« L’Éducation structurale »
Éric Brian ; Marie Jaisson (2003)
Version électronique de la version initiale de l’article paru dans Travailler avec Bourdieu,
(sous la direction de Pierre Encrévé et Rose-Marie Lagrave, Paris, Flammarion, 2003, p. 119-128.
[adresse en 2004 : http://www.ehess.fr/acta/jaisson/2003-tab-mj-eb.pdf]
[119] Participer après la disparition de Pierre Bourdieu, brutale, à un « espace de
discussion ouvert » sous l’égide de l’EHESS est une chose. Contribuer à un ouvrage, c’est-à-
dire à un volume durable susceptible d’être confronté plus tard à d’autres textes, en est une
autre. La réunion autorisait une parole qui pour être juste devait être éphémère. Il a été plus
simple de parler à une voix (ne serait-ce aussi que pour des raisons matérielles ce jour-là).
Mais passer à l’écrit, donner matière à une réflexion ultérieure et demeurer juste, tout cela
nous contraint à rendre compte de ce que « travailler avec Bourdieu », pendant une vingtaine
d’années fut pour nous : un jeu à trois1.
Ces notes, partielles, sont d’une mémoire restituée au croisement de nos souvenirs
sans vérification rigoureuse des dates : des fragments de mémoire collective propres à un
microgroupe, dirait-on de manière un peu durkheimienne2, groupe lui-même inséré [120]
dans le monde des sciences sociales, à Paris et à New York où nous étions apprentis. Cette
mémoire noue des moments vivaces placés sur la trame régulière des cours du Collège de
France et des séminaires de l’Ecole des Hautes Etudes où nous étions attentifs, si ce n’est
assidus.
De la main gauche
L’hiver 1979-1980 fut sinistre dans la nouvelle Ecole polytechnique à Palaiseau : des
bâtiments trop neufs, quelques suicides et cette servitude volontaire, seul ciment des
identités fragiles d’élèves en désarroi piégés par leur propre ambition, les illusions familiales,
un encadrement militaire dépassé, l’arrogance enfin ou l’écoeurement que pouvait procurer
l’idée d’entrer dans l’élite technocratique du régime giscardien. Les plus conformistes
préparaient l’ENA et rêvaient aux cabinets ministériels que quelques-uns atteindront, cela
sous les sarcasmes de complices de fortune: les uns rejetons blasés de dynasties de hauts
fonctionnaires, les autres produits improbables d’une promotion sociale sur plusieurs
générations. J’étais parmi les seconds (É. B.). Lire cet hiver-là La Distinction, qui venait juste
de paraître, ou « La production de l'idéologie dominante3 », publiée trois ans plus tôt, c’était
secouer le carcan4. Organiser en janvier 1980, sous le titre « Questions de sociologie
1 Ce texte, conçu comme un compte rendu d’expérience en sociologie des sciences, prolonge une
réflexion engagée dans É. Brian, M . Jaisson , « Unités et identités. Notes sur l'accumulation
scientifique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°74, septembre 1988, p. 66-75. Qu’un
hommage soit l’occasion d’une réflexion à la fois heuristique et intime n’est pas neuf : souvent les
éloges nécrologiques dans les académies anciennes suivaient des voies comparables, et Durkheim
faisait de même, à la manière d’un examen de la conscience savante. Voir C. B. Paul, Science and
Immortality. The Eloges of the Paris Academy of Sciences (1699-1791), Berkeley, University of California
Press, 1980 ; É. Durkheim, Textes, 1 : Eléments d’une théorie sociale, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p.
418-424, p. 428-429, p. 439-452.
2 M. Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1re éd. 1950). Voir à ce sujet M.
Jaisson, « Temps et espace chez Maurice Halbwachs (1925-1945) », Revue d’histoire des sciences
humaines, n°1, octobre 1999, p. 163-178.
