LA FAMILLE ET L`ÉCOLE - Collection mémoires et thèses

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MÉLANIE BÉDARD
LA FAMILLE ET L’ÉCOLE : ENTRE LE
PARTICULIER ET L’UNIVERSEL
Les conceptions de Condorcet, Hegel, Durkheim,
Parsons, et Bourdieu et Passeron
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en sociologie
pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
Département de sociologie
FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES
UNIVERSITÉ LAVAL
SAINTE-FOY
OCTOBRE, 2003
© Mélanie Bédard, 2003
Résumé
Ce mémoire étudie comment Condorcet, Hegel, Durkheim, Parsons, Bourdieu et Passeron
conçoivent les fonctions respectives de la famille et de l’école en matière d’éducation.
Depuis la Révolution française, les idées modernes sur ce partage ont beaucoup évoluées.
C’est à titre de témoins éminents de cette évolution que ces auteurs sont interrogés. Toutes
héritières des principes issus du siècle des Lumières, les conceptions étudiées varient selon
le rapport à l’ordre social et selon l’intention qui les guide ; le bonheur universel qui fait
autorité sur la liberté de l’individu en formation devient de moins en moins abstrait. En tant
que finalité, cet idéal se fait supplanter, presque, par la question du bonheur individuel,
pourtant soumise aujourd’hui à l’exigence de la réussite scolaire. La responsabilité
individuelle s’en trouve accrue, puisque, depuis que les structures sociales inégalitaires ont
été sévèrement critiquées, l’ordre social ne doit plus reposer sur des déterminations de
classe.
ii
FAMILLE ET ÉCOLE
Abstract
This study examines how Condorcet, Hegel, Durkheim, Parsons, Bourdieu and Passeron
perceive the roles of both the family and the school with regard to upbringing. Since the
French Revolution, these perceptions have greatly evolved. We refer to these authors since
they clearly represent the context of this evolution. Although these perceptions have
inherited principles originating from the Enlightenment, they vary according to the
relationship with society and the intentions by which they are guided. Universal happiness,
which has an impact on the freedom of the growing individual, becomes less and less
abstract. In the end, this ideal is almost surpassed by the freedom of personal happiness,
which still depends today on success in school, as it is a generally accepted requirement.
The responsibility of each individual is amplified, because, ever since unequal social
structures have been highly criticized, social order shall no longer be based upon class
determination.
Avant-Propos
Mon objectif de départ était de comprendre la relation entre la famille et l’école dans le
partage de l’éducation. J’avais pensé comparer les discours du Conseil supérieur de
l’éducation (CSE) et de la Fédération des comités de parents de la province du Québec
(FCPPQ), depuis le début de leurs activités jusqu’à aujourd’hui, sur le rôle qu’ils ont
attribué à la famille et à l’école. Leur composition interne, rassemblant des acteurs
impliqués directement dans le milieu scolaire, et leur renouvellement continuel, en faisaient
des représentants du discours québécois des dernières décennies sur le sujet. Cette étude
allait s’inscrire dans mon projet de thèse sur l’histoire de l’éducation – au sens large – au
Québec depuis le milieu du
e
XIX
siècle. Comme cette étude se limitait à l’analyse de deux
sources, que j’avais déjà l’intention de faire remonter cette étude plus loin dans le temps et
que mon intention principale était de réfléchir sur cette question – et non pas devenir une
spécialiste du CSE ou de la FCPPQ –, mon directeur de maîtrise et moi avons convenu qu’il
était plus pertinent pour ma formation d’interroger d’abord des classiques de la philosophie
moderne et de la sociologie pour approfondir mon questionnement. Mon premier projet de
maîtrise a fait l’objet d’une communication au 71e congrès de l’ACFAS.
Ce mémoire n’aurait pas cette forme si je n’avais pu profiter du support et des précieux
conseils de plusieurs personnes. Je tiens à les remercier pour tout ce qu’elles m’ont appris et
apporté.
Mon directeur de mémoire, Gilles Gagné, a fourni de nombreux conseils et fait partager ses
réflexions très riches et très érudites sur l’éducation. Plusieurs de nos rencontres ont été
décisives pour l’orientation de mon mémoire. Il prenait le temps de me recevoir dans son
bureau et d’explorer avec moi les aspects de mon enquête. Je lui suis reconnaissante pour
tout.
Jean-Jacques Simard, professeur qui m’a encouragée et supportée, a commenté certaines
parties de mon projet et a généreusement laissé sa porte ouverte en cas de panique. Je l’en
remercie sincèrement. Travailler avec lui au Laboratoire de recherche en sociologie auprès
iv
FAMILLE ET ÉCOLE
d’étudiants du premier cycle m’a amenée à consolider davantage mes méthodes de
recherche.
Reconnaissance que je transmets aussi à Andrée Fortin, qui m’a initiée, avec Carole
Després et Geneviève Vachon, aux études urbaines et m’a fait participer à deux
communications et deux publications. Les exigences d’imagination et de clarté que j’y ai
rencontrées ont contribué à préciser ma pensée. Même si ce mémoire ne porte pas sur
l’urbanité, l’intérêt n’en est pas tellement éloigné : mesurer les effets de la modernisation,
sur l’écologie urbaine ou sur la socialisation.
Je tiens aussi à remercier Jean-Pierre Proulx, président du CSE depuis septembre 2002 et
professeur à l’Université de Montréal ainsi que Arthur Marsolais, professionnel de
recherche au CSE, pour m’avoir fait partager leurs connaissances et leur expérience de
l’histoire de l’éducation des dernières décennies. Patricia Réhel, technicienne en
documentation au CSE, m’a apporté une aide précieuse dans mes recherches
documentaires.
Je suis également reconnaissante envers Ghislain Boisvert, directeur des services de la
FCPPQ, et Joyce Buckley, directrice de la zone de Mauricie-Bois-Francs, pour l’accès à la
documentation et les informations sur l’histoire et le fonctionnement du FCPPQ qu’ils
m’ont généreusement fournis.
Margaret Kunach, jeune traductrice de formation, a minutieusement traduit le résumé du
mémoire vers l’anglais. Sans elle, le message n’aurait sans doute pas été le même qu’en
français et n’aurait pas été aussi intelligible pour des anglophones. Je lui transmets ma
reconnaissance pour son beau travail.
Un merci tout spécial à mon conjoint, Dominique Morin, pour la patience et la générosité
dont il a fait preuve pendant mes moments d’angoisse, malgré l’obligation qu’il avait lui
aussi de finir son mémoire pour la fin de l’été. Je veux également le remercier pour ses
conseils éclairants et ses critiques lucides : il sait aider ses amis en se souciant de faire
avancer leur travail. Ma famille et mes amis m’ont aussi apporté beaucoup de support en
v
FAMILLE ET ÉCOLE
discutant avec moi de l’avancement de mon mémoire et en m’obligeant à formuler plus
clairement mes intentions de recherche.
Martin Bussières et Dave Tanguay, des amis avec qui j’ai étudié au premier cycle en
sociologie, m’ont aidée à préparer ma communication à l’ACFAS. Merci à tous les deux
pour le temps qu’ils m’ont accordé et le regard extérieur qu’ils m’ont offert.
Finalement, je veux remercier le Fonds FCAR (maintenant FQRSC) pour le soutien qu’il a
apporté à mes études de maîtrise. J’ai pu consacrer tout un été à la rédaction sans souci
financier.
Lettre à mon instituteur :
Cher monsieur Germain,
[…] On vient de me faire un bien trop grand honneur
[l’attribution du prix Nobel], que je n’ai ni recherché
ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma
première pensée, après ma mère, a été pour vous. […]
Albert Camus.
(CAMUS cité dans DUBET (dir.), 1997 : 153.)
Table des matières
INTRODUCTION L’ÉDUCATION, UNE FORME DE SOCIALISATION
RÉFLÉCHIE .........................................................................................................................1
LES RÔLES ÉDUCATIFS DE LA FAMILLE ET DE L’ÉCOLE : LA PERTINENCE DE S’Y ATTARDER?3
La fréquentation scolaire : une obligation récente.........................................................4
La relation entre la famille et l’école..............................................................................6
Le sentiment de la parentalité.......................................................................................11
L’INTERROGATION SUR LES RAPPORTS ENTRE L’ÉDUCATION ET LA VIE SOCIALE GLOBALE 12
Présentation des chapitres ............................................................................................14
La théorie des idéologies comme perspective...........................................................14
CHAPITRE I CONDORCET ET HEGEL : L’ÉDUCATION MODERNE AU
TOURNANT DU XIXE SIÈCLE .......................................................................................19
CONDORCET : L’INSTRUCTION PUBLIQUE AU SERVICE DE LA RAISON.................................19
Une instruction publique commune pour l’autonomie de l’intelligence.......................21
La famille, intouchable qu’en apparence .....................................................................23
Bilan de l’éducation selon Condorcet...........................................................................25
HEGEL ET L’ÉDUCATION À LA LIBERTÉ...............................................................................26
La famille comme première forme de société ...............................................................26
Intégrer la société civile et l’État..................................................................................29
L’école, une institution de la police dans la société civile........................................31
Les corporations pour devenir citoyen......................................................................34
DEUX THÉORIES : UNE ÉDUCATION MODERNE ISSUE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ........35
CHAPITRE II DURKHEIM ET L’ÉDUCATION MORALE.....................................40
LA DIVISION DES FONCTIONS DANS LA VIE SOCIALE ...........................................................41
LE RÉTRÉCISSEMENT DE LA FAMILLE .................................................................................42
LE SYSTÈME D’ÉDUCATION ET SES FINALITÉS ....................................................................44
L’ÉVOLUTION PÉDAGOGIQUE EN FRANCE ET L’IDÉAL QU’ELLE TRANSMET ........................46
AGIR SUR UNE CONSCIENCE EN DEVENIR ............................................................................50
Le rapport entre le maître et l’enfant............................................................................50
L’action du maître.........................................................................................................51
L’éducation morale .......................................................................................................52
L’esprit de discipline.................................................................................................52
L’attachement au groupe social ................................................................................53
L’intelligence de la morale ou l’autonomie de la volonté ........................................54
Les pédagogues et les éducateurs : constructeurs et porteurs de l’idéal national .......56
L’ÉCOLE AU CENTRE DE L’ÉDUCATION MORALE ET NATIONALE : BILAN DE LA CONCEPTION
DE DURKHEIM ....................................................................................................................57
CHAPITRE III PARSONS ET LE DÉVELOPPEMENT SYSTÉMIQUE DE LA
PERSONNALITÉ ...............................................................................................................60
viii
FAMILLE ET ÉCOLE
LE SYSTÈME SOCIAL ...........................................................................................................62
LA FAMILLE NUCLÉAIRE : SOUS-SYSTÈME SOCIAL FONCTIONNEL .......................................64
LA SOCIALISATION DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT .....................................................67
La socialisation comme « interaction » ........................................................................68
La famille et l’école dans la vie de l’enfant ..................................................................71
BILAN DE LA THÉORIE DE PARSONS SUR LA SOCIALISATION DE L’ENFANT ........................75
CHAPITRE IV BOURDIEU ET PASSERON : LA MISSION CACHÉE DE
L’ÉCOLE.............................................................................................................................79
LA SOCIÉTÉ COMME ESPACE DE LUTTES .............................................................................80
L’HABITUS FAMILIAL ET L’HABITUS SCOLAIRE : ÉDUCATION À UNE POSITION SOCIALE .....84
Variabilité des acquis entre les familles .......................................................................85
L’école, inégalitaire ......................................................................................................85
La sélection des héritiers...........................................................................................88
REVENIR À LA MISSION SCOLAIRE INITIALEMENT PRÉVUE ..................................................91
BILAN DE LA CONCEPTION DE BOURDIEU ET PASSERON SUR LES INÉGALITÉS DEVANT
L’ÉCOLE .............................................................................................................................92
CONCLUSION CONSTANTES ET CHANGEMENTS DANS L’IDÉE
D’ÉDUCATION ..................................................................................................................94
L’ÉDUCATION DANS LA SOCIÉTÉ MODERNE : UNE NÉCESSITÉ CONSTANTE .........................95
Condorcet, Hegel, Durkheim : la quête d’un consensus idéal......................................97
Parsons : comprendre la société comme un phénomène explicable par la science ...100
Bourdieu et Passeron : dénoncer les illusions de l’idéologie moderne......................102
La progression de la réflexion sur l’éducation...........................................................103
Tableau-synthèse : La théorie de l’éducation de chaque auteur dans sa théorie de la
société......................................................................................................................106
À PARTIR DE LA DÉCENNIE 1970 : DÉCENTRALISATION ET DISCUSSIONS POUR LA
RECHERCHE DE CONSENSUS..............................................................................................107
La participation comme effort de synthèse et de « dépassement » .............................108
LISTE DES OUVRAGES CITÉS (*) OU CONSULTÉS ...............................................................112
Introduction
L’éducation, une forme de socialisation réfléchie
Chaque société a une conception de l’homme idéal qu’elle veut appliquer et transmettre aux
nouvelles générations. Son maintien et son changement tout à la fois en dépendent. Plutôt
stable mais jamais complètement figé, cet idéal représente un horizon vers lequel tend la
conscience collective, cette espèce d’âme quasi éternelle qui relie entre eux les individus
d’une même société. Du moins était-ce ce que des sociologues modernes pensaient, dont
Durkheim.
Aujourd’hui, le récent débat autour de la confessionnalité ou de la laïcité de l’école
publique a ramené la question du droit des parents, en opposition avec celui de la société,
ou même avec celui des enfants, de transmettre ses valeurs. Le groupe de travail présidé par
Jean-Pierre Proulx (Gouvernement du Québec, 1998) s’est penché sur la question après un
mandat de la ministre de l’éducation de l’époque, Mme Pauline Marois. Il a proposé un
enseignement culturel des religions pour conserver cet héritage de l’humanité tout en
évitant d’imposer un système de pensée à ceux qui ne le partageaient pas.
Cette question du choix des valeurs à transmettre se pose dans le contexte de pluralité qui
est le nôtre. Elle a mis en évidence ce partage des fonctions éducatives vis-à-vis l’enfant et
la société entre la famille et l’école, une question qui ne se posait pas du temps où Canada
français était synonyme de catholicisme, une question qui ne se posait pas non plus dans les
autres pays où régnait une certaine unité culturelle. Ce n’est toutefois pas la première fois
que cette question du droit des parents à transmettre leurs convictions est posée et qu’un
enseignement laïc est organisé pour inculquer une « morale commune », éduquant à la
citoyenneté, et dépourvue de référence explicitement religieuse. Ce qui est nouveau, c’est
un questionnement sur les fonctions éducatives des parents, sur ce qui leur reste à l’heure
où l’école se charge de « l’éducation intégrale » de la personne, en offrant enseignement
2
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
moral, formation personnelle et sociale, éducation à la sexualité, éducation au choix de
carrière, etc. L’école a-t-elle pris toute la place, a-t-on envie de se demander?
Par ailleurs, le système scolaire ne valorise peut-être plus une confession au détriment des
autres. Il demeure néanmoins qu’il transmet les traits généraux de personnalité qui
permettent de s’intégrer à la société, des traits de personnalité donc, qui ne peuvent être que
partagés en grande partie, y compris par la majorité des parents. Qu’il s’agisse de
compétences pour occuper des fonctions, d’aptitudes sociales valorisées dans les échanges
interpersonnels, dans les travaux d’équipe, dans ses relations avec ses futurs enfants en tant
que parent, etc., une conception partagée de l’individu, adapté aux structures sociales,
semble subsister. Sans une certaine conception généralement partagée, il semble qu’une
éducation commune ne pourrait avoir lieu d’être. Cela revient à la notion de « l’homme
idéal ». Certains en représentent des modèles car ils portent aux yeux des autres des traits
palpables qui symbolisent la figure valorisée. Un exemple de ce phénomène concerne
directement le monde d’aujourd’hui. C’est l’engouement pour la réussite en tout genre. Les
champions sportifs sont admirés, les vedettes sont acclamées, les personnalités d’affaire
montrées en exemple, et les beautés parfaites font l’envie de plusieurs. Évidemment, ce
n’est sûrement pas le seul trait, d’autant plus qu’à côté du souci de la performance, d’autres
apparaissent, notamment et précisément la sensibilisation aux effets pervers de cette même
quête inassouvissable (la détérioration environnementale, l’épuisement professionnel, les
troubles alimentaires, etc.). Ce qui nous montre néanmoins qu’il s’agit d’un trait dominant
de notre temps, c’est que les enfants y gouttent aussi. Ils ont déjà leurs héros qu’on leur
présente comme des modèles à suivre. Et pas besoin de chercher bien loin pour les trouver.
L’émulation dans les écoles de tout niveau va bon train avec les reconnaissances annuelles
offertes aux « personnalités » académiques, sportives, culturelles, et ainsi de suite. Même le
gouvernement québécois y met du sien depuis qu’il a pris le « virage du succès » avec la
réforme du système scolaire récemment entamée. Les parents et les enseignants y sont
également conviés, en tant que partenaires tout désignés dans le rôle éducatif qui leur est
dévolu collectivement.
3
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
Ainsi l’État et les définiteurs du système scolaire, l’école et son personnel, la famille et ses
parents puis l’enfant-élève tout au centre, forment ensemble un système qui se dédie à cette
fonction primordiale aujourd’hui pour que la société puisse continuer sa marche :
l’éducation. La famille et l’école y sont les institutions que l’enfant côtoient directement,
par l’intermédiaire des adultes, ses parents ou les enseignants, qui le guident. En tant
qu’éducateurs, occupent-ils le même rôle vis-à-vis lui et la société? Lui transmettent-ils les
mêmes formes de savoirs, les mêmes valeurs? Avec des manières ou des méthodes
semblables? Ce mémoire tente d’éclairer ce questionnement en puisant dans la littérature
produite par des penseurs de la vie sociale en général, et qui ont ressenti le besoin de définir
cette médiation bien particulière qu’est l’éducation. La question plus précise pourrait se
formuler comme suit : Quel est l’idéal pédagogique qui découle de l’idéal philosophique ou
sociétal de Condorcet, Hegel, Durkheim, Parsons, et Bourdieu et Passeron? Dans l’atteinte
de cette finalité, quels rôles y occupent selon eux la famille et l’école, en tant qu’institutions
socialisantes de base dans les sociétés modernes? Avant d’entrer dans le vif du sujet,
examinons de plus près les éléments de réflexion à l’origine de ce questionnement, sur
lesquels repose l’organisation de ce mémoire, présentée à la fin de l’introduction.
Les rôles éducatifs de la famille et de l’école : la pertinence de
s’y attarder?
On s’interrogera d’abord sur la pertinence d’étudier la relation qui se joue entre la famille et
l’école dans le partage, vis-à-vis l’enfant et la société, du rôle d’éducation. La nécessité de
cette relation peut relever de l’évidence pour plusieurs ; aux yeux des convaincus, la
nécessité apparaît telle pour la réalité sociale contemporaine qu’elle échapperait à la
réflexion sociologique. Les ouvrages contemporains qui se penchent sur la question, et qui
n’en restent pas à un jugement de la participation parentale à l’école ni à un jugement des
capacités d’écoute des enseignants, ne manquent pourtant pas. Le questionnement est peutêtre plus présent en France, qui a distingué, depuis Condorcet, l’instruction, comme
transmission de connaissances, de l’éducation, comme formation de l’esprit, conversion de
l’âme. La première étant du domaine de l’école, la deuxième, de la famille. Or une
inquiétude transparaît quant aux fonctions sociales que la famille a conservées depuis que
4
Introduction
FAMILLE ET ÉCOLE
l’école a été placée au centre de la principale fonction qui la définit encore. L’inquiétude
ressurgit de plus belle maintenant que l’école a pour visée avouée, en plus de transmettre la
culture savante, d’éduquer à la moralité et aux diverses composantes de la vie privée (vie
familiale, sexuelle, relations interpersonnelles). Le passage obligé à l’école est de plus assez
récent. Un simple coup d’œil à l’histoire de l’éducation permet de s’en convaincre. Prenons
par exemple le cas du Canada français.
La fréquentation scolaire : une obligation récente
Une pression démographique en milieu rural, la crise agricole que cela occasionnait avec
l’instabilité des marchés et la détérioration des sols, puis l’industrialisation qui commençait
sous la poussée de la révolution du transport avait commencé, dès le début du XIXe siècle, à
caractériser la situation socioéconomique au Bas-Canada. Tout cela provoqua le passage
progressif d’une économie agricole à une économie industrielle, principalement à partir de
la fin du
e
XIX
siècle, passage accompagné de l’exode de la population vers les villes,
souvent vers Montréal ou les États-Unis. Les efforts investis par l’Église et l’État dans la
colonisation des territoires éloignés de la vallée du Saint-Laurent, et la valorisation de
l’agriculture, ne freinèrent pas complètement ces mouvements migratoires. « À l’émergence
d’un capitalisme industriel correspond celle d’un prolétariat urbain. » (HAMELIN et
PROVENCHER, 1993 : 66.) Ainsi, la part de la production agricole dans la production globale
québécoise représentait 37% en 1920 pour baisser à 10% en 1941 puis à 5,7% en 1960. En
même temps, les ruraux passèrent de 85% de la population en 1861, à 60% en 1901 et à
36,6% en 1941 (HAMELIN et PROVENCHER, 1993 : 52-86). Ces changements dans la
structure de l’économie et de la démographie canadiennes françaises modifièrent les
relations d’interdépendance au sein de la famille. À l’exode des jeunes familles vers les
villes, et à l’augmentation de l’emploi salarié, correspondait une modification des rôles
parentaux.
L’influence des parents dans l’éducation des enfants, dans la préparation à leur vie d’adulte,
s’atténuait (WRIGHT, 1997). L’héritage laissé par les parents changea fondamentalement :
de principaux modèles et principales ressources, en connaissances et en biens, ils devinrent
5
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
principaux guides dans l’acquisition de l’autonomie par laquelle on reconnaît un adulte.
D’autres se chargeaient de la transmission de connaissances, d’un savoir-faire technique. La
dépendance envers le marché de l’emploi, pour les filles comme pour les garçons
(puisqu’elles devaient marier un « bon parti »), accentua la pression sur le système scolaire
selon les fluctuations de l’économie. Les creux économiques qui suivaient les périodes de
prospérité renvoyaient les employés d’âge mineur à la maison (MARSHALL, 1998).
C’est pendant la croissance économique occasionnée par la Deuxième Guerre mondiale que
l’État commença vraiment à orienter le devenir des enfants et la structuration de la vie
familiale. En 1943, le gouvernement d’Adélard Godbout instaura la scolarité gratuite et
obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans ou jusqu’à la septième année. Un an plus tard, le
gouvernement fédéral, sous Mackenzie King, commença à verser des allocations
mensuelles aux mères de famille pour tous les enfants de moins de 16 ans (MARSHALL,
1998). Dominique Marshall fait remarquer que ces lois répondaient à l’idéal d’égalité des
chances pour les enfants de toutes conditions en même temps qu’elles faisaient de la
pauvreté une responsabilité collective. Les enfants acquéraient ainsi plus d’autonomie
puisque leur destin s’émancipait de la détermination familiale. Parallèlement, ils devenaient
plus vulnérables du fait de leur dépendance accrue envers l’État. Si la catégorie de l’enfant
était née dans la législation, elle s’accompagnait de celle du parent universel, qui avait pour
devoir à son égard de lui permettre l’instruction. « En d’autres termes, pour être les
meilleurs garants des droits sociaux et économiques des enfants, les parents devaient avoir
la même conception du parent “ normal ” que les législateurs. » (MARSHALL, 1998, p.
156.) Plusieurs familles pauvres eurent du mal à correspondre aux nouveaux standards car
leurs difficultés économiques nécessitaient la participation des enfants au travail agricole,
ménager ou au revenu familial. Le nouveau modèle de cheminement vers la vie d’adulte, la
fréquentation scolaire comme principale occupation quotidienne pendant sept ans bien
circonscrits dans la vie d’un mineur, ne se diffusa alors pas dans toutes les couches de la
population du jour au lendemain. L’implication de l’école dans le destin individuel ne se
répandit pas immédiatement comme une nécessité absolue.
6
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
La relation entre la famille et l’école
Depuis ce temps et bien avant, il n’existe pas de définition universelle de la relation qui
devrait exister entre la famille et l’école. D’abord la diversité des réalités familiales
aujourd’hui empêche qu’il y ait un seul type de relations et que les parents, à supposer qu’il
devrait en être ainsi, participent tous autant à l’éducation scolaire de leur enfant. Plusieurs
facteurs interviennent et montrent en premier lieu la diversité des rapports que les familles
entretiennent avec l’école.
On remarque d’abord que la participation des parents est très variable selon le statut
socioéconomique. Les parents plus scolarisés participent davantage, en aidant leurs enfants
dans leurs travaux scolaires, en rencontrant les enseignants, en se rendant dans les réunions
de parents, en s’impliquant dans les structures prévues par l’école pour donner un pouvoir
consultatif et/ou décisionnel aux parents. La moindre participation des parents plus pauvres
est dénoncée par plusieurs enseignants comme une démission de leur part vis-à-vis leur
enfant et sa réussite scolaire et sociale (HOHL, 1996). Cela serait dû, selon Janine Hohl
(1996), à une différence dans les représentations que chacun à de son rôle et du rôle de
l’autre : pour ces parents, la famille est le lieu du support moral, affectif et matériel tandis
que l’école est le lieu de l’instruction, la promesse d’avenir ; pour plusieurs enseignants, les
rôles de chacun ne sont pas aussi tranchés. Philippe Meirieu insiste pour sa part sur
l’importance du lieu autour duquel se structure la famille (autour du repas, de la télévision,
par exemple). Il rappelle que pour cette raison, les comportements familiaux sont parfois
plus sains dans les familles moins aisées, dont les membres se retrouvent dans des moments
et des lieux spécifiques, que dans les familles plus aisées, dont les membres sont plus libres
dans leurs allés et venus. L’opinion selon laquelle les parents défavorisés s’intéresseraient
moins à la réussite de leur enfant s’en trouve relativisée, puisqu’ils offrent un support moral
et affectif tout aussi déterminant pour la réussite. Cela remet également en question l’idée
que la participation des parents en général doive absolument passer par les structures
scolaires et une collaboration au travail des enseignants (MEIRIEU, 1997 : 90). Ce que ces
différences révèlent, c’est l’absence de consensus sur la mission de chacun. Cléopâtre
Montandon le montre bien quand elle remarque que « [s]i la vision qu’en ont certains est
7
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
davantage celle d’une complémentarité, chez d’autres elle est plus proche de la
concurrence. » (MONTANDON, 1994 : 161.)
