INTÉGRATION SOCIALE, INTÉGRATION SPATIALE Catherine Rhein Belin | L'Espace géographique 2002/3 - tome 31 pages 193 à 207 ISSN 0046-2497 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Rhein Catherine, « Intégration sociale, intégration spatiale », L'Espace géographique, 2002/3 tome 31, p. 193-207. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. 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Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin http://www.cairn.info/revue-espace-geographique-2002-3-page-193.htm Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 193 EG 2002-3 Morphologie spatiale Morphologie sociale I p. 193-207 Intégration sociale, intégration spatiale Catherine Rhein UMR LADYSS 7533, Université de Paris X, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex es dimensions de l’intégration sont plurielles. Le terme d’intégration est utilisé en économie : la question se décline alors à différentes échelles, de celle des Étatsnations pris dans la mondialisation à celle des jeunes, des femmes, des exclus du marché de l’emploi. L’intégration est une notion très utilisée en sociologie, dans des acceptions qui vont d’une conception très construite sur le plan théorique, en par ticulier chez Durkheim et à partir de lui, à des conceptions plus opératoires, qui concernent à peu près tous les champs du travail social1. Enfin il existe aussi, et peut-être surtout, une dimension politique de l’intégration qui complète les deux autres dimensions. Elle rejoint la dimension économique, dans une acception géopolitique, mais qui peut aussi bien désigner la question Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin RÉSUMÉ.— La notion d’intégration est ABSTRACT.— Social integration, spatial aujourd’hui chargée de sens si différents qu’elle est difficile à utiliser de manière rigoureuse. Le concept d’intégration avait été défini par Émile Durkheim, il y a un siècle, dans son œuvre inaugurale, De la division du travail social : ce vrai concept était intégré à une théorie du « vouloir-vivre ensemble » qui était alors fondatrice à la fois dans la sociologie universitaire et dans l’État-providence. Depuis lors, ce concept a été actualisé, en particulier par la sociologie de l’immigration et par la sociologie politique, au cours des dernières décennies. integration. — The concept of «integration» is charged with so many different meanings today that it is difficult to apply it in a strict sense. Émile Durkheim defined integration a century ago in his inaugural work, The Division of Labour in Society. The concept was included in a theory of «wanting to live together», a founding theory for both university sociology and the welfare state. The concept of integration has since been updated, particularly in recent decades by the sociology of immigration and political sociology. CITOYENNETÉ, DURKHEIM, INTÉGRATION SOCIALE, SÉGRÉGATION, SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE CITIZENSHIP, DURKHEIM, SEGREGATION, SOCIAL INTEGRATION, SOCIOLOGY OF KNOWLEDGE 1. Logement, travail, famille, « minorités » et populations immigrées, délinquance, femmes seules, handicapés, jeunes, personnes âgées. @ EG n°3 2002 193 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin L Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin de la citoyenneté, pour ce qui concerne particulièrement, en France, l’immigration. Nous ne traiterons, dans ce texte, que de l’intégration en sociologie, non en économie. L’objectif de cet article n’est pas, en effet, d’explorer toutes les dimensions et toutes les significations de la notion : nos compétences ne le permettent pas, un article n’y suffirait pas. L’intégration fait aujourd’hui partie de ces notions qui polarisent le débat politique, le galvanisent, tout en posant aux sciences sociales, de manière récurrente, le problème de ses définitions et de son inscription dans des registres très variés et dans des problématiques très différentes. En dépit de cette surcharge sémantique et de cette polysémie théorique, ce terme continue d’être utilisé, dans des sens toujours différents. Ainsi en est-il des propositions de formalisation de Claude Grasland, contenues dans le projet APN (www.parisgeo.cnrs.fr/cg/ms2/index htm), d’assimiler les notions d’interaction et d’intégration. Ces propositions posent un problème épistémologique qui tient au fait que formaliser n’est pas théoriser. Ainsi C. Grasland propose-t-il des outils et une méthode d’analyse des formes d’interaction qui n’est pas pour autant une théorie de l’intégration sociale ou sociospatiale ; et ces propositions présentent des similitudes avec celles faites par de nombreux sociologues, il y a plusieurs décennies, d’opérationnaliser les notions de distance sociale, d’intégration, d’aliénation, d’assimilation et de ségrégation. Ces tentatives ont engendré alors de vifs débats théoriques. Les sens et la valeur heuristique de la notion d’intégration n’ont cessé d’évoluer, des travaux fondateurs d’Émile Durkheim, aux acceptions contemporaines, telles qu’elles sont précisées dans différents champs et sur divers registres, de la sociologie politique, par Dominique Schnapper, à la sociologie de l’immigration, au travail social, au discours politique. L’analyse des antonymes d’intégration est révélatrice de la diversité des usages d’intégration. De manière théorique, ce terme s’oppose en effet à la fois à celui d’anomie, telle que la définit Émile Durkheim, dans De la division du travail social comme dans le Suicide, mais aussi à celui d’aliénation, telle que la définit Marx dans les Manuscrits de 1844, ou dans une acception très différente, dans la sociologie et la psychosociologie en France et aux États-Unis. Ainsi du débat qui opposa, dans les années 1960, Michel Amiot, Alain Touraine et Daniel Vidal au psychosociologue Melvin Seeman (Touraine et al., 1967) sur l’aliénation au travail. Nous rappellerons, dans la première partie de ce texte, ce qu’est l’intégration dans la sociologie de Durkheim dont la conception est doublement fondatrice en sociologie et, dans une perspective plus large, pour les fondements de l’État-Providence, en pleine élaboration au moment où Durkheim y travaille. Les usages du concept durkheimien dans certaines sociologies, son rejet dans d’autres cadres théoriques, font l’objet de la deuxième partie. Après Durkheim, en effet, d’autres sociologues reprennent cette conception, cherchent à la rendre opératoire. D’autres, au contraire, la renient pour des raisons théoriques. D’autres encore, comme Robert Castel, Jacques Donzelot et Dominique Schnapper, l’actualisent. Sur le