forces indomptées du monde social. Pierre Bourdieu n’avait rien « du noir prince d’Aquitaine en sa tour enfermé » de Gérard de Nerval ; au contraire il savait mieux que quiconque que le sociologue, comme tout un chacun, n’est pas « un sujet qui s’affronterait à la société comme à un objet constitué dans l’extériorité » et que, fut-il le plus novateur, il est d’abord un agent historiquement situé, un sujet social socialement déterminé, mais aussi une sorte de porte parole de l’histoire d’une société qui, à travers lui, se retourne un moment sur elle même, se réfléchit. Débarrassé de la tentation légiférante comme du mythe de la belle âme le sociologue peut dès lors se consacrer à son métier et, Pierre Bourdieu y excelle, prendre aux sérieux les travaux de ses prédécesseurs, les faire travailler, les confronter, les bousculer parfois, en un mot s’en servir pour créer une œuvre nouvelle qui les prolonge et les dépasse, en travaillant l’objet concerné comme les manières de parler de cet objet. Car pour éviter les pièges tendus à la science par l’illusio savante « pour rompre avec l’ambition qui est celle des mythologies, de fonder en raison les divisions arbitraires de l’ordre social et d’abord la division du travail et de donner ainsi une solution logique ou cosmologique au problème du classement des hommes, la sociologie doit prendre pour objet au lieu de s’y laisser prendre, la lutte pour le monopole de la représentation légitime du monde social ». On comprend qu’il lui restait alors à pratiquer « le moins illégitime des pouvoirs symboliques celui de la science » surtout lorsque la science prend « la forme d’une science des pouvoirs symboliques capable de restituer aux sujets sociaux la maîtrise des fausses transcendances que la méconnaissance ne cesse de créer et de recréer ». Poussé par cette passion de savoir Pierre Bourdieu a espéré faire reculer les fausses explications et surtout les fausses interventions sur le monde social qui loin d’en corriger les défauts en accentuent les méfaits et qui sont le lot de la magie : cette « hubris de l’ignorance, ignorante d’elle même, qui chassée du monde naturel, survit dans le rapport au monde social ». Pierre Bourdieu nous a quitté, mais la lutte de la sociologie continue. Un héritage sociologique ÉRIC AGRIKOLIANSKY Faculté des Sciences Sociales Université Marc Bloch orsque fut annoncée la disparition de P. Bourdieu, un souvenir me revint en mémoire. Dans le film que P. Carles a consacré à P. Bourdieu (La sociologie est un sport de combat), un passage m’avait en effet particulièrement frappé. Alors qu’il participe à une manifestation le sociologue est apostrophé par une jeune femme qui l’ayant reconnu lui exprime toute son admiration et affirme en substance que «sa sociologie a changé sa vie». Cette scène m’avait touchée, non pour la mise en scène de l’intellectuel militant (trait sous lequel la presse l’a à l’excès dépeint dans les jours qui suivirent sa disparition), ni pour l’exaltation du «grand homme», mais parce que cette formule trouvait une étrange résonance dans ma propre L expérience de l’apprentissage de la sociologie. J’exagèrerais en disant que la sociologie de P. Bourdieu a changé ma vie. Mais, dans la mesure où la sociologie tout court a influé sur le cours mon existence (au moins parce qu’elle constitue mon métier …) et où j’ai appris la sociologie à travers l’œuvre de P. Bourdieu, je peux, si ce n’est faire mienne cette affirmation, au moins la comprendre. Pour une partie de la génération des sociologues à laquelle j’appartiens, les travaux de P. Bourdieu constituent en effet le vecteur principal à travers lequel nous en sommes venus à faire de la sociologie. Pour ceux qui frottèrent leurs culottes d’étudiants aux bancs des universités dans la décennie quatre-vingt le système de concepts forgé par P. Bourdieu fut une référence majeure, qu’il s’agisse d’abord, au moment des premiers apprentissages, d’en surmonter l’abord ardu, puis à l’heure des premières recherches d’en éprouver le caractère heuristique face à au terrain. Qu’on se réclame de P. Bourdieu, qu’on en rejette au contraire vigoureusement les arguments, ou qu’on se situe (comme moi) dans une relation «d’usager critique» de la théorie, nous partageons pourtant presque tous le fait d’avoir dû nous situer, à un moment ou à un autre, par rapport à cette sociologie. Son influence a été forte notamment dans cet espace particulier des sciences sociales, que je connais bien puisque j’en suis issu, qu’est la science politique. Longtemps marquée par la prégnance des catégories produites par les objets qu’elle étudie (les hommes et les 157 03SCRE 2002F- 116 à 192 4/03/02 12:28 institutions politiques), historiquement liée au raisonnement juridique, la discipline a connu un «tournant sociologique» déterminant dans la décennie soixante-dix. Or, la sociologie bourdieusienne constitua un ressort essentiel de cette évolution. Adoptant une perspective résolument critique à l’égard des notions communément célébrées comme allant de soi (la représentation, la démocratie, le peuple), elle a offert (à travers la notion de champ, mais aussi et surtout la réflexion sur les processus de la domination) la possibilité pour une génération de chercheurs de penser avec plus de distance, et peut-être davantage de perspicacité, les processus politiques. Il serait cependant absurde de tenter ici de dresser un bilan des acquis