François de Singly abonde dans le même sens quand, en réfléchissant à l’évolution du
statut de l’enfant jusqu’à aujourd’hui, il parle de rivalité entre la famille et l’école, « qui
s’établit autour de la “ propriété” de l’enfant » (SINGLY, 1997 : 47). L’émergence de
l’école a restructuré la famille de façon à y révéler l’enfant comme objet d’attention,
d’amour soucieux de nourrir un développement harmonieux. En a résulté un malentendu
construit autour de « l’emprise familiale sur l’école » : « Le fait que le destin de l’enfant se
joue désormais, pour une grande part, à l’extérieur d’elle-même ne signifie pas que la
famille s’en désintéresse. Au contraire, elle redouble d’amour à son égard… Elle tente de
contrôler ce destin scolaire qui lui échappe en grande partie, notamment en recherchant la
meilleure école possible. » (SINGLY, 1997 : 47.) Malgré l’impression profonde qu’elle a
d’avoir des droits sur son enfant, elle ne peut faire autrement que de composer avec
l’exigence de la fréquentation scolaire de même qu’avec l’élargissement continuel du rôle
de l’école. Selon Singly, alors que la famille d’aujourd’hui transmet un bagage relationnel à
l’enfant puisqu’elle repose essentiellement sur des liens affectifs, l’école assume la
contrainte de l’autorité et la transmission du savoir. Le problème est que les acteurs
scolaires croient aussi avoir une responsabilité relationnelle envers l’enfant, qui a parfois
besoin qu’un acteur extérieur à sa famille l’aide dans son cheminement scolaire (SINGLY,
1997 : 53-55). Parallèlement à cela mais dans l’autre sens, des parents cherchent à
développer des compétences d’éducateur. Ils y sont d’ailleurs grandement encouragés avec
la panoplie de livres de psychopédagogie qui ne se destinent pas à l’usage exclusif des
enseignants. Il y a même des cours qui leur sont offerts (VATZ LAAROUSSI, 1996 : 89-90).
Bien loin de diminuer, au contraire la tâche éducative des parents, du moins celle qu’on leur
attribue souvent, augmente depuis quelques années depuis que « l’importance primordiale
de la réussite scolaire » est sur toutes les lèvres.
Au Québec, les années 1960 ont marqué les débuts de rapports plus personnalisés entre les
enseignants et les élèves et de rapports moins particuliers entre les parents et leurs enfants,
du moins dans le discours officiel que l’on retrouve par exemple dans le rapport Parent ou
8
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
des avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSE). L’école a eu pour fonction de continuer
à former la personnalité, en plus d’instruire pour préparer plus complètement à la vie en
société. La redéfinition des fonctions de l’école se remarque dans l’intention du rapport
Parent d’élargir la fréquentation de la maternelle, donc de mieux préparer les enfants à
entrer dans le système scolaire, ce qui suppose que la formation de la personnalité par la
famille pouvait être déficiente : « nous recommandons que des subventions spéciales soient
accordées aux régions et aux quartiers de ville défavorisés, là où la maternelle est
particulièrement nécessaire pour remédier aux insuffisances de la famille en ce qui
concerne le développement des enfants » (rapport Parent, tome 2 : 84). Et encore dans les
qualités qu’elle doit développer : « La maternelle, nous l’avons déjà signalé, veut faire de
l’enfant qui lui est confié, un enfant bien développé, épanoui, équilibré, heureux ; cette
fonction exige beaucoup de psychologie, de savoir-faire et de bonté. » (rapport Parent, tome
2 : 82.) La nouvelle fonction de l’école se remarque aussi dans les arguments du Comité
catholique pour justifier la pertinence de l’éducation sexuelle à l’école : « 1) l’école a une
contribution spécifique à apporter à la croissance psycho-sexuelle des jeunes ; 2) la
dimension sexuelle et affective fait partie du projet éducatif scolaire ; 3) il y a des carences
familiales à combler » (Comité catholique du CSE, 1976 : 23).
Pour accroître les chances d’atteindre la finalité immédiate, celle de la réussite scolaire qui
commence dès le primaire, les parents sont mis à contribution. Depuis le rapport Parent, ils
ont eu pour fonction d’agir directement pour la réussite de leur enfant en plus de continuer
leur rôle de premiers agents socialisateurs :
Il y a ici [quand leur enfant devient élève dans une institution scolaire] un
défi de taille pour les parents […]. Il leur faut en effet aider leur enfant à
décoder la culture scolaire ; favoriser un contact positif entre lui et l’univers
scolaire ; l’encadrer dans son cheminement scolaire. Il leur faut également
transiger avec le personnel d’une institution qu’ils découvrent ; saisir les
attentes de l’école et faire connaître les leurs ; travailler de concert avec le
personnel scolaire. Ce sont là, pour eux, des tâches nouvelles et exigeantes.
(CSE : 1994 : 51.)
Certains considèrent leur rôle scolaire plus exigeant qu’il ne le devrait : « Nous [les
représentants des comités de parents] sommes en désaccord avec des devoirs qui
9
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
comportent des niveaux de difficulté qui obligent les parents à jouer le rôle de
l’enseignant. » (FCPPQ, 1997a : 5.) En même temps plusieurs ressentent le besoin de
suivre le cheminement scolaire de leur enfant pour mieux l’aider à y réussir. Cette fonction
d’accompagnateur de la réussite scolaire semble donc largement intériorisée : « L’avis du
parent, quand il réalise que son enfant n’acquiert pas les connaissances et habiletés
prévues, devrait être pris en compte. » (FCPPQ,1997a : 7.)
Le problème est que tous ne savent pas comment s’y prendre ou plutôt, tous ne savent pas
exactement ce qu’on attend d’eux, ni ce qu’ils doivent attendre en retour des enseignants et
de leur propre enfant1. Malgré l’attention des maîtres, ajustée aux difficultés de chaque
enfant, la réalité familiale continue de peser dans la réussite scolaire. Or les enfants de
toutes conditions subissent des pressions pour y parvenir. Quand le décrochage n’est pas
vécu comme un échec pour l’adolescent, c’est son entourage qui le désigne ainsi ou la
collectivité qui s’inquiète de la persistance de l’abandon scolaire, malgré une forte
diminution depuis le milieu des années 19702. C’est que les structures du marché de
l’emploi, où il n’y a que très peu de place pour les travailleurs non qualifiés, et pas des
places de choix, valorisent fortement l’acquisition de compétences professionnelles. La
mécanisation des opérations a rendu moins nécessaire et trop coûteuse en main-d’œuvre
1
Voir notamment Hohl (1996) : bien que des parents immigrants souhaitent la réussite scolaire de leur enfant,
il arrive qu’ils ne connaissent pas bien le fonctionnement de l’école du pays d’accueil. Ils ne réalisent pas
toujours non plus à quel point l’échec scolaire, auquel est exposé leur enfant s’il n’est pas suffisamment
préparé au système, peut marginaliser dans ce pays.
2
En fait, après une diminution continue, le taux a augmenté au milieu des années 1980 avec la hausse de la
note de passage de 50% à 60%. Le taux a continué sa diminution par la suite pour se stabiliser dans les années
1990. Quand les médias parlent du taux de décrochage élevé des garçons, en fait ils désignent l’accroissement
de l’écart avec les filles, chez qui le taux de décrochage a diminué plus rapidement. En 1979-1980, le taux de
décrochage à 19 ans était de 43,8% chez les garçons et de 37,2% chez les filles, écart donc de 6,6 points. En
2000-2001, les données provisoires indiquaient un taux de décrochage à 19 ans de 23,9% pour les garçons et
de 14,4% pour les filles. L’écart entre les sexes est donc passé à 9,5 points, ce qui représente une
augmentation de 43,9% (MEQ, 2002 : 101-104). Certaines données supplémentaires permettent de relativiser
ce constat. Il y a comme une inflation du niveau de scolarité que les femmes doivent atteindre pour obtenir un
salaire hebdomadaire comparable à celui d’hommes moins scolarisés. En effet, une enquête de suivi réalisé en
1995 par Statistique Canada auprès de répondants de 22 à 24 ans montre que pour tous les niveaux de
scolarité atteints, les femmes obtiennent des salaires hebdomadaires médians moins élevés que les hommes.
Cet écart diminue avec l’augmentation de la scolarité (STATISTIQUES CANADA, 1998 : 72). Si les écarts
diminuent probablement en tenant compte du cumul d’emplois plus fréquent chez les femmes, reste que
celles-ci semblent avoir plus de mal à se trouver un emploi à temps plein que les hommes, puisque le
pourcentage d’emploi à temps partiel involontaire est plus élevé chez ces dernières. (STATISTIQUES CANADA,
10
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
leur contribution. Bien que les récessions du début des années 1980 et du début des années
1990 aient fait augmenter les taux de chômage pour tous les niveaux de scolarité, les
reprises économiques ont favorisé les plus scolarisés. En conséquence, les taux de chômage
des catégories de travailleurs moins scolarisés baissèrent beaucoup moins (STATISTIQUES
CANADA, 1998 : 62). Les qualifications, et pas pour n’importes quelles tâches, sont donc
devenues nécessaires, et elles sont largement reconnues par l’école, même si des
programmes de stage en milieu de travail et des attestations d’études professionnelles
offrent certaines alternatives (qui restent malgré tout assez connectées avec les critères
établis par le système scolaire). Aujourd’hui, ne pas réussir dans ce système conduit de plus
en plus à l’échec social, à la marginalisation, dont tous les acteurs scolaires peuvent être
rendus responsables : l’enfant qui n’a pas su ou n’a pas pu travailler, le parent qui n’a pas
été assez présent ou assez intéressé, l’enseignant qui n’a pas su être à l’écoute des besoins
d’attention particuliers de l’enfant. L’effet pervers de l’accroissement des chances
objectives de réussir (avec toutes les précautions institutionnelles qui sont prises de
démocratiser l’accès à une commune éducation) réside dans le poids de l’échec, d’autant
plus lourd à porter qu’il est présenté comme une éventualité moins probable3. Les relations
actuelles entre la famille et l’école se comprennent fort probablement selon cette finalité qui
mobilise les deux institutions. Bref, l’insuccès scolaire n’est plus une simple anecdote dans
une biographie qui serait essentiellement déterminée par l’inscription sociale dont la famille
serait la clé ; l’école est devenue une composante fondamentale du départ dans la vie.
Curieusement, cette redéfinition des rôles a provoqué l’inquiétude tant des parents que des
enseignants quant à la reconnaissance de leur propre rôle par l’État et la collectivité. Une
étude commandée par le CSE, publiée en 1980, dénonçait le peu de place laissé aux parents
à l’école malgré l’existence de comités les représentant. « [L]’état [sic] s’étant quasiment
arrogé, en vertu du bien commun, la responsabilité première des parents, et ceux-ci voulant
se la réapproprier » (GEORGEAULT et SYLVAIN, 1980 : 19). La profession enseignante elle1998 : 70). Les conditions d’emploi à l’entrée sur le marché du travail semblent donc plus difficiles pour les
femmes que pour les hommes, à niveau de scolarité égal.
3
François Dubet parle de la “conscience malheureuse”, qui porte la responsabilité de ses échecs dans ce
monde à l’idéal égalitaire. L’acteur y est libéré des structures traditionnelles pour être plongé dans la
légitimation de sa position sociale, qui se fonde désormais sur son mérite personnel. (DUBET, 2001 : 108-111.)
11
Introduction
FAMILLE ET ÉCOLE
même semble n’être pas reconnue à la hauteur de ce qu’elle accomplit dans la société : « Le
Conseil [supérieur de l’éducation] réaffirme sa position à cet égard : la profession
enseignante constitue un déterminant majeur de la qualité de l’éducation. Elle l’est tout
spécialement – c’est son espace privilégié spécifique –, grâce à cette profonde relation
humaine, unique et indispensable, qui met en contact le maître, l’élève et le savoir. » (CSE,
1991 : 13-14).
Néanmoins, Guy Vincent affirme qu’il y a hégémonie de la socialisation scolaire sur les
autres formes de socialisation. La famille y apparaît clairement subordonnée à l’école dans
son rôle éducatif : « le mode scolaire de socialisation est le mode de socialisation
largement dominant, hégémonique, dans notre formation sociale » (VINCENT, 1994 : 45).
Cette hégémonie apparaît notamment dans l’éducation qu’ont reçue les parents eux-mêmes
tout au long du
e
XX
siècle, par l’intermédiaire de manuels pédagogiques (MOUGENOT et
MORMONT, 1974) qui leur étaient destinés ou de conférences scientifiques (TAVOILLOT,
1975), ce qui supposait un manque de confiance que portaient les spécialistes désignées
envers l’éducation parentale faite sans support extérieur. Ce qui témoigne également d’un
éloignement entre l’éducation familiale spontanée et l’ordre social à produire. Philippe
Meyer (1977), analysant l’intervention progressive de l’État dans toutes les sphères de la
société, ce qu’il appelle du « jardinage social », va même jusqu’à affirmer que cette
réglementation ne cesse de détruire la socialité depuis ses débuts. Selon Meyer, la famille,
pourtant née de ce processus, résiste à cette fatalité, quoique faiblement : elle continue de
déterminer l’avenir des nouvelles générations, malgré toutes les institutions qui tentent de
surveiller et de contrôler sa vie intérieure.
Le sentiment de la parentalité
Ce qu’ont pressent en lisant ces penseurs de l’éducation contemporaine, c’est que la
parentalité est une valeur fondamentale, liée non seulement à l’attendrissement et l’espoir
dont l’enfant est l’objet, mais à une sorte de conviction profonde qui veut attacher ensemble
les parents et les enfants. Vestige d’une socialité « naturelle », non contenue dans des
institutions? Ou encore, vestige de l’autorité paternelle dans les familles traditionnelles?
12
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
Transformation nécessaire de la marque de son passage sur terre, quand l’autorité de l’État
a supplanté peu à peu celle du père? Une transformation qui aurait mené à remplacer la
transmission du patrimoine familial, en tant que manifestation concrète de ce besoin
d’éternité, par une projection de soi dans l’humanité, représentée par la chair de sa chair?
Une chose est sure, c’est que, tel que le montre Philippe Ariès (1975), le sentiment que
l’enfance est une période précieuse méritant qu’une attention particulière lui soit consacrée
n’a pas toujours été. C’est un sentiment moderne né d’un souci pédagogique sans doute
répandu par une pensée moraliste et humaniste. Il en est de même pour le sentiment de la
parentalité, nous dit Daniel Dagenais (2000), ou de l’instinct maternel, nous dit Edward
Shorter (1977). Ces sentiments sont apparus avec la modernité, qui délimitait une sphère
intime dans la vie sociale et qui distinguait alors ce qui se déroulait dans le privée de ce qui
se déroulait dans la sphère publique. La vie affective qui liait au Moyen Âge les membres
des communautés était séparée, dans la société moderne, des échanges économiques, de
l’interdépendance entre les métiers et professions et de la participation à l’État. L’enfant
s’en trouvait séparé du monde des adultes actifs alors qu’au Moyen Âge, il mettait la main à
la pâte dès qu’il le pouvait, il apprenait « sur le tas ». Où donc se trouve l’école dans la
structure sociale moderne?
L’interrogation sur les rapports entre l’éducation et la vie
sociale globale
C’est ici qu’interviennent les penseurs de l’éducation qui font l’objet de ce mémoire.
D’abord, plusieurs éléments rassemblent Condorcet, Hegel, Durkheim, Parsons, Bourdieu
et Passeron. Chacun a marqué la philosophie ou la sociologie à sa manière, suscitant une
abondante littérature de commentateurs. Chacun a également développé un système de
pensée sur la vie sociale globale qui explique que tant d’auteurs se soient attardés à en faire
ressortir la structure argumentative et les conséquences. Chacun finalement, à un moment
ou à un autre de son œuvre, a laissé entrevoir un idéal philosophique ou sociétal lui
permettant de fonder l’essence de l’éducation, sa signification pour l’ordre social, et les
places qu’y occupent la famille et l’école. D’autres éléments les distinguent, évidemment,
sans quoi il serait inutile de les regarder côte à côte. Le fait qu’ils écrivent à différents
13
Introduction
FAMILLE ET ÉCOLE
moments de l’histoire des deux derniers siècles et qu’ils soient inévitablement marqués par
les courants de pensée de leur temps permet de faire ressortir une progression de la
réflexion sur l’éducation. Un certain avant-gardisme caractérise tout de même leurs
théories, sans quoi elles n’auraient rien d’original et n’auraient pu arriver jusqu’à nous ; ce
ne sont pas de simples reproductions de la pensée de leur époque, d’autant plus qu’il n’y
avait pas qu’une pensée, bien sûr, mais plusieurs courants qui conduisaient à des débats,
souvent sur la scène publique. Concrètement, la position historique de chaque théorie fait
montre d’une évolution dans les structures de la société, de même que dans celles de la
famille. L’éducation ne prend alors plus le même sens puisqu’elle ne vise plus le même
idéal ni ne permet de s’inscrire dans le même ordre social. En conséquence, la cohérence du
système d’éducation n’est plus le même entre Condorcet et Bourdieu et Passeron, par
exemple. Ce qu’apporte de nouveau chaque théorie présentée dans ce mémoire autorise
qu’on l’intègre dans cette enquête.
L’intention ici en étudiant ces auteurs est de retourner aux sources, en consultant un
échantillon de
théories,
pour
alimenter une réflexion sociologique concentrée
essentiellement sur les problèmes actuels. Cette réflexion contemporaine tente de saisir la
possibilité d’un compromis, d’un partage, dans les rôles éducatifs des parents et des
enseignants envers l’enfant et la société. Le regard des figures charnières de la sociologie,
extérieur à ce questionnement d’aujourd’hui, fournit une distance désintéressée et
instructive. Les rôles de la famille et de l’école dans des systèmes sociaux observés ou
idéaux passés n’étaient peut-être pas les mêmes qu’aujourd’hui. Interroger les anciens, alors
que la nécessité du passage à l’école évoluait, peut fournir un éclairage sur ce qui est
préoccupant maintenant que ce passage est devenu une obligation généralement admise.
Chaque penseur de l’éducation consulté dans les pages qui suivent est pris à témoin pour
diagnostiquer de l’extérieur des institutions en mal de définition précise, mais pour d’autres
raisons que celles de leur temps. Un nouveau regard viendra du passé.
14
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
Présentation des chapitres
L’ordre des chapitres suit l’ordre chronologique dans lequel les auteurs ont écrit : ils sont
trop imprégnés de leur position historique pour que l’on ait envie de procéder autrement.
Des continuités, des ruptures, des résurgences pourront ressortir et révéler la progression de
la réflexion autour d’un objet très marquant des deux derniers siècles. L’éducation en effet
n’a cessé de représenter un enjeu majeur, comme forme de socialisation réfléchie, car la
conscience de l’influence pesante qu’elle pouvait exercer sur la jeunesse – pas
exclusivement quand même, mais du moins sur les consciences souples – a été très forte.
Depuis la Révolution française, le monde occidental n’a cessé de se chercher4.
En ce sens, l’éducation a attiré l’attention des auteurs étudiés ici car elle était la
manifestation la plus concrète, la plus explicitée et la plus ouverte aux réorientations, de
l’orientation que veut prendre une collectivité : l’enfance étant synonyme d’ouverture et de
souplesse, en même temps que la promesse de beaux (ou de moins beaux) lendemains. Par
cette forme de médiation n’a cessé un constant aller-retour entre la famille et l’école.
La théorie des idéologies comme perspective
L’examen de chaque théorie répond à un ensemble d’interrogations englobées dans deux
thèmes généraux : l’idéal philosophique ou sociétal, et l’idéal pédagogique qui en découle.
Cette interrogation s’inspire de l’étude de Fernand Dumont sur l’évolution de l’expérience
religieuse dans le christianisme (1964) et de sa théorie sur les idéologies (1974)5. Dans ce
dernier ouvrage, il considérait l’école comme un « champ de pratiques idéologiques », car
elle propose une orientation à la collectivité qui repose sur une définition de la situation
sociale, politique et économique de la collectivité et sur des conceptions du monde
présentées comme des vérités (DUMONT, 1974 : 85-87). La conception du système
4
Bien que chaque auteur soit tout imprégné du contexte historique et idéologique pendant lequel il a écrit, je
n’en rendrai compte que dans les contours les plus généraux en insistant sur leurs intentions. Autrement, il
aurait été nécessaire que j’en fasse un objet d’étude parallèle. Le simple fait d’étudier ces théories constituait
en soi un mémoire de maîtrise. Il aurait donc fallu que je fasse l’équivalent de trois mémoires de maîtrise en
un seul puisque au départ, je me questionnais également sur l’histoire de l’éducation au Québec. J’ai donc
privilégié l’alimentation de ma réflexion par les classiques, pendant ma maîtrise, avant d’entamer pour le
doctorat un projet faisant plus de place à des données empiriques.
15
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
d’éducation, entendu comme l’ensemble des moyens que se donne une société pour se
maintenir en insérant les nouvelles générations dans l’ordre social qui la compose, se
comprend alors en fonction d’un certain idéal plus vaste, présenté comme une orientation
valable universellement. Je me questionnai donc, pour reconstituer l’idéal philosophique ou
sociétal des auteurs étudiés, sur l’ordre social antérieur avec lequel ils rompaient, ou non,
sur l’idéal qu’ils proposaient et sur le genre d’homme et de solidarité que cela visait.
Dumont a aussi étudié comment les communautés religieuses avaient progressivement
laissé la place à des structures officielles (DUMONT, 1964 : 12-14). Avec l’écart croissant
entre l’expérience religieuse personnelle et les normes officielles de piété, le rôle de la
famille dans l’éducation religieuse a été remplacé : « le christianisme, universel par
vocation, était devenu une culture à son tour, superposée aux autres si l’on veut, mais
livrant et masquant sa transcendance à l’intérieur de la société chrétienne » (DUMONT,
1964 : 28). L’individu, par l’interprétation des codes de conduite et de pensée qui
composent l’ordre social et qui lui sont transmis, est intégré à la société. Quand la société se
complexifie, qu’elle prend de l’ampleur démographiquement et géographiquement, qu’il y a
division sociale du travail, que les significations du monde se multiplient avec la
multiplication et l’intensification des relations entre les sociétés, cette médiation se
complexifie également. Des institutions s’ajoutent entre les individus et l’idée de l’ordre
social dans lequel ils s’insèrent pour qu’ils parviennent à la partager. L’évolution de
l’éducation peut être comprise avec la même méthode que celle qu’avait employée Dumont
pour l’étude de la transmission du message religieux dans l’intégration à la société
chrétienne : en repérant les structures sociales qui l’ont assumée et qui, en conséquence,
l’ont transformée. J’ai pu ainsi privilégier l’étude de la famille et de l’école en tant
qu’institutions sociales fortement reliées dans la construction identitaire d’un individu
moderne et son processus d’intégration ; elles se suivent chronologiquement dans sa
biographie en tant que systèmes immédiats de socialisation prédominants.
5
Le mémoire de Vincent Ross (1969) et les notes de Nicole Gagnon pour son cours de méthode qualitative
m’ont grandement aidée à comprendre cette théorie.
16
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
Pour résumer et préciser l’ensemble des interrogations à l’origine de ce mémoire, l’idéal
philosophique ou sociétal se mesure ici en fonction des quatre variables suivantes et va du
plus général au plus particulier : 1) le rapport à l’ordre social antérieur, en rupture ou en
continuité, et la description de cet ordre, ce qui témoigne de l’intention du ou des auteurs ;
2) l’idéal proposé, qu’il se présente comme une destination de la société (idéal sociétal) ou
une destination pour l’humanité entière (idéal philosophique) ; 3) le portrait de l’être idéal
qui y correspond et le type de solidarité, ou de liens sociaux, dans lequel il doit s’insérer.
L’idéal pédagogique est compris dans le sens inverse, qui va du plus particulier au plus
général. Il est reconstitué à partir de quatre variables : 1) la conception de l’enfant, de l’être
à former, qui oriente la forme de socialisation qu’il expérimentera ; 2) le rôle éducatif de la
famille, à la fois vis-à-vis la société et vis-à-vis l’enfant, dans ce qu’elle doit transmettre ou
développer ; 3) même questionnement en ce qui concerne le rôle de l’école ; 4) et enfin, la
définition de l’éducation, c’est-à-dire le genre d’interaction qu’elle engage entre l’enfant et
l’adulte qui a une intention pédagogique à son endroit. La présentation de chaque théorie
suit essentiellement cet ordre logique, sauf quand cet enchaînement s’éloigne trop du fil
argumentatif de l’auteur. La perte de nuances importantes est ainsi évitée autant que
possible.
Le premier chapitre débute avec Condorcet et Hegel, deux philosophes qui partagent une
conception semblable de la société idéale et de l’histoire de l’humanité, en ce qu’elles
peuvent « aboutir » à un état prédestiné. Écrivant à une trentaine d’années d’intervalle et
partageant les principes de l’État moderne (ouverture à la redéfinition, liberté et égalité
fondamentale entre les citoyens pour le progrès de la Raison), ils parlent d’une éducation où
la famille et l’école occupent sensiblement les mêmes rôles. Le premier, pour accompagner
les suites de la Révolution française, propose d’instaurer une instruction publique mais non
obligatoire. Le deuxième insiste davantage sur l’éducation qui se fait dans la famille, tout
en évoquant rapidement le droit et le devoir de la police de la société civile (le
gouvernement présenté comme une institution ancrée dans la société civile) de veiller à
l’éducation des citoyens. Avec eux nous étudions la famille et l’école comme lieux de
transmission d’éléments spécifiques de la culture qui circule dans la société globale.
17
Introduction
FAMILLE ET ÉCOLE
Le chapitre deux présente une synthèse de la théorie de Durkheim sur l’éducation. Ayant vu
l’éclatement des solidarités au
e
XIX
siècle, il prône une éducation nationale productrice de
solidarité, qui offre à la fois l’éducation morale et l’instruction. L’école y apparaît
désormais comme le centre d’éducation par excellence des sociétés à solidarité gravement
ébranlée, tandis que la famille ne collabore qu’à la formation d’une personnalité de base
incomplète pour l’intégration sociale. Conception pas tellement différente de celle de
Condorcet et Hegel, mais qui insiste sur la mission centrale que porte l’école dans la
dialectique entre l’individu et la société.