plan épistémologique, le concept durkheimien d’intégration renvoie en effet à une conception de l’ordre social et des relations entre individu et société, entre État et groupes sociaux, qui est doublement de nature politique. C’est pourquoi sa formalisation, c’est-à-dire sa réduction à des flux, à des distances ou à des proximités, le dénature au sens propre. Aussi, dans la troisième partie, examinerons-nous non pas ce que peut être l’intégration spatiale, mais plutôt quels sont les rôles et les dimensions de l’espace, dans ses différentes acceptions, dans les processus d’intégration-exclusion sociale. © L’Espace géographique 194 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 194 Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 195 L’intégration selon Durkheim La question de l’intégration sociale est, pour Durkheim, celle d’un « vouloir-vivre ensemble » dont la nature diffère de celle du contrat social selon Rousseau ou encore selon Hobbes. Sur le plan théorique, le contrat social lie entre eux les individus et cette adhésion est un acte volontaire. Cette perspective, dans laquelle l’individu constitue le fondement de la société, de l’État, de l’autorité politique, diffère de celle, fondatrice en sociologie, selon laquelle « la société et l’État sont des réalités […] définies, distinctes de leurs parties2 ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin De la division du travail social, qui constitue la thèse de doctorat de philosophie de Durkheim, est une œuvre singulière. Elle semble totalement détachée du contexte dans lequel elle est écrite, mais ce n’est qu’une apparence, nous le montrerons plus loin. Cette thèse est une œuvre ambitieuse : elle se veut universelle, c’est-à-dire concernant toutes les sociétés, et ahistorique. Son objet porte sur la nature du « vouloir-vivre ensemble » dans les sociétés industrielles, à division du travail social avancée. Ainsi É. Durkheim distingue deux formes de solidarité : une solidarité mécanique, caractéristique des sociétés peu industrialisées et à faible division du travail, et une solidarité organique, spécifique aux sociétés industrialisées. L’industrialisation, ainsi que « l’augmentation de la densité matérielle et morale des sociétés » sont les deux facteurs majeurs du changement social et, en particulier, de la différenciation des sociétés et de leur évolution d’une forme de solidarité à l’autre. Les sociétés à division du travail avancées doivent continuer d’être intégrées : dans ces sociétés complexes, c’est la division du travail qui est le facteur de la solidarité. C’est une thèse que H. Spencer, grand propagateur du darwinisme social3, avait énoncée dans Political institutions (1882). Dans sa thèse, Durkheim attribue à l’État un rôle plus important que ne le fait Spencer. Ce dernier considère, dans le droit fil de l’économie politique libérale, alors en pleine élaboration, que l’État est appelé à disparaître, puisque, dans ces sociétés complexes, le marché et les individus ont la capacité d’assurer à eux seuls la régulation sociale et économique. Dans la perspective durkheimienne, l’État n’est pas du tout appelé à disparaître, bien au contraire, puisque sa fonction est de contribuer à « assurer solidarité et moralité », fonctions assumées plutôt par la famille et par la religion dans les sociétés segmentaires (Besnard et al., 1993, p. 260-261). La différenciation des fonctions, c’est-à-dire des métiers et des classes sociales, n’exclut pas un mouvement d’intégration nationale (langue, coutumes et droit) qui peut aussi être compris comme un mouvement de concentration et de centralisation administrative en ce qui concerne l’appareil d’État. Dans la conception durkheimienne de l’évolution des sociétés, le droit se transforme : d’un droit répressif, on passe à un droit restitutif, qui serait aujourd’hui dénommé droit « redistributif ». Cette évolution suit celle des sociétés : des sociétés à solidarité mécanique, dans lesquelles les fonctions sont peu différenciées, l’on passerait à des sociétés à solidarité organique, aux fonctions très différenciées et à la division du travail très développée. Simultanément, se développeraient des processus d’individuation, par affaiblissement de la « conscience collective ». L’espace, chez Durkheim, n’est pas traité en tant que tel, du moins tel qu’il est conçu en géographie. C’est une composante de chacune des trois grandes caractéristiques du milieu humain, objet de la morphologie sociale: 195 Catherine Rhein 2. Nous suivons là la présentation que fait M. Troper de la théorie du contrat social. Il faudrait prolonger et préciser cette analyse par celle de la doctrine juridique allemande de l’État et de la sociologie, notamment dans la Division du travail social (DTS) de Durkheim et dans la sociologie de Max Weber. 3. Non des idées darwiniennes, à proprement parler : sur l’importance de cette distinction, cf. D. Guillo, in Sciences sociales et sciences de la vie. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin La nature de l’intégration dans la Division du travail social (1892) Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 196 • la densité dynamique et morale, dont l’état Type de société État de la conscience collective Type de droit d’« effervescence » est atteint dans les grandes Solidarité mécanique Communauté Renforcement de la Répressif Gemeinschaft conscience collective métropoles et dans les Transcendance hauts lieux, et dont (religiosité et force des liens sociaux) l’importance théorique Communisme justifie la fondation Solidarité organique Société État faible de la Restitutif d’une « morphologie Gesellschaft conscience collective Coopératif sociale », branche de la Mutuelle dépendance Contractuel sociologie très proche de Irreligion la géographie humaine C. Rhein (dir.), d’après De la division du travail social (1967, p. 21 notamment) (Rhein, 1984) ; • le progrès technologique, qui a des effets sur les distances : ainsi en est-il du développement du chemin de fer, mentionné par Durkheim ; • le volume des sociétés, traité notamment par les formes d’habitat et par ses structures spatiales. À chaque caractéristique correspondent différents éléments de l’espace. En d’autres termes, Durkheim ne s’intéresse pas à un « espace » géographique dans sa complétude, avec ses réseaux, ses logiques, ses structures : il s’intéresse à ceux des éléments de l’espace géographique qui lui semblent pertinents, selon les questions abordées. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Intégration durkheimienne et construction de l’État-providence en France 4. R. A. Jones, p. 11-42, « La science positive de la morale en France : les sources allemandes de la Division du travail social », dans P. Besnard et al., 1993. 