INTÉGRATION SOCIALE, INTÉGRATION SPATIALE
Catherine Rhein
Belin | L'Espace géographique
2002/3 - tome 31
pages 193 à 207
ISSN 0046-2497
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2002-3-page-193.htm
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Pour citer cet article :
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Rhein Catherine, « Intégration sociale, intégration spatiale »,
L'Espace géographique, 2002/3 tome 31, p. 193-207.
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RÉSUMÉ.— La notion d’intégration est
aujourd’hui chargée de sens si différents
qu’elle est difficile à utiliser de manière
rigoureuse. Le concept d’intégration avait été
défini par Émile Durkheim, il y a un siècle,
dans son œuvre inaugurale,
De la division
du travail social
: ce vrai concept était intégré
à une théorie du « vouloir-vivre ensemble »
qui était alors fondatrice à la fois dans la
sociologie universitaire et dans
l’État-providence. Depuis lors, ce concept
a été actualisé, en particulier par
la sociologie de l’immigration
et par la sociologie politique, au cours
des dernières décennies.
CITOYENNETÉ, DURKHEIM,
INTÉGRATION SOCIALE,
SÉGRÉGATION, SOCIOLOGIE
DE LA CONNAISSANCE
ABSTRACT.— Social integration, spatial
integration. — The concept of «integration» is
charged with so many different meanings
today that it is difficult to apply it in a strict
sense. Émile Durkheim defined integration a
century ago in his inaugural work,
The
Division of Labour in Society
. The concept
was included in a theory of «wanting to live
together», a founding theory for both
university sociology and the welfare state.
The concept of integration has since been
updated, particularly in recent decades by
the sociology of immigration and political
sociology.
CITIZENSHIP, DURKHEIM,
SEGREGATION, SOCIAL INTEGRATION,
SOCIOLOGY OF KNOWLEDGE
Les dimensions de l’intégration
sont plurielles. Le terme d’inté-
gration est utilisé en économie: la
question se décline alors à diffé-
rentes échelles, de celle des États-
nations pris dans la mondialisation
à celle des jeunes, des femmes, des
exclus du marché de l’emploi.
L’intégration est une notion très
utilisée en sociologie, dans des
acceptions qui vont d’une concep-
tion très construite sur le plan
théorique, en particulier chez
Durkheim et à partir de lui, à des
conceptions plus opératoires, qui
concernent à peu près tous les
champs du travail social
1
. Enfin il
existe aussi, et peut-être surtout,
une dimension politique de l’inté-
gration qui complète les deux
autres dimensions. Elle rejoint la
dimension économique, dans une
acception géopolitique, mais qui
peut aussi bien désigner la question
EG
2002-3
p. 193-207
Catherine Rhein
UMR LADYSS 7533, Université de Paris X,
200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex
Morphologie spatiale
Morphologie sociale I
Intégration sociale,
intégration spatiale
@ EG n°3
2002
193
1. Logement, travail, famille, « minorités»
et populations immigrées, délinquance,
femmes seules, handicapés, jeunes,
personnes âgées.
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de la citoyenneté, pour ce qui concerne particulièrement, en France, l’immigration.
Nous ne traiterons, dans ce texte, que de l’intégration en sociologie, non en écono-
mie. L’objectif de cet article n’est pas, en effet, d’explorer toutes les dimensions et
toutes les significations de la notion: nos compétences ne le permettent pas, un article
n’y suffirait pas.
L’intégration fait aujourd’hui partie de ces notions qui polarisent le débat poli-
tique, le galvanisent, tout en posant aux sciences sociales, de manière récurrente, le
problème de ses définitions et de son inscription dans des registres très variés et dans
des problématiques très différentes. En dépit de cette surcharge sémantique et de cette
polysémie théorique, ce terme continue d’être utilisé, dans des sens toujours différents.
Ainsi en est-il des propositions de formalisation de Claude Grasland, contenues dans le
projet APN (www.parisgeo.cnrs.fr/cg/ms2/index htm), d’assimiler les notions d’inter-
action et d’intégration. Ces propositions posent un problème épistémologique qui tient
au fait que formaliser n’est pas théoriser. Ainsi C. Grasland propose-t-il des outils et
une méthode d’analyse des formes d’interaction qui n’est pas pour autant une théorie
de l’intégration sociale ou sociospatiale; et ces propositions présentent des similitudes
avec celles faites par de nombreux sociologues, il y a plusieurs décennies, d’opération-
naliser les notions de distance sociale, d’intégration, d’aliénation, d’assimilation et de
ségrégation. Ces tentatives ont engendré alors de vifs débats théoriques.