La théorie de Parsons est présentée dans le chapitre trois. La famille et l’école y sont
présentées comme des systèmes de socialisation qui développent la personnalité de l’enfant
pour le préparer à entrer dans la communauté sociétale, dans le monde des adultes. Elles
s’imbriquent harmonieusement dans le système de la société globale et adaptent la jeunesse
à ses structures. Il n’est donc plus question de créer de la solidarité, car la société est déjà
constituée et fonctionnelle. Il n’est plus question non plus de séparer instruction et
éducation, comme le faisait Condorcet. C’est plutôt l’orientation à l’égard de l’enfant qui
distingue la famille et l’école, la première étant plus affective et tournée vers les
particularités de l’enfant en tant que personne chère, la deuxième étant plus universaliste et
tournée vers les performances de l’enfant en tant qu’individu soumis aux mêmes exigences
et jugements que ses pairs.
Le chapitre quatre expose la théorie de l’éducation de Bourdieu et Passeron, qui s’inscrit
dans la théorie générale de Bourdieu sur les rapports de domination dans la société. La
famille y joue essentiellement un rôle de détermination. La position sociale de l’enfant au
sortir du système scolaire dépendra fortement de son origine sociale à son entrée, car il aura
été plus ou moins pourvu en bagage culturel pour intérioriser les savoirs scolaires. L’école
y apparaît alors comme un instrument au service de la classe dominante pour légitimer les
inégalités de classe : elle croit reconnaître dans les performances de chacun des talents et
des dons personnels. En réalité, selon Bourdieu et Passeron, elle valorise ceux qui sont déjà
privilégiés par l’héritage d’une culture familiale plus près de celle qu’elle transmet. L’école
leur apparaît plus injuste que libératrice.
18
FAMILLE ET ÉCOLE
Introduction
Un dernier chapitre croise les théories ensemble pour mieux faire ressortir la progression de
la réflexion sur l’éducation. Un tableau récapitulatif en exposera les principaux points à
retenir. On y voit que depuis la Révolution française, les idées modernes sur le partage de
l’éducation entre la famille et l’école ont beaucoup évoluées : le bonheur universel qui fait
autorité sur la liberté de l’individu en formation devient de moins en moins abstrait. En tant
que finalité, cet idéal se fait supplanter, presque, par la question du bonheur individuel,
pourtant soumise aujourd’hui à l’exigence de la réussite scolaire. La responsabilité de
chaque acteur impliqué dans l’éducation s’en trouve accrue, puisque, depuis que les
structures sociales inégalitaires ont été sévèrement critiquées, l’ordre social ne doit plus
reposer sur des déterminations de classe, léguées essentiellement par le milieu familial.
Chapitre I
Condorcet et Hegel : l’éducation moderne au tournant du
e
XIX siècle
Condorcet et Hegel sont deux figures marquantes de la modernité. L’un a vécu la
Révolution française et rédigea la Déclaration des droits de l’Homme de 1793. L’autre,
plein de son érudition philosophique et inspiré par la Révolution qu’il a observée depuis
l’Allemagne dans sa jeune vingtaine, a inspiré à son tour des générations de philosophes et
de sociologues. Condorcet présente l’éducation, dépouillée de toute intention socialisante
autre que l’instruction, comme une affaire de droit public. Hegel la présente, dans tout ce
qu’elle a d’unificateur pour la conscience qui se développe, comme une affaire de droit
privé. Les deux formes d’éducation représentées par l’école publique et la famille mènent
toutes deux à la liberté de l’individu. Ce chapitre se consacrera à exposer une synthèse de
leur conception de l’éducation comme mode d’inscription dans la société, celle de
Condorcet à partir de ses Cinq mémoires sur l’instruction publique (paru en 1791), celle de
Hegel à partir des Principes de la philosophie du droit (paru en 1820) et d’un recueil de
textes pédagogiques traduits et commentés par Bernard Bourgeois (HEGEL,1978).
Condorcet : l’instruction publique au service de la Raison
La conception de l’éducation de Condorcet6 en est une qui place la Raison et la
perfectibilité de l’humanité au-dessus de toute autre considération. La liberté individuelle
qui est gouvernée par la raison intérieure en est indissociable puisque c’est par la rencontre
des intelligences, instruites et libérées de toute forme d’asservissement, que se
perfectionnera l’humanité et se développera la Raison. Le pouvoir politique et l’État
6
Le programme d’instruction publique menant à la perfectibilité de l’humanité par l’exercice de la Raison, tel
que le propose Condorcet, ne sera jamais appliqué. Robespierre lui préférera en juillet 1793 le plan
d’éducation nationale que propose Lepeletier de Saint-Fargeau et qui a pour finalité de renforcir la patrie en
20
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
doivent donc être dégagés de toute allégeance religieuse, pour que l’entente de base
nécessaire à la fraternité, comme fondement de l’amour de l’humanité, ne soit pas bloquée.
Les fonctions respectives que Condorcet attribue aux parents et à l’école découlent de ces
principes qui définissent sa conception de la République et de l’instruction publique.
Commençons par les examiner.
Charles Coutel (1996) nous apprend que la République idéale de Condorcet reste ouverte à
la révisabilité de ses lois, accorde au peuple sa souveraineté en lui offrant l’instruction, se
fonde sur la formation d’une raison commune qui rende possible l’exercice de la volonté
générale. Elle repose en conséquence sur un État laïc qui ne privilégie aucune confession et
qui reconnaît à tous la citoyenneté par amour de l’humanité7. La théorie de l’instruction
publique suit les mêmes principes. Elle repose sur l’exigence didactique de s’accorder à la
progression des Lumières (l’ensemble des savoirs) et à leur cohérence. Tous les enfants
auront le droit de recevoir une même instruction pour que leur raison soit exercée et qu’elle
les libère de toute forme d’asservissement intellectuel. Autrement, les plus malhonnêtes
viendraient qu’à profiter de l’ignorance des masses pour faire valoir leur propre intérêt.
Pour qu’une raison commune s’installe, les savoirs savants sont enseignés à tous pour que
chacun les intériorise. Un enseignement laïc permettrait que tous y adhèrent. L’école idéale
répondrait enfin à « l’exigence d’universalité éclairée et humaniste » en enseignant les
droits naturels, les devoirs de chacun et l’amour de l’humanité. (COUTEL, 1996 : 25-26).
Cette théorie générale posée, il devient possible de s’approcher plus près du thème qui nous
préoccupe, soit le partage de l’éducation entre les parents et l’école. Condorcet affirme que
« L’éducation publique doit se borner à l’instruction » (CONDORCET, 1994 : 82). Il
distingue donc l’instruction de l’éducation, qui s’articulent pourtant ensemble dans sa
amenant les citoyens à s’y sentir attachés (COUTEL et KINTZLER, 1994 : 13 et 35-37). Jules Ferry, au début de
la IIIe République, ne reprit qu’en partie les analyses condorcétiennes (COUTEL et KINTZLER, 1994 : 7-8).
7
La théorie de la République repose selon Coutel sur cinq principes philosophiques (1996 : 24) : ceux de la
perfectibilité de l’humanité (les lois qui fondent l’État, et les moments de la Raison demeurent révisables), de
la collégialité (le peuple est souverain quand il est instruit), de la rationalité (une raison commune est possible
par l’atteinte d’un consensus général), la laïcité (pour que tous les citoyens se comprennent et arrivent à
l’entente, ils doivent dégager leur argumentation, y compris les représentants de l’État, de toute référence
religieuse, à laquelle tous ne peuvent adhérer) et celui de l’humanité (dans leur attachement à la patrie et dans
la défense des droits des individus, l’amour de l’humanité ne doit pas être oublié).
21
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
conception8. Voyant que l’instruction et l’éducation sont des types d’une « éducation
globale », pourrait-on dire, il considère la première sous son seul aspect instrumental, qui
forme l’intelligence et le corps, qui éduque à la pensée et à l’action. L’éducation
proprement dite concerne la transmission des valeurs, de la morale, des convictions et ne
doit en aucun cas, pour Condorcet, constituer le contenu de ce que transmettrait un État, en
dehors de la morale la plus générale et en conséquence la plus valable pour tous, celle qui
se fonde sur la raison. Pensant notamment à l’obligation qu’avaient eu les parents
protestants de l’Ancien Régime d’envoyer leurs enfants à des écoles catholiques (COUTEL
et KINTZLER, 1994 : 45), il respectait, d’une certaine façon, le droit des parents et la
diversité culturelle.
Une instruction publique commune pour l’autonomie de l’intelligence
Pourquoi alors l’instruction devait-elle relever de « puissances publiques »?. Avant tout,
rappelons-le, elle devait relever selon Condorcet de puissances publiques laïques et
ouvertes à la révision de leurs lois (si elles ne respectaient pas les droits naturels ou ne
permettaient pas une raison commune), bref, de puissances publiques ayant des intentions
rationnelles et non dominatrices ou dominées par une autorité autre que celles de la Raison
et de l’amour de l’humanité. En outre, « La société doit au peuple une instruction
publique » (CONDORCET, 1994 : 61), en premier lieu pour arriver à une société égalitaire,
qui place et reconnaît ses citoyens comme des égaux en droit sans pour autant les rendre
égaux d’esprit et de condition. « Une égalité entière entre les esprits est une chimère, écritil. » (CONDORCET, 1989 : 237). Une instruction qui en ferait sa devise empêcherait les
esprits les plus doués de se développer dans toute la plénitude de leurs capacités et
compromettrait gravement le progrès des Lumières et, en conséquence, celui de l’espèce.
Une instruction égalitaire les rendrait plutôt égaux dans la connaissance de leurs droits et de
leurs devoirs et dans le partage de savoirs de base. « [L]a société doit également une
instruction publique relative aux diverses professions » (CONDORCET, 1994 : 65). Pour que
8
Coutel et Kintzler insistent sur cet aspect de la conception de l’éducation de Condordet. L’éducation et
l’instruction ne se séparent pas. Ils se distinguent pour mieux s’articuler : l’instruction est l’œuvre de l’école
publique pour que chacun puisse développer son autonomie de pensée, car elle forme l’intelligence ;
l’éducation est l’œuvre de la famille pendant l’enfance et se poursuit tout au long de la vie (1994 : note, p. 13).
22
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
les professions continuent de s’exercer et de progresser, pour éviter les abus de charlatans,
les pratiques qui les définissent seraient uniformisées et l’accès aux fonctions qu’elles
assument, égalisé (CONDORCET, 1994 : 65-67). L’école a donc une certaine fonction de
reproduction dans la division du travail selon les goûts et les facultés de chacun, puisqu’elle
enseigne les savoirs déjà acquis, présentés comme des vérités, sans pour autant qu’elles
apparaissent figées et éternelles. Elle assure ainsi un certain contrôle dans la division du
travail, en se plaçant au centre de la reconnaissance des capacités des professionnels à
exercer leurs fonctions.
Cette instruction publique devait contenir plus de degrés pour trois motifs principaux
d’après Condorcet (CONDORCET, 1994 : 77). D’abord, tout citoyen devait être capable de
remplir les fonctions publiques, « afin qu’elles ne deviennent pas une profession ».
Condorcet voulait éviter ainsi les dangers de la technocratie qui concentrerait la majeure
partie des pouvoirs de décision et d’organisation. En même temps cela exigeait que
l’exercice des fonctions publiques demeure simple afin que le plus grand nombre puisse
participer au pouvoir. Un plus grand nombre de degrés dans l’instruction commune
diminuait aussi les risques d’aliénation d’une classe moins instruite à une classe plus
instruite puisque chacun aurait bénéficié d’une formation de base diversifiée lui permettant
de réfléchir en maints domaines. Parallèlement, avoir conscience que la majorité des
citoyens a un minimum d’instruction réduit la possibilité pour les plus ambitieux et les plus
vaniteux de profiter de l’ignorance des autres pour asseoir une suprématie tyrannique et
coercitive (CONDORCET, 1994 : 77-81).
Pour récapituler, l’école de Condorcet veut offrir à tous une instruction commune de base
sans les y obliger. Elle repère les plus talentueux et essaie de les encourager à poursuivre
leurs études pour accroître à long terme la perfection de l’espèce par le progrès constant
vers la vérité. Cette école rend égal dans l’accès aux savoirs de base sans prétendre
uniformiser les intelligences, que nourrissent également des talents naturels. Sa finalité la
plus élevée est de faire triompher la Raison par la recherche de vérité.
23
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
La famille, intouchable qu’en apparence
Dans cette théorie, l’éducation, celle qui forme l’opinion et transmet des convictions, est
laissée à la famille et à l’individu lui-même. Premièrement, l’inégalité de fortune entre les
classes sociales empêche que tous reçoivent une même éducation. Les enfants dans chacune
ayant une destination différente, ils ne peuvent tous puiser les mêmes ressources à l’école.
L’éducation incomplète qui en résulterait ne pourrait servir ni l’individu, ni la patrie, ni
l’humanité. Il y a donc une certaine reproduction des inégalités de statuts socioéconomiques
entre les classes puisqu’elles déterminent en grande partie les destinations de chacun. Le
progrès des lumières et de la Raison passe avant tout. Une égalité de conditions artificielles,
c’est-à-dire qui ne s’instaurerait pas par le développement de l’intelligence générale, ne
saurait y mener, car elle porterait à étouffer les talents et les génies.
« Si elle [l’éducation] est établie pour ceux qui ont moins de temps à
consacrer à l’instruction, la société est forcée de sacrifier tous les avantages
qu’elle peut espérer du progrès des lumières. Si, au contraire, on voulait la
combiner pour ceux qui peuvent sacrifier leur jeunesse entière à s’instruire,
ou l’on y trouverait d’insurmontables obstacles, ou il faudrait renoncer aux
avantages d’une institution qui embrassât la généralité des citoyens. Enfin,
dans l’une et dans l’autre supposition, les enfants ne seraient élevés ni pour
eux-mêmes, ni pour la patrie, ni pour les besoins qu’ils auront à satisfaire, ni
pour les devoirs qu’ils seront obligés de remplir. » (CONDORCET, 1994 : 84.)
L’instruction publique doit quand même permettre à la longue de réduire les inégalités de
fortune. Le progrès mécanique qui en découlerait augmenterait le bonheur commun en
augmentant le confort du plus grand nombre. En même temps, le progrès des savoirs peut
se transmettre aux plus miséreux et les aider à améliorer leur sort en leur fournissant une
plus grande maîtrise des techniques et une plus grande connaissance de leurs droits.
(CONDORCET, 1994 : 227-229.) Cette augmentation généralisée du bonheur demeurerait le
résultat de l’exercice de la Raison. C’est donc l’instruction, faite par l’école, plus que
l’éducation, qui finirait par y mener.
Le droit des parents apparaît comme un deuxième argument en faveur d’une distinction
entre l’instruction et l’éducation. Éduquer ses enfants correspond à un droit et à un devoir
naturels qui proviennent des liens qu’a instaurés la nature. Le « bonheur domestique »
24
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
apparaît comme un domaine intouchable où la « reconnaissance filiale » est le « premier
germe de toutes les vertus » (CONDORCET, 1994 : 85). La famille apparaît alors comme le
dernier lieu d’asservissement de la Raison : le droit naturel passe apparemment avant le
développement de la Raison, d’autant plus que, comme on l’a vu pour le motif qui précède,
une égalité complète et artificielle entre les esprits l’empêcherait de se développer bien plus
qu’il ne le nourrirait. Ce rapport entre le droit naturel des parents et la liberté pour le
progrès de la Raison révèle un paradoxe. L’instruction telle que la conçoit Condorcet ne
libère pas totalement. Elle laisse l’enfant sous l’autorité paternelle en ne l’obligeant pas à la
fréquentation scolaire : cela compromettrait la « reconnaissance filiale » comme ferment de
la société. On voit que se maintient ici un sentiment du lien sacré qui unit les parents et les
enfants, au point que même la Raison ne peut venir l’ébranler.
Le troisième motif invoqué, l’indépendance d’opinion politique, morale ou religieuse,
essentielle à une liberté véritable, laisse aussi entrevoir ce paradoxe (CONDORCET, 1994 :
85-86). Si la domination d’une classe qui imposerait ses convictions se trouve ainsi balayée,
l’autonomie de l’intelligence qui se trouve au fondement de la liberté est pourtant asservie
aux liens de sang. Comme si la liberté consistait, en plus de conduire à la Raison, à
préserver les sentiments familiaux, seuls vrais liens de solidarité méritant qu’on les
maintienne officiellement. Empêcher qu’une classe en domine une autre par l’imposition de
son opinion, implique non seulement que l’éducation reste du domaine de la famille. Cela
implique également que l’instruction demeure l’œuvre des puissances publiques, ellesmêmes guidées par une société de savants, porteurs de vérités.
Ce partage de l’éducation globale entre la famille et l’école camoufle cependant la
subordination de l’éducation à l’instruction. Si la famille apparaît intouchable dans le souci
de Condorcet de préserver le droit des parents de transmettre leurs propres convictions à
leurs enfants, la Raison conserve son autorité sur cette transmission, ne serait-ce que pour
l’impossibilité des parents d’imposer les convictions que l’école devrait inculquer. La
recherche de vérité par des opérations de l’intelligence apparaît comme la seule conviction
valable universellement. En conséquence, l’instruction dont parle Condorcet correspond bel
et bien à de l’éducation. Il croit, autrement dit, au potentiel et à la force de l’intelligence
25
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
humaine, qui donne sa signification à l’histoire de l’humanité. À la longue, la fréquentation
scolaire et le contact continu et hautement valorisé avec la forme de savoir que privilégie
l’école influencerait l’éducation familiale.
L’instruction des femmes consolide cette intention de répandre la Raison. En s’abreuvant
aux mêmes savoirs que les hommes, elles peuvent plus facilement surveiller la progression
scolaire de leur enfant et entretenir celle que le chef de famille aura acquise. Sans cet
« instituteur domestique », les connaissances que l’enfant acquièrent à l’école tomberaient
plus facilement dans l’oubli. En plus, « le défaut d’instruction des femmes introduirait dans
les familles une inégalité contraire à leur bonheur », qui compromettrait l’autorité qui leur
vient de leur sentiment maternel (CONDORCET, 1994 : 98). C’est en tant qu’êtres humains,
doués de facultés à développer, ayant droit à l’égalité et à la liberté, que les femmes doivent
être encouragées à s’instruire. Dans la conception idéale de Condorcet, il y a donc une
certaine collaboration des parents au travail éducatif que fait l’école. Et cet élément de
l’éducation joue en faveur du progrès de la Raison, finalité ultime qu’il ne perd pas de vue
et qui l’amène à subordonner l’éducation familiale à l’éducation scolaire, sans même
invoquer une fréquentation scolaire obligatoire. Le temps se chargera de répandre les
convictions valables universellement, car elles auront été le résultat d’un consensus
raisonné.
Bilan de l’éducation selon Condorcet
Pour l’individu, la fin ultime de l’instruction, telle que conçue par Condorcet, est le plein
développement de ses potentialités afin qu’il participe utilement à la société et soit de cette
façon égal aux autres citoyens. Cette condition mène à la raison. La famille joue surtout un
rôle éducatif pour la transmission des convictions, qui pourtant ne doivent pas intervenir
dans l’acquisition des connaissances. À la longue, ils risquent même de disparaître et de
laisser triompher la Raison. Le droit naturel à la liberté de pensée qui empêche qu’une
conviction domine les autres, permet en même temps et paradoxalement de placer la Raison
et la recherche de vérités « savantes » au-dessus de toute autre conviction, y compris celle
des familles. Cette domination idéologique permet que la famille joue un rôle dans
26
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
l’instruction publique. Les parents peuvent consolider ce que l’enfant y apprend quand euxmêmes y ont été instruits dans leur jeunesse. Une conception de l’enfant ressort de ces
observations : l’enfant appartient à la Raison plus qu’il n’appartient à la République (ou à la
famille, comme dans les sociétés traditionnelles), qui est sujette à maints changements et
ouverte à ce progrès, idéalement. C’est alors l’école, guidée par une société de savants
porteurs de vérités, qui occupe le rôle le plus important dans l’éducation, vis-à-vis la
société, pour inculquer les traits de l’homme idéal.
Hegel et l’éducation à la liberté
Pour Hegel9, le type d’éducation idéal pour rencontrer son idéal philosophique se rapproche
de l’éducation nationale. Il s’agit d’une éducation à la liberté qui se poursuit chez l’adulte.
Cette conception place la famille comme le premier niveau de la socialité, celui qui prépare
surtout à la participation à la société civile en tant que sujet économique. La préparation à
devenir citoyen est quant à elle l’œuvre des institutions de la société civile, dont fait partie
l’école.
La famille comme première forme de société
La conception hégélienne de la famille offre à la compréhension sociologique de
l’éducation le point de repère de ce qu’elle était dans la modernité : elle se fonde dans le
mariage, avec l’union amoureuse de deux personnes de sexes différents, libres et isolées
dans la société civile. Elle a pour finalité sa propre dissolution, qui survient au moment où
l’enfant est éduqué, qu’il devient une personne juridique à son tour. En elle se trouve la
première racine morale de l’État car elle repose sur une communauté affective entre ses
membres qui les libère des déterminations de la nature. Dans la famille, l’individualité des
membres n’est reconnue que dans la relation affective qui les lie. Ils ne sont que des parties
de la totalité que constitue cette institution sociale objective, personne morale représentée
par le père dans la société civile, reconnue par les institutions, et dont le contenu moral
9
Les Principes de la philosophie du droit de Hegel sont divisés en paragraphes numérotés. Le présent texte
fera référence à la traduction française de André Kaan (HEGEL, 1940) et se contentera de renvoyer aux
paragraphes sur lesquels il s’appuie par cette forme de renvoi (par. et le numéro du paragraphe).
27
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
repose sur l’identité entre le droit d’appartenir à une famille et les devoirs que l’on a à son
égard pour la maintenir jusqu’à l’accomplissement de sa finalité. (par. 158-159-162.) Par la
suite, l’individu devient sujet de la société civile et de l’État, mais ces deux moments
logiquement ultérieurs du développement de la moralité objective ne seront abordés ici que
lorsqu’ils permettront de comprendre les implications de la formation d’un individu,
jusqu’à ce qu’il devienne citoyen. Le peu d’intérêt que Hegel porte à l’école en ne faisant
que l’évoquer comme une institution sociale parmi d’autres, que la société civile met en
oeuvre pour encadrer les citoyens, illustre la séparation claire entre ce qui est du domaine
de la famille et ce qui est du domaine du peuple. La famille y apparaît tellement bien
représentative des valeurs qui circulent dans l’ensemble de la société, qu’il n’est pas besoin
de contrôler ce qui s’y passe, à moins d’un déséquilibre interne qui compromettrait le rôle
d’éducation qu’elle porte.
Le point de départ de la famille se trouve dans le mariage qui unit deux personnes
consentantes, idéalement amoureuses, qui accomplissent ainsi leur devoir moral de
perpétuation de l’espèce et de l’ordre social. L’ « unité des sexes naturels […] se
transforme en une unité spirituelle, un amour conscient » (par. 161) Dans l’union, elles
abandonnent leur personnalité libre et individuelle pour former ensemble une nouvelle
personnalité. Elles dépassent de cette façon le point de vue du contrat, où la relation entre
individus repose sur la reconnaissance réciproque des personnalités autonomes et
individuelles. L’homme y constitue l’élément extérieur, il « est le pouvoir et l’activité » qui
fait exister la famille comme personne juridique dans la société civile et qui gère le
patrimoine familial. La femme constitue l’élément intérieur, « le passif et le subjectif » qui
se consacre au maintien des relations affectives dans le couple et entre parents et enfants (la
« piété familiale »). (par. 160-166.) Une éducation adéquate faite par la famille repose donc
sur un équilibre interne défini en premier lieu par une haute idée morale de l’union, qui
soumet l’attirance sexuelle naturelle à l’exigence du maintien de la socialité, et par une
différenciation des rôles parentaux selon le sexe. Le père y est tourné vers l’extérieur, la
mère, vers l’intérieur. Cette conception de la famille n’apparaît pas vraiment différente de
celle de Condorcet, qui tenait à préserver le droit des parents à transmettre leurs propres
convictions (même si la Raison lui était supérieure). Quelle place l’enfant y occupait-il?
28
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
Hegel conçoit l’enfant comme un être libre en soi, qui n’existe que par cette liberté. En
conséquence, il ne peut être la propriété de personne, que ce soit à l’intérieur ou à
l’extérieur de la famille (par. 175). La seule autorité que les parents peuvent lui imposer
vient de cette nécessité de montrer que le Bien universel, qui donne sens à la vie
quotidienne, est supérieur à la volonté individuelle de l’enfant, qui est soumise aux besoins
que lui dicte la nature (par. 174). Les parents aiment leur enfant comme leur être
substantiel (par. 173) : leur existence de parent comme destinée morale s’identifie à cet
amour enveloppant et libérateur tout à la fois (par. 175). C’est donc une espèce d’instinct
parental, sensible à ce que représente l’enfant, qui se trouve au fondement de la relation,
éducative, entre parent et enfant. Il apparaît clairement que la famille pour Hegel n’est pas
cette institution dans laquelle les enfants sont des travailleurs. Elle sert l’enfant plus que
l’enfant ne la sert. Les parents y apparaissent terriblement altruistes : leur existence en tant
que parent trouve son sens dans le développement de la moralité objective (ou socialité) qui
pousse à une réconciliation entre l’exigence du bien commun et la volonté du sujet. Leur
tâche consiste à aider l’enfant à se libérer de la première forme de société qu’ils ont
constituée pour l’accueillir.
Si la famille repose sur l’amour et l’affection, elle trouve son existence extérieure dans la
matérialité du patrimoine familial, qui sera partagé entre ses membres au moment de sa
dissolution, chacun ayant des droits sur elle. En attendant, ses ressources servent à
accomplir sa finalité : éduquer la volonté des enfants en veillant à tout ce qui entre dans le
développement de leur personnalité, la nourriture comme l’amour. L’éducation des enfants
a pour « destination » d’introduire dans leur conscience la moralité objective, la coutume,
comme elle vise en même temps à en faire des personnalités libres en mesure de sortir de la
famille. Pour Hegel, l’enfant ne peut faire autrement qu’aspirer à devenir un adulte libre, il
a le « désir de devenir grand » parce qu’il devine que le monde qui l’attend est
« supérieur ». L’enfant est alors un adulte en puissance, qu’il tend naturellement a vouloir
devenir. (par. 173-175.) L’instinct parental désintéressé au fondement de cette relation
apparaît d’autant plus nécessaire que le père et la mère doivent s’attendre à ce qu’il désire
tôt ou tard les quitter pour trouver l’autonomie qu’il aura tant voulue (par. 175).
