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Séminaire « Initiation à la philosophie politique »
4-8 février 2013
« L’Allemagne »
Edouard Jourdain
L’Allemagne est un Etat riche d’un héritage complexe qu’il est nécessaire d’appréhender
pour comprendre son rôle moteur dans la construction européenne contemporaine. Ses
relations avec la France ont été tumultueuses et sont encore souvent l’objet d’incompréhensions
réciproques. A l’occasion des cinquante ans du traité de l’Elysée, cela a été l’occasion pour
l’Institut des hautes études sur la justice de revenir sur l’histoire politique, juridique et
philosophique de ce pays lors du séminaire de philosophie politique, qui a eu lieu du 4 au 8
février 2013 dans le cadre de la formation continue des magistrats à l’Ecole nationale de la
magistrature. Il s’agissait d’appréhender l’Allemagne dans ses diverses composantes juridiques,
philosophiques, historiques et politiques, sans oublier ses relations complexes avec la France.
Dans cette perspective, ce séminaire s’est articulé autour de cinq grands axes : la pensée
juridique allemande, la philosophie allemande, le nazisme, le fédéralisme et le patriotisme
constitutionnel et enfin les perspectives croisées entre France et Allemagne.
I / La pensée juridique allemande
Olivier Jouanjan : Une histoire de la pensée juridique allemande
Hans Kelsen postule que le droit « n’existe pas » en tant que tel : seules existent des
manifestations juridiques avec des masses de textes. Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse
suivante : le droit ne peut pas fixer son propre fondement. Les juristes ont besoin d’une
justification théorique qui n’est pas dans le droit. Cette justification théorique se retrouve
notamment avec la norme fondamentale de Kelsen : il nous faut tenir pour valide cette norme
suprême qui se traduit pas la constitution et est en quelque sorte hors du droit. Il nous faut un
point de départ qui est une idéologie fondamentale nous permettant de mettre de l’ordre dans le
droit.
Le problème fondamental de la dogmatique allemande du XIXème siècle tourne autour du droit
subjectif et donc du sujet de droit. Les théories de Georg Jellineck, dans la lignée du néokantisme, vont contribuer à développer ces théories du droit subjectif. Le droit subjectif est un
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pouvoir de la volonté. Gellineck va introduire dans le droit subjectif une dimension matérielle :
l’intérêt, concept qui n’est pas kantien.
Ce qui caractérise un sujet, c’est la conscience de soi. L’histoire de la philosophie du droit en
Allemagne va être aussi une histoire du sujet, élaboré par des philosophes successifs comme
Kant, Schelling ou Savigny. Le kantisme ne franchit pas la barrière entre le sujet et l’objet. Or
pour Schelling le sujet est un processus de production de soi : dans le sujet est inscrit une
histoire. C’est dans l’inconscient collectif qu’il faut chercher les racines les plus profondes de
notre rapport à l‘Histoire. C’est le début d’une idée de la conscience historique. « Le siège
véritable du droit est la conscience populaire ». L’histoire d’un peuple est l’histoire complexe du
rapport à soi-même. Selon Savigny, les juristes sont un sujet actif, la science juridique est
l’expression de la conscience juridique d’un peuple. Comment le droit subjectif vient s’insérer
dans l’historicisme ? Pour Savigny, le rapport entre sujets est premier et fondamental.
Il s’agit de déterminer ce qu’est la volonté publique. La volonté publique domine les volontés
privées. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de théorie de la volonté des dominés : le dominant
évacue la volonté des dominés en excluant toute possiblité de contre-pouvoirs des dominés.
Quel type de personne juridique est l’Etat ? Otto von Gierke, en développant le droit des
corporations et le système des droits publics subjectifs, entend montrer que l’Etat n’est pas
uniquement extérieur à l’individu et que son intérêt ne doit pas tout dominer.
Rainer Maria Kiesow : Le monde de Joseph K. : Le droit est-il une science (allemande) ?
Le monde de Joseph K. renvoie au roman de Kafka, Le procès. Il s’agit de quelqu’un de
complètement perdu dans un système juridique opaque propre au monde bureaucratique
moderne.
Joseph K. est aussi un professeur de droit allemand, il s’agit de Joseph Kohler. C’est une figure
phare de la science juridique allemande. Joseph Kohler a énormément écrit (170 ouvrages, 2700
publications) car il n'était pas uniquement juriste. Né en 1847 et décédé en 1919, il a inventé de
nombreux sujets de droit (comparatisme, droit des brevets,…), publié carnets de voyage, pièces
de théâtre et romans.
Les travaux de Joseph Kohler synthétisent et en même temps apportent une touche finale à un
siècle de controverses juridiques allemandes, marquées par trois principales querelles : 1-En
1814, une controverse oppose Savigny à Thibaud qui est aussi une controverse entre la France
et l’Allemagne. Thibaud opte pour le code civil des Allemands (il opte pour le peuple qui aurait le
droit de faire sa loi, pour un droit politisé). Savigny opte pour un peuple qui n’est pas représenté
à l’Assemblée mais par la voie scientifique. C’est le professeur allemand qui dit ce que le peuple
pense. Il fait des emprunts à la science naturelle et à la biologie. C’est Savigny qui remporte la
querelle.
2-En 1847, Kiershman, qui était un procureur de gauche, est intervenu sur l’ « inutilité de la
science du droit en tant que science », en d’autres termes le droit n’est pas scientifique. « Le
juristes sont des vers qui se nourrissent de bois pourri » (allusion aux livres). Il compare la
science du droit aux sciences naturelles : les sciences naturelles n’ont rien à faire avec le hasard
mais avec la nécessité. L’incertitude (et donc le hasard) est la mère du droit. Dans ce cas, le droit
ne peut être une science.