3 [note 1, p. 120] P. Bourdieu et L. Boltanski, « La production de l'idéologie dominante », Actes de la
recherche en sciences sociales, n°2-3, 1976, p. 4-73.
4 [note 2, p. 120] C’était une époque... Pierre Bourdieu lui-même, mais je l’ignorais alors, participait
avec des hauts fonctionnaires de gauche et des syndicalistes à une réflexion collective sur la
1
politique », une conférence-débat de l’auteur de tels textes tout à la fois sérieux au plan
scientifique et libérateurs au plan politique, c’était tenter dans un geste dérisoire et somme
toute corporatiste d’ouvrir les yeux des autres élèves... des autres soi-même. Je m’étais
associé dans cette oeuvre salutaire d’instruction mutuelle à un condisciple lui aussi curieux
de sciences sociales et porteur, certes plus discrètement, d’une réflexion politique de gauche :
Alain Blum qui, habitant [121] Antony, connaissait lui au moins le numéro de téléphone
personnel du futur invité.
Bourdieu répondit avec empressement, veillant aux détails de l’organisation de la
soirée et allant même jusqu’à fournir une liste de plusieurs dizaines de questions « qu’on lui
posait d’habitude » pour être distribuée par avance aux élèves. J’admirai le bosseur mais je
restai perplexe devant le procédé. Retrouvant dans Questions de sociologie, publié peu après,
une part de cette liste1, je compris que Bourdieu avait voulu s’assurer que tout serait en ordre
pour cette prestation devant un public « scientifique », alors même qu’il faisait valoir au
Collège de France ses projets auprès de ses futurs collègues. Un moment il me dit, me voyant
prendre des notes : « Ah ! vous êtes gaucher… vous avez dû souffrir ». Longtemps cette
observation m’a paru déplacée, car j’avais de cet état de fait une perception bien différente,
celle du premier d’une lignée qui avait pu se libérer d’une aliénation répétée de génération
en génération : devoir écrire de la main droite. Cela avait été, il est vrai, au prix de moments
parfois pénibles, comme quand, à l’école primaire, il avait fallu attacher la manche de la
blouse avec un élastique pour éviter d’étaler l’encre en apprenant à écrire au porte-plume ou
quand j’entendais si souvent qu’il me fallait écrire « vite et bien ». Pourtant, ce jour-là, ce
n’est pas la prise de conscience qui s’est alors imposée à mon esprit, mais à nouveau une
belle perplexité.
La conférence fut dense, brouillonne et fulgurante. Tout au moins étions-nous
quelques-uns à le penser, particulièrement ceux qui, à deux heures du matin, étaient encore
autour d’un café au bar des élèves avec Bourdieu : Blum, « un HEC » attiré par une annonce
placardée dans un couloir de cette école et moi. Pour ma part, je tirais de lexposé une
impression agréable, curieuse et simple : « il est possible de parler et de penser ainsi », et je
ressentais qu’à cette table « quelque chose se passait ». Deux d’entre nous allaient dès lors
travailler avec Bourdieu : Loïc Wacquant, l’élève d’HEC, aujourd’hui professeur de
sociologie à Berkeley, et moi qui suis maintenant directeur d’études à l’EHESS. Le troisième,
Alain Blum, l’est aussi devenu par la voie démographique.
[122] Pendant vingt-deux ans, de loin en loin, le plus précieux à mes yeux fut la
préservation du ton de nos conversations : liberté de parole et émulation intellectuelle.
Toutefois, la part initiale de perplexité demeurait tant elle était ravivée par mille incidents
propres à la vie collective du milieu et à celle des institutions dans lesquelles nous nous
trouvions. Au fil du temps revenaient dans nos conversations nos accents du Sud-Ouest.
C’était se jouer des conventions scolaires parisiennes qui nous avaient forgés l’un et l’autre.
C’était aussi devenu une manière de prendre plaisir à parler de choses sérieuses sans se
prendre au sérieux, une manière encore de se défier verbalement car chacun aurait été blessé
d’apparaître à l’autre moins malin.