de ces travaux, même dans le champ réduit de la sociologie politique. Il est sans doute plus stimulant de se demander ce qu’a eu de particulier cet apprentissage qui fut marqué pour moi par cette référence théorique. Finalement, quelles inclinaisons singulières produit d’en venir à la sociologie à travers la lecture de P. Bourdieu ? D’abord, un tel apprentissage favorise un ancrage spécifique dans une tradition de pensée sociologique européenne, placée sous le triple parrainage de Marx, de Durkheim et de Weber. P. Bourdieu a joué, avec d’autres mais sans doute plus que d’autres, grâce notamment à sa notoriété hexagonale et internationale, un rôle central de passeur d’une tradition sociologique originale dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est malmenée par la tendance hégémonique des sciences sociales anglosaxonnes marquées tant par la prégnance des modèles utilitaristes de modélisation du comportement humain que par la référence à une conception étroitement positiviste de l’enquête et de la présentation des résultats. Le métier de sociologue, cet anti-manuel de méthode à travers lequel nous sommes nombreux à avoir appris l’épistémologie des sciences sociales, constitue sans doute l’un des meilleurs exemples de cette contribution à la transmission d’une tradition de la recherche à la fois rigoureuse et évitant les pièges d’un Page 158 empirisme naïf. Cependant, cette articulation aux grands problèmes théoriques que les fondateurs européens de la sociologie avaient placés au cœur de leur réflexion n’impliquait pas, pour ceux qui s’adonnaient à la lecture de P. Bourdieu ou des Actes de la recherche en sciences sociales, une cécité ou une hostilité à l’égard de ce que la recherche sociologique outreatlantique produisait de passionnant. Je me rappelle ainsi, qu’étant étudiant, c’est dans la collection dirigée par P. Bourdieu («Le sens commun») que j’ai pu dévorer l’œuvre d’E. Goffman (en restant d’ailleurs longtemps sans comprendre ce qui avait poussé P. Bourdieu à favoriser la diffusion en France d’une théorie du social aussi éloignée de ses propres conceptions). De ce point de vue, la force de l’œuvre de Bourdieu est sans doute de montrer qu’on peut innover en sociologie sans ignorer les apports déterminants d’autres traditions de pensée et tout en se situant dans le sillage frayé par les pères fondateurs de la discipline. Un autre effet de la confrontation précoce à la sociologie bourdieusienne renvoie ensuite à ce qu’on peut appeler son “potentiel de controverse”. En science politique, comme ailleurs, l’introduction de la pensée de P. Bourdieu ne s’est en effet pas réalisée sans débats… Non seulement la théorie est une théorie critique, qui vise notamment l’institution universitaire elle-même, mais la force des concepts bourdieusiens est aussi d’impliquer une réaction (d’enthousiasme ou de rejet) parce qu’ils s’accompagnent d’une brutale mise en question de nos perceptions communes du réel. Or, à bien y réfléchir, c’est peut-être cette dimension critique qui m’avait initialement séduite : la théorie de Bourdieu sentait le souffre et lire Homo academicus, par exemple, dans l’enceinte des facultés de droit ou de Science-po (lieux où j’ai fait mes études) donnait l’impression de pouvoir être irrévérencieux tout en apprenant à mieux comprendre le monde. Cette dimension critique que j’évoquais dépasse cependant largement le souvenir de ces enthousiasmes des premiers apprentissages. Ce que j’ai 158 Revue des Sciences Sociales, 2002, n° 29, civilité, incivilités continuellement appris en lisant P. Bourdieu et en observant comment le milieu académique y réagissait, c’est que la pensée sociologique ne se construit pas dans le consensus des certitudes acquises mais se forge par et dans le débat et la controverse (au bon sens du terme). Le troisième et dernier apport déterminant d’une socialisation à la sociologie à travers l’œuvre de Bourdieu réside enfin dans son intention réflexive. Faire de la sociologie, c’est au moins ce que je crois avoir compris en lisant Bourdieu, c’est non seulement contribuer à éclairer le fonctionnement du social, mais aussi et surtout appliquer à la sociologie ellemême et à ceux qui s’en revendiquent les outils d’objectivation qu’elle propose. Comme le suggère P. Bourdieu lui-même (dans Leçon sur la leçon), l’«une des propriétés fondamentales de la sociologie [est que] toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer au sujet qui fait la science». Cette exigence de réflexivité est sans doute l’acquis le plus déterminant d’une telle formation intellectuelle. Elle est parfois douloureuse, car il est souvent difficile de se regarder soimême comme un autre ou de résister à la tentation d’en user comme d’une arme dans les débats intellectuels, mais elle constitue un contrepoint indispensable à la griserie que donne pour tout sociologue le sentiment de mieux comprendre le monde social grâce à la sociologie. Ce qui fait la force de la pensée de P. Bourdieu, c’est qu’on pourrait faire la sociologie bourdieusienne de la sociologie de Bourdieu, même si rares sont ceux qui s’y sont réellement essayés. Mieux se comprendre pour mieux comprendre le monde et mieux saisir le réel pour mieux cerner la place que peut y tenir le sociologue, voilà finalement la principale ambition de la sociologie bourdieusienne dont il ne tient qu’à nous qu’elle ne reste pas une vaine intention… 159