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3-En 1872, Jhering affirme que le droit est régi par la lutte. La loi n’est rien d’autre qu’une
proposition. Qui est destinataire de la loi ? Les juges, les magistrats. Au centre des systèmes
juridiques ne se trouve ni le peuple, ni les parties mais le juge. Le droit n’est pas une affaire
d’intérêts, c’est une affaire de sentiments. L’énigme juridique de tous temps est que les juges ne
prennent jamais la même décision pour un cas similaire.
Kohler parle de Shakespeare et de son ouvrage Le marchand de Venise. Au XVème siècle, Shylock,
un juif, prête de l’argent et exige une sûreté (s’il ne paie pas il doit prélever un livre de la chair,
puis du cœur, d’Antonio). Antonio ne peut pas payer sa dette. Le Doge, à la Cour, fait appel à un
expert juridique qui confirme la possibilité de prélever la livre de chair. Par contre, s’il est versé
une goutte de sang, le juif est considéré comme un assassin potentiel (tentative de meurtre).
Jhering affirme que ce conte est horrible en ce qu’il rend compte de l’interprétation littérale de la
loi. Or Kohler soutient que cette assertion de Jehring est erronée : il ne voit pas que l’évolution
du droit va vers davantage d’humanité.
Robert Jacob : Le prétendu « droit germanique »
La tradition juridique allemande est marquée par la valorisation du peuple allemand entendu
comme ethnie. Ce « génie ethnique » correspond aux trois volets de l’œuvre des frères Grimm : la
langue, le droit (non textuel) et le mythe. Leurs contes pour enfants constituaient une
ethnographie du peuple allemand.
Pour les juristes allemands du XIXème siècle , le droit évolue en trois étapes : 1-La coutume, 2-La
législation (produit d’une autorité politique qui ne peut pas bien comprendre l’âme du peuple),
3-La science (il s’agit de reconstituer un droit primordial pour en faire un droit positif moderne).
Le juriste est un organe du peuple habilité à créer la norme, c’est la science qui crée sa légitimité.
Les juristes vont alors créer une sorte de mythe historiographique. Ce qu’il y a de faux dans le
postulat de départ, c’est l’identité entre le droit et la langue, or le droit germain n’existe pas au
Moyen-âge, il est essentiellement issu du droit romain. Pourtant, pour les juristes comme
Savigny l’existence d’un prétendu droit germanique va permettre de forger le mythe d’un
peuple allemand luttant contre les influences étrangères, notamment via le droit. . Le défi posé
aux savants allemands est de dépoussiérer les textes juridiques. Une des caractéristiques de la
pensée juridique allemande est qu’il y a un ensemble de maillons qui s’enchaînent, des contes
des frères Grimm au nazisme.
Agnès Antoine : Le droit maternel de Bachofen
Le droit maternel est le titre, en 1861, d’un ouvrage de Bachofen. C’est un auteur au mieux cité,
rarement lu. Nietzsche notamment a été influencé pour son ouvrage sur la tragédie. Engels a
comparé son ouvrage au Capital ou à L’origine des espèces.
Bachofen a tenté d’explorer un nouveau continent, le droit maternel. Bachofen est un juriste
suisse originaire de Bâle. Il s’intéresse à l’antiquité et plus particulièrement au droit de la famille.
Son voyage en Italie va l’inciter à s’intéresser de plus en plus aux mythes. Selon lui il faut se
laisser saisir par l’histoire plutôt que l’enfermer dans des concepts. Dans quelle mesure les
mythes ont valeur de vérité ? Bachofen va généraliser le schème de la civilisation primitive qui
est selon lui gynécocratique. Il repère ce droit dans des sources comme le droit de la famille
(lignage avec la mère, attachement à une conception de la terre comme « matrie » (opposée à la
patrie),…
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Qu’est-ce que le droit maternel ? C’est un droit naturel et premier, un matérialisme
(mater-ialisme), c’est la matière créatrice. Il existe un rôle civilisateur de la femme. La base
éthique du droit maternel valorise l’amour, la paix, l’attachement, le soin.
Bachofen va mettre en avant l’idée de religion primitive avec des déesses-mères qui enfantent,
des femmes initiatrices. La conception de l’histoire de Bachofen l’amène à montrer le
dépassement du droit maternel par le droit paternel qu’il juge positif. Le droit paternel est pensé
comme un inversement total du droit maternel. Il va mettre en exergue un autre côté de la
nature humaine. Le détachement physique par rapport au père (contrairement à la fusion que
l’on retrouve dans le droit maternel) va contribuer à la supériorité du droit paternel. Cela va
donner lieu à la métaphysique, au symbolique, à l’indépendance vis-à-vis de la mère, qui va
donner lieu à la déification du père. C’est le droit romain qui va notamment contribuer à réaliser
la transition des sociétés dominées par le droit maternel à des sociétés dominées par le droit
paternel.
II / La philosophie allemande
Gérard Rolet : Les paradoxes du romantisme politique
Il existe deux destins contradictoires du romantisme : l’un conservateur et l’autre
révolutionnaire. Le premier est un romantisme maternel et tourné vers le passé, alors que le
second est masculin et tourné vers le futur. Il n’y a pas de fatalité réactionnaire du romantisme :
à ses débuts nous observons davantage un engagement libéral en opposition au pouvoir. Pour
les romantiques, la révolution s’entend comme le rétablissement du bon ordre des choses.
Le premier romantisme est ancré dans l’idéalisme a allemand, avec un refus de la conception
abstraite de la représentation. Le député doit incarner l’homme du peuple, qu’il soit élu ou non.
Il y a toujours au sein du romantisme allemand une autre façon de concevoir les Lumières. Le
siècle nouveau doit être celui de l’imaginaire, des liens organiques contre un rationalisme froid
incarné par les machines mécaniques. L’Etat est parfois considéré comme une machine
mécanique (Novalis). Le romantisme se développerait alors en réaction au capitalisme d’Etat
(allemand) et contre l’individualisme quantitatif du libéralisme anglo-saxon (et non le
libéralisme allemand dont ils se considèrent comme des contributeurs). Entre l’individu et l’Etat,
les romantiques cherchent des liens organiques. Le désenchantement du monde s’accompagne
d’un intérêt pour l’ésotérisme, l’imaginaire, etc. Le souvenir du passé peut servir d’arme pour
lutter pour le futur. Les romantiques n’avaient pas une philosophie politique du droit naturel.