Parfois me revenait, énigmatique, la remarque de Bourdieu sur le fait d’être gaucher,
et je l’écartais de mon esprit. La dernière année, nous parlions souvent de la souffrance
physique dont nos dos respectifs nous donnaient des expériences en certains points
comparables. Il ponctuait ces moments de sympathie, mi-stoïque, mi-leibnitzien, par un « Il
faut souffrir », auquel je répondais avec un entêtement voltairien : « Non, il y a des
souffrances arbitraires ». Dès le lendemain de sa mort, à la suite d’un incident ridicule, mon
bras gauche s’est paralysé, et cela pour plusieurs semaines.
réforme des relations entre la puissance publique et les sciences sociales. Un texte daté du 29 juin
1981 en rend compte : P.Bourdieu et A. Desrosières, « Projet pour une école libre des sciences
sociales », dactyl., 13 p. (Je remercie Alain Desrosières de me l’avoir communiqué en 1983).
1 [note 1, p. 121] Pierre Bourdieu, « Le Sociologue en question », Questions de sociologie, Paris,
Éditions de Minuit, 1980, p. 37-60.
2
Faire du hard
Contrairement à toi (É.B.), je (M.J.) venais du Nord et, socialement, d’un lent
déclassement sur quelques générations qui m’enfermait, à l’image de mes parents, dans les
compassions et les misères de l’exercice médical. En 1981, lire l’Histoire de la Révolution
française de Jaurès et Les Héritiers de Bourdieu et Passeron à la bibliothèque d’Amiens, à
l’époque laboratoire municipal communiste, outre les évidences politiques locales de la
critique et de l’action, c’était encore s’affranchir des patrons de la faculté de médecine et de
leur notabilité étriquée. S’inscrire en fac de socio à Amiens était déjà une première rupture de
ban : quitte à s’exposer à des cours désespérants de routine, on pouvait découvrir Durkheim
et Weber entre les lignes des polycopiés. Pour continuer le geste révolutionnaire, il fallait
aussi « descendre à Paris ». Nous nous y sommes rencontrés et [123] avons formé début 1983
ce qui, à la réflexion aujourd’hui, nous apparaît comme une « union des contraires » 1 : point
de calcul toutefois de notre part dans cette union de fait, à la différence de la formation par
Bourdieu lui-même de tandems d’enquêteurs porteurs de dispositions sociales antagonistes
au temps de l’organisation des chantiers de recherche du CSE2.
À l’EHESS et au milieu des années 1980, années noires de la parthénogenèse
académique qui a abouti à la formation du Groupe de sociologie politique et morale (animé
par Luc Boltanski et Laurent Thévenot) à l’écart du Centre de sociologie européenne (animé
par Pierre Boudieu), l’une était inscrite en diplôme de sociologie sous la direction de Luc
Boltanski et l’autre conduisait sa thèse d’histoire en relation avec Pierre Bourdieu. Le lien
d’ordre privé entre nous deux dans cette configuration inconfortable de relations
institutionnelles et intellectuelles était une occurrence particulière d’un objet qui fait
aujourd’hui partie de la panoplie de la sociologie des sciences, plus précisément des gender
studies in sciences3. Or la sociologie spontanée de l’autorité scientifique propre aux luttes dans
ce champ est gouvernée par les catégories de la personnalité et de la dépendance
interpersonnelle. Pour cette raison, il n’est pas rare d’observer dans ces luttes des gestes
visant à réduire des enjeux proprement scientifiques à « des questions de [124] personnes »
ou consistant à accorder les attributs de la consécration scientifique à des dépendants de
sphères privées, même si, dans l’un ou l’autre cas, la préservation de l’autorité scientifique
collective s’en trouve menacée4. Jamais, dans cette période mouvementée ni ultérieurement,
Bourdieu n’a joué de manière ambiguë sur notre relation privée (et nous devons mentionner
ici que cette vertu proprement scientifique était partagée par Michael Pollak, lui aussi
présent dans les mêmes cercles). C’est que chez Bourdieu, aussi complexe qu’il fût avec ses
1 « En fait, l’union des contraires n’abolit pas l’opposition, et les contraires, lorsqu’ils sont réunis,
s’opposent tout autant, mais tout autrement, manifestant la vérité double de la relation qui les unit,
à la fois antagonisme et complémentarité, neikos et philia, et ce qui pourrait apparaître comme leur
“nature” double si on les pensait en dehors de cette relation », P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris,
Éditions de Minuit, 1980, p. 353.