29
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
La responsabilité que portent les parents, conscients de ce rôle, apparaît tellement forte aux
yeux de Hegel que la fréquentation de l’école par leur enfant semble être laissée à leur
discrétion. Hegel voue beaucoup de confiance en leur capacité d’intégrer leurs enfants à la
société civile, tellement ils y sont eux-mêmes si bien ancrés. Il se montre confiant aussi
dans le désir de l’enfant de participer un jour à la société civile, un niveau de société
pourtant beaucoup plus abstrait, qui fait interagir ensemble des personnes qui ne se
connaissent pas, et dont le sens de leur existence se trouve dans l’idée qu’ils vivent
ensemble dans un même État ; cette idée ne se donne pas immédiatement à l’imagination.
Inculquer tout cela à l’enfant témoigne d’un rôle hautement important des parents à l’égard
de la société civile et de l’État dans lesquels ils s’insèrent. Condorcet au contraire, même
s’il « laissait » l’éducation à la famille, considérait qu’une instruction publique commune
devait s’offrir comme moyen d’accroître le bonheur collectif, atteint par le progrès des
lumières (les vérités savantes). De l’un à l’autre, l’éducation, en tant que moyen d’atteindre
la finalité collective, est redevenue en apparence un domaine de la famille, ce qui témoigne
sans doute de l’inégal développement des institutions dans l’une et l’autre société.
Mais cela n’est peut-être qu’une apparence. Sans certains commentateurs (dont BOURGEOIS,
1978 et KERVÉGAN, 2003) pour attirer l’attention sur le sens d’un paragraphe précis (par.
239), on pourrait penser que Hegel se montre presque étranger à l’existence de l’école.
C’est qu’elle est une institution de la société civile et qu’elle ne porte pas seule ce rôle
d’éducation pour inculquer, dans les consciences individuelles, l’idée de la liberté par la
participation et l’appartenance à l’État.
Intégrer la société civile et l’État
En devenant une personnalité libre dans la société civile, l’individu entre dans le système
des besoins, où la rencontre des personnes entre elles, parce que chacune y cherche la
satisfaction de ses intérêts propres et que cette satisfaction dépend du travail des autres,
constitue l’universel. Toutefois, en travaillant et en luttant pour satisfaire ses besoins,
l’individu n’a pas immédiatement conscience de participer au maintien de l’ordre universel
(par. 182 à par. 185). Il ne l’est que quand il devient citoyen, c’est-à-dire quand il a le
30
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
sentiment d’appartenir à l’État et qu’il y participe consciemment. Or, même si Hegel ne fait
pas intervenir l’école autant que Condorcet pour atteindre la finalité abstraite qu’il visait,
d’autres intermédiaires permettent d’y arriver. L’étude du fonctionnement de la société
civile en rend compte.
Dans la société civile, la spécification des besoins s’accompagne d’une spécification du
travail de chacun, de laquelle résulte une division du travail. La « dépendance mutuelle des
hommes pour la satisfaction des autres besoins » (par. 198) s’en trouve achevée, ce qui
augmente la richesse générale puisque chacun contribue à la richesse des autres (par. 199).
Cette division du travail amène les individus à se regrouper selon leurs intérêts et leurs
capacités. Ils forment ainsi des classes (par. 201). La société civile se divise essentiellement
en trois classes : la classe agricole, qui vit de la propriété d’une terre et des ressources
qu’elle produit, la classe industrielle, qui comprend les artisans, les fabricants et les
commerçants, puis la classe universelle, composée des fonctionnaires et des élites qui
« s’occupent des intérêts généraux, de la vie sociale » (par. 203-par. 205). Chacune a sa
place dans l’harmonie du bien commun. La liberté à laquelle arrive l’individu n’est donc
pas synonyme d’égalité de conditions entre les adultes autonomes, pas plus qu’elle ne l’était
chez Condorcet. La liberté en jeu ici est celle de la participation à la société civile et à la
société politique, et de la jouissance que cela apporte. Les besoins du sujet économique sont
satisfaits dans le système d’interdépendance, et la possibilité d’exercer ses droits et ses
devoirs lui est reconnue parce qu’il est citoyen. Cet aspect de l’idéal sociétal de Hegel
intervient dans son idéal pédagogique, qui ne veut pas tant rendre libre dans l’égalité de
fait, mais dans l’abandon de soi pour le Bien abstrait et dans la jouissance que le soi en tire,
ce qu’il appelle la réconciliation entre le particulier et l’universel.
Dans le système des besoins, « le bien-être particulier est traité comme un droit » (par.
230) et alors « la puissance universelle assure un ordre simplement extérieur » (par. 231).
C’est encore par le biais des volontés particulières que chacun cherche la satisfaction de ses
besoins. L’inévitable relation qui s’établit avec d’autres individus quand se concrétisent le
libre-arbitre et les possibilités de disposer de ses propriétés à sa guise peut causer des
dommages sur la liberté d’autrui (par. 232). Comme le bonheur individuel et la
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FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
participation à la richesse collective, déterminés par la satisfaction de ses besoins et la
reconnaissance par son travail, dépendent de la fortune, de la santé et des aptitudes de
chacun, les luttes à l’interne de la société civile mènent inévitablement à des différences
dans les conditions d’existence des sujets économiques (par. 233 et par. 237). La pauvreté
et la plèbe sont les effets néfastes mais incontournables de la rencontre des volontés
particulières et égoïstes, effets que les puissances publiques essaient de minimiser. Ce que
cela montre, c’est que le système des besoins ne suffit pas à entretenir la solidarité entre les
individus. « Il faut donc, nous disent Lefebvre et Macherey, qu’elle [la société civile] fasse
appel à d’autres médiations pour obtenir cette cohésion reconnue et consentie, et se
protéger contre la menace de désagrégation qui la hante, et qui est la conséquence de sa
contradiction interne [dans la rencontre des intérêts particuliers qui dépendent pourtant de
leur appartenance à l’universel pour être satisfaits]. » (LEFEBVRE et MACHEREY, 1984 : 42.)
C’est ici qu’interviennent les intermédiaires entre l’individu et la collectivité quand la
famille s’avère insuffisante comme sphère de médiation : 1) la police, c’est-à-dire
l’ensemble des puissances publiques ancrées dans la société civile mais s’approchant de
l’État dans leur gestion de l’universel ; 2) la corporation, encore plus près de l’État car elle
conduit en dernière instance à y adhérer et à y être reconnu.
L’école, une institution de la police dans la société civile
L’individu qui sort de sa famille s’intègre à un ordre collectif plus vaste et devient « le fils
de la société civile » (par. 238). En tant que famille universelle, celle-ci a le devoir et le
droit de poursuivre l’éducation commencée dans la famille et de remplacer la volonté
contingente des parents, quand cette volonté ne permet pas l’intégration à la société civile
(par. 239). Ce principe passe presque inaperçu. Il vaut la peine d’y insister en le rapportant
intégralement :
Ce caractère d’être la famille universelle donne à la société un devoir et un
droit en face de la volonté contingente des parents d’exercer un contrôle et
une influence sur l’éducation, dans la mesure où celle-ci se rapporte aux
qualités qui permettent d’être membre de la société. Et cela, surtout, lorsque
l’éducation est accomplie non par les parents eux-mêmes, mais par d’autres.
32
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
De même, elle peut, si c’est possible, créer des institutions collectives, dans
ce but. (Hegel, 1940 : 240.)
Le « contrôle » et « l’influence sur l’éducation » dont il est question ici, de même que
« l’éducation accomplie par d’autres » que les parents et « des institutions collectives »
désignent l’instruction publique. La traduction de Kervégan (HEGEL, 2003 : 320-321)
insiste sur ce point dans une note qui conduit à consulter Bourgeois (1978). Ce dernier
constate, en croisant le paragraphe 239 des Principes avec d’autres textes de Hegel
commentant les débats qu’il observe, que le philosophe allemand conçoit l’enseignement
comme une tâche sociale de l’État. Cela signifie que c’est une tâche de la société civile au
moment où elle se représente l’État comme aboutissement, mais sans que celui-ci ne puisse
intervenir dans la détermination du contenu à transmettre (BOURGEOIS, 1978 : 34-35). La
constitution de la vie éthique (ou la moralité objective) a donc une autonomie relative par
rapport à l’État, ce qui vaut en conséquence pour l’enseignement. L’État conserve quand
même « un droit et un devoir de contrôle absolue sur toutes les manifestations de l’esprit »,
en tant qu’aboutissement de la raison, dont la « figure absolue » est la science. L’État n’est
pas subordonné à la science, ni l’inverse. L’État et la science sont deux manifestations
indissociables de la raison, puisque l’histoire qui y mène se déroule en une succession
d’États (BOURGEOIS, 1978 : 36). Autrement dit, la Raison, à un moment particulier de
l’histoire, ne peut dépasser les limites d’un peuple conscient de lui-même qui en porte la
figure : elle ne peut pas se présenter à l’imagination humaine au-delà de ces contours.
L’éducation selon Hegel doit éviter l’erreur laxiste et l’erreur répressive en trouvant le
juste milieu entre le droit à la liberté de l’enfant, qu’il ne faut pas étouffer pour que la
raison puisse se développer de l’intérieur, et le droit à l’autorité de la vie sociale, qui lui est
supérieure et qui le contient dans ce qu’elle a d’objectif et d’universel (BOURGEOIS, 1978 :
36). D’un côté, une éducation trop laxiste formerait un être immature, incapable de
s’intégrer à la collectivité. L’individu ainsi formé deviendrait irrespectueux des conditions
objectives d’existence en commun. D’un autre côté, une éducation trop répressive
empêcherait le développement de l’entendement en interdisant une réflexion subjective, qui
permet pourtant d’adhérer librement à ce qui est reçu, à ce qui apparaît naturel et alors tout
à fait acceptable à la conscience qui se forme. Cela, les parents doivent idéalement le
33
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
respecter de même que l’école, institution publique qui peut par ailleurs combler un excès
de laxisme ou de répression venant du milieu familial.
Dans le souhait de Hegel, l’éducation que fait l’école ne sépare pas l’instruction de
l’éducation morale. L’esprit forme un tout organique qui ne sépare pas davantage les
connaissances issues de la science et les concepts et principes moraux issus de la vie en
collectivité. L’esprit du peuple étant aussi un tout organique, et l’école aidant la famille à y
insérer le jeune individu, les éducateurs ne peuvent se risquer à ne former
qu’incomplètement la conscience. L’école doit inculquer la cohérence des savoirs et
principes entre eux, qui donne sa signification à l’universel et qui permet à l’individu de
saisir comment sa particularité s’articule avec ce vaste monde (BOURGEOIS, 1978 : 41).
C’est une nécessité pour l’intégration sociale de l’individu.
Dans le fameux paragraphe 239, l’institution de l’école n’est pas nommée, ni n’est toujours
nécessaire, ce que sous-entend le « elle [la société civile] peut, si c’est possible, créer des
institutions collectives ». Cela signifie que, voulant laisser un milieu éthique, celui de
l’éducation, suivre son propre développement historique qu’annonce des principes déjà
établis (BOURGEOIS, 1978 : 43) par la Révolution française (la proclamation de la liberté, de
l’égalité et de la Raison), Hegel n’impose pas une réorganisation complète de l’instruction.
Sa philosophie politique étant avant tout philosophique, il fournit la « rationalisation de son
temps » en mettant en évidence ses tangentes historiques, sans s’impliquer empiriquement
outre mesure (BOURGEOIS, 1978 : 27). Du fait de son autorité sur la totalité de la vie
éthique, la société civile (ou l’État) finira par exiger la fréquentation scolaire, dans un
établissement prévu par l’État, comme moyen de former « tout l’homme »10. Pour le
moment, peut-on lire entre les lignes, les moyens éducatifs particuliers à chaque classe
sociale permettent de s’intégrer à l’État : en effet, le « si c’est possible » laisse sans doute
entendre « quand les ressources le permettront ». Mais l’éducation n’est qu’une des
fonctions de la société civile qui amène l’individu à adhérer librement, c’est-à-dire
rationnellement, à l’État. Aussi, l’homme au sortir de l’école n’est-il pas « achevé » puisque
34
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
l’éducation se poursuit tout au long de la vie, avec le développement de sa raison qui
précisera sa compréhension des principes et concepts moraux.
Les corporations pour devenir citoyen
Quand la forme de participation à la société civile ne permet pas à elle seule de devenir
véritablement un citoyen, la société civile crée des corporations. Cette institution sociale
rassemble les familles selon les fonctions qu’assume le père par son travail. Dans la classe
agricole, la réconciliation entre les conditions particulières d’existence et la conscience de
participer à l’universel est immédiate puisque la réalité de l’individu coïncide directement
avec ses moyens de production et d’appropriation de la nature. L’individu de la classe
universelle se réconcilie avec les conditions objectives, extérieures à son existence,
directement par son travail de maintien de cet ordre universel. Il n’est donc pas aliéné à ce
qu’il fait : au contraire, c’est là que se trouve la reconnaissance de son appartenance à
l’État, de sa liberté. Dans la classe industrielle, c’est la corporation qui répond aux
aspirations de bien-être de l’individu. Par cette institution, il est reconnu comme un membre
de l’État, un citoyen, et par elle il prend conscience de cet État. Cette forme de médiation
qui achève l’intégration sociale de l’individu est le propre de la classe industrielle puisque
c’est là qu’existent les tensions typiques de la société bourgeoise. Sans association, la
parcellisation du travail et l’exploitation éloignent la fin de son travail de sa réalité
particulière : le sujet ne sait pas dans quelle mesure il participe à l’universel, à l’ordre de la
société, et la dignité de son travail n’est pas reconnue. En brisant l’isolement de ses
membres, la corporation devient une deuxième famille pour le travailleur : celui-ci devient
un membre de l’État car il y est reconnu (par. 250 à par. 254). La corporation « ne vise pas
seulement à satisfaire des besoins affectifs, mais à assurer des garanties de ressources et à
obtenir la reconnaissance de la compétence technique et professionnelle » (LÉCRIVAIN,
2001 : 92).
10
La femme étant éduquée par imprégnation du milieu éthique, par les circonstances de la vie, plus que par
une éducation qui transmet des connaissances et qui est tournée vers un milieu extérieur inexpérimenté
(BOURGEOIS, 1978 : 28, note 10). Hegel ne semble pas prévoir un changement dans cette condition.
35
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
La nécessité de la corporation pour ce groupement social démontre que les formes de
médiation qui assument la formation du citoyen dépendent des conditions d’existence du
sujet économique dans la société civile. Un accroissement de la division du travail et de la
spécification des besoins sur lesquelles repose l’interdépendance économique multiplie le
recours à des institutions par la société civile. Par ces intermédiaires, les individus, qui
trouvaient satisfaction à leurs besoins dans les échanges purement économiques, prennent
conscience de leur participation au bien commun et au bien-être d’autrui. Dans ce
foisonnement d’institutions sociales, la famille demeure le moment du premier contact avec
la coutume et le lieu primordial de socialisation pendant la première enfance. Les parents,
en tant que participants à la société civile, portent pour l’enfant un premier niveau de la
moralité objective, cette coutume qui trouve sa fin dans l’État et qui donne sens au
quotidien. Sa transmission est nécessaire à l’intégration sociale des nouvelles générations,
mais elle s’avère insuffisante dans le milieu familial, où domine le sentiment entre des
personnes chères les unes pour les autres. L’école, qui n’est pas encore la société civile
mais qui en est issue, aide la transition qui y mène depuis la famille. Milieu éthique qui se
sépare du milieu affectif de la famille, l’objectivité de la vie en commun y supplante
l’égoïsme vers laquelle porte la sensibilité. Auprès de ses maîtres et des autres élèves, a
priori des étrangers, l’enfant et l’adolescent développent leur entendement pour acquérir
une première compréhension d’un monde encore lointain dans leurs représentations.
Deux théories : une éducation moderne issue de la Révolution
française
Condorcet et Hegel font tous deux participer les puissances publiques à la définition de
l’instruction publique. Condorcet leur attribue la responsabilité d’en démocratiser l’accès.
La détermination de son contenu demeure cependant soustraite à leur regard.
L’asservissement du peuple en serait trop facilité. Ce sont les porteurs de vérités savantes
qui sont les plus susceptibles d’éduquer vraiment à la Raison, car ils sont capables
d’exercer leur intelligence en se libérant des idéologies qui la freinent. C’est donc que la
Raison ne peut se transmettre efficacement avec la filiation, qu’elle n’y est pas suffisante.
Seule une institution par laquelle passent tous les citoyens qui le désirent peut perfectionner
36
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
les conditions menant au consensus, soit la connaissance de ses droits et devoirs et
l’acquisition de savoirs vrais. Seul un tel consensus, raisonné, peut rassembler librement les
individus. Il en est de même dans la théorie de Hegel, qui situe l’école entre la famille et la
société civile. L’école a pour finalité d’intégrer à la vie sociale en en transmettant les
principes. La « police », dans la société civile mais orientée vers l’État, veille à ce que cette
formation rassemble les enfants dans l’instruction et l’éducation qu’ils recevront. Ce n’est
toutefois pas l’État qui éduque, qui détermine les contenus culturels et scientifiques. Ce
sont les savants eux-mêmes, tout comme dans le plan de Condorcet.
L’idéal sociétal et philosophique de Hegel s’ancre davantage dans les conditions
d’existence objective d’un peuple que celui de Condorcet. Il s’agit de la conscience
partagée de participer à un même moment de l’Histoire de l’humanité. Pour Condorcet, la
République est soumise à la Raison et ne peut s’imposer aux consciences individuelles
comme finalité. Elle n’est pas un aboutissement nécessaire. Pour Hegel, l’État représente
l’aboutissement de la Raison, dans un moment particulier de l’histoire, mais les individus
doivent y adhérer librement, une fois qu’ils auront compris ce qui relie ensemble les
membres de la collectivité. En tant qu’accomplissement de la vie éthique, elle demeure
toutefois la visée à atteindre car en elle réside la raison. Elle ne peut être dépassée comme le
prétendait Condorcet.
Pour Hegel, une première éducation commune vient de ce que les familles participent d’un
même Esprit du peuple. La division de la société civile en classes n’est pas vue comme une
injustice, pas plus qu’elle ne l’était chez Condorcet d’ailleurs, mais comme une
manifestation des niveaux de socialité. La classe agricole se trouve plus près du mode
d’existence familiale, la classe industrielle plus près de celui de la société civile et la classe
universelle plus près de celui de l’État. À chacune correspond l’éducation qui inculquera le
sentiment d’appartenance à son milieu, condition préalable au sentiment d’appartenance à
l’État, que l’école fasse partie ou non de ce processus. Du point de vue de l’enfant, c’est
donc la famille qui le prépare en premier lieu à sa participation future au monde des adultes.
Comme Condorcet cependant il place l’école, comme milieu éducatif, à un niveau supérieur
à celui de la famille à cause de sa plus grande objectivité à l’égard de l’enfant et de la
37
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
meilleure expérimentation de l’universel qu’elle permet. L’école apparaît supérieure aux
yeux de Condorcet parce qu’elle est dominée par l’intention d’enseigner les vérités libérées
de l’asservissement intellectuel aux idéologies. À première vue, l’école condorcétienne et
l’école hégélienne sont différentes puisque la première distingue l’instruction de l’éducation
alors que la deuxième les rassemble dans une même totalité organique. La différence
s’explique probablement par le fait que Condorcet plaçait l’enseignement des droits
naturels, de la Constitution et des principes moraux rationnels dans le champ des savoirs
vrais. Il prévoyait une éducation morale qui allait donner prise à la raison exercée en
chacun, une éducation qui, dans son universalité, allait se dégager de toute référence
religieuse. De même Hegel distingue-t-il clairement la sphère de l’Église et celle de l’État,
qui lui est supérieur en ce qu’il est le domaine de la raison alors que l’autre est le domaine
du sentiment (par. 270).
Hegel ne semble pas rompre avec un ordre social antérieur11, contrairement à ce que fait
clairement Condorcet. Il cherche plutôt à donner un sens à l’ordre social qu’il observe, à un
moment qu’il considère comme un état avancé de l’évolution de l’histoire. Mais les deux
philosophes se réfèrent aux mêmes principes qui ont mené à la Révolution française.
Condorcet veut introduire un système d’éducation unifié et universel pour entamer
immédiatement la réorganisation de la République. La recherche de sens historique qu’il
fait s’inscrit donc dans le désir d’agir, d’établir les bases d’un nouveau monde et d’abolir
toutes les formes d’asservissement intellectuel. La recherche de sens historique de Hegel
s’inscrit plutôt dans la quête d’un idéal permettant de comprendre l’histoire de l’humanité
et de ses relations avec la nature. L’école comme milieu privilégié d’éducation s’installera
tôt ou tard.
11
Du moins cette rupture n’apparaît-elle pas dans son système. Dans son texte de présentation de Hegel, JeanFrançois Kervégan démontre l’engagement politique de Hegel, qui est « en accord fondamental » avec la
politique suivie par la Prusse depuis 1806 comme il l’était avec la politique de Bonaparte. « La Prusse qui
l’attire, c’est un Etat qui mène une politique ambitieuse de réformes sociales, administratives et politiques :
qui a aboli le servage, du moins en principe […], qui a rendu obligatoire l’enseignement primaire, qui a
limité les privilèges des anciennes corporations et s’efforce d’introduire la libre entreprise, qui instaure un
régime d’auto-détermination des communes […]. » (KERVÉGAN, 2003 : 8.)
38
FAMILLE ET ÉCOLE
Condorcet et Hegel
Dans ces deux théories très semblables, les portraits de l’homme idéal diffèrent quelque
peu. La liberté et la raison y sont les éléments essentiels mais elles n’impliquent pas les
mêmes conditions. Pour Condorcet, l’autonomie de l’intelligence est la condition par
excellence de l’égalité et de la liberté. Pour Hegel, c’est la conscience de dépendre de la
collectivité et d’y participer qui mène à la liberté, car alors le sujet comprend le sens de son
existence matérielle et y adhère une fois qu’il y est reconnu. Dans les deux cas, l’homme
que l’on veut former est tout de même celui qui est doué de raison et qui est conscient de la
moralité commune gouvernant sa conduite et celle de ses concitoyens.
À ces conceptions de l’homme idéal correspondent des conceptions assez semblables de
l’enfant qui se présente au monde. Pour Condorcet il est un sujet de droit qui a un potentiel
de raison à développer. Pour Hegel, il est un être essentiellement libre, en ce qu’il
n’appartient à personne, et il est un futur sujet économique et politique. Tous deux voient
déjà en lui un individu libre qui contient la promesse de l’homme idéal qu’il faut faire
germer et accompagner dans son développement.
De Condorcet à Hegel, la place faite à la famille et à l’école pour rencontrer l’idéal
englobant n’a pas véritablement changé. L’école est un passage nécessaire au
développement d’une raison ou d’une idée de l’État partagée. Bref, tous les enfants doivent
passer par une même institution pour qu’une solidarité s’installe et se maintienne entre eux
quand ils seront devenus adultes. Le passage dans la famille est tout simplement nécessaire
en ce qu’il se fait dans des liens naturels comme fondements de la vie sociale.
L’apprentissage de cette vie sociale y commencera lentement mais sûrement. Le plan
d’instruction publique de Condorcet a échoué en ce qu’on lui en a préféré un autre qui
prônait l’éducation nationale, plan qui échoua lui-même avec l’effondrement de la Ie
République. Hegel approuve, dans le vent de réformes qui souffle sous Napoléon 1er, celles
« entreprises par un Humboldt ou un Niethammer afin d’organiser systématiquement un
enseignement jusqu’alors livré dans une grande mesure à l’arbitraire » (BOURGEOIS,
1978 : 44). Il est alors bien de son temps en ce qui concerne l’éducation. Cette articulation
entre les rôles de la famille et de l’école ne changera pas tellement avec Durkheim, qui aura
vu l’enseignement devenir laïc et se généraliser. À l’ébranlement des solidarités qu’aura
39
Condorcet et Hegel
FAMILLE ET ÉCOLE
connues l’Europe centrale du
e
XIX
siècle, avec les changements de régime, la guerre
Franco-Prussienne de 1871, l’anomie de la condition ouvrière, dont il aura eu connaissance,
il proposera le même antidote que Condorcet et Hegel : celui d’une éducation commune
envisageable que par l’intermédiaire d’une institution en contact avec tous, au moment où
leur conscience est suffisamment préparée pour saisir approximativement ce qu’on lui
propose, mais assez souple pour s’y sentir attaché.
Chapitre II
Durkheim et l’éducation morale
Émile Durkheim étudie les sociétés dans leur développement historique sans concevoir,
comme Condorcet et Hegel, une trajectoire nécessaire faisant dominer une idéologie.
Sociologue, il cherche au début de sa carrière à dégager les lois de la vie sociale en
comparant les sociétés. Il s’est détaché de la prétention de découvrir les lois universelles de
l’histoire comme le prétendaient Hegel, ou Auguste Comte, un des pères de la sociologie.
Concevant que l’évolution des sociétés suit un cours déterminé par le résultat du
rassemblement des individus en collectivité et par la transmission de la culture, Durkheim
cherche les causes de l’évolution plutôt que d’élaborer une synthèse de l’histoire humaine
qui trouverait sa signification dans sa fin ultime. (DURKHEIM, 1975 [1888].)
Au début de sa carrière, il cherche à comprendre le rapport entre l’individu et la société en
déterminant d’abord « quelles sont les conditions de cohésion et d’intégration qui fondent
l’unité du groupe » (FILLOUX, 1994 : 10). Voulant fonder véritablement le caractère
scientifique de la sociologie, nommée ainsi par Auguste Comte pour désigner la
philosophie sociale, il s’inspire des critères de scientificité des sciences modernes et de
l’analogie avec l’organisme biologique pour faire ressortir des lois de l’histoire. Son
intention de renseigner sa société sur elle-même et d’insuffler à nouveau le goût pour la vie
collective l’intéressent particulièrement à l’éducation, aux formes qu’elle a pu prendre
depuis le Moyen Âge et à celle qu’elle devrait prendre pour inculquer aux nouvelles
générations les éléments moraux de régulation et d’intégration, nécessaires pour leur
attachement à la patrie (FILLOUX, 1994). Cette première période renseigne sur sa conception
de la société et de la famille quand il les concevait respectivement comme un organisme
social et un de ses organes. Dans les cours de pédagogie qu’il donne au tout début du siècle,
Durkheim tend à délaisser, sans l’abandonner complètement, sa conception organiciste de
la vie sociale pour s’intéresser davantage aux idéaux qui orientent l’action des institutions
41
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
et le développement historique des sociétés. Cette deuxième période renseigne sur ses
conceptions du système scolaire et de ses finalités (en particulier pour la France), de
l’action qu’il peut exercer sur le développement de la conscience de l’enfant par
l’intermédiaire du maître et de l’éducation morale qu’il doit donner. Ainsi l’école occupe-telle le rôle clairement central d’éducation vis-à-vis l’enfant et la société.