Plus que le nationalisme, ce qui se développe est la défense des individualités. Il n’y a pas de
programme politique du romantisme, il y a davantage une posture vis-à-vis de la modernité qu’il
faut dépasser avec l’ancien concept de République. La modernité est le temps de l’ébranlement
des certitudes. Le religieux constitue la fondation du corps social et la raison a besoin d’une
mythologie. Ce qui intéresse les romantiques, ce n’est pas tant le dogme que le point de
référence. Le romantisme, en raison de son instrumentalisation, va être accusé de tous les maux
en 1945 en ce qu’il aurait conduit au nazisme (c’est par exemple le propos de Norbert Elias).
Jean-Marc Durand-Gasselin : L’Ecole de Francfort
L’Ecole de Francfort est née dans les années 1930 dans la perspective d’un renouvellement de la
pensée marxiste. Dans cette perspective, cette école, avec des auteurs comme Horkheimer,
Neumann ou Adorno, va tenter notamment de renouveler la pensée du droit, parfois trop laissé
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de côté dans les courants marxistes orthodoxes. Quelle est la place virtuelle du droit dans le
projet de Max Horkheimer ? Le premier grand axe est le rapport au marxisme qui pense le droit
subordonné à la structure économique. Le droit pour Marx est un instrument et une illusion
efficace. Avec Horkheimer, l’Etat de droit est revalorisé dans le cadre de la lutte sociale. Ce
courant social-démocrate va venir se coller à la théorie critique. Un autre mouvement va
s’opposer à cette dimension sociale-démocrate (de Rosa Luxembourg à Lukács). Lukacs va
considérer l’Etat de droit comme une aliénation, une réification. Lukacs s’appuie sur les travaux
de Max Weber qui affirme que le droit social a tendance à se bureaucratiser. Horkheimer ne
cultive pas le marxisme dans sa dimension dogmatique. Il est très éclectique et va tenter de
composer avec deux grands courants de son époque : la philosophie de Heidegger et le Cercle de
Vienne (animé principalement par des scientifiques, avec notamment Carnap, Friege et
Wittgenstein).
Polock est un spécialiste d’économie politique planifiée. En 1932, il affirme que le propre du
capitalisme de la fin du XIXème siècle est la formation des monopoles : ce qui prend fin ce n’est
pas le capitalisme mais sa phase libérale. La seconde personne à jouer un grand rôle est le
psychanalyste Eric Fromm, qui va dresser le portrait psychologique de l’individu dans le
capitalisme tardif. La troisième est Adorno qui développe la critique de la culture de masse.
Pour Adorno, le nazisme est une sorte de théâtre « kitsch » et répressif. La défaite du nazisme
n’est pas une rupture, il insiste avant tout sur les continuités. Herbert Marcuse va parler de la
culture de masse comme sublimation régressive. L’Ecole de Francfort se renouvelle avec
notamment Ottö Kircheimer (Peine et structure sociale, 1939) et Franz Neumann (Behemoth,
Structure et pratique du national-socialisme, 1942). Les premiers rédigent leur livre dans le
cadre des émeutes qui ont lieu aux Etats-Unis lors de la grande dépression des années Trente.
Dans Peine et structure sociale ils établissent une fresque historique du rapport entre droit et
marché du travail. Neumann, dans Béhémoth, s’appuie quant à lui sur Carl Schmitt pour montrer
la distorsion de l’Etat de droit avec l’armée, le capital et l’administration.
Michaël Löwy : Max Weber et la cage d’acier
Au début du XXème siècle se développe chez les intellectuels allemands une certaine critique de
la modernité. Le pessimisme culturel a lieu dans le prolongement de la critique romantique
allemande. Ce courant romantique se divise entre conservateurs et utopistes. Max Weber
appartient à un troisième pôle qui est le romantisme résigné (on ne peut revenir en arrière et on
ne peut créer un autre monde). Son livre L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme est
purement historique mais sa conclusion constitue un jugement de valeur. Il commence avec une
référence à Goethe qui a compris que l’économie moderne est désormais dominée par la
spécialisation et que nul retour en arrière n’est envisageable. Aux yeux des théologiens
protestants, les biens sont devenus une cage d’acier, comme une fatalité. Le prophète est une
figure importante chez Weber : avant les prophètes, la religion se réduit à la magie alors qu’avec
eux la religion devient éthique. Ce qui nous attend est un monde sans esprit et sans cœur lié à la
mécanisation. Nous sommes désormais dans le vide, dans le néant.
La cage d’acier est parfois liée à la bureaucratie mais surtout à l’ordre économique capitaliste.
Weber se réfère à l’Egypte ancienne comme la maison de la servitude (telle qu’elle fut pour le
Juifs). La cage d’acier est ainsi une allégorie qui est le visage malade de l’histoire : elle évoque
l’idée d’un enfermement, d’une perte de liberté, d’un esclavage sans maître. C’est le système qui
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induit cet esclavage dépersonnalisé. Il existe donc une contradiction entre capitalisme et liberté.
La bureaucratie et le capitalisme restent cependant les systèmes les plus rationnels et les plus
efficaces.
Bernard Bourdin : La théologie politique chrétienne de Carl Schmitt
Carl Schmitt (1888-1985) est catholique. Selon lui, l’être humain est marqué par le péché
originel. La pensée du droit de l’Eglise suppose ainsi une nature corrompue de l’homme. Si la
modernité va mal, si la guerre civile menace, c’est que la démocratie ne permet pas de
représenter et de concevoir le peuple. D’autre part, la démocratie ne sait pas décider.
