Les emplois modaux du futur antérieur dans les langues romanes

STUDIA UBB PHILOLOGIA, LIX, 3, 2014, p. 175 - 190
(RECOMMENDED CITATION)
LES EMPLOIS MODAUX DU FUTUR ANTERIEUR DANS LES
LANGUES ROMANES, TOUT PARTICULIEREMENT EN
FRANÇAIS ET EN ITALIEN
LOUIS BEGIONI1, ALVARO ROCCHETTI2
ABSTRACT. Modal Uses of the Future perfect progressive in the Romance
Languages, especially in French and Italian. The article focuses on one aspect
of the verbal system of the Romance languages may seem marginal : modal uses
of the Future perfect progressive. However, the analysis shows that there is no
verb tenses « marginal ». Temporal and modal values of the verbe are in fact
organized as a system in wich all elements are fixed, since the functions are
distributed : this distribution is different from one language to another and also
varies (sometimes significantly) in the history of one language evolution. In
explaining these variations, the study analyzes the cases in which the translation
is not possible from one language to another.
Keywords : verbal system, Romance language, Future perfect, system
REZUMAT. Întrebuinţarea modală a viitorului anterior în limbile romanice,
cu o privire specială asupra limbii franceze şi asupra limbii italiene. Articolul
se îndreaptă spre un aspect important al sistemului verbal al limbilor romanice,
ce poate să pară marginal: întrebuinţarea modală a viitorului anterior. Analiza
dovedeşte totuşi că nu există timpuri verbale marginale. Expresia timpurilor sau a
modalităţilor este în fapt organizată într-un sistem în care toate elementele sunt
solidare deoarece acestea îşi repartizează funcţiile, repartiţia fiind diferită de la o
limbă la alta, variind de asemenea (uneori considerabil) în cursul evoluţiei
istorice a aceleiaşi limbi. Ne propunem să evidenţiem, explicând aceste variaţii,
situaţii în care traducerea dintr-o limbă în alta este imposibilă.
Cuvinte cheie : sistem verbal, limbi romanice, viitor anterior, sistem
1 Professeur à l'Université de Lille 3, E-mail : [email protected].
2 Professeur émérite à l'Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3. E-mail : alvaro.[email protected]
Provided by Diacronia.ro for IP 88.99.70.218 (2017-04-17 08:16:47 UTC)
BDD-A8184 © 2014 Editura Presa Universitară Clujeană
LOUIS BEGIONI, ALVARO ROCCHETT.
176
L'intitulé de cet article pourrait laisser croire que le problème examiné ne
touche qu'un aspect marginal du sysme verbal des langues romanes : il porte en
effet sur un temps de l'époque future constitué d'un auxiliaire au futur suivi d'un
participe passé, généralement dénommé "futur antérieur" ou, plus simplement et
plus formellement, "futur composé". Il ne concerne donc pas directement l'un des
deux temps majeurs de l'époque future, le futur dit "simple", ni le conditionnel.
Pourtant nous allons voir, par la comparaison des différentes langues romanes,
qu'il est le révélateur de problèmes auxquels ont été confrontées toutes les
langues romanes : le futur composé est un témoin central des relations entre
temporalité et modalité sur lesquelles se fondent les systèmes verbaux de ces
langues. Nous verrons que le temporel et le modal ne sont pas seulement
impliqués dans la distinction des temps de l'époque future, mais aussi dans
l'évolution des deux modes principaux des langues romanes, le subjonctif et
l'indicatif.
Avant même d'entreprendre l'analyse des valeurs temporelles et modales
de ce temps, observons que les emplois du futur antérieur ne sont pas toujours
transposables d'une langue romane à l'autre. Ainsi l'italien saranno state le otto ne
peut être rendu en français par son correspondant littéral qui serait : *il aura été
huit heures. Il faut recourir à d'autres moyens linguistiques, par exemple utiliser
un auxiliaire modal il devait / il pouvait être huit heures ou des éléments
modalisateurs il était environ (autour de / à peu près / sans doute...) huit heures.