2 Il indiquait lui-même l’efficacité heuristique de ce procédé lors d’une conversation au printemps
2001 (É. B.). Il attribuait la même vertu à sa propre trajectoire sociale formatrice d’un habitus fondé
sur une union de contraires sociaux, voir P. Bourdieu, Ein soziologischer Selbstversuch, Francfort,
Suhrkamp, 2002. Nous imaginons qu’il n’aurait pas trouvé déplacé l’usage de ce schéma pour
l’analyse de questions touchant la vie affective, domaine qu’il entendait traiter dans les années
1950, voir ibid., p. 49. Sur la question de l’intelligence scientifique collective, voir Questions de
sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 51-52.
3 P. G. ABir-Am et D. Outram, dir., Uneasy Careers and Intimate Lives : Women in Science, 1789-1979,
New Brunswick, Rutgers University Press, 1987 ; H. M. Pycior, N. G. Slack, and P. G. Abir-Am,
dir., Creative Couples in the Sciences, New Brunswick, N.J. Rutgers University Press, 1996.
4 [note 1, p. 124] Le caractère pathologique, au sens durkheimien, du fonctionnement d’une
institution scientifique peut ainsi se mesurer en calculant la fréquence du succès de tels gestes :
c’était le cas à l’Académie royale des sciences de Paris au XVIIe siècle, à la veille de la
réorganisation de 1699, quand le népotisme des académiciens gouvernait les cooptations. Voir D.
Sturdy, Science and Social Status. The Members of the Académie des Sciences, 1666-1750, Woodbridge,
The Boydell Press, 1995 ; C. Demeulenaere-Douyère et É. Brian, dir., Règlement, usages et science dans
la France de l’absolutisme, Paris, Lavoisier, 2002.
3
proches, ses étudiants et ses collaborateurs1, tout était ordonné autour de l’entretien de
l’autonomie du capital scientifique. Il l’exprimait par exemple, alors qu’il consultait mon
(M.J.) diplôme au moment où il acceptait mon inscription en thèse, par une formule
étonnamment parsonnienne « c’est un travail très professionnel »2.
Lors de la soutenance de ma (M.J.) thèse, Bourdieu a commenté de manière insistante
son assise statistique et le choix d’un objet éprouvant (il y est en effet question de mort et de
médecine considérée sous ce rapport) dans des termes non moins inattendus3 : « Vous faites
de la sociologie hard. Il est rare qu’une femme fasse [125] du hard » 4
. Il est vrai que quand
nous discutions, au fil des années, l’avancement de cette thèse dans des conditions
d’interlocution et d’émulation comparables à celles commentées plus haut, nous en
rajoutions sur le « hard », sur la description clinique d’actes médicaux sanglants ou sur les
manipulations des corps et des cadavres, dans une éphémère surenchère de froideur.
Contrairement aux tiennes (M.J.), mes (É. B.) conversations avec Bourdieu tout au
long de ces vingt-deux années relevaient d’une surenchère de chaleur, dont les signes
manifestes étaient l’accent du Sud, l’expression gestuelle, la vivacité des échanges verbaux,
l’entretien d’une proximité qui allait chez Bourdieu jusqu’au tutoiement d’enthousiasme. À
ce point précis je percevais immédiatement une sorte de péril qui me faisait maintenir le
vouvoiement, tout en craignant les premiers temps de le froisser. C’était comme une
question d’intégrité intellectuelle : nous partagions une intimité de pensée dont il tendait à
monopoliser l’expression légitime, selon le principe de l’autorité professorale.