L’incapacité de la démocratie libérale à s’orienter ne lui permet pas de concevoir l’histoire. Le
point commun du libéralisme, du marxisme et de l’anarchisme est de concevoir l’homme bon, et
donc qui est capable de s’autogouverner lui-même. Le problème dans la théorie de Kant consiste
en ce que l’humanité est une régulation morale, autrement dit une idée à partir de laquelle des
actes sont jugés conformes ou non à leur humanité, mais pas politique dans la mesure où aucune
autorité coercitive, aucun Etat, ne peut assurer à l’échelle humaine, c’est-à-dire mondiale, ce
principe d’humanité. La terre porte le droit en elle dans le sens où l’homme tire de ses entrailles
le fruit de son travail, assimilant ainsi la mesure de la justice, et la terre porte le droit sur elle
dans le sens où elle est marquée par des clôtures, des murailles qui protègent et signalent l’ordre
public.
Cette conception du droit, fondée sur la limite et la frontière est donc incompatible avec le projet
cosmopolite qui entend précisément dépasser les limites territoriales au nom d’une paix
universelle. Elle est tout aussi opposée aux conceptions positivistes et normativistes du droit et
se fonde davantage sur la force, se situant davantage dans la tradition des théories juridiques de
Savigny ou de l’école historique du droit allemand qui attachent une importance certaine à la
dimension historique du droit. Ensuite, le droit est fondamentalement lié au politique puisque
tous deux ont, aux yeux de Schmitt, un lien d’essence avec la limite. Ici la frontière spatiale
rejoint le politique puisqu’elle trace toujours une limite entre amis et ennemis. Aussi les
questions que pose Carl Schmitt sont-elles toujours d’’une brûlante actualité, telles que la
criminalisation de l’ennemi, la manipulation du concept d’humanité, l’homogénéité de l’espace
politique, etc.
Jean-Claude Monod : Hans Blumenberg
Blumenberg est un héritier de la philosophie de Nietzsche qui demandait « Qu’est-ce qu’être
allemand ? » en répondant : « C’est avoir le sens de l’Histoire ». Contrairement aux grands
philosophes allemands du XXème siècle, il n’y a pas de pathos nationaliste dans ses propos.
L’œuvre de Blumenberg n’est pas à priori politique mais celle-ci est toujours sous-entendue. Ce
qui est intéressant, c’est son rapport à l’ouvrage Le Mythe du XXème siècle de Alfred Rosenberg,
ouvrage phare de la révolution conservatrice. Tout le problème de Blumenberg est de ne pas
laisser le mythe à la constellation de la Révolution conservatrice, à l’instar de Thomas Mann qui
en 1941 affirmait qu’il fallait arracher le mythe au fascisme intellectuel. Il faut faire un travail
sur le mythe sans croire que l’on en tirera des ressources politiques mais au contraire permettra
de désamorcer son usage politique. La pensée de Blumenberg est une pensée du détour. La voie
la plus directe n’est pas toujours la plus riche, dans la mesure où la civilisation est un certain art
du retard (La séduction par exemple est un art du détour, contre l’art grossier d’aller droit au
but.) Son analyse du nazisme passe par son explication du rôle de la révolution conservatrice
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qui a pensé le déclin et qui a pris pour cible le rationalisme des Lumières (nous y retrouvons
trois figures principales : Schmitt, Heidegger et Jünger).
Blumenberg est né en 1920. Il étudie dans des universités catholiques. En 1943, il arrive à
s’échapper d’un camp de travail. Ensuite, sa vie académique est très discrète. Son expérience des
camps l’a éloigné des thèmes de la guerre et de la mort comme expériences nécessaires
existentielles. Ce qui émerge avec les temps modernes, c’est l’idée de progrès cumulatif grâce au
temps (Ce contre des Evènements eschatologiques). Or pour Blumenberg, l’hitlérisme a voulu
précipiter le temps, avec une tournure apocalyptique. L’Histoire est au contraire ce qui doit
rester ouvert à l’invention. Blumenberg note que le rationalisme moderne se fonde sur des
mécanismes impersonnels. Or Carl Schmitt, juriste qui a soutenu le régime nazi, a, lui, essayé de
montrer qu’il fallait penser la décision en se fondant sur des mécanismes personnels, de sorte
qu’elle mette fin à la discussion. Cela entraîne la divinisation du souverain. Contre cette thèse,
Blumenberg démystifie l’Absolu en politique, avec une critique de la souveraineté. Lorsque la
crise permet à l’Etat de faire parade de sa légitimité, nous retrouvons le le danger que l’Etat
devienne dictatorial. Il faut au contraire une conception rhétorique de la politique qui permette
le pluralisme des opinions. Dans cette perspective, il est inutile de faire un drame de la mort du
théologico-politique de l’Etat. Y compris en temps de crise, il faut prendre son temps pour éviter
l’exception et privilégier la discussion.
Isabelle Aubert : Théories de la reconnaissance : quelles théories du droit ?
Le concept de reconnaissance joue un rôle fondamental sur la question de la liberté comme
constitution de l’identité du sujet. Une idée se dégage des pensées de Johann Fichte et Hegel : la
conscience du partenaire produit du commun. Cette théorie va inspirer la théorie de la
reconnaissance de Axel Honneth. De Hegel, Honneth sélectionne les écrits d’Iéna et met au
centre du droit les droits subjectifs. La philosophie de Jürgen Habermas avance que la
communication a un potentiel émancipatoire. Pour lui, la reconnaissance est liée à la
communication. L’approche du droit de Habermas va rester fondée sur la discussion, mais dans
Droit et démocratie, la reconnaissance va fonder la liaison entre Etat de droit et démocratie. Le
droit ne saurait être contraignant sans heurter le principe démocratique. Du point de vue de la
théorie du droit, nous trouvons une tension entre légalité et légitimité. Habermas refuse du droit
un principe auto-suffisant. C’est pour lier les membres d’une communauté démocratique et la
contrainte du droit que s’insère la notion de reconnaissance Alors que Habermas va fonder sa
théorie sur un droit subjectif lié à la communication, Axel Honneth va la fonder sur un droit
objectif lié à la reconnaissance.