Les sens et la valeur heuristique de la notion d’intégration n’ont cessé d’évoluer,
des travaux fondateurs d’Émile Durkheim, aux acceptions contemporaines, telles
qu’elles sont précisées dans différents champs et sur divers registres, de la sociologie
politique, par Dominique Schnapper, à la sociologie de l’immigration, au travail
social, au discours politique. L’analyse des antonymes d’intégration est révélatrice de
la diversité des usages d’intégration. De manière théorique, ce terme s’oppose en effet
à la fois à celui d’anomie, telle que la définit Émile Durkheim, dans De la division du
travail social comme dans le Suicide, mais aussi à celui d’aliénation, telle que la définit
Marx dans les Manuscrits de 1844, ou dans une acception très différente, dans la
sociologie et la psychosociologie en France et aux États-Unis. Ainsi du débat qui
opposa, dans les années 1960, Michel Amiot, Alain Touraine et Daniel Vidal au
psychosociologue Melvin Seeman (Touraine et al., 1967) sur l’aliénation au travail.
Nous rappellerons, dans la première partie de ce texte, ce qu’est l’intégration
dans la sociologie de Durkheim dont la conception est doublement fondatrice en
sociologie et, dans une perspective plus large, pour les fondements de l’État-Provi-
dence, en pleine élaboration au moment où Durkheim y travaille. Les usages du
concept durkheimien dans certaines sociologies, son rejet dans d’autres cadres théo-
riques, font l’objet de la deuxième partie. Après Durkheim, en effet, d’autres socio-
logues reprennent cette conception, cherchent à la rendre opératoire. D’autres, au
contraire, la renient pour des raisons théoriques. D’autres encore, comme Robert
Castel, Jacques Donzelot et Dominique Schnapper, l’actualisent. Sur le plan épisté-
mologique, le concept durkheimien d’intégration renvoie en effet à une conception de
l’ordre social et des relations entre individu et société, entre État et groupes sociaux,
qui est doublement de nature politique. C’est pourquoi sa formalisation, c’est-à-dire
sa réduction à des flux, à des distances ou à des proximités, le dénature au sens
propre. Aussi, dans la troisième partie, examinerons-nous non pas ce que peut être
l’intégration spatiale, mais plutôt quels sont les rôles et les dimensions de l’espace,
dans ses différentes acceptions, dans les processus d’intégration-exclusion sociale.
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L’intégration selon Durkheim
La question de l’intégration sociale est, pour Durkheim, celle d’un « vouloir-vivre
ensemble » dont la nature diffère de celle du contrat social selon Rousseau ou encore
selon Hobbes. Sur le plan théorique, le contrat social lie entre eux les individus et
cette adhésion est un acte volontaire. Cette perspective, dans laquelle l’individu
constitue le fondement de la société, de l’État, de l’autorité politique, diffère de celle,
fondatrice en sociologie, selon laquelle « la société et l’État sont des réalités […] défi-
nies, distinctes de leurs parties
2
».
La nature de l’intégration dans la Division du travail social (1892)
De la division du travail social, qui constitue la thèse de doctorat de philosophie de
Durkheim, est une œuvre singulière. Elle semble totalement détachée du contexte
dans lequel elle est écrite, mais ce n’est qu’une apparence, nous le montrerons plus
loin. Cette thèse est une œuvre ambitieuse : elle se veut universelle, c’est-à-dire
concernant toutes les sociétés, et ahistorique. Son objet porte sur la nature du
«vouloir-vivre ensemble » dans les sociétés industrielles, à division du travail social
avancée. Ainsi É. Durkheim distingue deux formes de solidarité : une solidarité méca-
nique, caractéristique des sociétés peu industrialisées et à faible division du travail, et
une solidarité organique, spécifique aux sociétés industrialisées. L’industrialisation,
ainsi que « l’augmentation de la densité matérielle et morale des sociétés » sont les
deux facteurs majeurs du changement social et, en particulier, de la différenciation
des sociétés et de leur évolution d’une forme de solidarité à l’autre.
Les sociétés à division du travail avancées doivent continuer d’être intégrées : dans
ces sociétés complexes, c’est la division du travail qui est le facteur de la solidarité. C’est
une thèse que H. Spencer, grand propagateur du darwinisme social
3
, avait énoncée dans
Political institutions (1882). Dans sa thèse, Durkheim attribue à l’État un rôle plus
important que ne le fait Spencer. Ce dernier considère, dans le droit fil de l’économie
politique libérale, alors en pleine élaboration, que l’État est appelé à disparaître,
puisque, dans ces sociétés complexes, le marché et les individus ont la capacité d’assurer
à eux seuls la régulation sociale et économique. Dans la perspective durkheimienne,
l’État n’est pas du tout appelé à disparaître, bien au contraire, puisque sa fonction est de
contribuer à «assurer solidarité et moralité», fonctions assumées plutôt par la famille et
par la religion dans les sociétés segmentaires (Besnard et al., 1993, p. 260-261).
La différenciation des fonctions, c’est-à-dire des métiers et des classes sociales,
n’exclut pas un mouvement d’intégration nationale (langue, coutumes et droit) qui
peut aussi être compris comme un mouvement de concentration et de centralisation
administrative en ce qui concerne l’appareil d’État. Dans la conception durkheimienne
de l’évolution des sociétés, le droit se transforme : d’un droit répressif, on passe à un
droit restitutif, qui serait aujourd’hui dénommé droit « redistributif». Cette évolution
suit celle des sociétés: des sociétés à solidarité mécanique, dans lesquelles les fonctions
sont peu différenciées, l’on passerait à des sociétés à solidarité organique, aux fonctions
très différenciées et à la division du travail très développée. Simultanément, se dévelop-
peraient des processus d’individuation, par affaiblissement de la « conscience collective».
