L’avis de l’expert mardi20 novembre 2012
Prendre des décisions complexes avec 25 centimes
Par Jean-Louis Arcand
Dépenser ou épargner, investir, s’assurer, voilà des opérations qui semblent réservées aux
habitants des pays riches. Or les plus démunis des pays en voie de développement sont aux
prises, chaque jour, avec des dilemmes financiers. Et il est crucial de mieux les comprendre,
estime Jean-Louis Arcand, professeur à l’IHEID
Comment les individus décident-ils ce qu’ils doivent consommer dans l’immédiat et ce qui doit
être épargné? Qu’est-ce qui détermine la quantité d’argent qu’une personne peut emprunter pour
financer un nouveau projet d’investissement? Pourquoi les individus ne se dotent-ils pas d’une
assurance suffisante alors qu’ils s’en porteraient à l’évidence mieux? Ces questions semblent
familières et caractéristiques de nos confortables vies quotidiennes d’habitants de pays riches.
Elles font penser aux questions financières que traiterait le Financial Times; au genre de
questions qu’abordent quotidiennement dans leurs cours et recherches les économistes
universitaires orthodoxes spécialisés dans les pays de l’OCDE. Si c’est ce que vous pensez, vous
auriez raison. Mais réfléchissez-y à deux fois.
Les plus démunis qui tentent de vivre avec 25 centimes par jour sont quotidiennement confrontés
à ces mêmes questions. Leur épargne pourrait prendre la forme de blé stocké dans une hutte sur
pilotis. Leurs investissements pourraient être un muret de pierre entourant un terrain de 3000
mètres carrés pour s’assurer que les pluies n’emportent pas les graines laborieusement plantées
avec une binette. Leur «banque» pourrait être le marchand de légumes qui fait office de bailleur
de fonds local. Et leur prime d’assurance (quand ils ont accès à une véritable assurance) contre le
manque de pluies ne s’élève souvent pas à plus de 4 dollars pour toute une saison de culture. Ces
personnes excessivement pauvres, et souvent analphabètes, prennent pourtant des décisions
financières complexes.
Contrairement aux idées reçues, les pauvres résolvent des problèmes financiers extrêmement
complexes et ce depuis de nombreuses générations. Si ce n’était pas le cas, ils seraient d’ailleurs
morts depuis longtemps. Ce genre de comportement constitue également l’ordinaire du travail des
économistes du micro-développement, dont je fais partie. Ainsi, lorsque l’occasion s’est
présentée de contribuer à la création du nouveau Centre finance et développement, il ne m’a fallu
qu’une demi-seconde pour voir que ce projet pouvait parfaitement correspondre à mes humbles -
talents.
Les décisions «financières» des pauvres des pays en développement ne portent pas
nécessairement sur des questions d’argent. Elles consistent davantage à faire des choix inter-
temporels, à trouver des solutions pour atténuer l’impact du risque ou de l’incertitude, et à traiter
diverses formes d’informations asymétriques. Il s’agit de choix économiques, réels et difficiles.
La vie quotidienne des pauvres des pays en développement est dominée par ce qui pourrait être
qualifié de nanofinance. Prenons l’un des problèmes les plus fondamentaux que rencontrent les
paysans depuis l’invention de l’agriculture sédentaire: choisir quoi planter sur les différentes
parcelles qu’ils cultivent. En termes financiers, nous avons là un problème de portefeuille et les
paysans pauvres résolvent leur version du modèle d’évaluation des actifs financiers (Medaf)
dont dépend leur subsistance – à chaque saison de culture.
Je pense qu’il existe à cet égard une question de recherche fondamentale que je souhaiterais
poursuivre dans le cadre du nouveau Centre finance et développement. Elle s’articule autour de la
manière dont la perception du risque influe sur les décisions financières des individus, dans le
contexte de pays en développement. Il y a trente ans, un éminent économiste du développement,
Hans Binswanger, a entamé un programme de recherche qui avait pour objectif de mesurer les
préférences des pauvres en matière de risque. Si l’on veut, par exemple, comprendre l’adoption
ou non de nouvelles technologies agricoles (à l’époque de ses recherches, la Révolution verte
battait son plein), l’explication la plus évidente tient aux préférences relatives au risque: les
individus peu enclins au risque auront tendance à conserver les technologies traditionnelles à
faible variance et faible rendement, tandis que les individus plus enclins au risque auront
tendance à choisir de nouvelles technologies, à plus fort rendement, mais également à plus forte
variance.