Axel Honneth reprend la notion de reconnaissance contre la sociologie de la communication. Il
repense le lien entre reconnaissance et conflit, et pour cela s’appuie sur les travaux du jeune
Hegel. Il distingue ainsi trois sphères de reconnaissance identitaire : la famille, la société civile et
l’Etat, qui se rapportent respectivement à l’amour, la solidarité et la personne. Comme
Habermas, Honneth considère que le droit moderne, avec le droit subjectif, suppose la
réciprocité.
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III / Le nazisme
Johann Chapoutot : La pensée juridique du nazisme
Il existe une pensée nazie du droit. Le droit positif qui existe dans la République de Weimar est
selon eux néfaste à tous les égards : le droit contribue à la mort biologique du peuple allemand
en ne prenant pas en compte la race allemande dans la mesure où il est individualiste. Le droit
tel qu’il existe est inepte car il consacre l’égalité des hommes (le réel contredit le droit tel qu’il
existe) et l’universalité du genre humain qui induit l’universalité des normes. Ces dimensions
(égalité et universalité) sont dues au code civil de 1900 qui est une importation étrangère des
principes de 1789. Weimar est une importation extérieure qui vient de l’étranger (français,
anglais et américain). Le droit du mariage est une aberration : ce n’est pas un contrat mais un
devoir moral qui est fondé sur une vocation biologique. Quiconque ne fait pas d’enfant
(célibataires, homosexuels,…) doit être taxé pour compenser le déficit en termes natalistes. La loi
du 14 juillet 1933 interdit ainsi le mariage avec quelqu’un d’une autre race. La personne
juridique n’est pas l’individu mais la race.
Goebbels, le 1er avril 1933, pouvait affirmer : « Nous avons effacé 1789 de l’histoire ». Les nazis
considèrent que le triomphe de l’individu est la conséquence du soulèvement de la plèbe contre
les aristocrates. Les nazis héritent aussi d’un droit abstrait. Hans Frank, avocat nazi, dit qu’il
n’est pas possible de figer le présent dans le passé. Aucun code ne peut prévoir la multitude des
cas d’espèce. On ne peut river le droit à l’écrit, l’écrit c’est la mort. L’abstraction c’est la mort. Or,
le droit procède par abstraction.
L’agriculteur propriétaire de sa terre peut faire ce qu’il veut dans le droit bourgeois. Contre cette
conception, les nazis imposent que l’agriculteur s’occupe de sa terre par procuration pour le
peuple. La terre devient non aliénable, non mobile. La terre est confiée à la garde du paysan. S’il
n’honore pas cette garde, il peut être chassé de sa terre. Le paysan n’est pas un être abstrait mais
a des droits et devoirs liés à sa fonction concrète. La fonction juridique de chaque individu lui
confère des droits et des devoirs envers le peuple allemand. Il n’existe pas d’individus
universels. Il y a un ordre naturel : chacun a sa place dans la société en fonction de la survie de la
race. En amont de 1789, l’autre « grande horreur » est le droit romain, qui vient contaminer le
droit germanique. Il s’agit de lutter contre l’impérialisme romain et catholique (qui viennent du
Sud). Il y a toutefois plusieurs droits romains : un droit originaire romain, qui vient des
germains, et un droit romain tardif dégénéré où tout le monde peut devenir romain. Les nazis
parlent de chaos racial quant à l’écrit de Caracalla en 212. Le code justinien n’est plus un droit
romain, c’est un droit juif. Il faut rénover le droit en fonction de l’essence du droit allemand et
s’émanciper de « la tyrannie des paragraphes ».
Ce sont donc les juges qui vont être les porteurs de cette rénovation du droit et auxquels on va
laisser une liberté d’interprétation infinie. Le juge n’est pas créateur de normes mais doit se
référer à trois principes fondamentaux : le programme du parti, la volonté du Führer et le bon
sens populaire. Ces trois dimensions sont incompatibles avec un Etat de droit stable, doté de
normes fondamentales intangibles. Dans le régime nazi prévaut l’idée de mouvement, et par
conséquent l’idée d’anti-Etat (du latin status, stable). Les nazis reprennent la question de l’ordre
naturel thomiste, mais s’en distinguent dans la mesure où ils éliminent la transcendance. Il faut
retrouver un fondement depuis la mort de Dieu : la race, qui a des fondements scientifiques. Le
réel, équivalent de la nature, dicte sa loi.
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Stéphane François : L’occultisme nazi, entre Völkish et fantasme
Hitler, lorsqu’il séjourna à Vienne, lisait régulièrement Ostara, une revue ésotérique et politique.
L’occultisme a certes existé mais uniquement dans la SS, avec une pratique de 1929 à 1945.
Himmler, chef des SS, va s’inspirer à la fois des jésuites et des chevaliers teutoniques. Himmler
va composer une religion païenne à partir d’un fatras de pratiques völkish, le but étant de créer
une nouvelle aristocratie et de nouvelles moeurs. Il faut pour les SS faire un maximum d’enfants
(de 1 à 6 avant de partir au front). Il n’en reste pas moins que cet ésotérisme fut raillé par de
nombreux dignitaires nazis, dont Rosenberg, ennemi de Himmler, qui pouvait dire à celui-ci :
Wotan, le dieu germanique équivalent de Odin, est mort. Le nazisme n’a pas été un mouvement
occulte mais ça a été le cas de la SS. Le mythe de la société Thulé, lieu mythique d’où serait née la
race aryenne, va se retrouver après 1945, chez les anciens SS français en particulier.
Marc Augier, par exemple, ancien partisan du Front populaire, va devenir SS et prendre le
pseudonyme de Saint Lou après la guerre. Nous retrouvons aussi Jean Mabire, qui va publier un
ouvrage intitulé Thulé aux éditions Robert Laffont. Nous retrouvons la culture de l’ésotérisme
nazi dans les bandes dessinées, comme Hell boy. Nous retrouvons aussi cette thématique dans la
bande dessinée Le jour du désastre : les nazis occupent l’Europe grâce à des dieux vikings issus
de la pratique nécromantique qui a consisté à massacrer les juifs d’Europe. La diffusion de
l’ésotérisme nazi va être diffusée culturellement.