À l’inverse, dans mon cas (M.J.), nos froides discussions cliniques ne procuraient pas
les conditions d’une telle emprise fondée sur l’intimité des conversations, et Bourdieu me
demandait les premiers temps de m’associer à d’autres chercheurs du CSE, manière de me
circonvenir intellectuellement par une voie extérieure à nos dialogues et à laquelle je me
refusais sans même y réfléchir.
Ainsi, considérant avec le recul du temps et de la comparaison le système des
relations qui s’était établi entre Bourdieu et nous, force est de constater qu’il était fondé sur
une série d’inversions de quelques qualités de genre attribuables à l’un ou à l’autre. Du côté
de la relation entre le professeur (homme) et l’étudiante (femme, du Nord, sous le signe de la
froideur) sont les attributs du professionnel, du droit (hard), de l’officiel et de l’extérieur5.
Alors qu’entre [126] le maître (homme) et l’apprenti (homme, du Sud, dans une atmosphère
chaleureuse) règnent la complicité, le gauche, l’officieux et l’intime. C’étaient là les marques
1 [note 2, p. 124] Illustration de cette complexité, ce non-remerciement en note du préambule de La
Domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 7 : « Faute de savoir clairement si des remerciements
nominaux seraient bénéfiques ou néfastes pour les personnes à qui j’aimerais les adresser, je me
contenterai de dire ici ma profonde gratitude pour ceux et surtout celles qui m’ont apporté des
témoignages, des documents, des références scientifiques, des idées et mon espoir que ce travail
sera digne, notamment dans ses effets, de la confiance et des attentes qu’ils ou elles ont mises en
lui ».
2 [note 3, p. 124] Sur les usages sociologiques de la notion de « profession », voir P. Bourdieu avec L.
J. D. Wacquant, Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 212-213.
3 [note 4, p. 124] M. Jaisson, Les Lieux de l'art. Etudes sur la structure sociale du milieu médical dans une
ville universitaire de province, Paris, EHESS, janvier 1995, 600 pages ; et « La mort aurait-elle mauvais
genre ? La structure des spécialités médicales à l’épreuve de la morphologie sociale », Actes de la
recherche en sciences sociales, n°143, juin 2002, p. 44-52.
4 [note 1, p. 125] Selon É. B., le public présent eut un moment de surprise et d’amusement. De mon
côté (M.J.), les connotations pornographiques d’une telle formule n’ont pas effleuré mon esprit, et
je pense qu’il en allait de même pour Pierre Bourdieu, alors que l’argument portait effectivement
sur l’opposition « masculin vs féminin » et renvoyait à l’opposition « sociologie hard » vs
« sociologie soft ».
5 [note 2, p. 125] Il s’agit d’inversions par rapport au « schéma synoptique des oppositions
pertinentes » construit par Pierre Bourdieu et par lequel il systématisait l’opposition « masculin vs
féminin ». Il l’a publié dans Le Sens pratique, op. cit., p. 354, et dans La Domination masculine, op. cit.,
p. 17.
4
spécifiques de la structure du microgroupe, d’un jeu de proximités à trois qui est au principe
de la formation de nos identités intellectuelles, voire de certains effets de confusion ou de
distinction de nos identités sociales dans les espaces scientifiques dans lesquels nous
travaillons.