De même, la traduction en espagnol ne peut être littérale (*habrán sido las ocho) :
le conditionnel est, en revanche, parfaitement adapté : serían las ocho, même si les
modaux ne sont pas exclus : debían de ser las ocho.
Voici un autre exemple tiré d'une déclaration cente du Président
français François Hollande au moment de la disparition du cinéaste français Chris
Marker : "Cinéaste engagé, Chris Marker aura accompagné de nombreux
mouvements d'émancipation en France et dans le monde". Cet emploi de futur
composé couramment utilisé par le français n'a pas d'équivalent dans les autres
langues romanes. Il doit être traduit, le plus souvent, par un passé composé,
comme le fait l'italien Regista impegnato, Chris Marker ha accompagnato
numerosi movimenti di liberazione in Francia e nel mondo – ou par un passé simple
comme le fait l'espagnol : Cineasta comprometido, Chris Marker acompañó varios
movimientos de liberación en Francia y en el mundo. Dans ces deux cas, le
remplacement du futur composé par un temps du passé (passé simple ou passé
composé) ne rend pas la nuance qui existe en français entre Chris Marker a
accompagné... et Chris Marker aura accompagné...".
Les problèmes que pose ces emplois sont de plusieurs ordres : d'une part
qu'apporte de spécifique le futur composé "aura accompagné" par rapport au
passé composé "a accompagné" (ou à son équivalent au parfait) possible dans
Provided by Diacronia.ro for IP 88.99.70.218 (2017-04-17 08:16:47 UTC)
BDD-A8184 © 2014 Editura Presa Universitară Clujeană
LES EMPLOIS MODAUX DU FUTUR ANTERIEUR DANS LES LANGUES ROMANES…
177
toutes les langues romanes, y compris en français ? D'autre part, pourquoi les
autres langues romanes ne peuvent-elles pas rendre ce futur composé par un
équivalent au futur ou au futur composé ? Enfin, à l'inverse, pourquoi le français
et l'espagnol ne peuvent-ils pas rendre littéralement le futur composé italien
(saranno state le otto) alors qu'ils disposent tous deux de futurs composés tout à
fait comparables, formellement, avec le futur composé italien ?
Nous développerons notre analyse en examinant, dans un premier temps,
le futur composé dans ses emplois classiques de "futur antérieur", ce qui
correspond aux cas où l'action qu'il désigne se place dans l'époque future. Dans
un deuxième temps, nous étudierons les effets particuliers qu'il produit lorsqu'il
est appliqué au moment présent ou à un passé très récent, en français sous la
forme exclusive de futur composé, dans plusieurs autres langues à la fois sous la
forme de futur composé et de futur simple. Dans un troisième temps, c'est son
emploi dans le passé et sa concurrence avec le passé composé et le passé simple
qui retiendront notre attention. Des considérations diachroniques autour de ces
évolutions nous permettront enfin de les situer les unes par rapport aux autres.
I. Futur simple et futur composé situés dans le futur.
C'est le seul qui indique véritablement l'antériorité par rapport à une
autre action prévue dans le futur, et cet emploi justifie son nom traditionnel de
"futur antérieur". C'est aussi le seul emploi qui est entièrement temporel.
Comme les autres cas que nous examinerons sont tout à fait différents, nous
nous permettons de reprendre le mécanisme fondamental de l'auxiliation :
cela nous permettra de mieux comprendre pourquoi ce mécanisme fonctionne
différemment dans les cas où le futur composé est placé dans le présent ou
dans le passé.