L’Ahnenerbe, créé en 1935, est un centre de recherche chapeauté par Himmler pour prouver les
fondements scientifiques de l’idéologie raciste nazie, ainsi que les mythes entourant la naissance
de la race aryenne. Beaucoup de scientifiques vont y aller, souvent pour avoir des fonds et faire
ce qu’ils voulaient. Ils ont par exemple refusé le runologue que voulait leur imposer Himmler.
L’expédition au Tibet, par exemple, est un prétexte pour la recherche raciale, et non pour
découvrir des origines mythiques ariennes.
Pierre-Yves Gaudard : La mémoire et le nazisme
On a reproché à Raoul Hilberg de n’avoir consulté que les archives des bourreaux, ce contre la
mémoire juive. La mémoire, c’est ce qui permet d’oublier. Il faut se faire à l’idée que la mémoire
est quelque chose de dynamique. Il s’agit de penser à la fois la mémoire individuelle et collective.
Or, comprendre la mémoire du nazisme est possible en repérant une fracture générationnelle. Si
aujourd’hui le travail de mémoire est plus facile, c’est sans doute parce que 80% des allemands
contemporains n’ont pas été en âge de remplir des fonctions sous le national-socialisme.
Après la guerre, la zone alliée est très différente de la zone soviétique. Du côté américain, nous
retrouvons des photos placardées du génocide sur lesquelles sont inscrites : « c’est votre
faute ! ». Du côté russe nous retrouvons au contraire une propagande non culpabilisante : « Les
dictateurs passent, le peuple et l’Etat allemand restent. » Cependant le traitement matériel du
côté américain est beaucoup moins dur que du côté russe. Pour la population est-allemande, la
persécution par les soviétiques a diminué leur sens de la culpabilité, se considérant eux-mêmes
comme victimes.
Du côté occidental, l’effort de reconstruction a contribué à ce qu’il y ait une main invisible qui
tienne lieu de mémoire collective. L’équation juifs = bolchéviques induit la non nécessité de se
confronter au passé. C’est au moment du procès Eichmann qu’il y a un véritable tournant dans la
mémoire. Avec la nouvelle génération, nous ne sommes plus descendants des bourreaux, car
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nous sommes aussi devenus des victimes : des victimes à la fois des soviétiques et des nazis dans
la mesure où c’est la génération précédente qui est coupable, léguant un héritage monstrueux
dont leurs descendants ne peuvent se défaire.
IV / Fédéralisme et patriotisme constitutionnel
Naïma Ghermani : Le Saint Empire germanique
En 1512, Luther remet en cause l’autorité du Pape. Le succès est considérable dans le sud de
l’Allemagne dès les années 1520. Il fonde une nouvelle Eglise qui va être adoptée par plusieurs
pays. Dans les années 1540, nous retrouvons un certain succès du calvinisme en France. Dans
l’Allemagne moderne se posent plusieurs problèmes liés aux pratiques religieuses. L’empereur
Charles Quint (1519) pense résoudre le problème religieux en termes de débats théologiques.
Vient la solution des armes. Puis c’est une troisième voie qui se dessine : la solution juridique et
politique avec l’Edit de Nantes en 1598.
La notion de paix religieuse a donné naissance à l’autonomie de la raison politique. Au Moyenâge, la paix se faisait autour du Culte eucharistique, ce qui n’est pas possible avec les protestants.
La seule issue est une paix civile réglée par l’Etat. Le droit est posé pour la première fois comme
garant de la paix commune. On peut être un bon sujet de droit et ne pas avoir la foi. La
communauté politique se pensait comme un tout, or la paix de religion permet la coexistence de
plusieurs communautés via le droit. Un tribunal de la chambre impériale de justice règle les
litiges religieux. En 1648, le traité de Westphalie demande aux minorités d’exercer leur foi en
privé. L’Etat se charge d’établir une paix intérieure. Les juristes prennent en charge le
développement des conflits dès les années 1650. Il existe alors une explosion des ouvrages de
droit. On se dit alors que le droit va être une source d’apaisement. Mais on remarque que la
coexistence n’est pas très respectée. La vision d’une citoyenneté supra-confessionnelle est
fondamentale. Dans les villes allemandes, les conseils de ville se disputent sur la question de la
majorité et des minorités. La paix tend à renforcer la lutte contre les minorités, dont le droit va
être l’instrument.
Ces paix de religion consécutives au traité de Westphalie demeurent l’objet intéressant d’une
réflexion sur la tolérance, mot qui n’existe pas d’ailleurs dans les traités. Les paix vont sacrifier le
sort des consciences individuelles au profit de l’intérêt public (ex : interdiction pour les
minorités d’enterrer leurs morts dans les cimetières des religions majoritaires). La paix
religieuse va entraîner des mouvements d’exil, ce qui pose le problème des immigrés qui
réclament des droits et la citoyenneté. Au moyen-âge, l’exil existait, mais sous forme de
bannissement qui relevait de la paix judiciaire. L’exil religieux pose un problème juridique donc.
L’exilé devient alors une figure typiquement moderne. L’exil est également issu de l’essor des
sociétés bureaucratiques. Progressivement, les exilés vont devenir une figure sociologique,
politique et littéraire, tandis que se développe une théologie de l’exil et que naît une réflexion
sur les droits des migrants. Sont écrites des suppliques de migrants adressées aux souverains.