La difficulté de l’analyse de la relation maître/élève repose sur l’extrême singularité
du lien entre ses deux protagonistes au cas par cas, ce qui autorise chacun – on l’admet
aisément – à concevoir spontanément cette relation comme relevant de l’exception. C’est
parce que nous nous trouvions de fait dans ce « jeu à trois » qu’il nous a été possible, après
coup, d’esquisser certains éléments d’une logique générale de cette relation maître/élève en
évitant les pièges de la fétichisation de la singularité : aussi intense qu’elle soit, une relation à
deux est toujours structuralement dépendante d’une configuration plus large, ici polarisée
sur un trio lui-même dépendant d’autres structures, et restreindre l’objet à un jeu à deux,
relèverait d’une erreur analogue à celle de l’individualisme méthodologique.
La réflexivité bien tempérée
C’est au moyen d’une double expérience de pensée qu’il est possible de préciser
l’enjeu de la préservation collective du cercle qui passait par les trois points que nous
formions. Bourdieu, en toute autorité, gardait le privilège d’accepter ou non de traiter avec
l’un ou l’autre. Quant aux deux plus jeunes, ils auraient pu, par exemple, vaciller et affaiblir
leurs protections intuitives et particulières. L’un aurait admis un tutoiement partagé,
gagnant en familiarité mais aussi en perplexité songeant à la nature de la
relation (scientifique, amicale ou utilitaire ?). L’autre se serait engagée dans des
collaborations avec des sociologues proches (mais distincts de son directeur de thèse et de
son conjoint), consolidant sa place dans le milieu spécialisé mais multipliant les occasions de
se prêter aux mille petites manipulations de la vie professionnelle et privée fondées sur la
multiplicité des liens dans des réseaux serrés. Dans l’un et l’autre cas, le risque eût été de
« ne plus savoir où on en [127] était », de perdre de vue les repères sur lesquels petit à petit se
forgeait l’identité intellectuelle de l’un et de l’autre, d’être voué à un « destin si funeste »1,
tels les proches de Sigmund Freud qui contribuaient à la théorie psychanalytique du
transfert alors même que, liés au maître par une relation d’analyse, ils étaient portés à
concevoir ce lien précisément en terme de transfert et à mettre à l’épreuve et le lien et sa
conception.
Contribuer à approfondir et à transmettre cette invention scientifique qu’est la
systématisation raisonnée d’une pensée structurale, réflexive et empirique ne sera pas une
mince affaire. Heureusement, nous ne pouvons concevoir que cela ait lieu autrement que de
manière structurale2. De là le dérisoire de ces gesticulations récentes dans les médias et dans
les sciences sociales qui ont consisté ou bien à espérer tuer symboliquement à peu de frais
celui qui était déjà mort, ou bien, pour ceux qui de son vivant rêvaient de le voir « dépassé »,
ne serait-ce parfois que pour oublier ce qu’ils lui devaient, à se présenter comme les mieux à
même de porter aujourd’hui l’essentiel de son oeuvre. Ignorons ces bêtises et jouons de
comparaisons pour constater que notre génération hérite en quelque sorte d’un bagage
critique et théorique qui est comme en contradiction avec les formes les plus banales de la
construction de la mémoire du travail savant. Ainsi, renoncer après Foucault à l’évidence de
1 F. Roustang, Un Destin si funeste, Paris, Éditions de Minuit, 1976. C’est Yann Darré, et nous l’en
remercions, qui nous a indiqué cet ouvrage au milieu des années 1980, en nous précisant que
Claude Grignon en recommandait la lecture aux étudiants du CSE quelques années auparavant.
2 Bourdieu lui-même y a songé. Nous en avons parlé lui et moi (É. B.) en deux occasions, au milieu
des années 1990 et au printemps 2001. Songeant alors à sa propre disparition, certes de manière
abstraite, il envisageait avec un humour dévastateur l’espace des prises de positions de l’après-
Bourdieu. Je ne sais pas s’il a écrit un texte à ce sujet comme je le lui demandais la première fois.
Quand, pendant l’hiver 2001-2002, la gravité de sa maladie lui est apparue clairement, nous
parlions d’autre chose : des urgences à régler.
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