Le problème qui s’est posé, après plusieurs années d’expérimentation sur le terrain (les
préférences en matière de risque des individus ont été mesurées en leur demandant de choisir
entre différents paris impliquant des sommes d’argent), était que les résultats montraient une
distribution des préférences relatives au risque plus ou moins la même partout dans le monde –
qu’il s’agisse de régions adoptant allègrement les nouvelles occasions offertes par la Révolution
verte ou de celles qui s’y refusaient et stagnaient. Adieu l’explication initiale de l’adoption
différentielle des technologies agricoles et bonjour l’obsession (parfois justifiée) concernant les
contraintes de crédit et l’absence de garanties. Cette évolution a également donné lieu à des idées
fausses, notamment à la notion qu’une attribution claire des droits de propriété (comme octroyer
des droits de propriété aux occupants sans titre) serait la panacée universelle au sous-
développement.
Une branche dynamique de l’économie, à l’interface de la psychologie (et souvent associée au
lauréat du Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman), étudie comment les individus perçoivent
les risques. Elle distingue soigneusement le risque de l’incertitude.
Le risque correspond à une situation dans laquelle les individus basent leurs décisions sur des
probabilités (souvent subjectives) qui doivent répondre à une propriété très restrictive: elles
doivent s’additionner pour donner 1, sur les différents états du monde possibles (par exemple, si
la probabilité qu’il pleuve demain est de 0,7, la probabilité qu’il ne pleuve pas doit être de 0,3
puisque 0,7+ 0,3 = 1). Ce postulat forme la base du modèle de l’utilité espérée de Neumann-
Morgenstern, utilisé depuis leur contribution pionnière en 1944 par les économistes pour
modéliser les prises de décision des êtres humains face au risque.
La notion d’incertitude, formulée autour d’idées attribuables à l’origine à l’économiste Frank
Knight de l’Université de Chicago, va au-delà des probabilités: en fait, les «pseudo-probabilités»,
qui sont les bosons de Higgs de cette approche, ne s’additionnent pas pour donner 1 sur les
différents états du monde possibles, et elles ont un nom – ce sont les capacités. La recherche
psycho-économique, que ce soit en laboratoire ou sur le terrain, démontre que la plupart des êtres
humains ont une perception discontinue de la probabilité de divers événements, que nos capacités
ne s’additionnent pas à 1 et que notre comportement n’est donc pas compatible avec la théorie de
l’utilité espérée. Il existe plusieurs paradoxes qui montrent que le processus décisionnaire viole le
modèle de l’utilité espérée. Le premier et le plus connu, le paradoxe d’Ellsberg de 1961,
démontre que les gens ont en général une aversion à l’ambiguïté, un élément qui n’est pas du tout
pris en compte dans la théorie de l’utilité espérée. Nous avons également tendance à distordre les
probabilités de manière très particulière (donnant ainsi lieu aux capacités mentionnées plus haut),
selon si les événements en question débouchent sur des gains ou des pertes. Il est par ailleurs
probable que la perception par un individu du risque et de l’incertitude soit influencée par sa
position au sein du réseau social de son village ou du voisinage urbain – ce que vous confirmera
tout anthropologue travaillant en Afrique subsaharienne.
La distinction fondamentale entre le risque et l’incertitude, et en particulier les manières
ingénieuses dont les théoriciens de l’économie ont modélisé la prise de décision économique dans
l’incertain, fournit un point de départ axiomatiquement rigoureux qui permet aux économistes
d’introduire intuitivement des concepts séduisants comme l’optimisme et le pessimisme dans
leurs modèles. Cette distinction fondamentale aura sans doute aussi des répercussions profondes
sur la manière dont nous comprenons le comportement humain dans les pays en développement –
en particulier en ce qui concerne la nanofinance des pauvres. Notre connaissance empirique de la
manière dont différentes sociétés humaines perçoivent l’incertitude n’est pas plus avancée
aujourd’hui qu’elle ne l’était lorsque Hans Binswanger étudiait la perception du risque il y a
trente ans. L’intégration de modèles de l’utilité non espérée de prise de décision dans l’incertain
dans les modèles standards d’économie du développement est pratiquement inexistante. Mon
hypothèse est que la manière dont les pauvres perçoivent l’incertitude – au sens knightien –
pourrait être une force motrice clé, et négligée, du processus de développement économique.
© 2012 Le Temps SA
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