Les suppliques constituent en quelque sorte l’ancêtre des cartes d’identité dans la mesure où
elles relatent l’identité des suppliquants. C’est dans ce contexte que se forme la notion de « droit
à avoir des droits » dont parle Hannah Arendt. Hugo Grotius, lui, réfléchit sur les personnes
touchées par la guerre, notamment en matière d’exil. Les exilés doivent se soumettre à la
souveraineté du pays d’accueil. Sa réflexion permet de développer l’idée de tolérance. C’est à
partir de cette époque que se forment des réflexions sur le vote et la question des majorités et
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minorités. Il faut des pratiques qui soient équitables, car l’un des effets des conflits religieux est
la montée du scepticisme, et dans une certaine mesure de l’athéisme.
Julien Barroche : Subsidiarité et philosophie allemande
La subsidiarité est un concept relativement récent. Trois moments nous intéressent : l’Eglise
catholique, l’Allemagne fédérale et l’Union européenne. Nous retrouvons dans cette lignée
historique une certaine critique de l’Etat. Dans la philosophie libérale il existe une dimension
volontariste de la subsidiarité qui rompt avec l’ordre naturel. L’encyclopédie pontificale de 1931
célèbre le quarantenaire de l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum, où le principe de
subsidiarité apparaît pour la première fois en latin, ce contre la notion de corporation promue
par Mussolini. Les rédacteurs de ce texte sont liés au courant solidariste dans l’optique de gérer
la crise des années trente. Ce solidarisme chrétien va constituer la chaire de la doctrine sociale
de l’Eglise.
L’Etat n’a qu’un droit subsidiaire en matière d’éducation des enfants. Défendre la famille, c’est
défendre l’Eglise en matière d’éducation. Après guerre, il y a une loi très importante promulguée
en 1953 : la loi sur la protestation de la jeunesse. Les institutions de l’Etat ne doivent intervenir
qu’en dernière instance. Existe-t-il une tradition fédérale en Allemagne ? Non. A l’aide du
concept de subsidiarité, se crée une tradition politique qui va pouvoir prendre le relais de la
catastrophe totalitaire. Le moment stratégique est donc la sortie du totalitarisme. Pour
combattre l’absolutisme politique, il faut construire le fédéralisme (Comme si Hitler avait
réveillé la nature absolutiste de l’Etat). Depuis Luther, l’Etat a des assises très fragiles et l’Etat
n’interviennent pas positivement (se contentant de punir). Le fédéralisme est théorisé par
Johannes Althusius contre Jean Bodin. Nous ne retrouvons ni individu, ni Etat, mais des cercles
concentriques qui s’organisent. En droit positif allemand, ce n’est qu’en 1992 que le principe de
subsidiarité apparaît. La subsidiarité est un trait d’union entre le catholicisme, le protestantisme
et l’économie de marché. La subsidiarité possède deux faces : méfiance vis-à-vis de l’Etat (donc
prévalence de la société et de l’économie) et secondarisation du politique.
Hans Stark : Le fédéralisme allemand
Le fédéralisme allemand est à la fois un atout mais aussi un facteur de blocages. Les décisions se
prennent très lentement. Si l’Allemagne a du mal à se projeter vers l’extérieur, c’est qu’il y a
beaucoup d’acteurs qui peuvent diluer et empêcher la prise de décision.
Sur le plan des fondements historiques et institutionnels, nous retrouvons à l’origine le Saint
empire romain germanique au XIIème siècle, avec des Etats souverains très éclatés. La
confédération rhénane, en 1808, peinera à se constituer en nation, notamment en raison des
pressions autrichiennes. C’est en 1870 véritablement que la nation allemande se constitue, et en
1945 que nous retrouvons la création d’un Etat fédéral. C’est vers le fédéralisme que l’Allemagne
se tourne. La constitution a été acceptée par les Länders en 1949. La légitimité politique vient
des Länders, 16 exactement, qui ont des tailles très différentes. Du point de vue politique, les
Länders allemands sont représentés par une deuxième chambre. Ces représentants ne sont pas
des parlementaires mais des exécutifs des Länders. Très souvent, il existe des coalitions entre
Länders. La moitié des lois nécessite seulement un vote au Bundestag. L’autre moitié est votée
par la chambre des Länders.
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Le fédéralisme est intéressant car il permet de faire émerger des voix de consensus. Par contre, il
entraîne des lenteurs et des injustices. Pourquoi les Allemands n’ont-ils pas voulu être solidaires
avec les Grecs ? Avec les 16 Länders, il y a des systèmes de péréquation financiers. Sur les 16, il y
en a 3 qui versent de l’argent pour égaliser les niveaux de vie. La ville qui en reçoit le plus est la
ville de Berlin. Le problème n’est pas que les Bavarois ne veulent plus donner pour les autres. Ce
n’est pas une affaire gréco-allemande mais un problème humain quant à la solidarité : certains
Länders participant déjà à un effort collectif national, ne désirent pas redoubler d’effort au
niveau européen
Sophie Heine : Le patriotisme constitutionnel
Le principe de base du patriotisme constitutionnel consiste en ce que le lien entre citoyenneté et
identité nationale est avant tout historique, et particulièrement contingent. Le lien entre
« ethnos » et « demos » n’est pas nécessaire. Habermas définit la démocratie comme un régime
marqué par sa dimension délibérative. Le concept de patriotisme constitutionnel est lié à un
contexte socio-culturel précis : c’est le contexte de l’Allemagne de l’Ouest de l’après-nazisme.
C’est dans ce contexte que se forge le patriotisme constitutionnel qui induit une réflexivité et une
critique de son histoire (alors que le nationalisme glorifie le passé dans son ensemble). Il faut
évaluer le passé à l’aune des principes constitutionnels, pour sélectionner ce qui est bon dans le
passé. Le patriotisme constitutionnel a constitué un principe permettant de promouvoir le
multiculturalisme et l’intégration européenne dans la mesure où il se fonde sur des principes liés
aux droits fondamentaux qui excluent toute dimension substantialiste du politique (notamment
en termes identitaires).