La division des fonctions dans la vie sociale
La lecture De la division du travail social (première publication en 1893) nous indique la
conception de la solidarité qu’avait Durkheim, élément de sa théorie essentiel à la
compréhension des places qu’y tiennent la famille et l’école.
Il distingue en deux types idéaux les sociétés à solidarité mécanique de celles à solidarité
organique. Le lien social dans les premières repose sur la ressemblance entre les individus,
eux-mêmes reliés à la société sans intermédiaire car leur personnalité individuelle est tout
entière absorbée dans la personnalité collective (DURKHEIM, 1998 : 99-101). Le type
segmentaire caractérise la structure sociale de ces sociétés : elles rassemblent des clans,
unités politico-familiales semblables dont les fonctions ne se distinguent que très peu
(DURKHEIM, 1998 : 150-151). La conscience collective, cette âme du peuple qui rassemble
les individus, se trouve donc très proche des consciences individuelles, au point de s’y
confondre. La solidarité y est le simple résultat de la vie en commun.
Les sociétés à solidarité organique sont le résultat de l’accroissement conjugué du volume
(plus grand nombre d’individus, d’unités sociales) et de la densité (davantage de contacts
sociaux entre les unités) des collectivités (DURKHEIM, 1998 : 237-257). Par rapport aux
premières qu’elles remplacent progressivement, elles ont pris de l’ampleur avec la
concentration de la population, la formation des villes et leur développement, et
l’augmentation du nombre et de la rapidité des « voies de communication et de
transmission » (DURKHEIM, 1998 : 239-241). La lutte pour la vie, qui résulte du
rapprochement des fonctions qu’occupaient jadis des individus ou des groupes auparavant
séparés, amène une division plus développée du travail. Des organes sociaux se forment
suivant la nécessité pour la cohésion entre les membres de se spécialiser dans certaines
42
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
fonctions. Le nouveau genre de solidarité repose alors sur un partage des fonctions entre les
organes, hiérarchisés et coordonnés par un organe central. Ensemble, ces organes
constituent l’unité de l’organisme social qu’est la société. Du fait de l’indétermination
qu’engendre la spécialisation des fonctions selon le travail, les autres sphères de la vie
individuelle ont plus de marge de manœuvre car elles ne sont plus enveloppées dans des
segments sociaux. À mesure que l’organisation de la vie en société se complexifie, la
conscience collective s’éloigne des individus et ceux-ci se détachent de plus en plus de leur
milieu natal. Cela repousse toujours plus loin les limites de l’expansion de leur personnalité
propre (DURKHEIM, 1998 : 267-288). Les segments sociaux des sociétés anciennes ont fait
place à une individualité croissante qu’exprime la spécialisation des organes sociaux, donc
la perte de certaines de leurs fonctions de jadis. La relation entre la famille et l’école se
comprend dans cette logique de spécialisation des fonctions.
Le rétrécissement de la famille
Des types de famille correspondent aux types de solidarité sociale. Durkheim ne conçoit pas
comme Hegel une forme idéale vers laquelle chaque société devrait tendre. Il s’intéresse
plutôt aux variétés observées historiquement et culturellement. Il n’y a alors pas d’élément
moral fondateur dans sa conception de la famille. Il y a plutôt une moralité au sein de
l’organisme constitué fait d’obligations mutuelles, puisque la morale, « c’est l’ensemble des
conditions de la solidarité sociale » que se donne un milieu. Chaque forme de solidarité
repose alors sur une morale qui lui est propre, ce qui concerne la famille autant que l’école.
La famille conjugale qui caractérise l’époque de Durkheim est encore la famille
typiquement moderne, fondée par le mariage et se poursuivant avec l’éducation des enfants
jusqu’à ce qu’eux-mêmes quittent le foyer pour se marier. Les époux demeurent les seuls
éléments permanents de cette institution sociale. Chaque membre, y compris les enfants,
ont maintenant leur individualité en dehors de cette unité car ils peuvent posséder des biens
et en disposer. Chacun est reconnu pour lui-même et par lui-même dans la société civile. En
intervenant dans la famille, l’État, dont la tâche d’organisation ne cesse de croître avec la
progression de la division du travail, contribue à cette individuation de ses membres, en
43
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
protégeant par exemple les intérêts de l’enfant des abus éventuels du père. (DURKHEIM,
1975 : 37-38.) Avec l’individualité grandissante de ses membres, la famille n’est plus le
lieu qui donne sa valeur morale au travail. Le travail doit trouver une signification plus
grande que les seuls intérêts individuels, ce qui rend nécessaire la création de corporations
pour que le travailleur continue de trouver la motivation à s’investir dans sa tâche. La
famille perd aussi sa vocation pédagogique à laquelle Hegel accordait tant d’importance, de
même que Condorcet avec la tentative qu’il faisait de lui préserver un aspect de l’éducation
globale. La famille qu’observe Durkheim se fonde désormais sur des relations personnelles,
qui trouvent leur sens dans une « morale affectueuse ». La solidarité que la famille produit
ne destine donc pas à s’attacher à d’autres instances qu’à elle-même.
Avec la multiplication des milieux sociaux, la famille ne peut faire autrement que de se
contracter puisqu’elle n’est plus le lieu principal de socialisation. Si chacun peut posséder
des biens en dehors de sa famille et qu’en conséquence le patrimoine familial diminue, que
le droit successoral tend à disparaître, ce qui retient à la famille n’est plus tant l’attachement
à sa fortune qu’à la personne de tous ceux qui la constituent. La contraction de la famille à
mesure que le milieu social d’appartenance s’étend et que l’État intervient progressivement
dans tout ce qui participe au fonctionnement de la vie collective constitue une loi de
l’histoire. Durkheim remarque par contre que dans la famille conjugale, le couple se
renforcit avec la personnalisation des relations. (DURKHEIM, 1975 : 40-49.) Il semble alors
que la famille a perdu la nécessité morale que lui attribuaient Condorcet et Hegel quand ils
insistaient sur les liens naturels et moraux qui unissaient les parents et les enfants.
En quoi est-ce que cette contraction de la famille rend nécessaire le passage par l’école pour
s’intégrer à la société? Pour Durkheim, une nation est en bonne « santé morale » quand elle
est tournée vers un idéal que ses membres partagent, qu’elle a « une contribution originale
à apporter au patrimoine moral de l’humanité » (DURKHEIM, 1963 : 11). Or,
l’affaiblissement du système moral qu’il observe de son temps rend cet attachement des
individus à la collectivité plus difficile. L’éloignement des barrières morales qui s’accroît
en même temps que le volume et la densité de la société rend nécessaire une éducation qui
la régule et l’intègre (DURKHEIM, 1963 : 42, 44-45). C’est que « [l]a discipline collective,
44
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
sous sa forme traditionnelle, a perdu de son autorité, comme le prouvent les tendances
divergentes qui travaillent la conscience publique et l’anxiété générale qui en résulte. Par
suite, l’esprit de discipline lui-même a perdu de son ascendant » (DURKHEIM, 1963 : 86).
La famille ne peut arriver à elle seule à cette exigence d’unité morale et d’attachement au
groupe social. Sa fonction se limite à l’éveil et à la consolidation « des sentiments
domestiques nécessaires à la morale » en plus de préparer aux « relations privées les plus
simples » (DURKHEIM, 1963 : 16). Il faut qu’un intermédiaire intervienne pour renforcir la
cohésion en préparant à la vie en collectivité. Non seulement les corporations, par
lesquelles un individu devient véritablement libre selon Hegel, n’existent plus, mais toutes
les autres sociétés intermédiaires entre la famille et l’État, comme les provinces et les
communes, sont disparues en France (DURKHEIM, 1963 : 196). Il ne reste que l’école
(DURKHEIM, 1963 : 195). En tant que « centre par excellence de la culture morale »
(DURKHEIM, 1963 : 16) à l’âge où l’enfant la fréquente, au niveau primaire, c’est sur elle
que repose en grande partie la « ranimation » du sentiment d’appartenance à la patrie et,
plus largement, à l’humanité. Cette place de l’école dans la société, Durkheim la proclame
autant que Condorcet le faisait. La différence est qu’il insiste davantage sur le
développement d’un sentiment de solidarité (national et particulier) que sur le
développement de la raison (universelle).
Le système d’éducation et ses finalités
Durkheim s’intéresse aux divers systèmes d’éducation selon les sociétés, voyant que
chacune a une conception de l’homme idéal qu’elle veut transmettre aux nouvelles
générations. Une personnalité morale se constitue du fait du rassemblement collectif et de
l’accumulation de sagesse que lègue chaque génération à la suivante : ce qui est
précisément l’objet du système d’éducation. La personnalité se transmet par le langage,
pour intégrer le jeune individu à l’ordre social, et agit sur les états physiques et mentaux
propres qui la définissent et sur ceux des groupes particuliers qui la composent. Le système
d’éducation est alors à la fois un et multiple à l’intérieur même des sociétés : si une base
commune qui repose sur la religion ou sur une même conception de l’idéal se transmet à
tous les individus, à un moment ou à un autre chacun doit se spécialiser pour occuper une
45
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
fonction particulière. Par l’éducation, la société maintient son existence et se reproduit dans
ses structures. Car l’éducation a essentiellement pour finalité de socialiser les nouvelles
générations. (DURKHEIM, 1999.) Pour Hegel, la première racine de la moralité se trouvait
dans la famille. Pour Durkheim, le rouage essentiel de l’éducation morale se trouve
désormais dans l’école. Ce dernier ne juge pas la famille à partir d’un idéal, mais il
intervient dans la redéfinition du système scolaire français en plaçant en son centre une
éducation morale conforme au « tempérament national » (DURKHEIM, 1963 : 3).
Selon une opinion courante que Durkheim relève sans la partager, la famille seule a le droit
de transmettre une orientation idéologique à l’enfant car il lui appartient – c’est ce que
Condorcet prévoyait dans son plan de réorganisation. Les droits et les devoirs de la famille
se trouvent en conséquence opposés à ceux de l’État. L’éducation a pourtant la fonction de
maintenir la société et d’apprendre aux enfants à vivre dans le milieu social qui les
accueillera, elle ne destine pas uniquement à la vie domestique. Pour cela, un minimum de
communauté d’idées doit exister entre les citoyens pour qu’ils soient solidaires les uns des
autres, sans quoi la société n’existerait pas. En tant que représentant de la société,
l’implication de l’État dans la définition de l’éducation devient légitime et essentielle sans
pour autant qu’il exerce sur elle un contrôle absolu. Il doit dégager les principes essentiels
de la personnalité collective existante et veiller à ce qu’ils soient enseignés dans les écoles.
(DURKHEIM, 1999 : 58-60). Aux pédagogues cependant revient la définition de l’idéal
pédagogique, inspiré du passé mais construit en regardant vers l’avenir. Pas plus que chez
Condorcet et Hegel l’État ne doit éduquer. Sa fonction vis-à-vis la société est d’attendre de
l’école qu’elle transmette les contenus et forme les jeunes esprits conformément à celui de
la Nation. La famille toutefois n’est plus le milieu quasi intouchable telle que le
concevaient Condorcet et Hegel. Ces dernières conceptions, bien qu’elles soumettent
l’éducation familiale à l’éducation commune, montrent une famille qui avait son domaine
propre. La famille que voit Durkheim a essentiellement les mêmes capacités de
socialisation, excepté qu’elle ne représente plus le solide point de départ d’une vie sociale
plus large.
46
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
Mohammed Cherkaoui résume ainsi les principales idées de Durkheim sur l’éducation pour
mettre en garde contre une interprétation trop inspirée par le fonctionnalisme qui s’est
réclamée de lui après sa mort. Il insiste sur l’interactioninsme qui caractérise la pensée de
Durkheim, puisqu’il s’intéresse essentiellement à ce qui relie socialement les individus
entre eux et à la conscience collective ainsi formée. Ayant pour but de socialiser, l’école est
une « institution sociale dont la fondation, la permanence ou le changement, le contenu et
la forme sont déterminés par la structure sociale ». Malgré ces déterminations, qui « ne
sont pas totales », le système conserve une certaine autonomie dans son organisation et
dans sa visée. Étant donné son rôle primordial dans l’orientation historique d’une société, il
représente un « instrument de lutte idéologique » plus ou moins efficace selon les contextes,
sur lequel on peut tout aussi bien faire reposer le changement que la permanence.
(CHERKAOUI, 1998 : 114). Il faut savoir qu’au moment où il donnait son cours sur
l’évolution pédagogique en France, de 1904-1905 jusqu’à la Première Guerre, Durkheim
avait nuancé sa conception organique du lien entre l’individu et la société pour faire
ressortir des diversités historiques et idéologiques. C’est dans l’intention d’éclairer une
institution en crise et son orientation qu’il a fait ce travail d’analyse sociohistorique et qu’il
invite les futurs pédagogues à consulter le passé, « long enchaînement de causes et
d’effets » dont le système scolaire contemporain est « la résultante » (DURKHEIM, 1999 :
130). Il voyait l’école comme une institution inscrite dans la société, institution qui, tout en
reproduisant, constituait un guide collectif.
L’évolution pédagogique en France et l’idéal qu’elle transmet
En analysant l’histoire de l’enseignement secondaire français, Durkheim montre que la
conception de l’école comme d’un milieu moralement uni, avec une idée claire de l’être à
former dans sa totalité, n’est apparue que tardivement. La raison en est qu’elle ne pouvait
survenir qu’au moment où des peuples parviendraient à un « degré suffisant d’idéalisme »,
avec une conception claire de l’horizon collectif vers lequel ils tendaient (DURKHEIM,
1990 : 39). Dans la Grèce et la Rome antiques, l’éducation ne servait que de parure
extérieure ou d’outil pratique, d’après Durkheim. Elle n’avait pas la prétention d’incliner
l’âme vers une direction prédéfinie. Cette idée de la conversion apparut avec l’Église
47
Durkheim et l’éducation morale
FAMILLE ET ÉCOLE
chrétienne, qui ouvrit des écoles dans les monastères et les cathédrales à partir du IVe siècle,
grâce auxquelles la culture intellectuelle ne fut pas complètement dévastée par les invasions
barbares (surtout de la part des Francs) (1990 : 40-44). L’idée d’orientation de l’esprit par
l’école caractérisait encore selon Durkheim son époque et devait continuer de le faire. Sans
rapporter toute son analyse, il est utile d’en rappeler certains éléments pour éclairer la
compréhension du rôle que peut avoir le système scolaire dans la société et, pour employer
le vocabulaire de Durkheim, des liens qu’il peut entretenir avec d’autres organes sociaux ou
milieux moraux.
Si on ne peut se contenter d’affirmer que le système scolaire ne fait que répondre aux
besoins de la société, il ressort néanmoins de l’analyse de Durkheim que l’orientation d’un
tel système répond à un certain écho dans la population, à certaines dispositions qui
préparent l’accueil du projet de transmission des savoirs et de la formation de l’être humain.
Ainsi, Charlemagne put organiser au
VIII
e
siècle une école chrétienne ouverte à tous à
travers son empire unifié avec l’Église. Il fit pression sur le clergé pour la création d’écoles
gratuites pour les paroissiens. Le fait que les peuples européens sentaient vaguement déjà
qu’ils partageaient une civilisation commune, le christianisme que propageaient les moines
très nomades, explique selon Durkheim le succès de cette entreprise. Également, le désir de
former complètement l’esprit pour connaître la vérité une que professait le christianisme
orienta probablement le caractère général de cet enseignement. Encyclopédique, il se
divisait en deux branches, le trivium (grammaire, rhétorique et dialectique) pour la
formation de l’esprit et le quadrivium (géométrie, arithmétique, astronomie et musique),
dirigé vers la connaissance des choses, du monde et de ses lois. Sans ces prédispositions
préalables dans les collectivités de l’Europe, une telle formation tournée vers l’unité de
l’esprit dans l’unité de l’Empire carolingien n’aurait pu s’instaurer avec un tel succès.
(DURKHEIM, 1963 : 49-58.)
L’enseignement donné par les Jésuites constitue un autre exemple qui démontre la
correspondance entre un système scolaire et les structures sociales dans lequel il s’insère. Il
montre aussi que l’école peut avoir une certaine autonomie, qu’elle n’est pas complètement
perméable aux idées qui l’entourent et que son orientation peut lui venir de l’intérieur.
48
Durkheim et l’éducation morale
FAMILLE ET ÉCOLE
L’apparition de la corporation des Jésuites vers le milieu du
12
monopole de l’Université
XVI
e
siècle vint menacer le
sur l’éducation, qui avait elle-même pris naissance environ
quatre siècles plus tôt en tant que corporation de maîtres. Ce nouvel ordre religieux se
donnait comme mission de raviver le catholicisme pour contrer la montée du protestantisme
en se rapprochant davantage des gens. D’après Durkheim, il comprit que « le véritable
instrument de la domination des âmes, c’était l’éducation de la jeunesse » (DURKHEIM,
1990 : 268). Le groupe, reconnaissant l’autorité du Saint-Siège, n’avait cependant pas
l’assentiment des autorités politiques ni des autorités religieuses pour enseigner. Cette
allégeance allait à l’encontre de l’indépendance que proclamaient en France l’Église
catholique et les souverains à l’égard de Rome (gallicanisme). Des avis d’expulsion ne les
empêchèrent pas d’ouvrir plusieurs collèges en province et d’accueillir même des élèves de
l’Université.
Pourquoi cette réussite? Durkheim met en doute la gratuité scolaire comme cause de ce
succès : certaines familles envoyaient leurs enfants au loin plutôt qu’à l’Université pour
qu’ils puissent suivre l’enseignement des Jésuites. Il croit davantage à la proximité de
l’enseignement donné avec les idées, les aspirations de l’époque (DURKHEIM, 1990 : 266273). En effet, leur discipline reposait sur un principe individualiste. D’une part ils
considéraient qu’une bonne éducation ne se pouvait que dans un contact continu entre
l’élève et l’éducateur pour éviter les écarts de conduite et assurer un contrôle personnalisé
sur chacun (DURKHEIM, 1990 : p. 296). D’autre part, tout un système d’émulation, qui fait
leur originalité selon Durkheim car il éduquait la volonté, motivait les élèves à se dépasser
les uns les autres (DURKHEIM, 1990 : 298). Cette pédagogie correspondait davantage à
l’individualisation naissante que celle de l’Université, née pendant le Moyen Age et plus
12
Selon les informations dont disposait Durkheim, l’Université, à l’origine simple corporation de maîtres
différents, serait apparue vers la fin du XIIe siècle (1990 : 105). Elle ne se divisa en quatre Facultés que dans le
siècle qui suivi (1990 : 120-121). La Faculté des arts, l’équivalent de l’enseignement secondaire, préparait aux
Facultés de théologie, de droit et de médecine, qui étaient comme des écoles professionnelles (1990 : 118).
Avant d’y accéder, il fallait avoir reçu l’enseignement de la grammaire (enseignement primaire) dans les
petites écoles sous la dépendance des autorités religieuses (119). Ses Facultés ne devinrent propriétaires
d’établissements qu’au XVe siècle. Au début, l’enseignement se faisait dans des églises ou des couvents sans
qu’il ne soit fixé, et les Facultés ne commencèrent à louer des locaux qu’au commencement du XIVe siècle,
soit environ un siècle et demi plus tard (1990 : 105).
49
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
traditionaliste, moins pressée dans son enseignement quoique plus profonde (DURKHEIM,
1990 : 295).
Bien qu’il s’agisse d’une étude historique visant à nous faire comprendre l’évolution d’un
enseignement dans celle d’une nation, Durkheim ne cache pas son idéal pédagogique,
d’ailleurs alimenté par ce retour vers le passé. Son interprétation des doctrines d’auteurs de
la Renaissance comme Rabelais et Érasme est guidée par sa conception du degré
d’élévation morale d’un projet. Il l’évalue en interrogeant leur intention de dépassement
vers un universel, l’utilité qu’ils donnent aux études, leur conception de l’enfant et de
l’homme à produire et la place qu’ils accordent aux exigences de l’action. Rabelais fondait
sa théorie, qui correspond au courant encyclopédique, sur le postulat d’un potentiel humain
illimité qu’aucune contrainte ne devait entraver, étouffer. L’enseignement de la science et
de la littérature y occupaient des places prépondérantes en tant que discipline débordant de
connaissances à transmettre. Selon cette conception, il fallait chercher à développer
jusqu’au plus haut degré possible toutes les fonctions du corps et de l’esprit de l’enfant,
dans le but d’élever l’être humain vers l’infini de ses possibilités (DURKHEIM, 1990 : 211217). Érasme, représentant du courant littéraire, ne cherchait pas tant à produire un
surhomme qu’à former un individu d’agréable compagnie, capable de discourir bellement,
poliment et avec brillance. La littérature constituait l’outil d’apprentissage par excellence
tandis que la science n’occupait qu’une place secondaire et ne servait d’instrument qu’au
maître dans son action d’enseignement (DURKHEIM, 1990 : 220-230).
De l’avis de Durkheim, la théorie de Rabelais atteint un niveau moral plus élevé, du fait de
sa finalité plus universelle, plus éloignée de l’intérêt purement individuel. Les deux théories
toutefois n’éduquent que très peu à la moralité car elles n’inculquent pas vraiment le
sentiment du devoir. Elles ne reconnaissent pas l’importance de l’action, de l’apprentissage
d’outils nécessaires pour agir. « D’un côté comme de l’autre, écrit-il, on ne semble pas se
douter que l’éducation est, avant tout, une fonction sociale, solidaire des autres fonctions,
qu’elle doit par conséquent préparer l’enfant à tenir sa place dans la société, à jouer un
rôle utile dans la vie. » (DURKHEIM, 1990 : 263.) Dans cette citation, l’idéal pédagogique de
Durkheim apparaît clairement : l’école doit servir la société positivement, elle doit s’y
50
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
ancrer pour mieux la guider. « Notre but doit être de faire de chacun de nos élèves non un
savant intégral, mais une raison complète. » (DURKHEIM, 1990 : 399.) Il entend par là que
l’école doit enseigner à l’enfant les conditions de son rapport au monde en lui faisant
connaître à la fois l’homme et les choses. Il précise plus loin ce qu’il entend par une
« formation intégrale » qui exprimerait cette diversité de la réalité : « il faut que nous
cessions de prendre de simples combinaisons conceptuelles pour la réalité ; il faut que nous
sentions davantage la richesse infinie du réel, que nous comprenions que nous ne pouvons
arriver à le penser que lentement, progressivement, et toujours imparfaitement. Et c’est à
quoi doit servir la triple culture qu’implique un enseignement qui se propose la formation
intégrale de l’homme par les moyens les plus efficaces : la culture par les langues, la
culture scientifique, la culture historique » (DURKHEIM, 1990 : 399). Autrement dit, c’est
ceux qui auront choisi pour fonction sociale d’enseigner qui devront acquérir les
instruments d’action pour transmettre ces nouvelles exigences d’appartenance à la société.
Cette éducation intégrale qui met en contact avec la réalité ressemble à celles que
proposaient Condorcet et Hegel. La première se chargeait de développer l’esprit critique,
condition de base à la discussion menant au consensus, par la recherche de vérité qu’elle
enseignait. Le deuxième voulait former « tout l’homme » pour qu’en lui s’accomplisse un
jour les trois moments de la vie éthique menant à la raison. Une même conception de
l’esprit à former, qui est indivisible dans son rapport au monde, se rencontre chez les trois
penseurs, ce que la famille n’arrive pas à produire à elle-seule dans tous les cas.
Agir sur une conscience en devenir
Former l’être social en devenir est du ressort d’individus matures, qui peuvent connaître la
puissance de leur travail sur les consciences.
Le rapport entre le maître et l’enfant
L’enfant pour Durkheim est un être à former, un être en devenir. Ce qui le caractérise
essentiellement est son état de croissance, qui n’est possible que parce que deux conditions
se rencontrent en lui dans sa force physique, son intelligence et sa morale : sa faiblesse et sa
mobilité. L’éducateur doit alors s’appliquer à ne pas empêcher le besoin de mouvement qui
51
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
anime l’enfant et saisir les occasions de l’initier à des nouveautés, pour lesquelles l’enfant
est très curieux. En même temps ce dernier a besoin de stabilité, il apprécie la routine et les
répétitions, ce qu’il faut lui donner pour orienter sa croissance. Car l’homme n’est rien s’il
n’est pas social ; pour être social, il doit accepter les contraintes des institutions qui
composent et ordonnent la société. (DURKHEIM, 1975 : 363-369.) Concevant l’individu
comme un être à la fois individuel et social, Durkheim voit en l’enfant un être asocial, qu’il
faut exercer à devenir humain en l’amenant à se soumettre à l’ordre social (DURKHEIM,
1999 : 52-56).
L’action du maître
La volonté rudimentaire de l’enfant et les dispositions physiques et mentales très générales
dans lesquelles ils se trouvent à sa naissance le rendent malléable aux déterminismes
sociaux, pas seulement aux déterminismes de la nature. Dans ces conditions, la puissance
de l’action du maître réside dans sa transcendance, son autorité, du seul fait de son
expérience et de sa culture plus importantes, plus fixées. Aux yeux de l’enfant qui le
regarde, le maître doit personnifier la volonté de la contrainte dans son ascendant moral,
dans la nécessité physique ou morale qu’il cherche à lui inculquer doucement mais
solidement. En lui transmettant le sentiment du devoir, il stimulera l’effort de l’enfant à
l’imiter en le prenant pour modèle. Le maître, en revêtant aux yeux de l’enfant et à ses
propres yeux l’autorité, se drape de la dignité nécessaire pour que son action sur les
capacités de l’enfant soit efficace. La reconnaissance par lui-même et par l’enfant de son
autorité, il la trouvera s’il ressent lui-même la force, la grandeur morale de sa tâche (et non
pas la supériorité de son intelligence), dont il fait sentir la nécessité. (DURKHEIM, 1999 : 6268.) « De même que le prêtre est l’interprète de son dieu, lui, il est l’interprète des grandes
idées morales de son temps et de son pays. » (DURKHEIM, 1999 : 68). S’il est respecté,
l’enfant le prendra comme modèle à suivre. Cette pédagogie apparaît très répressive à
première vue, danger que cherchait à éviter Condorcet et Hegel en y ajoutant une certaine
dose de liberté pour l’enfant qui découvre. Durkheim l’évite aussi en plaçant le
développement d’une morale rationnelle au centre de sa pédagogie.
