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MORT DU COMMUNISME
L’idée communiste est-elle viable?
par André Senik*
D
E QUOI LE SYSTÈME COMMUNISTE est-il mort, lui qu’on croyait naguère indébou-
lonnable? La réponse la plus profonde à cette question – elle-même la plus
profonde – a été apportée par Aristote au IVesiècle avant Jésus-Christ. C’est
ce qu’en économie l’on nommerait une évaluation ex ante, effectuée avant l’exécution
d’un projet. Après avoir soumis à une destruction en règle le projet d’un commu-
nisme intégral défendu par Platon dans la République, Aristote, dans sa Politique,
conclut sur cette simple prophétie: « Avec elle, [la communauté des biens] l’existence
me paraît tout à fait impraticable. »[1] (en grec « adunatos o bios »).
Mais Aristote sent qu’il manque quelque chose à sa démonstration pour qu’elle soit
tout à fait probante. Il lui manque la preuve expérimentale. En l’occurrence, il ne peut
faire mieux que de l’anticiper, en imaginant la situation ex post qui est la nôtre. « Ce
que nous disons de la République de Platon serait encore bien autrement évident si
l’on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. »
Nous l’avons vu, Aristote avait raison. Considérée en elle-même, indépendamment
des conditions de temps et de lieu de sa mise en pratique, l’idée communiste n’est pas
viable, et Platon délirait en imaginant qu’un régime parfaitement séduisant sur le
papier pouvait être plus qu’une utopie impraticable, et donc insensée.
L’idée communiste est une utopie impraticable pour quelques raisons terriblement
triviales.
Marx veut faire de l’individu un être générique, un membre du genre humain ne
vivant que pour autrui. Or l’homme ne vit ni exclusivement pour soi ni exclusive-
ment pour les autres. Cette erreur anthropologique incroyablement idéaliste est le
socle de toute la construction qu’on appelle « la pensée de Marx ».
Marx considère que l’homme n’est libre que s’il travaille de façon désintéressée, loin
de tout objectif utile, c’est-à-dire dans le seul but de développer ses forces de produc-
tion et de création. Or l’homme ne travaille ni seulement pour posséder, consommer
et utiliser, ni seulement pour le plaisir de sentir ses forces se développer.
*
Agrégé de philosophie.
1. Politique, II, 1263 b, traduction de Barthélemy-Saint-Hilaire.
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Le mépris de Marx pour les besoins pratiques est, lui aussi, incroyablement idéa-
liste. Il se répercute dans le système communiste par une indifférence de fer à la
consommation et, plus généralement, au bien-être matériel des producteurs de
richesses.
Dans le système communiste annoncé par Marx, l’échange n’existe pas, puisque la
société est une coopérative qui décide collectivement de ce qui est produit et de ce qui
est réparti. Or l’homme, disait Adam Smith, est un animal échangiste. Plus générale-
ment, le vivant existe au moyen d’échanges et d’ajustements mutuels incessants.
En l’absence de gain, de concurrence et d’échanges, l’économie ne peut que
sombrer dans l’ineptie bureaucratique et dans la démotivation généralisée.
Souvenons-nous: « Que fait l’ouvrier polonais quand il rentre chez lui de l’usine? »
demandait une des blagues qui illustraient le système. Réponse: « Il sort les mains de
ses poches. »
Il y a une autre raison pour laquelle le communisme est une idée non-viable.
Certes, l’individu aime avoir des certitudes venues d’en haut (ce que le communisme
lui donne en les présentant comme garanties par la science), mais ce même individu
ne peut pas éternellement s’empêcher de penser et de juger par lui-même. « Ose
penser toi-même! » est la définition des Lumières donnée par Kant. Or Marx consi-
dère que la liberté de pensée ne réside pas dans le droit de penser par soi-même. Il
récuse, de la façon la plus ferme, la liberté de pensée entendue comme libre choix,
comme examen critique personnel. S’émanciper en matière religieuse – c’est
l’exemple par lequel il commence sa critique des droits de l’homme –, ce n’est pas
s’émanciper de l’obligation de croire à une religion imposée, ce n’est pas avoir le droit
de croire ou de ne pas croire, le droit de croire ce qu’on veut, mais c’est s’émanciper
de la religion. Et le reste à l’avenant.
Malgré tout, j’ai peut-être eu tort d’affirmer que le système communiste n’est pas
capable de s’imposer éternellement à un peuple objectivement et subjectivement
asservi. Peut-être la Corée du Nord prouve-t-elle que, par la propagande et la terreur,
tout en ne reculant devant aucun sacrifice imposé aux hommes en matière de niveau
de vie, de liberté et de connaissances, le régime communiste peut ne jamais s’effon-
drer sur lui-même.
Si tel est le cas, les nostalgiques de l’Idée communiste devront rejeter les demi-
mesures et tourner leurs regards et leurs espoirs vers Pyongyang. Aristote avait peut-
être tort sur un point: c’est la vie humaine qui est impossible dans un régime
communiste, ce n’est pas forcément l’existence du régime.