L’espace, chez Durkheim, n’est pas traité en tant que tel, du moins tel qu’il est conçu
en géographie. C’est une composante de chacune des trois grandes caractéristiques du
milieu humain, objet de la morphologie sociale:
Catherine Rhein
195
2. Nous suivons là
la présentation que fait
M. Troper de la théorie
du contrat social. Il faudrait
prolonger et préciser
cette analyse par celle
de la doctrine juridique
allemande de l’État et
de la sociologie, notamment
dans la Division du travail
social (DTS) de Durkheim et
dans la sociologie de
Max Weber.
3. Non des idées
darwiniennes, à proprement
parler : sur l’importance de
cette distinction,
cf. D. Guillo, in Sciences
sociales et sciences de la vie.
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• la densité dynamique
et morale, dont l’état
d’« effervescence » est
atteint dans les grandes
métropoles et dans les
hauts lieux, et dont
l’importance théorique
justifie la fondation
d’une « morphologie
sociale », branche de la
sociologie très proche de
la géographie humaine
(Rhein, 1984) ;
• le progrès technologique, qui a des effets sur les distances : ainsi en est-il du dévelop-
pement du chemin de fer, mentionné par Durkheim ;
• le volume des sociétés, traité notamment par les formes d’habitat et par ses struc-
tures spatiales.
À chaque caractéristique correspondent différents éléments de l’espace. En
d’autres termes, Durkheim ne s’intéresse pas à un «espace» géographique dans sa com-
plétude, avec ses réseaux, ses logiques, ses structures : il s’intéresse à ceux des éléments
de l’espace géographique qui lui semblent pertinents, selon les questions abordées.
Intégration durkheimienne et construction de l’État-providence en France
Dans ses travaux sur la solidarité et le lien social, Durkheim poursuit plusieurs
objectifs. Il cherche à fonder une morale, «une science positive de la morale», à la
suite des juristes, philosophes et historiens du droit allemands
4
. Ces préoccupations
ne concernent pas tant la géographie, ni d’ailleurs les sociologies contemporaines,
qu’un champ différent des sciences sociales en pleine constitution, le champ poli-
tico-idéologique ; le problème est en effet, pour Durkheim, de contribuer à l’élabo-
ration d’une morale laïque qui pourrait être substituée à la morale chrétienne.
L’objectif est aussi de contribuer à l’élaboration de ce « vouloir-vivre ensemble »
dont les fondements diffèrent profondément de ceux de la théorie du contrat social.
Le contexte sociopolitique est marqué par la montée des socialismes, plus préci-
sément par le développement de tensions de plus en plus fortes entre Républicains de
progrès et courants socialistes. Durkheim veut contribuer à l’élaboration d’une troi-
sième voie entre libéralisme et socialisme: non qu’il soit farouchement opposé à ce
dernier courant, mais il appartient à une tendance très modérée du socialisme et tient
à prendre ses distances du militantisme et du champ politique, tout en cherchant à
contribuer aux réflexions sur le solidarisme, à son élaboration comme doctrine, celle-là
même qui a permis la fondation, en droit, de ce qui est devenu l’État-providence
5
Une analyse du contexte académique dans lequel Durkheim écrit sa thèse
révèle l’ampleur des transformations en cours en France depuis la fin du Second
Empire. Ces changements induisent notamment une actualisation des enseigne-
ments de l’histoire et de la philosophie dans l’Université, et l’introduction de la géo-
graphie et de la sociologie comme disciplines universitaires dans les facultés de
lettres. La vigueur des réactions d’hostilité manifestée par les courants néolibéraux
et cléricaux marque, s’il en était besoin, l’ampleur de cette actualisation idéologique
© L’Espace géographique 196
4. R. A. Jones, p. 11-42,
«La science positive de la
morale en France : les
sources allemandes de la
Division du travail social »,
dans P. Besnard et al., 1993.
5. Léon Bourgeois publie
Solidarité en 1896, puis
Le Solidarisme en 1902.
Durkheim veut se situer de
façon différente : Bourgeois
fait œuvre d’essayiste,
là où Durkheim s’engage
différemment, peut-être de
manière plus souterraine.
TTyyppee ddee ssoocciiééttééÉÉttaatt ddee llaa ccoonnsscciieennccee ccoolllleeccttiivveeTTyyppee ddee ddrrooiitt
Solidarité mécanique Communauté Renforcement de la Répressif
Gemeinschaft
conscience collective
Transcendance
(religiosité et force des liens sociaux)
Communisme
Solidarité organique Société État faible de la Restitutif
Gesellschaft
conscience collective Coopératif
Mutuelle dépendance Contractuel
Irreligion
C. Rhein (dir.), d’après
De la division du travail social (
1967, p. 21 notamment)
Tabl. 1/ Le paradigme durkheimien
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