5. Léon Bourgeois publie Solidarité en 1896, puis Le Solidarisme en 1902. Durkheim veut se situer de façon différente : Bourgeois fait œuvre d’essayiste, là où Durkheim s’engage différemment, peut-être de manière plus souterraine. Dans ses travaux sur la solidarité et le lien social, Durkheim poursuit plusieurs objectifs. Il cherche à fonder une morale, « une science positive de la morale », à la suite des juristes, philosophes et historiens du droit allemands4. Ces préoccupations ne concernent pas tant la géographie, ni d’ailleurs les sociologies contemporaines, qu’un champ différent des sciences sociales en pleine constitution, le champ politico-idéologique ; le problème est en effet, pour Durkheim, de contribuer à l’élaboration d’une morale laïque qui pourrait être substituée à la morale chrétienne. L’objectif est aussi de contribuer à l’élaboration de ce « vouloir-vivre ensemble » dont les fondements diffèrent profondément de ceux de la théorie du contrat social. Le contexte sociopolitique est marqué par la montée des socialismes, plus précisément par le développement de tensions de plus en plus fortes entre Républicains de progrès et courants socialistes. Durkheim veut contribuer à l’élaboration d’une troisième voie entre libéralisme et socialisme : non qu’il soit farouchement opposé à ce dernier courant, mais il appartient à une tendance très modérée du socialisme et tient à prendre ses distances du militantisme et du champ politique, tout en cherchant à contribuer aux réflexions sur le solidarisme, à son élaboration comme doctrine, celle-là même qui a permis la fondation, en droit, de ce qui est devenu l’État-providence5 Une analyse du contexte académique dans lequel Durkheim écrit sa thèse révèle l’ampleur des transformations en cours en France depuis la fin du Second Empire. Ces changements induisent notamment une actualisation des enseignements de l’histoire et de la philosophie dans l’Université, et l’introduction de la géographie et de la sociologie comme disciplines universitaires dans les facultés de lettres. La vigueur des réactions d’hostilité manifestée par les courants néolibéraux et cléricaux marque, s’il en était besoin, l’ampleur de cette actualisation idéologique © L’Espace géographique 196 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Tabl. 1/ Le paradigme durkheimien Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin et les réactions hostiles, voire haineuses, à l’égard de Durkheim qui fait bien figure de théoricien d’une IIIe République laïque triomphante6. En fait, au-delà des enjeux strictement académiques, Durkheim veut contribuer, avec C. Bouglé, F. Buisson, L. Bourgeois et d’autres juristes, philosophes et sociologues, à la fondation, en droit et en politique, d’une troisième voie entre socialismes et néolibéralismes. C’est la raison pour laquelle ses travaux fourmillent de constantes réfutations d’A. Comte et du positivisme, de Saint-Simon et du socialisme utopique, de Marx, de façon implicite et, à l’opposé, de Spencer, porteur du darwinisme social et du néolibéralisme. Ainsi Durkheim recherche, avec d’autres, les moyens d’une régulation des rapports sociaux, au sens marxien, par l’État. Entre néolibéralisme et socialisme, ce groupe recherche une troisième voie, dans laquelle l’État régule, plus qu’il n’arbitre et dans laquelle les corporations remplaceraient avantageusement les syndicats ouvriers. Ainsi, sous la IIIe République, à partir de 1880, les réaménagements de l’action de l’État portent en particulier sur le domaine de la santé publique et de la mutualisation des risques (naissance des premières caisses d’assurances-retraite et d’assurances-maladie), sur la régulation des rapports sociaux dans le travail (conventions collectives de 1886, loi sur les accidents du travail), sur l’éducation (lois Ferry de 1881, 1882 et 1884 instituant la scolarité primaire obligatoire et impliquant les communes dans le financement des équipements pour l’enseignement primaire), le développement des lycées, des collèges et de l’Université, les libertés publiques (loi sur la liberté d’association de 1901), la laïcité, par le réaménagement des relations entre Église et État, notamment par la loi de séparation Église-État de 1905 mettant fin au Concordat, enfin les lois sur l’administration municipale donnant aux communes d’importantes prérogatives, notamment en matière d’enseignement, mais bridant toute velléité d’action sur le plan économique7. Ainsi, dans la France des années 1880-1910, les relations entre État et société civile sont en complet renouvellement, tant du côté des Républicains que du côté du socialisme, notamment dans les réflexions autour du socialisme municipal et des municipalismes, que dans le socialisme utopique et l’anarcho-syndicalisme, qui survivent dans les coopératives, les courants mutualistes et les communes ouvrières, face à une structuration nationale et internationale des courants socialistes dans la IIe Internationale socialiste, dans la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) en particulier. Tel est, tout au moins, l’état de la scène politique nationale dans les années durant lesquelles Durkheim rédige cette thèse. Mais il y a beaucoup plus qu’un effet de contexte : Durkheim est bien un acteur engagé dans le champ politico-idéologique : il n’est certes pas directement impliqué sur cette scène politique. Mais son intervention, comme celles de ses collègues, leurs réflexions sont sans doute plus fondamentales et plus discrètes que les déclarations tonitruantes. Ces interventions contribuent à légitimer l’idéologie laïque et républicaine de la IIIe République, parfois a posteriori, mais de toute évidence de façon très spécifique à la France. L’héritage durkheimien Le concept durkheimien d’intégration gardera toujours, par les conditions de sa création, un statut épistémologique un peu particulier. Nous venons d’indiquer très brièvement quelle posture occupe Durkheim, quelle contribution il apporte ainsi dans un contexte politico-idéologique en plein aggiornamento. Ainsi Durkheim n’a pas, sur la 197 Catherine Rhein 6. Ainsi W. Lepenies (1990, p. 43-77) indique-t-il Ch. Péguy, H. Bergson, le groupe Agathon parmi les ennemis déclarés du groupe durkheimien. 7. Par l’arrêt Casanova, Conseil d’État, 1906, qui marque les réticences des Républicains de progrès à l’égard du socialisme municipal, en plein essor et en pleine élaboration théorique en Belgique ; voir notamment les propositions de César de Paepe. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 197 Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 198 question de la « neutralité axiologique », la même position que Max Weber. Enfin la conception durkheimienne de l’intégration est trop profondément liée au droit français, notamment au droit du travail, pour n’avoir pas eu de descendance : mais cette descendance est plurielle. Ainsi les sociologies s’inscrivant dans cette tradition durkheimienne sont porteuses d’une conception de l’intégration qui ne peut être qu’un peu différente de la version originale, plus limitée dans leurs ambitions, et nécessairement remaniée en fonction du contexte dans lequel elle est utilisée. Nous le montrerons à propos de deux ensembles de recherches se revendiquant aujourd’hui de la tradition durkheimienne : il s’agit d’une part des travaux de Dominique Schnapper sur la question de l’immigration et de la citoyenneté, et d’autre part de ceux de Jacques Donzelot et Philippe Estèbe portant sur la politique de la ville, sur les effets du processus de décentralisation et sur les nouvelles modalités d’intervention de l’État qu’ils impliquent. Par ailleurs, d’autres courants sociologiques renient cette tradition pour des raisons d’ordre théorique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin 8. Les réflexions de N. Poulantzas se développent au fil de ses ouvrages : Les Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, publié en 1974, L’État, le pouvoir, le socialisme, en1978. 9. CERFI : groupe de recherche « Centre d’Études et de Recherches sur la Famille et les Institutions ». R. Castel en fut proche, J. Donzelot en fit partie, avec Lion et Numa Murard, S. Magri, L. Mozère, A. Querrien, F. Fourquet. 10. Ainsi de l’ouvrage de R. Castel, Le Psychanalysme, et de ceux de J. Donzelot sur La Police des familles et L’Invention du social (1984). L’intégration sociale, comme processus, n’est pas une question recevable dans le cadre théorique des néomarxismes. Cette notion n’a en effet pas de sens dans une conception où la société civile est fondamentalement déchirée par les luttes de classes, entre bourgeoisie et prolétariat, luttes dans lesquelles l’État joue difficilement un rôle d’arbitre, se plaçant plutôt, par les politiques d’équipements et de développement qu’il impulse et qu’il finance, du côté des forces capitalistes. Telle est du moins la thèse du Capitalisme Monopoliste d’État (CME), élaborée notamment par l’économiste Philippe Herzog, développée en sociologie politique par Jean Lojkine. Cette thèse diffère de celle de Nicos Poulantzas, attribuant à l’État une autonomie plus grande, sinon totale8. Dans la sociologie actionnaliste développée par Alain Touraine, celle des mouvements sociaux, qui se veut une sociologie postmarxiste, la notion d’intégration n’est pas absente, mais elle est définie différemment du concept durkheimien. Dans cette sociologie, en effet, la lutte des classes n’est plus centrale. Cette sociologie s’intéresse aux fractures autres que les conflits de classes, productrices d’autres identités ou autour desquelles s’élaborent d’autres identités sociales. Ce sont ces fractures qui engendrent des mouvements sociaux (femmes, homosexuels, mouvements régionalistes, écologie politique) différents de ceux engendrés par la lutte des classes, en particulier du mouvement ouvrier, et dans un cadre idéologique où celle-ci est dominante et jugée telle. Dans la perspective tourainienne, ce sont ces nouvelles fractures qui sont au principe de ces mouvements, à leur tour générateurs de changements sociaux. L’intégration est un processus qui devient pluriel et multidimensionnel, du point de vue des acteurs sociaux, dont l’identité est plurielle. Un troisième courant rejette aussi le concept d’intégration tel qu’il est défini par Durkheim, incompatible avec la conception de la société dont il est porteur. Dans des perspectives différentes à la fois de celles des sociologies néomarxiste et actionnaliste, le philosophe Michel Foucault et, autour de lui, le CERFI 9. Robert Castel et Jacques Donzelot développent alors des travaux contribuant à une critique radicale des institutions. École, famille, travail ou encore psychanalyse sont dénoncées comme entreprises de « normalisation », ces institutions étant à la fois garantes et moyens de contrôle social10. L’objet de ces travaux s’est déplacé, par rapport à la perspective durkheimienne, de la société et des groupes et classes qui la constituent, à l’individu : le © L’Espace géographique 198 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Le rejet de la notion d’intégration par les sociologies des années 1960-1970 Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 199 contrôle social est considéré comme une entreprise fondamentalement répressive et l’intégration sociale ne peut se faire que contre l’individu et contre l’épanouissement de ses désirs. Certains disciples de Foucault ont cependant dépassé cette perspective, en revenant à une conception de l’intégration issue de la tradition durkheimienne et en l’actualisant. Tel est le cas de Robert Castel, par Les Métamorphoses de la question sociale, ainsi que de Jacques Donzelot à propos de ses analyses de la politique de la ville11, travaux que nous reverrons plus loin. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin L’intégration en sociologie politique.— Aujourd’hui, la question de l’intégration est associée à celle du lien social et de la citoyenneté. Ainsi dans les travaux de Dominique Schnapper, l’intégration est considérée comme un enjeu politique majeur pour le corps social pris dans son ensemble. Au fil de ses travaux sur l’intégration et l’immigration12, elle élabore une sociologie politique accordant une grande importance à la nation comme concept et à sa construction. Il y est question d’une intégration dans ses rapports à la citoyenneté, au sens que lui donne le droit français de la nationalité, et non d’une acception large, de type durkheimien, du terme d’intégration incluant citoyenneté, civilité, intégration économique et sociale des individus. Sur l’immigration, D. Schnapper développe ses réflexions sur la distinction entre droit du sol et droit du sang, ainsi que sur toutes les situations très complexes engendrées, au fil des processus de colonisation et de décolonisation, et des procédures dérogatoires qui ont été adoptées concernant la nationalité des immigrés issus des anciennes colonies. Dans La Relation à l’autre, notamment, D. Schnapper s’oppose aux tenants du communautarisme, qui souhaitent l’inscription des différences culturelles, religieuses