Je terminerai donc sur ce point, par une note d’espoir, malgré la chute presque
totale du monde communiste: le communisme est peut-être viable, mais seulement à
la manière nord-coréenne. Avis aux amateurs, et aux autres…
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Mais une autre question se pose. Si l’idée communiste a été réduite à une utopie
dangereuse dès Aristote et si ce diagnostic a été confirmé par l’Histoire, pourquoi
séduit-elle encore ? Réponse d’Aristote: « Le système de Platon a, je l’avoue, une
apparence tout à fait séduisante de philanthropie; au premier aspect, il charme par la
merveilleuse réciprocité de bienveillance qu’il semble devoir inspirer à tous les
citoyens, surtout quand on entend mettre en cause les vices des constitutions
actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n’est pas commune ».
J’ajouterai que l’idée communiste séduit aussi par son mauvais côté, par la
promesse d’une société où l’individu est pris en charge par tous. Le poète Maïakovski
a donné une forme puissamment lyrique à ce fantasme communiste de communion
fusionnelle. Il évoque ainsi ce qu’il a ressenti durant l’enterrement de Lénine:
« Heureux d’être une parcelle de cette force qui a en commun même les larmes des
yeux. Plus forte, plus pure, ne peut être la communion dans l’immense sentiment
nommé classe! »
Sans le savoir, le poète a retrouvé les mots par lesquels Platon définit la merveil-
leuse unité produite par le communisme.
Une autre raison de la séduction du communisme, qu’Aristote ne pouvait pas
prévoir, c’est l’illusion qui consiste à croire que le projet de Marx – du fait qu’il parle
d’émancipation – se situe, par définition, dans le prolongement des Lumières, des
droits de l’homme, et qu’il vise à réaliser jusqu’au bout les promesses de 1789 concer-
nant la liberté de l’individu.
Il suffit de se reporter au fameux passage de Sur la question juive, dans lequel Marx
critique les principaux articles de la Déclaration des droits de l’homme, pour se
rendre compte qu’il leur déclare une guerre sans merci. Or, tout le monde pense qu’il
reprend à son compte le principe de la liberté de l’individu. Mais non ! Il oppose les
droits du citoyen aux droits de l’homme. Il oppose la liberté, comme participation de
chacun à une démocratie totale, à l’aliénation assurée par les droits de l’homme. Il
oppose la démocratie totalitaire aux droits des hommes en tant qu’individus. En
somme: la liberté selon les Anciens face à la liberté selon les Modernes, pour
reprendre les termes de Benjamin Constant.
Cet énorme malentendu, qui fait de Marx un héritier et un continuateur des droits
de l’homme, est partout. Tout le monde s’en va répétant la rumeur, sans la confronter
au texte. Cette interprétation erronée ne date pas d’hier. François Furet a noté, dans
Le Passé d’une illusion, combien les intellectuels communistes aimaient à se croire les
héritiers de 1789, preuve qu’ils étaient les meilleurs ennemis des ennemis fascistes de
la démocratie.
« L’avantage intellectuel du discours communiste sur le discours fasciste est ainsi de
retrouver, au-delà de la critique de la démocratie bourgeoise, le socle de la philosophie
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libérale: s’il a fallu renverser les régimes qui se réclamaient d’elle pour accomplir ses
promesses, il reste que l’autonomie de l’individu est à l’horizon du communisme
comme il était au centre du libéralisme. »
François Furet ne prend pas à son compte cette légende. Il sait fort bien que l’auto-
nomie de l’individu est la bête noire de Marx, dont l’idéal proclamé est « le libre déve-
loppement des forces de l’individu », à la condition que celui-ci soit intégralement et
intimement dépendant de tous les autres et à leur service.
Autre raison de l’immunité de l’idée communiste: on ne trouve pas chez Marx l’an-
nonce des effets terrifiants qui résultent inévitablement de son programme.
L’autogestion totale – le Peuple dans son entier s’occupe de toutes les affaires collec-
tives et individuelles – est irréalisable si ce n’est par un État totalitaire. Mais cela n’est
pas dit (et n’est pas dénoncé non plus).
Le projet d’une dictature directe du prolétariat ne peut être atteint que par la dicta-
ture du parti sur le prolétariat. La suppression du droit et de l’État de droit – puisque
les conflits auront disparu – et l’impossibilité d’un recours aux garde-fous de l’État ne
peuvent se traduire dans la réalité que par la violence.
Mais rien de cela n’est annoncé (ni dénoncé non plus).
Une dernière remarque?
Furet l’a déjà dit: l’imperfection de la démocratie libérale suscite inévitablement le
rêve d’une solution simple et radicale, qu’on l’appelle panacée, pierre philosophale ou
marxisme.
La condition pour que l’idée communiste réalisée résiste à l’épreuve du temps est
simple: il faut et il suffit que l’individu humain soit totalement dénaturé, qu’il soit
métamorphosé en organe ou en membre d’une personne collective, bref qu’il soit
émancipé de son ego. Faute de quoi les empires communistes s’écroulent et l’idée
communiste retourne au rayon des fantasmes.
C’est là qu’elle brille aujourd’hui de tous ses feux, portés par les rayons des librairies
consacrés à la radicalité anticapitaliste, aux côtés des ouvrages qui analysent et racon-
tent la chute du Mur de Berlin.
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