52
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
L’éducation morale
La conception qu’a Durkheim de l’éducation morale explique pourquoi il en fait la mission
presque exclusive de l’école, tout comme la conception de la Raison chez Condorcet et la
conception de la vie éthique chez Hegel le permettent également. Voyant chez Rousseau
l’introduction du critère d’objectivité dans l’éducation qu’il prône en laissant agir les choses
de la nature sur l’enfant qui croit les expérimenter par lui-même, Durkheim conçoit aussi
une éducation morale rationnelle, qui fixe « des idées et des sentiments qui relèvent de la
raison », par des procédés qui y recourent également (DURKHEIM, 1963 : 5). Le rôle de la
morale est de déterminer la conduite en la régularisant par un « système de règles
d’action ». Plus simplement, la morale, c’est ce qui se fait habituellement, donc ce qui est
acceptable pour la conscience collective. Mais elle n’est « pas seulement un système
d’habitudes, c’est un système de commandements » (DURKHEIM, 1963 : 27) car les règles
ont une autorité sur nos façons d’agir, de sentir et de penser, elles ont un ascendant qui
appelle le respect précisément parce qu’elles sont le résultat de la vie en collectivité, dont la
personnalité préexiste et se transmet à l’individu pour se préserver. L’enfant doit y être
initié au commencement de sa deuxième enfance, à son entrée à l’école primaire alors qu’il
est censé avoir certains acquis sociaux. Contrairement à ce que croit Rousseau, l’enfant,
autant souple d’esprit que de corps, peut apprendre les principes moraux au fondement de la
vie en société, conviction que partageaient Condorcet et Hegel.
Cette moralité que l’enfant doit apprendre comprend trois éléments constitutifs qui sont
l’esprit de discipline, l’attachement au groupe social et l’intelligence de la morale.
L’esprit de discipline
Le premier élément de la moralité selon Durkheim englobe la régularité et le respect de
l’autorité (DURKHEIM, 1963 : 27). La discipline conduit au goût de la régularité, à la
modération des désirs et à la maîtrise de soi. Étant le produit de la civilisation, elle ne se
trouve pas naturellement dans la conscience de l’enfant : il faut la lui inculquer
intentionnellement (DURKHEIM, 1963 : 110-113). S’appuyant sur des travaux en
psychologie, Durkheim reconnaît en l’enfant deux prédispositions qui permettent cette
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FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
inclination imposée à son esprit : « le traditionnalisme enfantin » et « la réceptivité de
l’enfant à la suggestion, surtout à la suggestion impérative » (DURKHEIM, 1963 : 113).
Ces moyens d’action de l’éducateur sont si efficaces que Durkheim met en garde contre
leur utilisation abusive. Pour éviter tout asservissement ou toute reproduction passive des
défauts du maître, Durkheim recommande que l’enfant suive l’enseignement de plusieurs
maîtres pendant son éducation pour que la diversité des influences de chacun se complètent
les unes les autres (DURKHEIM, 1963 : 120-121). Fréquenter l’école lui apprendra plus
complètement que ne le faisait la famille à se conduire suivant les règles, car il y a tout un
système d’obligations qui l’amèneront à remplir les différents devoirs qu’on lui assignera.
L’affectivité qui caractérise la famille ne suffit pas à insuffler ce sentiment du devoir envers
autrui. Par contre, tout ne doit pas être réglementé dans la vie de l’école. D’abord parce que
la règle qui apparaîtrait gratuite et exagérée aux yeux de l’enfant perdrait de l’autorité.
Ensuite parce que l’habitude de n’agir que sous des ordres empêche l’éducation de la
volonté alors qu’elle entre dans la définition de l’homme idéal dans les conditions morales
de la société que connaît Durkheim ; ou bien la réglementation excessive fait un révolté, ou
bien elle fait un « déprimé moral » (DURKHEIM, 1963 : 129). Ainsi l’éducation morale que
prône Durkheim n’est pas totalement répressive ou punitive. Elle accorde aussi une
attention scrupuleuse à la marge de liberté que doit conserver l’enfant pour qu’il comprenne
ce qu’on lui impose et qu’il y voit la condition de sa liberté.
L’attachement au groupe social
Avec l’attachement au groupe social, deuxième élément de la moralité, l’individu agit
moralement quand il le fait en vue d’un intérêt collectif, qui dépasse les fins personnelles.
La personnalité collective agit sur les personnalités individuelles et leur survit. Pour que
l’individu s’y sente attaché, elle doit aussi avoir un intérêt pour lui, il doit sentir qu’elle
prend racine en lui. Étant le produit de la société, l’homme ne peut pas agir que dans son
propre intérêt. Il doit sentir qu’il participe au maintien de cet ordre qui l’a socialisé, qui lui
a tout appris « ce qu’il y a de meilleur » en lui (DURKHEIM, 1963 : 48-59). Cela, l’école
arrive à l’inculquer.
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FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
Quand il y entre, l’enfant a déjà connu deux groupes sociaux avec sa famille et ses amis. À
l’école, il entre dans un groupe qui ressemble plus à la société civile du fait du
rassemblement des individus selon leur âge et leur statut, sans qu’il n’y ait de liens de
consanguinité entre eux. En même temps, la création de liens personnels avec ses pairs
rappelle ce qui rassemblait les membres de la famille et les amis. Le nouveau milieu moral
dans lequel il entre lui apprend plus que ne le faisait la famille à être altruiste, à sortir de
lui-même. Cet intermédiaire entre la famille et la société civile lui donnera le goût pour la
vie collective (DURKHEIM, 1963 : 194-195).
L’intelligence de la morale ou l’autonomie de la volonté
Un dernier élément de la moralité caractérise particulièrement l’époque où vit Durkheim et
n’a cessé de donner sa couleur au monde contemporain par la suite. Avec l’importance qu’a
pris le respect de la personne humaine comme si elle était un dieu, la liberté de jauger les
règles imposées est devenue primordiale dans le caractère moral de l’être humain
contemporain. La conscience personnelle doit avoir une certaine autonomie. Pourtant dans
la transmission de la morale, l’individu demeure plus passif qu’actif, il ne contribue que très
peu à l’orientation de la morale collective qui existait de longue date avant sa naissance :
« Nous sommes agis plus que nous n’agissons » (DURKHEIM, 1963 : 91). D’après la lecture
de Durkheim, Kant résolvait cette antinomie entre l’autonomie et l’hétéronomie de la
volonté en faisant de la volonté morale quelque chose de purement autonome. Celui qui ne
ressentait pas la contrainte dans ce qui lui dictait ses façons d’agir, de sentir et de penser
avait une moralité supérieure à celui qui la ressentait, donc à celui chez qui la sensibilité
occupait plus de place dans la conscience. Un être purement rationnel ne peut faire
autrement qu’accepter immédiatement la loi morale venant de l’extérieur, fondée sur la
raison. Durkheim fait pourtant remarquer que personne n’est un être purement rationnel.
Chacun est aussi un être sensible, qui accorde une certaine importance à son intérêt
personnel, part immorale de lui-même car tournée vers soi. La règle morale se présente
comme une obligation et non comme l’œuvre de la volonté puisqu’elle ne tient pas compte
de la sensibilité de chacun, des désirs propres mais plutôt de ce qui est général. « Ainsi,
écrit-il, la contradiction se résout par le dualisme même de notre nature : l’autonomie est
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FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
l’œuvre de la volonté raisonnée, l’hétéronomie, de la sensibilité. » (DURKHEIM, 1963 : 9293.)
Une libération relative de l’ordre de la nature a été permise par la science, qui a libéré
progressivement de la dépendance au monde. Le connaissant davantage, il devient moins
nécessaire de sortir de nous-mêmes puisqu’une partie se trouve déjà en nous. Avec cette
conviction que le monde est ce qu’il doit être, la volonté ne se soumet pas purement et
simplement à cet ordre : elle y adhère. « Se conformer à un ordre de choses, parce qu’on a
la certitude qu’il est tout ce qu’il doit être, ce n’est pas subir une contrainte, c’est vouloir
cet ordre librement, c’est y acquiescer en connaissance de cause. » (DURKHEIM, 1963 : 97.)
Durkheim pense alors qu’une science de la morale pourrait mener vers une libération
semblable, qui diminuerait progressivement la part d’hétéronomie dans la conformité aux
règles morales : « Ces règles de la morale que nous commençons par subir passivement,
que l’enfant reçoit du dehors par l’éducation, et qui s’imposent à lui en vertu de leur
autorité, nous pouvons en chercher la nature, les conditions proches et lointaines, la raison
d’être. En un mot, nous pouvons en faire la science. » (DURKHEIM, 1963 : 98.) Le caractère
impératif de la règle morale, un de ses éléments majeurs, ne s’en trouverait pas compromis
pour autant. Elle ne cesserait pas de commander l’obéissance sous prétexte que la
conscience individuelle en connaîtrait la raison d’être : simplement, l’obéissance
deviendrait volontaire (DURKHEIM, 1963 : 99).
Ce troisième élément de la morale s’ajoute aux deux premiers. L’intelligence de la morale
implique que l’individu ait pleinement conscience des raisons qui commandent sa conduite.
L’enfant peut se faire expliquer les règles de la morale à l’école et les raisons qui les
fondent, malgré que la science de la morale soit encore très jeune, ce que regrette
Durkheim. Cette morale est à construire en partie alors. Pour Condorcet, il s’agissait
d’enseigner les principes du « droit naturel » et les principes moraux « de base » : quoique
ouverte à la critique, une morale déjà toute faite. Pour Durkheim, en attendant, c’est par
l’instruction, par la transmission de connaissances que cette autonomie peut se développer,
principalement par les sciences et l’histoire. Par l’enseignement des sciences qui font
connaître la réalité physique et naturelle du monde, l’enfant acquiert une propédeutique qui
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FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
dispose l’esprit à la compréhension de sa réalité sociale. Il est exercé à en saisir la
complexité (DURKHEIM, 1963 : 221). C’est l’histoire cependant qui la lui enseignera, en lui
faisant comprendre ce qu’est la société et comment elle est en rapport avec l’individu
(DURKHEIM, 1963 : 234). L’histoire de sa nation lui apprendra à connaître sa propre réalité
et lui fera sentir qu’il lui appartient en même temps qu’elle se trouve en lui (DURKHEIM,
1963 : 235-236). Elle contribue dans ce mouvement à développer l’attachement au groupe
social, visée que partageait Hegel mais que Condorcet voyait restrictive pour la Raison qui
le dépassait.
Les pédagogues et les éducateurs : constructeurs et porteurs de l’idéal
national
L’éducation morale rationnelle que veut mettre en place Durkheim débouche sur une
éducation nationale, la conscience de participer à sa patrie et, par son intermédiaire, à
l’histoire de l’humanité. La famille comme groupe d’appartenance est subordonnée à la
patrie et à l’humanité, qui ont une valeur morale plus élevée du fait de leur généralité plus
grande, plus éloignée des fins personnelles de l’action. Le déplacement du « centre de
gravité de la vie morale » vers l’école en a fait « un organe secondaire de l’État »
(DURKHEIM, 1963 : 63). Au-dessus d’elle, l’idéal national et l’idéal humain se confondent
en un seul du fait de la nécessaire pluralité d’États dans la réalisation de l’humanité
(DURKHEIM, 1963 : 66). Puisque chaque milieu moral veille à son existence, la famille,
toute tournée vers elle-même, ne peut éveiller à elle-seule le sentiment pour la patrie. De là
« l’importance primordiale du rôle qui revient à l’école dans la formation morale du pays »
(DURKHEIM, 1963 : 67). Cette finalité, Durkheim la partage avec Hegel, qui considérait
qu’un peuple ne pouvait projeter sa raison au-delà de l’État qui en représentait
l’aboutissement, figure particulière dans l’histoire des peuples.
La fonction de l’école reposant essentiellement entre les mains des maîtres, la réflexion
pédagogique devient nécessaire à l’accomplissement de leur tâche, dans laquelle ils doivent
faire preuve de souplesse face aux variations que connaît la société. Pour transmettre à
l’enfant le sentiment d’appartenance à sa patrie, les maîtres des différentes matières doivent
se rassembler sous un même idéal, réfléchir à l’unité qu’ils veulent produire dans la
57
Durkheim et l’éducation morale
FAMILLE ET ÉCOLE
conscience de l’enfant qui reçoit un enseignement disparate, surtout au secondaire. C’est
qu’au moment où Durkheim donne son cours de pédagogie, une réforme constante qui dure
depuis la moitié du
e
XVIII
siècle en France a fait perdre de vue son idéal, a embrouillé sa
conception de l’homme. Dans ce contexte, la réflexion collective des maîtres s’avère
essentielle. Un examen des courants d’idées et des besoins sociaux qui ont mené au système
d’enseignement public ainsi que l’évaluation de ceux qui émergent alimenteront la
définition de cet idéal à laquelle doivent participer tous ceux qui sont impliqués dans la
mission de socialisation pour la patrie que porte l’école. Sans cela, sans cet instrument de
réflexion sur elle-même, l’existence de la société serait compromise (DURKHEIM, 1999 :
113-130). Sans direction prédéfinie, il ne peut y avoir de régulation et d’intégration des
nouvelles générations dans la société. La conscience d’elle-même de la société est un
préalable à son maintien et ce sont ceux qui ont explicitement pour fonction de socialiser
qui en portent la responsabilité.
L’école au centre de l’éducation morale et nationale : bilan de la
conception de Durkheim
L’articulation que voit Durkheim entre la famille et l’école fait perdre de l’importance à la
première des deux institutions comparativement à celle que lui attribuaient Condorcet et
Hegel. Celle-ci n’est plus un milieu tellement circonscrit par son existence matérielle et
l’interdépendance de fortune entre ses membres. N’étant plus qu’un port d’attache affectif
et ne préparant qu’aux liens sociaux les plus privés, elle ne prépare pas autant à la vie en
collectivité qu’auparavant. Aux yeux de Condorcet, elle amène l’enfant à se tourner vers un
univers plus grand qu’elle par la transmission d’opinions politiques et de convictions
religieuses. Elle contribue à donner du sens à l’ordre du monde. Aux yeux de Hegel, la
famille prépare l’enfant à entrer dans la société civile et à y occuper une fonction dans le
système économique de besoins. Elle fournit aussi une première intuition de la morale qui
fonde la vie collective, ce qui oriente davantage le regard enfantin vers l’extérieur qu’une
petite préparation aux relations privées.
58
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
Dans la conception de Durkheim, il est clair que c’est l’école qui initie le plus l’enfant à la
vie collective, et là, ce n’est pas différent des deux conceptions précédentes. Contrairement
à Condorcet et à Hegel, Durkheim parle d’un système d’éducation qui oblige la
fréquentation scolaire jusqu’à 12 ans, depuis les années 1870. La plupart des pays d’Europe
ont aussi vu la fréquentation scolaire se généraliser au cours du
e
XIX
siècle (COMPÈRE,
1997). Bien qu’il ait assisté à cette évolution, le passage à l’école est désormais admis
comme une nécessité. Ce dont il est question avec lui, c’est de la mission précise de
l’institution envers les individus et la collectivité, qui est d’autant plus grande que les
institutions de la société civile qui venaient à son secours dans la conception de Hegel sont
pour la plupart disparues. L’école doit-elle se contenter de transmette des connaissances
objectives ou doit-elle aussi transmettre des valeurs et inviter à s’attacher à la patrie?
Durkheim, après Hegel et en opposition avec Condorcet, réaffirme clairement le rôle
idéologique de l’école, essentiel pour que la solidarité ne s’essouffle avec l’ampleur que
tend à prendre l’individualisme. C’est un devoir à la fois envers l’individu qui doit trouver
son bonheur dans le sentiment d’être intégré parmi les siens, comme c’est un devoir envers
la société pour qu’elle se maintienne et qu’elle suive une direction partagée. Les maîtres
portent ainsi une haute responsabilité, eux qui doivent à la fois réfléchir à un idéal de
ralliement, et agir sur les consciences souples et ouvertes des enfants, des êtres encore
asociaux13. L’éducation morale que prône Durkheim se confond avec une éducation
13
C’est l’autonomie de la réflexion, permise et encouragée, qui nécessite que des pédagogues réfléchissent à
l’unité qu’il faut néanmoins conserver et faire aimer pour que l’individualisme ne se développe pas au point
d’enlever toute signification à la vie en société. Par exemple, dans les derniers manuels qu’il a étudiés,
Vincent Ross a observé que les formulations idéologiques à l’intention des futur(e)s instituteurs et institutrices
devenaient plus explicites. Ceux qui datent de 1865, 1901 et 1924 faisaient une référence plus explicite aux
principes religieux de la « mentalité chrétienne » et de la « volonté divine », prémisses implicites dans le
manuel de 1853 car partagés par la « sagesse commune ». Le manuel de 1948 élabore un « système abstrait »
en incluant les sciences humaines. (ROSS, 1970 : 193-194.) Le fait de réfléchir à l’unanimité sous laquelle on
voulait rassembler le peuple canadien français signifiait que l’idéal n’était plus tellement partagé ou du moins,
qu’il ne se présentait plus comme une évidence à l’intérieur de l’organisme social. Les exigences d’une
autonomie de la volonté occupaient une part croissante des consciences individuelles, dont le rassemblement
en une personnalité collective laïque orientée vers le progrès social commençait à échapper à l’organe jusquelà central. La nouvelle génération y apparaissait comme le terreau d’une solidarité nouvelle
qu’ensemenceraient les jardiniers que sont les instituteurs.
59
FAMILLE ET ÉCOLE
Durkheim et l’éducation morale
nationale, qui fait aimer la Nation, intermédiaire nécessaire pour s’inscrire dans
l’humanité14.
14
Cette conception de l’instruction publique était caractéristique de la pensée de l’époque en France depuis le
milieu du XIXe siècle. Jules Ferry, homme d’État, affirmait que seul l’État avait le droit d’éduquer les enfants
puisqu’ils appartenaient à la nation et qu’il fallait les sortir des particularismes locaux sans modifier les
rapports de classe (MIGEOT-ALVARADO, 2000 : 15-16). Philippe Meirieu désigne cette idéologie comme de
l’antifamilialisme, dans laquelle les systèmes d’éducation, laïque ou catholique, se veulent tous les deux dans
un rapport de transcendance et de sevrage violent à l’égard des familles. (MEIRIEU, 1997 : 82). Durkheim
s’inscrivait dans cette idéologie en ne s’attardant que très peu à la fonction éducative de la famille. Il est
intéressant de noter qu’à la même époque au Québec, c’était la famille qui portait officiellement la mission
d’inculquer l’esprit national. Elle était l’instrument de l’Église comme en France l’école était l’instrument de
l’État.
Chapitre III
Parsons et le développement systémique de la
personnalité
Les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale sont celles de la prospérité
économique, de la montée des classes moyennes et de la naissance des banlieues de
maisons unifamiliales isolées en Amérique du Nord (voir notamment JACKSON, 1985). La
structure de la famille moderne y est clairement définie par un représentant de la sphère
publique, le père, et un représentant de la sphère privée, la mère. Le père quittant sa maison,
son quartier, sa banlieue pour aller travailler, la mère y demeurant, pour tenir la maison
avec tout son arsenal d’électroménagers, élever les enfants, et préparer le souper pour le
retour de son mari. C’était l’époque hygiéniste du blanc et de la lumière dans les pièces de
la maison, avec les grandes fenêtres dans le salon. C’est, en tout cas, le modèle que l’on
retient de ces années avec la vieille série Papa a raison. Le sociologue américain Talcott
Parsons écrit pendant ces années pendant lesquelles semblait régner un beau petit bonheur
d’harmonie, qu’on a peine à imaginer tellement les années 1960 sont en rupture avec ce
modèle.
Parsons s’applique à faire de la sociologie un instrument d’analyse des sociétés et de
l’action sociale (CHAZEL, 1974 : 1-3). S’inspirant de plusieurs de ses prédécesseurs, dont
Durkheim, Pareto, Weber, Freud, il construit conceptuellement un vaste système social
pour analyser le fonctionnement des sociétés. L’analyse du processus de socialisation, qui
s’inspire principalement de Freud et d’études de psychologie, s’inscrit dans sa théorie
générale de l’action qu’il tente d’appliquer, pendant la dernière période de sa carrière
intellectuelle, « aux différents champs de connaissance des sciences de l’homme :
économie, psychologie, science politique » (ROCHER, 1972 : 14).
61
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
L’intention idéaliste d’inscription dans l’histoire, commune à Hegel et à Durkheim,
n’apparaît pas chez ce sociologue qui a écrit de la fin des années 1920 jusqu’aux années
1970 (décès en 1979). Son intention à lui se tourne plutôt vers la fondation d’un modèle
d’analyse véritablement scientifique qui systématise, par analogie avec la mécanique,
l’emploi des concepts et des variables explicatives qu’avaient relevés avant lui d’autres
sociologues sans les inclure dans un système aussi englobant (CHAZEL, 1974), pour ne pas
dire une conception aussi totalitaire, de toute action sociale. Parlant de l’intention
fondamentale de Parsons, Guy Rocher attire l’attention sur la conviction profonde qui a
guidé son oeuvre : « La sociologie doit devenir une science et il s’est donné comme tâche
de la faire accéder à ce statut. Telle est essentiellement la vocation qu’il a donnée à sa vie
et à son œuvre, et dont il n’a pas dévié depuis ses tout premiers écrits jusqu’aux plus
récents [début des années 1970]. » (ROCHER, 1972 : 34.). Avec son idéal scientifique,
Parsons conçoit la réalité sociale comme quelque chose d’explicable, qui se comprend,
comme toute réalité, avec la notion de système : « la notion de système implique pour
Parsons l’interdépendance des éléments, qui forment un ensemble lié dans lequel les
mouvements et les changements ne peuvent pas se produire d’une manière désordonnée et
au hasard, mais sont le fruit d’une interaction complexe d’où résultent des structures et des
processus. » (ROCHER, 1972 : 38.) Cette façon de faire de la sociologie oriente le regard sur
les composantes de la vie sociale d’une manière particulière : il ne s’agit plus de
comprendre le présent pour mieux provoquer ou entrevoir le changement, il s’agit de
comprendre le système social tel qu’il est pour faire voir ses mécanismes et expliquer des
dérèglements éventuels.
Durkheim avait progressivement tempéré l’inspiration qui lui venait de la biologie pour
s’attarder aux particularités historiques des institutions, souci empirique qui s’est perpétué
dans la suite de la tradition anthropo-sociologique française. Parsons, par son intention
scientifique de dégager des généralités des objets étudiés même s’ils relèvent d’une part de
subjectivité (comme les idéaux et les motivations), ressemble à Hegel, qui voyait un
développement nécessaire et logique de l’histoire. D’ailleurs il s’inspire de lui et d’autres
penseurs évolutionnistes du XIXe siècle pour boucler son œuvre avec sa thèse de l’évolution
des sociétés menant aux sociétés industrielles modernes, dont les États-Unis
62
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
représenteraient l’aboutissement (PARSONS, 1973). Hegel s’appuyait sur la logique et la
métaphysique pour expliquer la direction de l’histoire humaine dans un schéma linéaire
décrivant une série de cercles (LEFEBVRE et MACHEREY, 1984). Parsons s’est appuyé sur la
biologie et la physique (ou l’ingénierie) pour expliquer en synchronie le fonctionnement de
la réalité sociale comme un système.
Entre les quatre penseurs étudiés jusqu’ici, la façon de regarder la vie en société a changé.
Condorcet cherchait à démontrer qu’une vie sociale pouvait être affranchie des formes
d’asservissement qui avaient caractérisé le Moyen Âge. Hegel réfléchissait à la logique de
l’histoire, Durkheim à sa richesse dans toute sa diversité et ses parcours sinueux. Enfin
Parsons établit avec beaucoup de détails le fonctionnement dynamique de la réalité sociale
dans toute sa vitalité. C’est dans cette société systémique que s’ancre la compréhension
qu’il a eue de l’éducation, étudiée par l’intermédiaire du développement de la personnalité,
de la naissance jusqu’à la fin de la fréquentation scolaire. Si Durkheim décrivait l’éducation
plus en détail que ne le faisait Hegel, Parsons s’attarde bien plus que lui au cheminement
psychologique de la conscience, en s’intéressant, instruit qu’il était des travaux de Freud, à
ses mécanismes intérieurs. Il ne cherche pas, comme ces prédécesseurs, à former un
nouveau type d’homme. Il veut simplement que les individus s’intègrent dans la société
telle qu’elle se présente à eux et veut rendre compte de la succession des phases
psychosociologiques qui y mènent.
Le système social
La société moderne, hautement différenciée, représentait pour Parsons un champ d’étude
privilégié, car elle se divise selon les quatre sous-systèmes de la vie sociale qu’il avait
repérés15. Il applique autant sont système d’action sociale à la personnalité et la famille qu’à
la société dans son ensemble. Il en vient à concevoir une division très claire entre les
fonctions de la famille et celles de l’école. Avant de s’y attarder, voyons plus en détail sa
théorie du système social, car c’est elle qui permet de comprendre le genre de solidarité qui
relie entre eux les individus dans une société comme la conçoit Parsons.
15
Cette section sur le système social s’appuie en grande partie sur l’ouvrage de Guy Rocher (1972).
63
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
Tout système d’action se divise en quatre sous-systèmes spécialisés :
•
•
•
•
l’organisme biologique, qui s’adapte au milieu et qui l’adapte en retour à ses besoins (A
pour Adaptation) ;
la personnalité, qui poursuit les buts selon les objectifs qu’elle se fixe et qui mobilise les
ressources et l’énergie pour y arriver (G pour « Goal attainment » ou la poursuite de
buts) ;
le système social, qui veille à l’intégration de tous ses éléments par l’entretien des
solidarités sociales et la circulation de contraintes (I pour Intégration) ;
enfin la culture, qui a pour fonction la latence, le maintien du système d’action par la
proposition ou l’imposition de façons d’agir et de penser (L pour Latency, la fonction
latente de maintien de la société selon une certaine orientation).
Bien que distincts les uns des autres, les sous-systèmes fonctionnels dépendent les uns des
autres pour exister (circulation d’énergie, c’est-à-dire d’informations) :
•
•
•
l’existence de la culture dépend du travail d’intégration que fait le système social ;
le système sociale existe grâce à l’énergie de la personnalité qui en tire ses racines et s’y
projette ;
enfin, l’existence de la personnalité est fixée dans un corps, un organisme en rapport
avec le milieu par les besoins qu’il perçoit.