Habermas s’oppose aux visions culturalistes de l’intégration. Il faut à la fois reconnaître la
diversité et avoir le souci d’une certaine unité. La dimension culturelle et identitaire à partir
duquel naît le patriotisme constitutionnel existe certes, avec notamment une identité liée aux
Lumières européennes et aux droits de l’homme, mais elle évolue. Habermas s’oppose aux droits
collectifs d’ordre culturel : les droits doivent continuer à avoir des fondements individuels. Un
autre thème du patriotisme constitutionnel est l’intégration européenne, en partant du constat
que la force de régulation n’est pas suffisante. La citoyenneté n’est pas liée à la nation mais aux
droits et aux principes. L’intégration européenne est propice à ce genre de patriotisme
constitutionnel, en raison par ailleurs de l’histoire de l’Europe (qui a connu la barbarie
nationaliste) et de son identité actuelle. L’une des limites du patriotisme constitutionnel est qu’il
tend à reproduire les défauts du nationalisme en transposant au niveau européen la marque
d’une identité forte qui peut être hermétique aux autres cultures.
V / Les relations franco-allemandes
Bruno Lemaire : Musique, politique et germanité
Il n’y aura pas d’avenir pour la France si nous n’avons pas un projet européen fondé sur la
relation franco-allemande. Or, le lien franco-allemand est en passe de tomber dans l’indifférence
et les préjugés liés à d’anciennes rivalités de puissance. Par exemple, que l’Allemagne domine
l’Europe est un fait du à leur puissance économique et politique qui n’induit pas l’intention de
l’Allemagne de dominer l’Europe. En Europe, l’Allemagne nous est un pays radicalement
étranger. Tout d’abord, en raison de la langue (seulement 20% des élèves actuels apprennent
l’Allemand contre 50% en 1950). Il y a dans les deux langues un rapport au monde différent.
Contrairement à ce que l’on pense, le français est beaucoup plus conceptuel. L’autre différence
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est institutionnelle. Pour la France, le fonctionnement est vertical. En Allemagne, avec le
fédéralisme, les rôles sont beaucoup plus cloisonnés en fonction des compétences. L’avantage du
système allemand est qu’il responsabilise beaucoup de gens et crée du consensus. L’avantage
français est la rapidité de la décision. Derrière ces différences institutionnelles, le droit l’emporte
sur la politique, alors qu’en France la politique l’emporte sur le droit. Lorsqu’il a été question
d’organiser la redistribution sociale au niveau européen, l’Allemagne s’est toujours opposée à ce
projet : le social n’est pas du ressort de l’Europe. D’autre part, elle payait pour la PAC mais
n’avait pas de retour. La Cour de justice européenne a dit que le plan européen d’aide aux
démunis est illégal, l’argumentaire de l’Allemagne se fondait principalement en fonction du
caractère légal, alors que la France qui était en faveur du projet se fondait sur des arguments
politiques.
Le droit est pour les Allemands ce qui permet de permet de maîtriser la politique, alors que pour
les Français, la politique permet de changer le droit. Quant au rapport au monde, la France a une
conception théorique : la France est le seul pays au monde qui se définit comme une figure
géométrique. L’Allemagne a une vision pratique du monde. C’est cette vision-là qui l’a remporté
dans la mondialisation, et qui est d’ordre économique. Le risque de la France est de dire qu’elle
n’accepte pas ce modèle pour mieux se renfermer sur soi. Des différences aussi importantes sont
un atout pour la construction de l’UE. Le droit occupe désormais une place beaucoup plus
importante qu’avant. Les modèles allemand et français tendent à se rapprocher sur des éléments
fondamentaux. Il est nécessaire d’avoir des projets communs (ex : marché du travail commun).
D’autre part, il faut se mettre d’accord sur les points de convergence : la fiscalité, le coût du
travail, le commerce international (tarifs douaniers).
Quel est le sens politique de l’Europe ? N’y a-t-il pas un projet politique avec des valeurs
communes ? Nous sommes à un moment de rupture historique. Il y a le choix entre la relation
franco-allemande ou le repli sur soi.
Marc-Olivier Padis et Anne-Marie Le Gloannec : Le débat franco-allemand sur l’Europe
Les difficultés que rencontrent la France et l’Allemagne sont liées à des cultures politiques
différentes. La victime collatérale du sauvetage européen est l’esprit européen (et notamment la
relation franco-allemande). Aujourd’hui, notre époque est fondamentalement liée à la monnaie,
et donc à la confiance. La dette est ce qui lie les générations. Elle est indispensable pour investir
dans le futur, il faut arrêter de se focaliser dessus.
A l’origine, le traité franco-allemand fut une sorte de malentendu. Sa dimension principale était
une conception du Général de Gaulle qui voulait faire la part belle à la France. Les plans Fouché
en 1961-1962 consistèrent en une vision politique qui n’a pas marché. Il était prévu de trouver
une voie commune qui fut impossible (L’Allemagne voulait notamment avoir des relations avec
les Etats-Unis, ce qui n’était pas l’avis de De Gaulle). Il n’y a donc jamais eu d’âge d’or des
relations franco-allemandes. Les Français voulaient faire l’Europe monétaire d’abord alors que
les Allemands voulaient d’abord des pratiques économiques qui soient couronnées par l’Europe
monétaire. Dans les débats sur l’Euro, cette question est toujours posée. En ce qui concerne
l’Europe politique, l’Allemagne parle d’Europe puissance. Les Français veulent une Europe
politique qui joue un grand rôle dans le monde. Le malentendu franco-allemand est dû
notamment à la réunification allemande. Avec la réunification, la question post-nationale (et
donc l’Europe) a moins de sens. D’autre part, l’élargissement n’a pas été accepté par la France.
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En France non plus nous n’arrivons pas à formuler le projet européen. Avec la vision gaullienne,
l’Europe est un vecteur de la puissance française. A un moment l’Europe a pu être conçue comme
une construction qui allait pouvoir sortir la France de son marasme. Cela a marché en partie
mais a eu pour conséquence de faire de l’Europe un bouc-émissaire.
Publié sur www.ihej.org, le 9 septembre 2013
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