La composition suit dans ce cas la règle générale de l'auxiliation. Dans les
langues romanes, le recours à l'auxiliaire n'intervient que lorsque le processus
verbal est parvenu à son terme, c'est-dire lorsque le temps impliqué (= contenu
dans le verbe) est épuisé. On sait que le temps verbal est entièrement en
puissance dans l'infinitif, il est en cours dans le gérondif (ou le participe présent)
et se trouve entièrement épuisé dans le participe passé. Pour l'impliquer à
nouveau dans la morphologie verbale et lui redonner en quelque sorte du temps
par l'extérieur (sans occulter le fait que le temps intérieur au verbe est épuisé), il
faut faire appel à l'auxiliaire : on obtient alors une nouvelle construction verbale
qui va recréer un processus verbal en partant de la situation finale du participe
passé. Généralement, étant donné que la construction avec l'auxiliaire ne peut
survenir que lorsque le processus exprimé par le verbe simple est arrivé à son
terme, l'effet de sens de la forme auxiliée indique qu'on se situe dans l'après du
Provided by Diacronia.ro for IP 88.99.70.218 (2017-04-17 08:16:47 UTC)
BDD-A8184 © 2014 Editura Presa Universitară Clujeană
LOUIS BEGIONI, ALVARO ROCCHETT.
178
processus verbal. Par exemple, si l'auxiliaire est au présent et est suivi de la forme
verbale du participe passé, cela signifie que l'action verbale a eu lieu avant le
présent : cela peut être immédiatement avant (ex.: voilà, j'ai fini ! ou trop tard, j'ai
commencé !) ou longtemps avant (ex.: j'ai terminé la semaine passée). Il en est de
même lorsque l'auxiliaire est conjugué à un temps du passé par exemple
l'imparfait – et que donc l'action est située dans le passé. Dans j'avais fini quand il
est arrivé, l'action "arriver" intervient quand l'action de "finir" est déparvenue à
son terme. Là non plus, la construction verbale ne précise pas si la situation
qualifiée de "finie" est récente ou ancienne. Elle se limite à indiquer, comme le
suggère le terme de "plus-que-parfait", que l'action est plus éloignée du présent
que l'action qui lui sert de référence : elle lui est donc antérieure.
Dans le cas du futur dit "antérieur", la dénomination révèle aussi que ce
temps est en relation avec un autre temps qui ne peut être qu'un futur puisqu'il
lui est... postérieur. Le fonctionnement est donc le même que pour les formes
composées du passé : le temps composé est antérieur au temps simple. Dans
j'aurai fini quand il arrivera, on peut dire aussi que l'action "arriver" interviendra
quand l'action de "finir" sera déjà parvenue à son terme.
On peut remarquer qu'il n'en est pas de même au présent : j'avais fini et
j'aurai fini évoquent certes une autre action qui s'est produite ou se produira
après l'action de "finir" d'où l'emploi fréquent d'un adverbe de temps ou d'une
conjonction temporelle dans la suite de ces emplois (j'avais fini au moment où,
lorsque, quand...) –, mais il n'en est pas de même pour j'ai fini qui n'évoque pas une
autre action : il peut constituer une phrase complète par lui-même et ne nécessite
pas de complément. C'est qu'en effet la référence implicite se fait par rapport au
présent du locuteur et non pas par rapport à une autre action. On va voir qu'il
peut en être de même du futur composé dans les deux cas spécifiques que nous
allons examiner maintenant.
II. Futur simple et futur composé appliqués au présent
Nous allons partir, pour l'analyse de ces cas d'emploi du futur et du futur
composé, d'une expression française courante souvent utilisée lorsqu'une
personne ne se présente pas à un rendez-vous à l'heure prévue. Ceux qui
l'attendent en sont alors réduits à faire des conjectures sur les raisons de cette
absence, et plusieurs de ces conjectures peuvent être exprimées par des futurs
composés : il aura manqué son train / il aura rencontré un ami / il sera resté à
discuter avec X, etc. Nous évitons d'employer, dans ce cas, la désignation classique
de futur antérieur et préférons utiliser celle de "futur composé" parce que l'action
désignée n'est pas "antérieure" à une autre action, mais seulement liée, comme
nous l'avons vu avec le passé composé, à un passé récent. Tout au plus peut-on
dire qu'elle est "antérieure" (de peu !) au moment de l'élocution.