En retour, l’organisme n’agirait pas si tout un processus motivationnel ne lui indiquait une
orientation :
•
•
•
c’est la personnalité qui interprète les besoins qu’a sentis l’organisme ;
interprétation orientée par l’intégration qu’opère le système social en lui fixant des
limites et en lui formulant des attentes ;
l’intégration trouve sa signification dans la culture qui lui transmet les idéaux et les
valeurs pour maintenir la totalité du système d’action dans une certaine direction.
Ainsi se structure la hiérarchie cybernétique, où la motivation circule de la culture à
l’organisme biologique en passant par le système social et la personnalité. L’énergie, ou les
informations, y circulent en sens inverse.
Sans entrer dans les détails de sa composition, ce modèle s’applique à la société
globale vers laquelle mène le processus d’éducation : la fonction d’adaptation est assumée
par l’économie, la poursuite des buts, par la politique, l’intégration, par la communauté
64
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
sociétale, et le maintien latent des modèles culturels qui orientent le tout, par la
socialisation. Ce qui est nouveau avec Parsons, c’est la division systématique de la société
en quatre fonctions bien délimitées. La socialisation et l’intégration y sont des fonctions
séparées conceptuellement, qui mettent en évidence la dialectique qui traverse l’agent
socialisateur : représentant d’un modèle culturel auprès de l’enfant, il est aussi responsable,
vis-à-vis la société, d’intégrer l’enfant dans le système social qui lui préexiste. Cette
conception rejoint le rôle de réflexion et de socialisation que Durkheim mettait entre les
mains des pédagogues et des maîtres, comme il rejoint ce que Condorcet remettait
respectivement aux instituteurs (intégration) et aux savants (socialisation), de même,
essentiellement, pour Hegel. Dans les phases successives du développement de la
personnalité de l’enfant, les parents et les enseignants occupent tour à tour ces fonctions,
comme adultes porteurs d’autorité et des valeurs collectives tout à la fois.
La famille nucléaire : sous-système social fonctionnel
Voulant comprendre la relation entre la famille, comme sous-système social, et celui plus
vaste de la société, Parsons s’interroge sur les fonctions qui lui restent. Dans les sociétés
primitives, remarque-t-il, une large part de la structure sociale était dominée par la parenté.
Dans les sociétés modernes, la cellule familiale se limite à la famille nucléaire et plusieurs
institutions sociales se trouvent à l’extérieur du système de parenté (PARSONS, 1955a : 4-9).
Il observe donc, comme Durkheim, que la famille dans la modernité tend à se contracter.
Jusqu’à quel point, Parsons ne le dit pas vraiment, même s’il observe une augmentation du
taux de divorce et une entrée progressive des femmes sur le marché du travail. Ces signes
qui indiquaient que la famille moderne en était à ses derniers milles ne l’ont pas détourné de
son objet d’étude privilégié qu’il trouvait dans la société moderne.
La structure familiale que décrit Parsons n’est pas tellement différente de celle que décrivait
Durkheim, ni même Hegel ou Condorcet. Les emplois sont occupés par des individus en
dehors de la famille et permettent de l’entretenir. Ils ne sont plus transmis de génération en
génération, ce qui déjà rend nécessaire qu’une part de l’éducation se fasse à l’extérieur du
foyer. En général, c’est l’homme qui travaille pour faire vivre la famille, ce qui lui confère
65
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
un statut social dans la société en plus de lui donner le rôle de support familial. Le pèreépoux demeure le leader instrumental tandis que la femme vit encore essentiellement à la
maison quand elle est mariée et qu’elle a des enfants (PARSONS, 1955a : 10-14). Cette
description de la famille n’apparaît pas aussi nécessaire qu’elle l’apparaissait pour Hegel :
ce sont des observations, peu ouvertes il est vrai aux diversités naissantes des réalités
familiales, mais ce n’est pas la formulation d’un idéal comme on pouvait l’entrevoir chez le
philosophe allemand.
La famille conserve deux fonctions fondamentales, pas directement pour la société, mais
pour la personnalité : la première socialisation de l’enfant et la stabilisation de sa
personnalité quand il devient adulte. Non pas une société en elle-même puisque chaque
membre est relié à la société globale en occupant d’autres rôles que ceux qu’il occupe en
son sein, elle constitue un système institutionnalisé, structuré selon des rôles culturellement
définis. Parsons se détache de la conception de Hegel qui en faisait un milieu social quasisuffisant en lui-même pour l’enfant qui y vivait. Dans la famille que décrit Parsons, l’enfant
trouve les ressources émotionnelles nécessaires à son développement en même temps que le
modèle de participation à d’autres domaines de la vie sociale que celle de la famille, surtout
en voyant que le père occupe un emploi. (PARSONS, 1955a : 16-21.) Les époux eux-mêmes
trouvent dans la famille les éléments d’équilibre de leur personnalité, puisés essentiellement
dans l’amour, la différenciation sexuelle de leurs rôles et la fondation d’une famille :
« Posé de manière vraiment schématique, une femme mature ne peut aimer,
sexuellement, qu’un homme qui prend toute sa place dans le monde
masculin, concernant tous ses aspects occupationnels, et qui prend ses
responsabilités pour une famille ; inversement, l’homme mature ne peut
aimer qu’une femme qui est réellement adulte, qui occupe pleinement pour
lui son rôle d’épouse et de mère de ses enfants, et qui est une “ personne ”
convenable dans ses rôles extrafamiliaux. » (PARSONS, 1955a : 22, trad. pers.)16
16
La version originale se lit comme suit : « Put very schematically, a mature woman can love, sexually, only a
man who takes his full place in the masculine world, above all its occupational aspect, and who takes
responsibility for a family ; conversely, the mature man can only love a woman who is really an adult, a full
wife to him and mother to his children, and an adequate « person » in her extrafamilial roles. » (PARSONS,
1955: 22)
66
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
Parsons ne parle pas des rôles de mère et de père, d’épouse et d’époux comme
l’accomplissement d’une destinée morale tel que le concevait Hegel. Il n’en reste pas moins
qu’il a du mal à concevoir autrement la biographie adulte. La structuration qu’il décrit
correspond à l’idéal socialisateur dans le monde moderne : l’enfant acquérra dans cette
famille « normale » les conditions d’une intégration sociale réussie, où il commencera à
apprendre les modèles de comportement attendus des personnes de son statut dans la
société (PARSONS, 1951 : 208). L’enfant en sort toutefois très tôt, dès qu’il commence à
entretenir un réseau de camaraderie et qu’il fréquente l’école.
Cette différenciation des rôles parentaux est-elle nécessaire dans tous les types de société ?
Sans répondre simplement par oui ou par non, Parsons relève des faits « très significatifs »
qui démontrent le « haut degré de spécificité » du système de parenté et toute une
combinaison de forces qui font exister ce système dans toutes les sociétés observées
(PARSONS,1951 : 153 et 156). Des constantes reviennent dans la structuration des unités de
parenté à l’examen de ses principaux éléments constitutifs, soit les relations de type
biologique, entre les sexes et entre les générations qui s’installent entre les acteurs sociaux
(PARSONS, 1951 : 153). Quatre faits significatifs appuient son hypothèse d’une universalité
du système de parenté comme premier passage de la socialisation (PARSONS, 1951 : 154).
Des conditions biologiques déterminent l’organisation de la socialisation première en une
fonction familiale et orientent les rapports qui s’y installent. Des règles sociales,
universelles dans leur plus haut degré de généralité (les relations entre les sexes,
l’orientation particulière envers les membres de sa famille), font de la famille, dans toutes
les sociétés, un environnement social à vocation spécifique (dans le sens d’unique entre
tous les autres types de système) vis-à-vis le système plus vaste auquel elle est reliée (la
société ou un de ses sous-systèmes). Cette conclusion fixe la nécessité de la famille aux
yeux de Parsons pour le fonctionnement social, parce qu’elle demeure une unité sociale
inévitable car en partie naturelle. Quelle que soit sa forme, elle demeure le sous-système de
base qui déclenche le processus d’intégration à la société globale et, en bout de course, le
maintien de celle-ci.. (PARSONS, 1951 : 65-66).
67
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
L’insistance de Parsons sur la nécessité de la famille pour l’intégration à la société le
rapproche de Hegel qui en faisait le premier niveau de la socialité. Bien que Condorcet et
Durkheim aient évoqué l’héritage culturel ou social que l’enfant y recevait, ils ne
ressentirent pas le besoin de s’y attarder pour en faire ressortir une spécificité socialisante.
Cela tient probablement à des spécificités culturelles, Parsons et Hegel étant protestants et
faisant peut-être plus de place à la communauté immédiate. Les phases psychologiques de
socialisation décrites par Parsons font de la famille le milieu tout désigné pour former les
premières bases de la personnalité nécessaires à la poursuite de l’expérimentation des autres
aspects de la vie sociale.
La socialisation de l’enfant et de l’adolescent
Le fait que la famille nucléaire de la société moderne ne soit jamais une société
indépendante mais un petit sous-système hautement différencié apparaît déterminant dans la
socialisation de l’enfant pour deux raisons. Premièrement, les parents, comme agents
socialisateurs, ont des rôles aussi à l’extérieur de la famille (Parsons n’enferme donc pas la
femme dans la cellule familiale même si le rôle qu’elle y occupe définit à ses yeux
l’essentiel de son statut social). Deuxièmement, les enfants ne sont pas socialisés que par et
pour leur famille, ils auront aussi à occuper des rôles dans la société et à fonder leur propre
famille. La famille, système lui-même divisé en plusieurs sous-systèmes dont le nombre
varie en fonction de sa taille, ne représente un univers complet de rôles que pour le jeune
enfant. (PARSONS, 1955b : 35-38.) Celui-ci apprendra assez tôt qu’il est destiné à passer une
partie de sa vie à l’extérieur de ce premier univers, en voyant s’ajouter d’autres rôles à sa
biographie. Considérant cela et dans son intention de pouvoir expliquer toute action sociale,
y compris la socialisation, Parsons s’attarde plus longuement et plus complètement que ne
le faisait Condorcet, Durkheim et même Hegel, à celle qui se fait à l’intérieur de la famille.
Elle apparaît dans sa conception plus ouverte sur l’environnement, même dans la possibilité
qu’elle offre à l’analyse sociologique. Durkheim ne l’étudiait que de l’extérieur, à partir des
droits, des mœurs et de la démographie. Condorcet l’abordait essentiellement par le droit.
Quant à Hegel, il semblait simplement lui porter une confiance que méritait sa qualité de
racine morale de l’État. Durkheim, pensant qu’une patrie ne pouvait plus se fonder
68
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
exclusivement sur elle, s’y est moins intéressé qu’à l’école, institution qui se prêtait plus
facilement, car définie officiellement, à la critique et à l’orientation choisie. Une explication
semblable peut intervenir en ce qui concerne Condorcet pour le développement de la
Raison. Parsons y revient pour examiner de plus près l’importance sociale que la famille a
conservée, car elle s’est spécialisée suivant les structures sexuelles qui la fondaient.
La famille nucléaire se structure selon deux axes de différenciation, l’une selon la
hiérarchie entre parents et enfants, l’autre selon la fonction instrumentale ou expressive
dominante de chaque sexe. Quatre rôles-statuts fondamentaux en découlent : le supérieur
instrumental qu’occupe le père-marie, le supérieur expressif qu’occupe la mère-épouse,
l’inférieur instrumental qu’occupe le fils, ou le frère, et l’inférieur expressif qu’occupe la
fille, ou la sœur (PARSONS, 1955b : 46). Les fonctions expressive et instrumentale sont aussi
présentes au dehors de la famille dans la socialisation de l’enfant, celles qu’il trouve par
exemple dans son groupe de pairs versus celle qu’il trouve à l’école. Elles correspondent,
dans le système de valeurs qui structurent la communauté « adulte », à la différence entre
les orientations particulariste (tel enfant) et universaliste (l’élève parmi ses semblables),
puis entre les discriminations fondées sur la qualité (reconnaissance pour ce que l’autre est
dans son extériorité) et la performance (reconnaissance pour ce que l’autre fait) (PARSONS,
1955b : 53). Sa personnalité se développe à partir de sa naissance en une succession de
phases où les systèmes deviennent plus complexes en raison du nombre croissant d’objets à
intérioriser, d’autrui avec qui interagir. La succession de la famille et de l’école comme
systèmes de socialisation dominants s’inscrit dans ce processus. Dans cette progression, le
système de besoins et dispositions, le type de performance demandée et le type de sanction
imposée changent pour permettre l’intériorisation de chaque sous-système impliqué dans la
structuration de la personnalité de ego.
La socialisation comme « interaction »
Le processus de socialisation de l’enfant ne commence pas tant qu’il n’entre pas en
interaction avec un adulte. Un agent socialisateur doit lui attribuer un rôle, attendre de lui
des comportements pour que le développement psychosocial commence. Déjà un acteur
69
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
social aux yeux de cet adulte, il n’est pas l’« être asocial » que Durkheim voyait en lui, qu’il
faut amener à obéir à l’ordre qui l’entoure (ou il ne l’est que pendant un laps de temps très
court), ni un être essentiellement défini par un avenir virtuel comme le voyaient Condorcet
et Hegel. Une passivité complète de sa part, s’il se présentait simplement comme un objet
manipulable, ne saurait introduire ce processus (PARSONS, 1951 : 209). Il a une personnalité
qui ira en se complexifiant.
L’intériorisation des modèles de valeur-orientation qui prévalent dans sa société et qui
constituent « la structure de la personnalité de base » débute (PARSONS, 1951 : 208). La
structure de la personnalité d’un individu reflète les structures sociales expérimentées. C’est
en s’identifiant au système social qui le socialise que l’individu s’y intègre. Cette
intériorisation détermine son orientation envers les objets subséquents, qui représentent
autant d’acteurs différents vis-à-vis ego. (PARSONS, 1955b : 54-58). Dit plus simplement, la
personnalité de l’enfant se forme dans son interaction avec autrui. Comme cet autrui, au fur
et à mesure qu’il grandit, comprend de plus en plus de gens, dans des rapports de plus en
plus différenciés avec lui, dans des situations de plus en plus complexes, sa personnalité
deviendra elle-même plus complexe dans sa réponse aux attentes de comportements qui lui
seront formulées et qu’il interprétera à l’aide des gratifications et sanctions qu’il recevra.
Simple rapport de dépendance avec la mère après la naissance, les attentes de
comportement mènent à la transmission du système de valeurs qui guide la société dans son
ensemble.
À chaque transition qu’il connaît dans sa vie, c’est-à-dire quand il doit modifier son
comportement pour être intégré, l’individu connaît une crise qui restructure complètement
sa personnalité. Il doit y ajouter les sous-systèmes qui composent le nouveau système
expérimenté, en apprenant son rôle et les rôles des autres qui y participent également. Ce
processus de l’apprentissage suit l’ordre inverse de l’action sociale. L’individu traverse
successivement la latence (L), l’intégration (I), la recherche de gratifications et la poursuite
de buts (G) puis l’adaptation (A). Cet enchaînement s’applique autant à l’intérieur de
chaque phase de socialisation que pénètre l’enfant, de la dépendance orale à l’adolescence,
qu’à l’ensemble de ce processus. Dans chaque phase, il doit en effet commencer par se
70
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
stabiliser en se sentant attaché au sous-système (latence), grâce à la permissivité dont il
bénéficiera, avant que l’intégration ne commence par le support qu’il y trouvera ensuite.
Après cela, le déni de la réciprocité établie antérieurement, de sa part (déni par la nonobéissance) comme de l’agent socialisateur (déni par les sanctions), l’amènera à rechercher
les gratifications en poursuivant et accomplissant des buts conformément aux attentes
formulées et interprétées. Là seulement sa personnalité se sera adaptée et aura intériorisé le
sous-système de socialisation avec les objets qu’elle comporte (les autres acteurs, leurs
rôles et l’interaction qui les lie selon l’orientation qu’ils ont les uns envers les autres et leurs
comportements). Dès lors il pourra entrer dans un autre sous-système plus vaste, fort de la
complexité que sa personnalité aura gagnée – car elle aura différencié les axes du soussystème pour mieux situer ses composantes – en parcourant à nouveau le même
cheminement. Comme la socialisation s’accomplit dans l’intégration à la société (donc dans
son intériorisation comme objet), elle aussi un système social, la biographie elle-même suit
ce développement, telle une spirale montante. (PARSONS, 1955b : 37-42.)
Comme on le voit, la socialisation n’est pas une simple impression qui se fait dans la
conscience. La part d’appropriation par l’individu de ce qui oriente la société est un
mécanisme fondamental dans son processus de socialisation. Les autres penseurs avaient
également insisté sur ce point en faisant de la liberté de pensée, de l’autonomie de
l’intelligence, un élément essentiel au développement de la raison. L’agent socialisateur y
joue un double rôle : motiver le socialisé à le prendre comme modèle, en l’amenant à
s’attacher à lui, d’abord en se mettant à son niveau dans son sous-système, puis ensuite en
lui servant effectivement de modèle (PARSONS, 1955b : 59). C’est l’autre pôle de la
dialectique de l’éducation auquel tenaient également Condorcet, Hegel et Durkheim en
montrant l’importance de l’autorité. Deux aspects psychologiques majeurs interviennent ; le
cognitif, par lequel l’individu se différencie pour construire son identité ; le motivationnel,
qui comprend la dépendance, la frustration, l’attachement et le pouvoir de l’agent
socialisateur ; l’individu à socialiser recherche les gratifications mais subit des contraintes
tout à la fois. Ces deux aspects, le cognitif et le motivationnel, interviennent dans le
processus à chaque phase de socialisation, car le sous-système du socialisé apparaît toujours
subordonné à celui de l’agent. (PARSONS, 1955b : 60-62.)
71
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
Alors que les penseurs précédents adoptaient un point de vue extérieur, celui de l’idéal
collectif à transmettre, Parsons prend pour point de vue celui de l’enfant, qui est plus
intérieur, plus psychologique. Ce faisant, il rappelle l’importance décisive de chaque agent
socialisateur qui marque l’entrée du socialisé dans les phases qui se suivent.
La famille et l’école dans la vie de l’enfant
Regardons de plus près comment, selon Parsons, la socialisation se déroule dans la vie de
l’enfant pour voir comment s’effectue le passage de la famille à l’école et comment ces
deux institutions interagissent dans son existence (voir deux chapitres de Family,
socialisation and interaction process, PARSONS, 1955b et c). Rappeler brièvement ce qui se
passe dans chacune de ces phases rend compte de ce que l’enfant a acquis au terme de
chacune d’elle. Cette précaution permet de rendre justice à l’intention que nous devinons
chez Parsons de réaffirmer le rôle socialisateur majeure de la famille.
D’abord extrêmement dépendant de la mère dans sa représentation de lui-même17 en raison
de sa dépendance physique (phase latente), le tout jeune enfant développe progressivement
une autonomie dans les tâches physiques nécessaires à sa survie, et se différencie
progressivement des autres acteurs-objets qui constituent ce sous-système qu’est sa famille.
L’enfant intériorise en premier lieu la mère, pendant la phase de la dépendance affective
(phase intégrative), comme objet d’interaction qui contrôle et veille sur son existence. La
crise qu’il connaît pendant la phase oedipienne l’amène ensuite à intérioriser le soussystème de la famille et ses sous-systèmes en distinguant les générations qui séparent les
parents des enfants et le sexe, en reconnaissant leurs rôles respectifs. Par cela il intériorise
un nouvel ensemble de valeurs sur lequel la collectivité qu’il connaît alors se fonde, et qui
est porté par le père dans son rôle instrumental de responsable de la famille vis-à-vis la
société. L’enfant se libère de cette façon du sous-système de la mère-enfant en s’identifiant
au « nous » de la famille, à celui des enfants et à celui des personnes du même sexe que lui.
Dans cet ensemble, il n’occupe que les rôles de fils ou de fille, de frère ou de sœur
17
En fait il ne se représente pas, il ne se distingue tout simplement pas de sa mère justement parce qu’il
dépend totalement d’elle pour se nourrir et hygiène personnelle.
72
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
(évidemment, il ne peut être que d’un sexe et dans une génération). L’identification à l’un
ou l’autre des parents s’effectue par l’intériorisation des qualités et des fonctions qu’ils
assument, par l’intériorisation de tâches plus instrumentales tournées vers l’extérieur de la
famille lors de l’identification au père, par l’intériorisation de tâches plus expressives,
tournées vers l’intérieur de la famille, lors de l’identification à la mère. Bref, l’enfant
acquiert son identité sexuelle pendant cette phase.
L’enfance latente (phase de recherche de gratifications et de poursuite de buts), s’étend
jusqu’au début de l’adolescence et correspond à l’entrée de l’enfant à l’école. À ce stade sa
personnalité est complète en ce qu’elle a intériorisé la différenciation entre l’instrumental et
l’expressif puis entre les pouvoir supérieur et inférieur. Son nouvel environnement le
préparera plus que ne le faisait la famille à occuper un rôle occupationnel quand il sera
adulte, l’école secondaire davantage que l’école primaire. L’adulte qu’il côtoie
quotidiennement a une orientation plus universaliste envers lui, car il le traite en sa qualité
d’élève, donc selon une caractéristique qu’il partage avec ses pairs. La neutralité affective
entre le maître et l’élève prédomine plus que l’affectivité, contrairement à ce qui unit les
enfants à leurs parents. L’attente d’accomplissement qu’il reçoit s’avère plus intense
qu’auprès de son père : la reconnaissance que l’agent socialisateur aura de lui repose bien
plus qu’à la maison sur ses performances et beaucoup moins sur ses qualités extérieures.
Aussi l’école occupe-t-elle vis-à-vis lui un rôle spécifique : elle ne veille qu’à une partie de
son éducation, qui se fait à l’intérieur d’un horaire bien délimité et ne s’occupe pas de la
qualité de vie générale de l’enfant comme le fait la famille. (PARSONS, 1951 : 239-241 ;
MONTANDON, 1994 : 162-163.) Par l’école se transmet une partie de l’ensemble de valeurs
de la société, que l’enfant intériorisera dans le processus de développement de sa
personnalité. Par rapport à la famille, elle occupe un rôle instrumental auprès de l’enfant,
car elle constitue le contact avec l’environnement social dont elle fait partie. L’enfant y
acquiert une identité sociale en occupant des rôles dans un univers impersonnel.
En même temps, la structure de l’école est parente de celle qu’a connue l’enfant dans sa
famille et s’inscrit en continuité de celle-ci dans la formation de la personnalité. La vie
scolaire est organisée de façon à différencier les générations entre elles par les différentes
73
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
années scolaires distinguées selon les âges et la distinction entre élèves-professeurs. Dans
les attentes de comportement, l’élève intériorise l’autorité du professeur sur lui, qui est plus
compétent, qui a plus d’expérience et qui a un ascendant sur lui. Une différenciation se fait
aussi entre les enfants eux-mêmes dans la cour d’école. Ils se regroupent généralement par
sexe et développent un fort sentiment de solidarité avec leur groupe de pairs. Une certaine
socialisation se fait aussi par les plus vieux membres des groupes d’amis, pour certains
jeux, certains standards de comportement à adopter dans une petite collectivité (ne pas
tricher par exemple). Là cependant, le système d’objets sociaux significatifs n’est pas
prédéfini institutionnellement et dépend davantage des relations qui se forment entre les
enfants, un peu à la manière de l’interaction entre les acteurs sociaux chez les adultes avec
les attentes de comportements et les sanctions qui les caractérisent. Elles sont souvent
l’expression d’un ensemble de valeurs implicites. La socialisation à l’école se fait donc
aussi par expérimentation directe d’une vie sociale dont les codes ne proviennent pas « d’en
haut ».
Pendant qu’il fréquente l’école primaire, l’enfant acquiert de nouveaux rôles, les
composantes instrumentales de sa personnalité s’établissent plus fermement. Représentant
de la famille au début, il devient le membre d’une communauté formée des individus qu’il
aura rencontrés. Sa sensibilité aux sanctions s’accroît à mesure que s’ajoutent de nouveaux
agents socialisateurs (les pairs comme les professeurs). Les sanctions provenant de ses
parents tiennent compte de ce développement, qui fait de leur enfant un membre d’autres
sous-systèmes sociaux. Ils adoptent envers lui une orientation qui tient plus de
l’universalisme qu’auparavant : il n’est plus seulement « notre enfant ». (PARSONS, 1955b :
113-121.) La fonction d’agent socialisateur des parents se modifie alors quand l’enfant
entre à l’école : cela transforme l’orientation qu’ils ont envers l’enfant et les attentes de
comportement qu’ils lui formulent.
L’école que fréquente l’adolescent a une orientation encore plus universaliste et spécifique
tournée vers les performances. L’adolescent suivra l’enseignement de professeurs
spécialisés dans leur matière, et non plus l’enseignement plus général du professeur de
primaire, qui symbolisait à ses yeux la figure de l’autorité à l’extérieur de la famille. Cette
74
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
différenciation des rôles éducatifs par expertise s’apparente à la division du travail dans la
société adulte et implique une reconnaissance fondée sur la spécificité de ce qui est
accompli. Le regroupement même des élèves en différentes classes pour chaque matière
suit ce rapprochement avec le système occupationnel où les rencontres sociales sont en
grande partie déterminées par la spécialité du lieu fréquenté (hôpital, boutiques, restaurants)
mais moins par les qualités attribuées à chaque personne qui s’y trouve. (PARSONS, 1951 :
239-241.) L’expérimentation de la vie en société y est déjà plus fidèle à ce que vivent les
adultes. Aussi, le développement de la personnalité de l’adolescent se fait-il plus largement
en référence aux structures de la société adulte que sont la famille qu’il fondera, la
communauté (ou le réseau de relations sociales) et le système occupationnel (le métier ou la
profession qu’il occupera). L’adolescent expérimente les structures où il sera amené à
occuper des rôles différents. (PARSONS, 1955b : 123-130.)
Fréquenter l’école, comme le conçoit Parsons, c’est commencer à sortir de la famille, non
pas comme si c’était l’aboutissement de ce que la famille pouvait apporter, comme le voyait
Hegel, mais comme si les deux institutions se relayaient dans leur fonction de
représentantes de la société vis-à-vis l’enfant. Le rôle instrumental d’aller-retour entre
l’extérieur et le sous-système que l’enfant intériorise est occupé successivement par la
mère, par le père, par l’école et par la société adulte. Pendant ce processus, il y a toujours
un acteur social qui conserve un rôle plus expressif vis-à-vis ego, qui le considère dans ses
qualités extérieures davantage que dans ses performances, qui entretient avec lui des
relations d’affectivité et qui a une orientation diffuse à son égard : la mère, la famille, le
groupe de pairs et plus tard, la famille de procréation. Il n’y a pas véritablement de coupure
qui marquerait le passage de la famille à l’extérieur, dans la société civile. Il y a plutôt
restructuration de la personnalité, avec apprentissage de rôles nouveaux à mesure que
l’individu entre dans des systèmes sociaux plus complexes que ceux qui leur sont
antérieurs.
