Ikhtilaf al-fuqaha : La diversité dans le fiqh en tant que

Ikhtilaf al-fuqaha : La diversité dans le fiqh en tant
que construction sociale
Muhammad Khalid Masud
L’ikhtilaf, qui signifie « désaccord », « différence d’opinion » et « diversité
de points de vue », surtout parmi les spécialistes du droit islamique, est
communément reconnu dans la tradition islamique comme un phénomène
naturel. Dans son acception de « diversité », l’ikhtilaf est également un
thème récurrent dans le Coran, qui contient des références aux divers
phénomènes de la nature et à la diversité en tant que signe divin et preuve
de l’existence de Dieu et de la Création.1 Selon les paroles du prophète
Mahomet, la diversité au sein du peuple musulman est une bénédiction
(ikhtilafu ummati rahma).2 La tradition islamique est fière des sciences
développées pour l’étude des différences de récitation et d’interprétation
du Coran, et des différences présentes dans la transmission des Hadiths,
témoignages relatifs aux citations du prophète Mahomet et de la Sunna,
sa pratique. Depuis le début du développement du fiqh, l’ikhtilaf était non
seulement réel chez les juristes, mais également respecté.
Dans la philosophie du droit islamique, l’ikhtilaf al-fuqaha (« désaccord
parmi les juristes ») est l’un des sujets les plus débattus. Pourtant les études
actuelles du droit islamique ignorent ses implications pour le développement
du fiqh et sa pertinence pour la réforme juridique dans le contexte moderne.
Il n’est ni possible ni souhaitable d’analyser la doctrine de l’ikhtilaf al-fuqaha
en détail en si peu d’espace. C’est pourquoi l’objectif de cet article est de
souligner l’importance de l’ikhtilaf al-fuqaha en tant que source précieuse
de compréhension du développement de la tradition juridique islamique,
et en tant qu’outil juridique important pour réinterpréter les lois familiales
musulmanes dans le contexte actuel de la mondialisation, dans lequel la
différence est de plus en plus valorisée.
Avis de recherche : Égalité et justice dans les familles musulmanes
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I. Likhtilaf comme élément de base du droit islamique
Les historiens racontent que lorsque le calife abasside Mansur (r. 754–775)
a commencé à unifier le califat, son secrétaire Ibn Muqaffa‘ (m. 759) a fait
remarquer au calife que la situation du droit et de l’ordre public était surtout
problématique à cause du manque d’uniformité des pratiques juridiques.
Les cadis rendaient alors des jugements divergents et conflictuels, qui
provoquaient un trouble juridique.3 Le calife a découvert que l’imam Malik
était en train de compiler ou avait compilé al-Muwatta, un condensé de la
Sunna du prophète telle qu’elle était connue et pratiquée à Médine. Au
cours de son pèlerinage à la Mecque, il a rendu visite à l’imam Malik à
Médine. Le calife Mansur lui a proposé d’adopter l’al-Muwatta comme droit
du califat, mais l’imam Malik ne fut pas d’accord avec le souhait du calife
et l’en a dissuadé. Pour souligner l’importance du dialogue entre le calife
et le juriste, j’aimerais citer l’histoire en entier à l’aide de l’un des premiers
témoignages historiques.
Ibn Sa‘d (m. 845) témoigne sous l’autorité de Muhammad b. Umar al-
Waqidi (m. 822), que l’imam Malik a raconté l’histoire de la manière suivante:
Lorsque Abou Ja’far [le calife Mansur] a fait son hajj, il m’a appelé. Je
suis allé le voir et nous avons discuté. Il a posé des questions et j’ai
répondu. Il a dit ensuite : « j’ai décidé de faire transcrire plusieurs copies
de ces livres que vous avez écrits. J’enverrai un exemplaire à chaque
ville musulmane. J’ordonnerai aux peuples de respecter son contenu
exclusivement. Je leur demanderai de mettre de côté tout ce qui n’est
pas cette nouvelle connaissance, car j’ai trouvé la vraie connaissance
dans la tradition de Médine. » J’ai répondu : « Ô, chef des croyants ! Ne
faites pas cela, car les peuples ont reçu des témoignages divers, entendu
de nombreux récits, et transmis ces témoignages. Chaque communauté
agit selon les informations qu’elle a reçues. Elles agissent et traitent avec
les autres de façon appropriée en fonction de leurs différences mutuelles.
Dissuader les peuples de leurs pratiques leur ferait du mal. Laissez les
peuples suivre leurs pratiques. Laissez-les choisir eux-mêmes ce qu’ils
Ikhtilaf al-fuqaha : La diversité dans le fiqh en tant que construction sociale 67
préfèrent, dans chaque ville. » Mansur déclara : « Ma foi ! Si vous aviez
suivi mes vœux, j’aurais ordonné qu’il en soit ainsi. »4
Le conseil de Malik souligne l’importance de l’ikhtilaf chez les juristes,
ce qui défendait le droit à différer des autres. L’imam Malik a reconnu que
les désaccords chez les juristes étaient fondés, entre autres, par la diversité
des témoignages relatifs à la Sunna prophétique et à sa transmission, qui
ont donné lieu à des différences dans les pratiques juridiques locales. Il
a recommandé de respecter ces pratiques juridiques existantes. Cette
remarque doit toutefois être traitée parallèlement à l’opinion apparemment
contradictoire de l’imam Malik exprimée dans sa correspondance avec son
élève égyptien Layth b. Sa‘d (m. 791).
Dans cette correspondance, Malik reprochait à son élève de ne pas se
rattacher à l’opinion générale de Médine. Apparemment, Layth avait changé
d’opinion lors de son voyage de Médine en Égypte. Dans sa lettre, Layth
était en désaccord avec les arguments de Malik pour démontrer que les
pratiques en place à Médine étaient la Sunna authentique du prophète. Layth
soutenait que tous les compagnons du prophète n’étaient pas d’accord avec
les pratiques de Médine. Les compagnons divergeaient même entre eux sur
plusieurs sujets. Il est peu probable qu’ils n’aient pas connu le Coran et la
Sunna, car les trois premiers califes avaient tenu à transmettre ce savoir.
Pourtant, les compagnons qui se sont retrouvés à des endroits différents
ont développé des pratiques différentes dans les domaines où le Coran ne
donnait pas de consignes directes. Layth témoignait de plusieurs pratiques
pour lesquelles les compagnons du prophète en Syrie et ailleurs divergeaient
par rapport aux pratiques de Médine.
Il est important d’analyser cette correspondance. En parlant de Médine
et d’autres endroits, l’imam Malik citait l’opinion générale locale comme
fondement de l’authenticité. Layth, par contre, donnait une légitimité au
désaccord, en tant que droit à la différence. « Les compagnons du prophète
et leurs successeurs divergeaient dans leurs opinions personnelles
(yajtahidun bi ra’yi him). »5 Tandis que Malik évoquait la pratique (’amal) et
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le consensus (ijma’), Layth faisait référence au raisonnement (ijtihad) et à
l’opinion personnelle (ra’y) comme outils juridiques.
L’imam Shafi’i (m. 820), fondateur de l’école Shafi’i, a également traité
de ces différences, principalement en termes d’emplacement géographique,
avec une référence particulière pour l’Irak, Médine et la Syrie. Dans son vaste
ouvrage al-Umm, il parle de son désaccord avec les juristes de ces régions.
Shafi’i proposait que le consensus des érudits et la Sunna du prophète soient
les critères qui permettent de juger de l’authenticité de l’ikhtilaf, plutôt que
l’opinion générale locale sur laquelle insistait Malik. Dans son traité al-Risala,
écrit à la demande du calife Mahdi, Shafi’i plaidait pour que le désaccord entre
les juristes soit réglementé sur base de la Sunna et de l’ijma. Contrairement
à Ibn Muqaffa, qui proposait que le calife réglemente le désaccord, Shafi’i
considérait que la communauté d’érudits était plus compétente pour cette
tâche. Shafi’i réclamait une réglementation de l’ikhtilaf, mais il le considérait
aussi comme un phénomène juridique important, ce que l’on peut observer
à travers toute l’histoire du droit islamique.
Dans son ouvrage sur l’histoire de la législation islamique6 le cheik
Muhammad al-Khudri (m. 1927) décrit la manière dont l’ikhtilaf a constitué
l’une des caractéristiques dominantes du fiqh à travers son histoire, qui
remonte à l’époque des compagnons du prophète Mahomet, c’est-à-dire
la période 11-40 AH / 633-660 ap. J.-C. Il existe plusieurs exemples de
divergences d’opinions entre les compagnons sur divers sujets religieux.
La plupart de ces divergences concernaient des cas où le Coran et la
Sunna n’offraient pas de consignes précises. Mais il y avait également
des différences dans les interprétations des préceptes coraniques. Dès
que l’empire musulman a commencé à s’étendre, les compagnons ont
commencé à voyager dans des régions diverses du califat. Al-Khudri
parle de sept grands centres où le fiqh a commencé à se développer en
plusieurs traditions juridiques locales autour de ces compagnons. Il divise le
développement du fiqh du septième au vingtième siècle en six périodes, en
expliquant la primauté de l’ikhtilaf à chacune de ces périodes.
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Après avoir expliqué le désaccord des compagnons et de leurs
successeurs au cours de la deuxième et de la troisième périodes (de la moitié
du septième siècle au début du huitième), Al-Khudri parle de la diversité au
sein des écoles de droit qui se développent durant la quatrième période (du
début du huitième siècle à la moitié du dixième siècle), au cours de laquelle
la doctrine du taqlid (principe d’adhésion) avait été utilisée pour essayer de
résoudre ce désaccord. Il témoigne particulièrement de débats entre les
juristes d’Irak, de Syrie et de Hijaz. Au cours de la cinquième période (de la
moitié du dixième siècle à la moitié du treizième), ce désaccord prit la forme
de débats et de controverses d’érudits, avec parfois une violence sectaire.
Selon al-Khudri, la sixième période (à partir du treizième siècle) marque la
continuation du taqlid, sans développement important.
Au cours de la période de la pensée et de la pratique juridiques
islamiques qui suit le taqlid, les définitions de l’ijma (consensus) et de l’ijtihad
(interprétation juridique) étaient étroitement liées aux notions de taqlid, ijma
et en particulier de l’ikhtilaf. L’ijtihad a développé une signification contrastée
opposée au taqlid, et fut dès lors défini comme une nouvelle législation, et
par conséquent ne fut plus autorisé dans les sujets déjà réglés par consensus
dans les écoles. La portée de l’ijtihad fut définie en référence à l’ikhtilaf et à
l’ijma. Comme l’ijma n’avait pas été institutionnalisé, en pratique le consensus
en est venu à désigner l’absence de l’ikhtilaf. Un juriste pouvait justifier le
besoin d’une réinterprétation en pointant uniquement les différences parmi
les juristes. Dans des débats récents également, les juristes traditionnels
ont souvent justifié la réinterprétation, surtout dans des sujets liés aux lois
familiales, sur base de cette diversité d’opinions.
Bien que les différences parmi les juristes aient engendré des opinions
variées et souvent conflictuelles, et malgré le fait que les juristes aient
fréquemment souligné la nécessité d’unifier ces lois, la différence d’opinions
a toujours été respectée par principe. La liste suivante de livres sur ce sujet
illustre bien la continuité de l’ikhtilaf depuis les débuts de la pensée juridique
islamique jusqu’à nos jours.
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