et linguistiques dans les institutions. D. Schnapper se trouve ainsi en désaccord avec le philosophe Alain Renaut13 sur l’inscription, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, des « droits culturels ». Pour D. Schnapper, « les droits des communautés s’arrêtent […] là où la possibilité d’un monde commun se trouve mise en jeu, notamment dès lors que la question d’une « langue de la République » unique est posée14. Si D. Schnapper reste dans le droit fil de la tradition durkheimienne, c’est à la fois pour cette conception de la Nation et de l’intégration, mais aussi pour la position particulière qu’elle occupe aussi dans la refondation, en droit, de cette question : ainsi a-telle été membre de la commission de la nationalité, mise en place après le vote des lois Pasqua de 1986 sur la nationalité et présidée par Marceau Long, et vient-elle, en 2001, d’être nommée membre du Conseil constitutionnel. Enfin, c’est le principe, sinon les termes de cette tradition durkheimienne, qu’elle respecte, sensible à l’évolution du corps social : « De Durkheim à Becker ou à Goffmann, c’est en termes d’“ intégration ” (que le concept soit utilisé ou non) qu’on a analysé les modes de formation et de perpétuation de l’ordre social. S’il se trouve aujourd’hui progressivement remplacé par celui de « régulation », c’est sans doute parce que la réalité, les formes du lien social ont changé avec les transformations de la société moderne. On est passé d’une situation dans laquelle dominait l’intégration collective par conformité des individus à un système de normes produites et contrôlées par les instances de socialisation (Églises, syndicats, armée, école) couronnées par l’État, qui en garantissait l’existence et le pouvoir, à une situation où l’intégration par le respect des normes collectives, tout en se maintenant, coexiste avec de nouvelles formes de vie commune » (Schnapper, 1991, p. 310). 199 Catherine Rhein 11. R. Castel propose une relecture de la notion d’intégration chez Durkheim, p. 444-446 dans Les Métamorphoses de la question sociale, 1995. Voir aussi Donzelot, p. 23-27 et 164 dans l’État-Animateur, 1994. 12. La France de l’intégration. (1990), La Communauté des citoyens, sur l’idée moderne de nation (1994), puis La Relation à l’autre (1998). 13. Auteur de l’ouvrage Alter Ego, 1999. 14. Entretien avec N. Weill, Le Monde, 28 février 2001. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin L’intégration durkheimienne réactualisée Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin 15 .Comme le révèle l’interrogation du thésaurus de sociologie de la bibliothèque de l’IRESCO, ainsi que les ouvrages édités par G. Ferréol (1992, 1998), ou encore par les références plus précises citées pour chacun des champs. Intégration et politique de la ville.— La référence à la perspective durkheimienne et son actualisation sont aussi inscrites dans les réflexions de J. Donzelot et P. Estèbe (1994, p. 17) sur ce que peuvent être, dans les années 1990, les rôles de l’État en matière d’intégration. Ces réflexions partent du constat de la crise du « couplage entre la protection et l’intégration », couplage qui était précisément le fruit politico-juridique des travaux théoriques menés sur la solidarité par les penseurs de la IIIe République, dont Durkheim faisait partie. Pour J. Donzelot et P. Estèbe (1994, p. 27), dans l’Étatprovidence ainsi conçu et construit, la crise sociale actuelle, en particulier la redéfinition du travail et du non-travail qu’elle implique, qui est aussi une crise de l’État-providence, tient au fait que « l’intégration se fait par le travail et par une protection sociale indexée sur celui-ci, lequel fait de plus en plus défaut ». En somme, les auteurs considèrent que le modèle intégrateur élaboré à la fin du XIXe siècle se délite aujourd’hui, et retrouvent, pour le dire, le souffle durkheimien : « La substitution du terme d’insertion à celui d’intégration paraît comme la conséquence de ce déplacement de l’enjeu de l’action publique de la recherche du consensus dans la société de production vers la production de la société là où le lien social se désagrège. L’intégration consiste en l’inscription de l’individu dans le collectif. […] Par la coïncidence entre condition politique et condition sociale, le collectif particulier intègre l’individu et permet sa propre intégration. En ce sens, l’intégration consiste en l’art de “ policer ” les forces sociales “ organisées ”. Elle nécessite un primat du collectif sur l’individuel, puisque c’est par son appartenance à telle ou telle condition que l’individu se fera entendre par la consultation. Cette formulation du rapport individu-société perd toute pertinence lorsqu’on essaie de l’appliquer à la part de la population qui flotte dans les parages de la société, installée dans le renoncement à l’affirmation de soi, condamnée à la dépendance sociale. Faire encadrer l’individu par sa collectivité d’appartenance pour l’intégrer à la société n’a pas grand sens dès lors qu’il s’agit de lutter contre la perte d’identité sociale du collectif où il se situe, contre la “ mort sociale ” où il entretient ses membres. » (Donzelot et Estèbe, 1994, p. 95-96). C’est singulièrement dans la politique de la ville que J. Donzelot et P. Estèbe voient « l’émergence d’une nouvelle fonction de l’État » (ibid., p. 231). C’est une solution singulière au sens où la ville n’est plus, depuis 1715, un « objet » politique en tant que tel ; mais pour ces deux auteurs, elle apparaît bien comme « échelle pertinente pour l’action [étatique] », entre échelles locale et internationale, la première n’étant pas, contrairement aux attentes, « le contrepoids de l’international », mais dominée par la seconde (ibid., p. 226). Pour J. Donzelot et P. Estèbe : «…[la ville] se trouve ainsi consacrée comme la forme moderne de l’être ensemble, celle qui émerge (ou qui subsiste) lorsque les autres ne font plus le poids pour la société. Elle devient la plaie et le remède, le lieu où apparaissent les déchirures du lien social, mais aussi l’entité dont on escompte une solution » (ibid., p. 232). De l’État-providence aux politiques publiques et au travail social.— Les multiples formes que peut prendre « l’intégration sociale », à des niveaux théoriques très différents, beaucoup plus modestes, ont engendré des travaux nombreux qui n’en sont pas moins importants pour notre propos. Les grands champs d’analyse de l’intégration15 coïncident avec ceux de l’intervention de l’État dans les champs suivants : l’emploi, le travail et les professions, l’exclusion du marché du travail, le chômage et les procédures d’insertion et de formation (Paugam, 2000, 2001 ; Penven, 1998) ; les © L’Espace géographique 200 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 200 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin interventions sur des catégories d’âge, notamment sur les jeunes, les personnes âgées, les familles monoparentales (Augustin, 1996 ; Berhil, 1998) ; les handicapés et les personnes dépendantes (Bodin, 1999) ; l’immigration (Dewitte, 1999 ; PecquenardImbert, 1999 ; ADRI, 1999) ; la ville et la ségrégation (Delevoye, 1997). Des travaux théoriques de D. Schnapper, de ceux de R. Castel comme de J. Donzelot et P. Estèbe, aux enquêtes sur les modalités d’intégration et d’insertion de populations fragiles, marginalisées, défavorisées, il n’apparaît pourtant pas de rupture, dans les sciences sociales et dans le rapport que celles-ci entretiennent avec le champ politico-idéologique. Les premiers ont un effet de légitimation sur les seconds, mais éventuellement aussi d’une mise à distance critique, tandis que les seconds donnent corps à ces théories, et peuvent éventuellement leur ouvrir de nouvelles perspectives. Le travail mené par J. Donzelot et P. Estèbe sur l’État-animateur, fondé sur l’examen de la politique de la ville, de son évolution et de ses moyens, en est un exemple riche. Ces travaux, développés dans le cadre de la recherche urbaine en particulier, permettent de montrer que la notion d’intégration, telle qu’elle est issue de la tradition durkheimienne, s’inscrit de manière complexe à la fois comme vrai concept dans la stricte construction durkheimienne, mais aussi comme notion et enjeu politico-idéologique. Cette notion a resurgi dans les années 1970, alors que les transformations radicales de l’immigration, en structures et en volume, et les recompositions du travail mettaient en question ce « modèle français d’intégration » construit au temps de Durkheim et aux contours bien plus larges que la seule question de la citoyenneté. En somme, l’intégration est une notion complexe, qui n’appartient pas seulement au « strict » registre sociologique : c’est une notion performative, constitutive du champ politique français. Lui dénier cette dimension revient à la dénaturer. Intégrations sociale et spatiale ou intégration socio-spatiale ? Ainsi peut-on opérationnaliser cette notion d’intégration sans la dénaturer ? Plusieurs chercheurs l’ont tenté, avec des succès divers, en France et aux États-Unis, depuis un demi-siècle. Parmi ces tentatives, certaines accordent une place à « l’espace », sans pour autant que cette place soit centrale, ni qu’elle soit univoque : c’est par l’examen de deux de ces recherches que nous montrerons qu’il ne peut y avoir, du moins en géographie et en sciences sociales, d’intégration spatiale qui ne soit sociale. Ce postulat a des incidences méthodologiques importantes telles que la nécessité de prendre simultanément en compte des échelles différentes, la spécification des dimensions de l’espace les plus pertinentes, enfin l’articulation de processus de nature différente. Quoi qu’il en soit, la seule « proximité » spatiale de groupes ou d’individus ne saurait être considérée comme l’indice sûr d’une quelconque intégration. L’intégration sociale et son opérationnalisation Les premières tentatives d’opérationnalisation de la notion d’intégration remontent aux années 1940, coïncidant avec l’essor de la quantification et l’élaboration d’indices en sciences sociales et politiques (Angell, 1942, 1949, 1972). Ces tentatives sont loin de faire l’unanimité : elles correspondent souvent à une commande sociale extérieure au champ académique, et leur élaboration théorique apparaît souvent secondaire : 201 Catherine Rhein Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 201 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin 16. W. Landecker renvoie ici à l’article d’A. Hawley « Dispersion vs. Segregation : apropos of a solution of race problems », Papers of the Michigan Academy of Science, Arts and Letters, vol. 30, 1944. 17. Jahn, Schmid and Shrag, 1947 ; Hornseth, 1947. Sur le contexte de production de ces indices, voir Rhein, 1994. c’est sur ce dernier point que les débats porteront, des indices de ségrégation à ceux d’aliénation. On doit ainsi considérer comme une avancée intéressante la proposition de W. Landecker (1965, p. 47) de distinguer quatre types d’intégration : ce sociologue estime en effet que l’intégration est une notion multidimensionnelle et renonce à en donner une définition unique et générale. Ces quatre types, précise-t-il, « se réfèrent chacun à un aspect particulier de la nature des groupes par rapport auxquels se définit une certaine forme d’intégration » : soit l’intégration culturelle (ou concordance entre les normes d’une culture), l’intégration normative (ou conformité de la conduite aux normes), l’intégration communicative (ou échange de significations dans le groupe), enfin l’intégration fonctionnelle (ou interdépendance due aux échanges de services). » C’est à propos de la mesure du troisième type d’intégration, l’intégration communicative, que W. Landecker s’intéresse aux efforts entrepris en matière de ségrégation sociospatiale. Il justifie ainsi sa démarche : « le développement des communications entre sous-groupes d’une population constitue un aspect particulier de ce type d’intégration. Il semble qu’on puisse le mesurer de différentes façons. Une première méthode fait porter l’accent sur les barrières opposées à la communication16 ». Ainsi, conclut-il, « la ségrégation écologique des minorités, pour laquelle des procédures de mesure complexes ont été élaborées, est une base possible pour cette méthode », renvoyant aux premiers travaux et aux premiers débats portant sur les indices de ségrégation sociospatiale17. Bien plus tardive, mais techniquement et méthodologiquement proche de ces travaux, la recherche de N. Robin sur l’intégration sociospatiale des familles maghrébines en Île-de-France est une des rares, du moins en France, à s’inscrire dans ce courant de recherches, en majorité américaines. Cette contribution a le mérite de distinguer trois dimensions de l’intégration sociale : la participation des immigrés à la société qui les accueille, l’insertion (ou adaptation), enfin l’assimilation, qui est définie, chez N. Robin (1994, p. 9), par « l’intériorisation des normes et valeurs de la culture du pays d’accueil ». Il faut indiquer que cette dernière acception de l’assimilation diffère de celle de la tradition sociologique de Chicago. De façon plus générale, ces trois dimensions, telles qu’elles sont définies par l’auteur, ne recoupent pas celles en usage dans les sociologies française et américaine contemporaines, réduisant ainsi la portée de ce travail. L’auteur prolonge son effort de définition et d’opérationnalisation par la construction de quatre indicateurs portant sur le tissu urbain, sur le parc de logements, sur le degré de « pluri-ethnicité », enfin sur la catégorie socioprofessionnelle des ménages (ibid., p. 169 sqq). Si cet effort reste inabouti, il est cependant respectable et indique toute la difficulté et la complexité de l’opérationnalisation de la notion d’intégration, dans le cadre d’une recherche pourtant circonscrite, à la fois sur le plan social et sur le plan spatial. Enfin, il convient de ne pas réifier les outils mêmes utilisés. Ainsi en est-il de l’analyse des réseaux sociaux, évoquée par Claude Grasland. Cet ensemble d’outils est abondamment utilisé par les sociologues pour formaliser un ensemble très circonscrit de relations sociales au contenu bien précisé. Et ces outils sont en particulier utilisés comme outils d’analyse exploratoire : leur intérêt théorique devient important et peut engendrer, du reste, des débats très vifs sur la question des structures de classes et sur celle, plus méthodologique, de la monographie comme moyen d’étudier les structures des couches populaires (Gribaudi, 1995, 1998 ; Gribaudi et Blum, © L’Espace géographique 202 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 202 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin 1990). Les rapports interclasses tels qu’ils sont révélés lors de mariages et à l’occasion des rencontres ont fait l’objet de travaux des démographes M. Bozon et F. Héran (1987, 1988), du sociologue-statisticien A. Desrosières (1978), et de l’historien A. Prost (1999). Dans ces différents usages, l’espace n’est pas pris en compte, en tant que tel : son rôle, pluriel, doit toujours être déconstruit, comme l’indique du reste M. Gribaudi. Pour conclure sur ces tentatives d’opérationnalisation, les indices comme outils de mesure de la ségrégation sociospatiale ou, de manière équivalente, de nonintégration sociospatiale, ne cessent de susciter deux grands courants de critiques. Tout d’abord, les indices de ségrégation ou de dissymétrie n’auraient aucune « véritable dimension spatiale ». Ce sont effectivement de simples indices de « concentration territoriale » de populations. Cette objection ne nous semble pas la plus importante, notamment parce que, depuis lors, d’autres indices ont été développés qui remédient à ce défaut18. Surtout, de notre point de vue, ces mesures ne suffisent pas : ce sont des outils, fort utiles, mais qui ne résolvent qu’une partie des problèmes méthodologiques et épistémologiques soulevés par la question de l’intégration. C’est la raison pour laquelle le recours aux indices est moins fréquent dans la sociologie américaine, c’està-dire là où ces indices avaient été élaborés et utilisés de manière très large. Aujourd’hui, l’usage de ces indices est principalement extra-académique : c’est bien un outil de mesure, utilisé dans le cadre d’actions en justice, par les minorités pour faire valoir leur droit et c’est cet usage très particulier qui explique qu’une méthodologie ait été élaborée et soit constamment actualisée. En revanche, plus fondamentalement, c’est toute la question de l’inscription de cette notion d’intégration sociospatiale dans un cadre théorique qui est posée dans des tentatives telles que celle de C. Grasland. Proximité spatiale et intégration sociale La proximité spatiale est une notion en apparence neutre et qui semble aller de soi. Et le constat de la proximité spatiale amène souvent à conclure à l’existence de relations, d’interactions entre objets proches, qu’il s’agisse de groupes sociaux, d’individus, voire d’objets de toute autre nature19. Du constat de la proximité à l’hypothèse d’une « interaction », et de cette hypothétique « interaction » au postulat d’une non moins hypothétique « intégration » sociale par la proximité spatiale, il n’y a que deux pas, souvent franchis, en particulier en urbanisme et en géographie. Or plusieurs recherches rendent compte, au contraire, de la complexité et de la diversité des rapports sociaux à prendre en compte dans l’analyse des relations pouvant exister entre « proximité spatiale et distance sociale » : la proximité spatiale n’est pas nécessairement l’indice fiable d’une proximité sociale. Par ailleurs, la nature et le contenu de cette « proximité sociale » restent à établir. Cette mise en équivalence est dénoncée par J.-C. Chamboredon et M. Lemaire dans un article célèbre, déjà ancien puisque publié en 1970, sur les relations entre « proximité spatiale et distance sociale ». Quoique les auteurs ne le précisent pas, la notion de « distance sociale » apparaît dans les années 1920 dans la tradition sociologique de Chicago, notion que reprend E. Bogardus, lui-même issu de cette tradition. Bogardus tente de rendre cette notion opératoire par l’élaboration d’échelles de distance sociale, vivement critiquées, parce que trop réductrices. L’article des sociologues français a d’autres bases théoriques ; il part d’une critique des travaux sur la 203 Catherine Rhein 18. Voir les bilans proposés par D. Wong, « Spatial indices of segregation », Urban Studies, 1993, vol. 30, n° 3 et « Geostatistics as measures of spatial segregation », Urban Geography, 1999, vol. 20, n° 7. 19. Plantes, animaux, pour l’écologie biologique. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 203 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin sociabilité dans les grands ensembles. Dans plusieurs enquêtes sociologiques effectuées dans les années 1960, les auteurs relèvent la trace d’une construction idéologique du grand ensemble comme utopie d’une société sans classes, au sein duquel se développent des formes nouvelles de sociabilité, non marquées par des rapports de classes. Pourtant, argumentent J.-C. Chamboredon et M. Lemaire, une telle image ne correspond pas à la réalité : la population logée en grand ensemble est une population préconstruite, au sens où elle n’a choisi ni son lieu de résidence, ni ses voisins, ni son environnement. Au contraire, ce sont les organismes bailleurs qui la choisissent, pour ceux de ces ménages qui résident dans le parc social. Les auteurs ont donc mené enquête, de leur côté, et indiquent, dans la présentation de leurs résultats, que les formes de sociabilité dépendent bien davantage des origines sociales et de l’âge des individus que des lieux dans lesquels ils résident. La proximité spatiale n’abolit pas, concluent-ils, les frontières de classes : elle ne peut donc être un indice efficace d’intégration sociale. Cette utopie, dénoncée il y a trente ans, renaît aujourd’hui dans le principe de «mixité sociale», inscrit dans la loi Solidarité et Renouvellement Urbain. Cette hypothétique mixité sociale serait atteinte par une meilleure répartition spatiale des logements sociaux. André Vant avait déjà souligné le caractère prescriptif de ce terme, selon lequel « le mélange spatial des activités et des catégories sociales est [supposé constituer] une des conditions fondamentales d’apparition d’un rapport social égalitaire» (Vant, 1986, p. 21). La seconde recherche, exemplaire dans l’analyse des relations entre proximité spatiale et distance sociale, est celle des sociologues-démographes américains, Douglas Massey et Nancy Denton, dans American apartheid, dont une traduction française a été publiée en 1993. Les auteurs démontrent que la ségrégation sociospatiale délibérée des ménages noirs dans un petit nombre de quartiers des métropoles américaines a produit des effet sociaux en chaîne : concentration de l’extrême pauvreté, difficultés des ménages à résider ailleurs, d’où intériorisation d’une « culture de pauvreté » et naissance d’une « underclass ». La démonstration vaut pour les États-Unis où les processus de valorisation-dévalorisation très rapides sur le marché immobilier sont induits par les changements de composition raciale des quartiers. Ces changements sont souvent provoqués par des agents immobiliers qui tirent grand profit de ces processus, en répandant la rumeur d’une « invasion » de ménages noirs : c’est le processus dit du blockbusting. Puis les institutions financières jouent à leur tour un rôle dans la dévalorisation des quartiers en voie d’« invasion » en pratiquant le redlining, c’est-à-dire en refusant d’y accorder des prêts pour l’accession à la propriété et à l’amélioration des logements. L’inscription spatiale de cette ségrégation socioethnique a deux caractéristiques : une extrême concentration des Noirs dans les mêmes quartiers, et l’exclusivité de ces quartiers comme lieux de résidence des ménages noirs. L’apport sans doute le plus important et le plus original de ces travaux tient dans quatre simulations, menées sous des hypothèses différentes dans la dissimilarité des répartitions et dans la concentration relative des minorités, qui constituent une véritable démonstration de l’efficacité des ces processus : c’est, à notre connaissance, la seule démonstration existant en la matière (Massey, Denton, 1993, p. 330-331). © L’Espace géographique 204 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 204 Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 205 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Dans les sciences sociales, en particulier en sociologie, la tendance est à se défier de plus en plus de notions telles que l’intégration, et à recourir à des termes plus précis, moins généraux, moins chargés de sens, bref plus clairs. Car à trop vouloir signifier, souvent, les concepts y perdent leur sens et leur force. Aussi proposons-nous un travail de clarification d’ordre théorique et épistémologique, à l’instar de celui mené par R. Brubaker (2001) à propos de l’identité et à la suite de J. Barou (1993), pour l’intégration. Ainsi un examen des synonymes d’intégration — absorption, assimilation, fusion — indique que le terme est, en France, préféré à celui d’assimilation, utilisé aux États-Unis, notamment dans la tradition sociologique de Chicago, par R.E. Park, par L. Wirth, mais aussi en écologie biologique (Chapoulie, 2001). C’est le cas de nombreuses autres notions comme anomie, aliénation, exclusion, synonymes ou antonymes de la notion d’intégration (Besnard, 1987 ; Rhein, 1978, 1979). L’objectif de cet article était de montrer toute la complexité de la notion d’intégration. Le respect de cette complexité implique un travail théorique important et le développement d’une méthode qui ne doit pas se limiter à la seule question de la « mesure ». Les indices et mesures de proximité spatiale sont certes des outils utiles, sans aucun doute, et éventuellement très féconds, mais ils restent des outils. L’évocation de la définition durkheimienne de l’intégration était, dans cette perspective, indispensable à nos yeux : dans le cadre théorique durkheimien, il s’agit d’un vrai concept. L’opérationnalisation de ce concept en fait une notion beaucoup plus floue, sur le plan théorique. Elle peut permettre l’élaboration d’une mesure dont l’efficacité est à chercher dans un registre très différent de celui de la théorie sociologique, celui de l’intervention publique et de l’action sociale lato sensu. Menés dans les années 1960 et 1970, les débats autour de la quantification et de l’opérationnalisation des concepts sociologiques de ségrégation, d’aliénation, d’intégration, aboutissent tous à cette conclusion qu’il faut choisir entre formaliser et théoriser. Mais il est vain de chercher à concilier les deux objectifs, irrémédiablement irréconciliables sur le plan épistémologique. Si la géographie veut réellement démontrer la spécificité et l’ampleur de ses apports vis-à-vis des autres sciences sociales, il est indispensable qu’elle prenne connaissance des définitions existantes des concepts et notions communs à ces différentes sciences sociales, et qu’elle respecte un certain nombre de règles sur le plan épistémologique. La naturalisation d’une notion — celle d’intégration, par exemple, ou de distance sociale — engendre des problèmes théoriques et méthodologiques qui ont fait l’objet d’importants débats dans les sociologies française et américaine, dès les années 1940. Peut-être pourrions-nous faire l’économie de ces débats et entrer de plain-pied dans les débats contemporains, tout différents, sur la nature du lien social dans ses rapports avec les échelles et les formes d’intervention étatique ? 205 Catherine Rhein Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin Conclusion Rhein XP 27/04/05 16:14 Page 206 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.30.218 - 22/09/2014 15h51. © Belin A GENCE POUR LE D ÉVELOPPEMENT DES R ELATIONS I NTERCULTURELLES (ADRI) (1999 ). Guide pratique de l’intégration. Paris : La Documentation française. ANGELL R.C. (1942). « The social integration of selected American cities ». American Journal of Sociology, vol. 47, January, p. 575-592. ANGELL R.C. (1949). « Moral integration and interpersonal integration in American cities ». American Sociological Review, vol. 14, n° 2, p. 245-251. ANGELL R.C. 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