Provided by Diacronia.ro for IP 88.99.70.218 (2017-04-17 08:16:47 UTC)
BDD-A8184 © 2014 Editura Presa Universitară Clujeană
LES EMPLOIS MODAUX DU FUTUR ANTERIEUR DANS LES LANGUES ROMANES…
179
On remarquera que c'est l'emploi du futur qui produit l'effet de
conjecture. Si on utilisait le temps verbal qui correspondrait à ce passé récent,
c'est-à-dire le passé composé (ex.: il a manqué son train / il a rencontré un ami / il
est resté à discuter avec X), la valeur hypothétique disparaîtrait complètement.
L'emploi du futur est donc indispensable pour produire l'effet de conjecture. Des
langues comme l'italien et, à un degré moindre, l'espagnol utilisent couramment, à
cet effet, le futur simple : it. a quest'ora lavorerà 'à l'heure qu'il est, il doit
travailler' / esp. Me imagino que esto le pasará a todo el mundo 'J'imagine que cela
doit arriver à tout le monde' (voir la note 2 ci-dessous).
Mais ce n'est pas le cas en français : le futur ne peut se référer à une
époque présente, en français, que s'il est mis à la forme perfective (ex.: il aura
manqué son train). À la forme simple, la phrase correspondante – il manquera son
train – ne se réfère pas au présent : elle renvoie l'action de "manquer son train" à
une époque à venir et n'exprime aucune valeur modale hypothétique. C'est
simplement l'affirmation péremptoire que cette action doit se produire dans un
moment quelconque de l'époque future. On voit par là que le futur simple français
est franchement catégorique et essentiellement temporel. Il n'en a pas toujours
été ainsi et il reste encore aujourd'hui quelques traces – en particulier avec le
verbe d'existence "être"3 d'une expression modale de conjecture liée à l'emploi
du futur simple. Mais, en dehors de ces emplois qui doivent leur effet modal à la
combinaison du futur avec la sémantèse spécifique du verbe "être", le futur
simple français n'exprime plus l'hypothèse4.
Si le verbe n'est pas perfectif sémantiquement, pour obtenir l'effet de sens
d'hypothèse, il faut introduire dans le contexte syntaxique des éléments qui
indiquent une limite du procès. Par exemple, l'action de 'travailler' dans il aura
travaillé, sans autre précision, reste en suspens et n'a pas de valeur modale. La
valeur modale de conjecture apparaît dès que l'on ajoute une limite, par exemple :
il aura travaillé jusqu'à 5 h du matin. En fixant la limite de fin à l'action "travailler",
l'ajout "jusqu'à 5 h du matin" transforme ce verbe dont le sens est imperfectif, en
un verbe perfectif.
3 Voici, par exemple, un emploi, chez Proust, dans un passage emprunté à la langue parlée : « –
"Mais ça sera la fille à M. Pupin", disait Françoise qui préférait s'en tenir à une explication
immédiate » (ça sera = 'ça doit être' / 'c'est sans doute').
4 Si nous comparons avec le futur simple espagnol, l'aspect catégorique du français saute
particulièrement aux yeux. Ainsi, dans cette phrase de Pablo Motos (No somos nadie, p. 84, ci par
Sophie Azzopardi dans Faits de langue, 2013) : "Me imagino que esto le pasará a todo el mundo"
('J'imagine que cela doit arriver à tout le monde'), le futur "le pasará" exprime clairement
l'hypothèse introduite par "me imagino". En revanche, dans la traduction littérale en français
J'imagine que ça arrivera à tout le monde –, malgré l'introduction 'J'imagine', le futur 'ça arrivera'
renvoie l'action dans un temps à venir et produit un futur catégorique. Même l'ajout d'adverbes
destinés à suggérer la modalité de conjecture "J'imagine que ça arrivera (habituellement /
fréquemment...) à tout le monde" – ne parvient pas à produire l'effet de sens de conjecture. Le futur
français reste résolument catégorique !
Provided by Diacronia.ro for IP 88.99.70.218 (2017-04-17 08:16:47 UTC)
BDD-A8184 © 2014 Editura Presa Universitară Clujeană
1 / 16 100%

Les emplois modaux du futur antérieur dans les langues romanes

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !