DOSSIER 02_DOSSIER_Senik_015-018:DOSSIER 04/12/09 10:00 Page15 MORT DU COMMUNISME par André Senik* L’idée communiste est-elle viable? D E QUOI LE SYSTÈME COMMUNISTE est-il mort, lui qu’on croyait naguère indébou- lonnable? La réponse la plus profonde à cette question – elle-même la plus profonde – a été apportée par Aristote au IVe siècle avant Jésus-Christ. C’est ce qu’en économie l’on nommerait une évaluation ex ante, effectuée avant l’exécution d’un projet. Après avoir soumis à une destruction en règle le projet d’un communisme intégral défendu par Platon dans la République, Aristote, dans sa Politique, conclut sur cette simple prophétie: « Avec elle, [la communauté des biens] l’existence me paraît tout à fait impraticable. »[1] (en grec « adunatos o bios »). Mais Aristote sent qu’il manque quelque chose à sa démonstration pour qu’elle soit tout à fait probante. Il lui manque la preuve expérimentale. En l’occurrence, il ne peut faire mieux que de l’anticiper, en imaginant la situation ex post qui est la nôtre. « Ce que nous disons de la République de Platon serait encore bien autrement évident si l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. » Nous l’avons vu, Aristote avait raison. Considérée en elle-même, indépendamment des conditions de temps et de lieu de sa mise en pratique, l’idée communiste n’est pas viable, et Platon délirait en imaginant qu’un régime parfaitement séduisant sur le papier pouvait être plus qu’une utopie impraticable, et donc insensée. L’idée communiste est une utopie impraticable pour quelques raisons terriblement triviales. Marx veut faire de l’individu un être générique, un membre du genre humain ne vivant que pour autrui. Or l’homme ne vit ni exclusivement pour soi ni exclusivement pour les autres. Cette erreur anthropologique incroyablement idéaliste est le socle de toute la construction qu’on appelle « la pensée de Marx ». Marx considère que l’homme n’est libre que s’il travaille de façon désintéressée, loin de tout objectif utile, c’est-à-dire dans le seul but de développer ses forces de production et de création. Or l’homme ne travaille ni seulement pour posséder, consommer et utiliser, ni seulement pour le plaisir de sentir ses forces se développer. Agrégé de philosophie. 1. Politique, II, 1263 b, traduction de Barthélemy-Saint-Hilaire. * N° 40 15 02_DOSSIER_Senik_015-018:DOSSIER 04/12/09 10:00 Page16 HISTOIRE & LIBERTÉ Le mépris de Marx pour les besoins pratiques est, lui aussi, incroyablement idéaliste. Il se répercute dans le système communiste par une indifférence de fer à la consommation et, plus généralement, au bien-être matériel des producteurs de richesses. Dans le système communiste annoncé par Marx, l’échange n’existe pas, puisque la société est une coopérative qui décide collectivement de ce qui est produit et de ce qui est réparti. Or l’homme, disait Adam Smith, est un animal échangiste. Plus généralement, le vivant existe au moyen d’échanges et d’ajustements mutuels incessants. En l’absence de gain, de concurrence et d’échanges, l’économie ne peut que sombrer dans l’ineptie bureaucratique et dans la démotivation généralisée. Souvenons-nous: « Que fait l’ouvrier polonais quand il rentre chez lui de l’usine? » demandait une des blagues qui illustraient le système. Réponse: « Il sort les mains de ses poches. » Il y a une autre raison pour laquelle le communisme est une idée non-viable. Certes, l’individu aime avoir des certitudes venues d’en haut (ce que le communisme lui donne en les présentant comme garanties par la science), mais ce même individu ne peut pas éternellement s’empêcher de penser et de juger par lui-même. « Ose penser toi-même! » est la définition des Lumières donnée par Kant. Or Marx considère que la liberté de pensée ne réside pas dans le droit de penser par soi-même. Il récuse, de la façon la plus ferme, la liberté de pensée entendue comme libre choix, comme examen critique personnel. S’émanciper en matière religieuse – c’est l’exemple par lequel il commence sa critique des droits de l’homme –, ce n’est pas s’émanciper de l’obligation de croire à une religion imposée, ce n’est pas avoir le droit de croire ou de ne pas croire, le droit de croire ce qu’on veut, mais c’est s’émanciper de la religion. Et le reste à l’avenant. Malgré tout, j’ai peut-être eu tort d’affirmer que le système communiste n’est pas capable de s’imposer éternellement à un peuple objectivement et subjectivement asservi. Peut-être la Corée du Nord prouve-t-elle que, par la propagande et la terreur, tout en ne reculant devant aucun sacrifice imposé aux hommes en matière de niveau de vie, de liberté et de connaissances, le régime communiste peut ne jamais s’effondrer sur lui-même. Si tel est le cas, les nostalgiques de l’Idée communiste devront rejeter les demimesures et tourner leurs regards et leurs espoirs vers Pyongyang. Aristote avait peutêtre tort sur un point : c’est la vie humaine qui est impossible dans un régime communiste, ce n’est pas forcément l’existence du régime. Je terminerai donc sur ce point, par une note d’espoir, malgré la chute presque totale du monde communiste: le communisme est peut-être viable, mais seulement à la manière nord-coréenne. Avis aux amateurs, et aux autres… 16 JANVIER 2010 L’IDÉE COMMUNISTE EST-ELLE VIABLE ? Mais une autre question se pose. Si l’idée communiste a été réduite à une utopie dangereuse dès Aristote et si ce diagnostic a été confirmé par l’Histoire, pourquoi séduit-elle encore ? Réponse d’Aristote : « Le système de Platon a, je l’avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend mettre en cause les vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune ». J’ajouterai que l’idée communiste séduit aussi par son mauvais côté, par la promesse d’une société où l’individu est pris en charge par tous. Le poète Maïakovski a donné une forme puissamment lyrique à ce fantasme communiste de communion fusionnelle. Il évoque ainsi ce qu’il a ressenti durant l’enterrement de Lénine : « Heureux d’être une parcelle de cette force qui a en commun même les larmes des yeux. Plus forte, plus pure, ne peut être la communion dans l’immense sentiment nommé classe! » Sans le savoir, le poète a retrouvé les mots par lesquels Platon définit la merveilleuse unité produite par le communisme. Une autre raison de la séduction du communisme, qu’Aristote ne pouvait pas prévoir, c’est l’illusion qui consiste à croire que le projet de Marx – du fait qu’il parle d’émancipation – se situe, par définition, dans le prolongement des Lumières, des droits de l’homme, et qu’il vise à réaliser jusqu’au bout les promesses de 1789 concernant la liberté de l’individu. Il suffit de se reporter au fameux passage de Sur la question juive, dans lequel Marx critique les principaux articles de la Déclaration des droits de l’homme, pour se rendre compte qu’il leur déclare une guerre sans merci. Or, tout le monde pense qu’il reprend à son compte le principe de la liberté de l’individu. Mais non! Il oppose les droits du citoyen aux droits de l’homme. Il oppose la liberté, comme participation de chacun à une démocratie totale, à l’aliénation assurée par les droits de l’homme. Il oppose la démocratie totalitaire aux droits des hommes en tant qu’individus. En somme : la liberté selon les Anciens face à la liberté selon les Modernes, pour reprendre les termes de Benjamin Constant. Cet énorme malentendu, qui fait de Marx un héritier et un continuateur des droits de l’homme, est partout. Tout le monde s’en va répétant la rumeur, sans la confronter au texte. Cette interprétation erronée ne date pas d’hier. François Furet a noté, dans Le Passé d’une illusion, combien les intellectuels communistes aimaient à se croire les héritiers de 1789, preuve qu’ils étaient les meilleurs ennemis des ennemis fascistes de la démocratie. « L’avantage intellectuel du discours communiste sur le discours fasciste est ainsi de retrouver, au-delà de la critique de la démocratie bourgeoise, le socle de la philosophie N° 40 17 DOSSIER 02_DOSSIER_Senik_015-018:DOSSIER 04/12/09 10:00 Page17 02_DOSSIER_Senik_015-018:DOSSIER 04/12/09 10:00 Page18 HISTOIRE & LIBERTÉ libérale: s’il a fallu renverser les régimes qui se réclamaient d’elle pour accomplir ses promesses, il reste que l’autonomie de l’individu est à l’horizon du communisme comme il était au centre du libéralisme. » François Furet ne prend pas à son compte cette légende. Il sait fort bien que l’autonomie de l’individu est la bête noire de Marx, dont l’idéal proclamé est « le libre développement des forces de l’individu », à la condition que celui-ci soit intégralement et intimement dépendant de tous les autres et à leur service. Autre raison de l’immunité de l’idée communiste: on ne trouve pas chez Marx l’annonce des effets terrifiants qui résultent inévitablement de son programme. L’autogestion totale – le Peuple dans son entier s’occupe de toutes les affaires collectives et individuelles – est irréalisable si ce n’est par un État totalitaire. Mais cela n’est pas dit (et n’est pas dénoncé non plus). Le projet d’une dictature directe du prolétariat ne peut être atteint que par la dictature du parti sur le prolétariat. La suppression du droit et de l’État de droit – puisque les conflits auront disparu – et l’impossibilité d’un recours aux garde-fous de l’État ne peuvent se traduire dans la réalité que par la violence. Mais rien de cela n’est annoncé (ni dénoncé non plus). Une dernière remarque? Furet l’a déjà dit: l’imperfection de la démocratie libérale suscite inévitablement le rêve d’une solution simple et radicale, qu’on l’appelle panacée, pierre philosophale ou marxisme. La condition pour que l’idée communiste réalisée résiste à l’épreuve du temps est simple: il faut et il suffit que l’individu humain soit totalement dénaturé, qu’il soit métamorphosé en organe ou en membre d’une personne collective, bref qu’il soit émancipé de son ego. Faute de quoi les empires communistes s’écroulent et l’idée communiste retourne au rayon des fantasmes. C’est là qu’elle brille aujourd’hui de tous ses feux, portés par les rayons des librairies consacrés à la radicalité anticapitaliste, aux côtés des ouvrages qui analysent et racontent la chute du Mur de Berlin. 18 JANVIER 2010