75
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
Bilan de la théorie de Parsons sur la socialisation de l’enfant
Tout comme Hegel et Durkheim, Parsons se montre confiant envers l’harmonie de l’ordre
social, une harmonie plus fonctionnelle que morale cependant dans cette dernière
conception. Tout est imbriqué dans un système et est impliqué dans son fonctionnement
dynamique, même les tensions qui travaillent la société et qui peuvent compromettre
l’intégration de ses membres. La compréhension qu’il a de la fonction et du fonctionnement
de l’école se trouve en conséquence peu portée sur les distinctions de classe, sur les
inégalités sociales. L’importance sociale de l’ordre de la société demeure fonctionnelle
alors qu’elle était rationnelle chez Condorcet et morale chez Durkheim et Hegel. La famille
et l’école s’inscrivent dans cette harmonie avec leurs fonctions respectives dans le
développement de la personnalité de l’enfant. Celui-ci se détache d’elles une fois qu’il a
intériorisé plus complètement les structures de rôles préparant à la vie d’adulte.
Parsons préfère parler de socialisation plutôt que d’éducation puisque son développement
ne résulte pas d’un dosage étudié entre la liberté de l’enfant et l’autorité de l’éducateur,
comme chez Hegel, ou de l’action de l’agent socialisateur, comme chez Durkheim, mais
d’une interaction entre le socialisateur et le socialisé. L’enfant pour lui n’est pas un être
social en devenir dans lequel on voit essentiellement l’adulte virtuel, il est un acteur social à
personnalité peu complexe à son entrée à l’école, qui interprète les attentes et les
gratifications pour connaître le rôle qu’il doit occuper et ceux des autres qui sont en
interaction avec lui. Il convient toutefois de remarquer que l’éducateur apparaît, chez tous,
comme un tuteur soucieux de préserver une liberté comme gage essentiel d’intelligence et
de bonheur.
Dans sa théorie de la socialisation, Parsons a le mérite d’expliquer plus complètement que
Hegel la socialisation familiale en décrivant les phases de développement psychologique
pendant la première enfance. La nouveauté de sa théorie, c’est d’offrir une compréhension
du processus de socialisation à partir de ce que vivent l’enfant et l’adolescent. On y voit
qu’à chaque système correspond une étape de la personnalité que l’on ne saurait enjamber
pour l’intégration à une société complexe. Les parents ne font pas que transmette des
convictions ou un patrimoine (s’ils le font encore) : ils forment les structures de la
76
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
personnalité de base, ce que l’école, plus universaliste, ne pourrait faire. Les deux penseurs
français, pour leur part, n’abordaient que très peu la socialisation ou l’éducation familiale.
Pas plus que ses prédécesseurs toutefois, Parsons ne permet de comprendre une
socialisation familiale qui ne reposerait pas sur cette structure moderne de la famille, avec
des rôles de père et de mère clairement distincts. Il écrit ouvertement que la famille qu’il
décrit correspond au modèle de la classe moyenne aux États-Unis, qui, fait remarquer
Daniel Dagenais (2000 : 98), commencera à se déstabiliser à peine quelques années après
cette observation écrite en 1955. Il semble que la personnalité doive nécessairement
intérioriser les rôles qui structurent l’interaction dans la famille pour bien s’intégrer à la
société. Cette division des rôles sexuels apparaissait morale et naturelle à Hegel, plutôt
fonctionnelle et sociale à Parsons.
Du point de vue de Parsons, il n’apparaît pas du tout souhaitable que la famille se contracte
au point de ne subsister que dans le couple, c’est-à-dire en ne se centrant plus autour de
l’enfant et de son éducation. Un important travail de socialisation serait de cette façon
compromis. Partant de cette théorie, on ne voit pas comment une personnalité pourrait être
complète s’il manquait l’une des deux figures parentales ou si les figures parentales étaient
portées par des individus du même sexe. C’est que l’acquisition d’une identité sexuelle
conforme au sexe biologique, comme point de départ de tout le développement ultérieur,
présuppose le développement de pathologies sociales importantes dès l’entrée à la petite
école si le genre et le sexe ne coïncident pas. On a du mal en effet, à partir de cette
conception, à imaginer une socialisation qui produirait une personne équilibrée sans cette
structure, présentée comme essentielle par Parsons. Il ne nous aide qu’en partie à
comprendre la socialisation que connaissent les enfants d’aujourd’hui dans des milieux
familiaux différents. Nous pourrions l’excuser en arguant qu’il la trouve essentielle pour
que les personnes soient heureuses dans les sociétés modernes. Oui, mais il considère la
société moderne comme l’aboutissement historique de l’évolution des sociétés, ce qui place
cette structure familiale dans une supériorité que lui conférerait son état d’aboutissement de
l’évolution.
77
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
N’entrons pas dans ce débat sur l’identité et l’orientation sexuelles et sur ce qui peut mener
à des identités « non conformes » aux modèles dominants ; ce n’est pas l’objet du présent
mémoire, même si cette question mériterait par ailleurs un long développement.
Contentons-nous de souligner l’importance du milieu familial pour une intégration sociale
réussie dans la théorie de la société de Parsons. Il présente la vision d’un homme de son
temps, aveugle aux petits changements qui se pointaient et qui pouvaient annoncer des
transformations majeures de la famille. Sa conception de la famille se prend comme un
modèle culturel à partir duquel mieux constater les transformations que la famille a connues
et comme une théorie éclairante et rigoureuse sur la façon dont elle s’articule avec le reste
de la société. Évitons d’y voir un modèle normatif à partir duquel évaluer quelque
pathologie sociale de la famille d’aujourd’hui : gardons plutôt ouverte l’hypothèse qu’une
personne peut être épanouie aujourd’hui, même si elle n’a pas grandi ou qu’elle ne vit pas
dans ce genre d’unité sociale.
La finalité de l’éducation, si on parle ainsi de la socialisation des nouvelles générations en
incluant Parsons, conduit, comme chez Hegel, à former des individus autonomes quand ils
deviennent adultes, qui ne dépendent plus de leur famille d’origine. Elle consiste également
à faire intérioriser le système de valeurs de la société, donc à s’y sentir attaché par
l’intermédiaire de l’école, comme chez Hegel et Durkheim. Parsons n’emploie toutefois pas
le même ton : les deux prédécesseurs employaient un ton idéaliste. Hegel parlait d’un
système d’éducation en pleine redéfinition après la Révolution française. Durkheim voulait
démontrer l’importance de l’éducation pour la société et la nécessité de redéfinir clairement
son orientation en la concentrant dans un milieu moral spécialisé dans cette fonction.
Parsons parle du rôle central de l’école, en tant que représentant des valeurs universelles
dans la socialisation, comme d’une évidence, comme d’une chose établie. Dans cette
conception, les orientations clairement différentes de la famille et de l’école envers l’enfant
éclairent ce qui n’a pas été si nettement distinct dans la réalité avec la plus ou moins grande
participation des parents à l’école. D’un côté les enseignants ont adopté une orientation
assez particulariste et diffuse envers les élèves à qui ils enseignent ou bien se le sont fait
demander de la part des définiteurs du système scolaire ou des parents. D’un autre côté, les
parents sont sollicités à partager avec les enseignants la fonction professionnelle de
78
FAMILLE ET ÉCOLE
Parsons et le développement de la personnalité
socialisation, comme si celle que décrivait Parsons au sein de la famille n’était pas
suffisante : l’enfant est un élève, un acteur dans le système scolaire, même pour ses propres
parents.
Chapitre IV
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
La décennie 1960 est celle de la critique des structures sociales modernes héritées de la
bourgeoisie, qui divisaient et hiérarchisaient les fonctions sociales selon le mérite
individuel. C’est durant cette période que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron écrivent
sur le système scolaire.
Pierre Bourdieu, sociologue formé en philosophie, se consacre tout autant que Hegel,
Durkheim et Parsons à l’étude de la réalité sociale dans sa totalité, saisissable dans les
régularités qui la structurent. Ses études variées, inspirées par le souci anthropologique
d’attention aux particularités (BONNEWITZ, 2002 : 7-11), se penchent sur l’examen de
diverses institutions, divers phénomènes sociaux. Un simple coup d’œil à l’ensemble de son
œuvre montre la variété des thèmes qui l’ont captivé : l’école, la vie des travailleurs en
Algérie, l’art, la domination masculine, la noblesse d’État, et bien d’autres qui ne sont pas
énumérés ici.
Marx, Weber et Durkheim, en tant que fondateurs de la sociologie,
influencent son intention scientifique et critique de dégager la régularité des mécanismes de
domination qui structurent les rapports sociaux dans les sociétés contemporaines. Ces
influences l’amènent aussi à s’intéresser à la subjectivité de l’individu, à la logique de
l’agent social (BONNEWITZ, 2002 : 11). Avec Marx il regarde les rapports de domination
entre les classes sociales, comme Weber il s’intéresse à la signification des actions sociales
pour l’individu qui les pose ou qui les voit, et de Durkheim, il retient le souci de rechercher
les régularités dans les institutions et les phénomènes sociaux (BONNEWITZ, 2002 : 13-17).
La rencontre de ces influences dans le projet scientifique de Bourdieu oriente tout autant le
regard qu’il pose sur l’école avec Jean-Claude Passeron. Dans leurs études, ils remettent en
question la fonction de mobilité sociale que les modernes lui attribuent. Telle qu’elle a été
conçue officiellement, elle offrirait la même instruction aux enfants provenant des
80
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
différentes couches de la hiérarchie sociale et permettrait ainsi à chacun d’occuper une
position sociale davantage déterminée par les talents et les efforts personnels que par le
poids de leur origine. Condorcet, Hegel, Durkheim et Parsons étaient moins préoccupés par
la distance inégale entre les acquis sociaux et intellectuels des enfants et ce que l’école
considérait comme déjà intériorisé dans leur conscience, que par l’exigence d’unité
idéologique. Les trois premiers faisaient reposer une bonne part de leur idéal sociétal et
humaniste sur les pouvoirs libérateurs de l’école. La fonctionnalité de celle-ci dans la
socialisation apparaissait bien établie pour Parsons, c’était un fait. Avec un regard typique
des années 1960, Bourdieu et Passeron la considèrent de l’extérieur en dénonçant les
véritables finalités qu’ils perçoivent dessous celles qui sont explicitement partagées.
L’origine sociale de la famille détermine en fait fortement selon eux la facilité à suivre
l’enseignement institutionnalisé car elle y prépare plus ou moins bien selon la distance
culturelle qui l’en sépare. L’idéologie (moderne) qui prévaut dans le système scolaire, et
dans la société dans son ensemble, prétend pourtant reconnaître le mérite individuel de ceux
qui la fréquentent, un mérite fondé sur le talent inné et une motivation ajustée aux
exigences scolaires. En ressort une légitimation des inégalités sociales qui permet aux
dominants de conserver leur position. Cette vision de l’école comme d’un instrument au
service de la classe dominante18 s’inscrit dans la vision que Bourdieu a de la société,
essentiellement structurée par les rapports de domination entre les classes sociales
hiérarchisées et séparées selon leurs acquis culturels et économiques comparatifs.
Commençons par regarder ce type de solidarité dans laquelle s’ancre le système
d’éducation auquel participent la famille et l’école en tant que reproducteurs de structures.
La société comme espace de luttes
Comprendre l’inégalité de capital dans la société selon Bourdieu permet de comprendre
l’inégalité devant l’école à laquelle conduit la différence dans les acquis transmis
préalablement par la famille.
18
Georges Snyders fait remarquer que cette conception de l’école qui reproduit les inégalités de classe est
semblable à celui des marxistes avant lui, Engels, Marx, Lénine, Kroupskaïa. En résumé, ces derniers
voyaient en l’école un instrument aux mains de la bourgeoisie destiné à renforcir l’exploitation des prolétaires
en assoyant la légitimité de leur suprématie (SNYDERS, 1976 : 29-31).
81
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
Bourdieu conçoit la société comme un vaste espace social structuré essentiellement par les
relations entre les agents sociaux, c’est-à-dire par les individus, dont l’action est déterminée
par leur socialisation. Leur position de dominant ou de dominé est déterminée en grande
partie par leur capital global, qui comprend l’ensemble de leurs biens économiques et
moyens de production (capital économique) et l’ensemble de leurs qualifications
intellectuelles, qu’elles soient intériorisées dans l’attitude et dans les actions, ou qu’elles
apparaissent dans certains biens culturels ou dans leur reconnaissance institutionnalisée
(comme les titres scolaires)19. Trois classes sociales structurent ainsi la société : la classe
dominante chez qui le capital global est supérieur (par une prépondérance de l’économique
ou du culturel), la classe moyenne, moins pourvue en capital global mais ayant un désir
d’ascension sociale, et les classes populaires, qui ne possèdent que très peu de capital
économique ou culturel (ce dernier type en fonction de ce qui est reconnu comme du bon
goût, soit essentiellement le goût des dominants).
La société se compose également de champs sociaux plus ou moins autonomes entre eux
qui ont leur logique propre de reproduction, comme le champ économique, le champ
politique, le champ artistique, même si le champ économique tend à pénétrer de plus en
plus les autres champs. Les champs se structurent, comme l’espace social plus vaste, selon
la répartition du capital entre les agents, qui fait des dominants et des dominés. Les agents
cherchent à maintenir ce capital par conservation des règles spécifiques au champ social ou
à l’augmenter par subversion de ces règles. (BONNEWITZ, 2002.)
Si la société apparaît pour Bourdieu, comme chez ses prédécesseurs présentés dans ce
mémoire, comme une unité relativement fonctionnelle, le type de solidarité qui la maintient
cache des rapports de force qui servent les dominants. Dans cette solidarité, des privilégiés
imposent leur façon de voir et gardent pour eux les instruments qui permettent d’occuper
les plus hautes sphères de l’espace social. L’éducation n’a pas pour seule finalité de
préparer à occuper une place dans la société pour participer moralement à son ordre, ce que
voyaient Condorcet, Hegel, Durkheim et Parsons. Elle prépare à accepter les inégalités
19
Il y a aussi le capital symbolique, l’ensemble des significations attribuées au monde environnant, et le
capital social, l’ensemble des relations entretenues avec autrui. Ces capitaux sont moins déterminants
82
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
économiques, comme si elles étaient le résultat d’une répartition faite à partir des qualités
personnelles, et à y retrouver la position sociale héritée à la naissance. Dans ces conditions,
l’adhésion à la solidarité n’est pas libre car elle n’est pas librement choisie, c’est-à-dire en
connaissance de cause.
À l’intérieur de cet espace conflictuel, le système scolaire a aussi sa logique propre de
fonctionnement et de reproduction, qui répartit les individus selon leur capital culturel
conformément à l’idéologie du don (au sens de talent inné) qui la sous-tend. C’est, en gros,
ce que nous dit l’extrait qui suit :
« Tout système d’enseignement institutionnalisé (SE) doit les
caractéristiques spécifiques de sa structure et de son fonctionnement au fait
qu’il lui faut produire et reproduire, par les moyens propres de l’institution,
les conditions institutionnelles dont l’existence et la persistance
(autoreproduction de l’institution) sont nécessaires tant à l’exercice de sa
fonction propre d’inculcation qu’à l’accomplissement de sa fonction de
reproduction d’un arbitraire culturel dont il n’est pas le producteur
(reproduction culturelle) et dont la reproduction contribue à la reproduction
des rapports entre les groupes ou les classes (reproduction sociale). »
(BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 70.)
Suivant la conception de Bourdieu et Passeron, la synthèse, dans la restructuration de son
habitus, des éducations familiale et scolaire chez l’enfant à socialiser et à intégrer dans la
société, ne se comprend pas autrement qu’en référence au système scolaire : celui-ci
contribue directement à reproduire l’ordre social de la société entière en maintenant et
légitimant le plus souvent la position sociale d’origine. La compréhension qu’a Louis Pinto
de la théorie du monde social de Bourdieu m’amène à affirmer que selon Bourdieu et
Passeron, les systèmes d’enseignement dans les sociétés contemporaines dominent le
champ de l’éducation comme l’Église domine le champ religieux, les deux institutions en
vertu de l’autorité qui leur est reconnue dans leur domaine :
cependant pour le statut social (BONNEWITZ, 2002 : 44).
83
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
« Le pouvoir symbolique détenu dans le champ considéré consiste dans
l’autorité, statut légitime permettant d’agir légitimement dans ce champ,
champ dans lequel les rapports de force entre agents ne se présentent que
dans la forme transfigurée et euphémisée de rapports de sens. Par exemple,
un agent peut tenter (en fonction de son capital religieux) de suggérer une
interprétation de textes sacrés qui, même subversive, respecte suffisamment
les modalités légitimes d’expression pour pouvoir être identifiée comme un
discours religieux, et non comme une proclamation politique, comme un
pamphlet contre la bureaucratie ecclésiastique, etc. » (PINTO, 1998 : 97.)
Chacune des deux institutions maîtrise le langage symbolique de son champ et contribue à
sa définition par l’autorité qu’elle y maintient car elle y est reconnue légitimement. La
différence entre les deux réside en ce fait que l’autorité de l’école lui est conférée par la
classe dominante, pour qui elle représente un instrument de domination, alors que l’Église
trouve la légitimité de son autorité dans la mission spirituelle dont elle est investie de
représenter le divin. La représentation de l’intérêt de la véritable autorité n’est cachée que
dans le premier cas20. Parler de champ éducatif me semble impliquer tout ce qui s’y
rapporte, y compris l’action pédagogique de la famille, qui n’a pas le même rapport à
l’école selon qu’elle fait partie des dominants, des dominés ou des intermédiaires. En
principe, l’école, parce que la sélection qu’elle opère fixe en dernière instance la position
sociale du nouvel adulte, domine la famille dans cette fonction qu’elle partage avec elle,
comme l’Église domine la famille dans la transmission du message religieux : c’est elle qui
fixe les critères de réussite et qui distribue les mérites que la société considérera comme les
plus justes et les plus équitables, étant reconnus comme les plus objectifs. L’école oublie
cependant que la famille a déjà commencé à former l’individu, qu’une société de classes ne
peut faire autrement que de répartir les familles entre les classes selon leur capital global et
qu’elle-même peut difficilement se dégager de cette organisation.
20
Bien sûr, cela dépend des convictions religieuses et des façons de voir l’Église propres à chacun. Certains
pourraient penser que l’agent d’autorité sur cette institution n’est pas si transcendant et qu’il se trouve
directement dans le monde temporel, parmi les dirigeants politiques par exemple, ou directement au sein de
l’Église dans les plus hautes sphères de la hiérarchie. Dans ce cas la représentation de la véritable autorité qui
y trouve son intérêt serait également cachée car non officialisée dans le discours.
84
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
L’habitus familial et l’habitus scolaire : éducation à une position
sociale
L’être humain devient un être social par la formation de l’habitus, un système de
dispositions durables (BOURDIEU, 1982 : 37) qui conditionnent son rapport au monde et que
lui transmet son groupe d’appartenance en exerçant sur lui une action pédagogique. Il
apprendra des manières d’être et d’agir dans le monde en assimilant une grille de lecture
(BONNEWITZ, 2002), une façon de le voir, même si une part d’indétermination, de
souplesse, l’ouvre à l’intériorisation d’autres habitus et le place sans indication sur ce qu’il
doit faire dans certaines situations (BOURDIEU, 1987 : 94-105). Non seulement l’habitus
fournit-il un sens pratique, un code de conduite et de raisonnement, mais aussi fait-il
acquérir un capital culturel qui hiérarchise les positions dans l’espace social en se
distribuant entre les classes (PINTO, 1998 : 48-49). Celle d’entre elles qui domine ayant le
monopole reconnu de la définition du bon goût, elle maintient la distance des autres classes
à cette définition en se distinguant par la redéfinition qu’elle en fait constamment, à la fois
parce qu’elle s’y sent à l’aise et parce qu’elle maîtrise les moyens pour s’approprier ce qui
est rare, par opposition à ce qui est commun, « du peuple » (BOURDIEU, 1979 : 271-285).
Comme chacun veille à son capital en le maintenant ou en cherchant à l’augmenter, des
stratégies de reproduction caractérisent chaque classe sociale et orientent son rapport à
l’école selon la place que celle-ci tient dans la stratégie. L’importance des stratégies de
reproduction conduit à la conservation de l’ordre social plus qu’à son changement ; la
mobilité sociale s’en trouve limitée. La position de l’enfant dans la société quand il
deviendra adulte dépendra donc de la façon dont son habitus familial, un habitus de classe,
préparera à l’acquisition de l’habitus scolaire, un habitus de classe également car défini en
très grande partie par les dominants. « En l’état actuel de la société et des traditions
pédagogiques [en France dans les années 1960], d’après Bourdieu et Passeron, la
transmission des techniques et des habitudes de pensée exigées par l’Ecole revient
primordialement au milieu familial. » (BOURDIEU et PASSERON, 1985 : 111.) L’effet de la
socialisation familiale qui place les enfants dans une situation d’inégalité de préparation se
combine à l’aveuglement du système scolaire à cette réalité. Ce qu’il faudrait changer dans
l’idéal de Bourdieu et Passeron en tenant compte des capacités que l’enfant a acquises dans
85
FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
la famille avant son entrée dans le monde scolaire, en minimisant, donc, cet effet de la
socialisation familiale.
Variabilité des acquis entre les familles
L’action pédagogique de la famille sur l’être social en devenir sera la plus déterminante car
elle surviendra plus tôt dans sa vie. Elle sera alors la plus durable : c’est elle qui orientera le
rapport de l’individu aux habitus subséquents en fixant la distance à franchir pour les
intérioriser (BONNEWITZ, 2002 : 64). Occupant une position dans l’espace sociale, la famille
la transmettra à l’enfant en lui inculquant l’habitus qui y conduit. Du point de vue de
l’habitus scolaire à assimiler, l’habitus primaire apparaîtra comme une insuffisance
chronique des capacités ou comme un don méritoire, sans que l’origine des aptitudes
perçues chez l’être à former, ni même la position de l’agent social qui fera un travail
pédagogique, ne soit connues et reconnues comme plus décisifs de part et d’autre (des
dominés comme des dominants) ; « […] du fait qu’il n’est pas perçu comme lié à une
certaine situation sociale, par exemple à l’atmosphère intellectuelle du milieu familial, à la
structure de la langue que l’on y parle, ou à l’attitude à l’égard de l’École et de la culture
qu’il encourage, l’échec scolaire est naturellement imputé au défaut de dons. » (BOURDIEU
et PASSERON, 1985 : 109.). Sans que ça ne soit présenté ainsi, Bourdieu et Passeron font
voir la même chose que Parsons : c’est en se plaçant dans la position de l’individu qui
progresse que l’on peut saisir la relation entre la famille et l’école, en voyant comment
celui-ci assimile pour sa personnalité les composantes des deux institutions. Toutefois cette
précaution fait voir l’espèce d’injustice que les enfants expérimentent très jeunes et
inconsciemment en n’ayant pas reçu les mêmes contenus culturels qui orientent leur rapport
au monde.
L’école, inégalitaire
Bourdieu et Passeron élaborent une structure du système d’éducation telle qu’elle semble se
présenter dans toutes les sociétés. Elle s’applique autant à la famille qu’à l’école et à toute
forme d’éducation institutionnalisée. Une nouveauté apparaît dans leur conception : le
système d’éducation ne fait pas que reproduire la société comme si chacun y trouvait son
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
intérêt parce que la société y veillerait elle-même, comme une conscience extérieure et
bienveillante : les intérêts de la classe dominante ont beaucoup plus de poids et leur
préservation s’avère particulièrement efficace quand une institution en fait sa vocation
cachée.
Des principes de base se retrouvent partout, universellement, et montrent que l’action
pédagogique s’exerce comme une violence symbolique. Cette violence symbolique est
d’abord permise par le fait qu’un groupe ou une classe dominante veut imposer aux autres
l’habitus qu’il considère comme idéal et, qui plus est, comme seul valable. Les auteurs le
désignent comme un arbitraire culturel puisqu’il n’est fondé sur aucun critère purement
objectif qui viendrait de la nature ou de l’ordre divin ; rien n’indique que cet arbitraire
devrait dominer les autres du fait d’une supériorité naturelle. L’action pédagogique soustend plutôt l’intérêt des dominants. Comment cette imposition arbitraire est-elle possible?
La légitimité de l’autorité pédagogique, qui donne le pouvoir de définir l’arbitraire culturel
à imposer, contribue à faire accepter la soumission à la violence symbolique car elle la rend
légitime, tout en masquant le fait qu’elle répond à l’intérêt d’un groupe particulier. Dit plus
simplement, ce qui vient d’une autorité légitime, reconnue comme ayant droit de
suprématie, se présente et est perçu comme légitime. Dans cette médiation, la qualité
d’arbitraire du contenu à transmettre demeure méconnue : l’éducation, ses objectifs et ses
moyens apparaissent comme une nécessité aux yeux de ceux qui les subissent comme de
ceux qui en font leur œuvre. (BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 19-26.) L’école n’échappe
pas à la logique de la prépondérance des intérêts des dominants et exerce une contrainte
supplémentaire à la mobilité et au changement social.
L’autorité pédagogique indique à l’école, dans les sociétés où elle existe, l’arbitraire
culturel à imposer, l’habitus à privilégier. L’institution scolaire porte l’autorité que la classe
dominante lui délègue, autorité tout aussi légitime dans l’espace social puisqu’elle lui vient
de l’autorité prise comme modèle reconnu et partagé. Le travail pédagogique qu’elle fera
sera accepté pour la même raison, parce qu’il aura été délégué légitimement. (BOURDIEU et
PASSERON, 1970 : 26-46.) L’extrait suivant, très lourd et condensé, exprime ce principe de
tout système d’éducation.
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
« Dans une formation sociale déterminée, le SE [système d’enseignement]
dominant peut constituer le TP [travail pédagogique] dominant comme TS
[travail scolaire] sans que ceux qui l’exercent comme ceux qui le subissent
cessent de méconnaître sa dépendance à l’égard des rapports de force
constitutifs de la formation sociale où il s’exerce, parce que (1) il produit et
reproduit, par les moyens propres de l’institution, les conditions nécessaires
de l’exercice de sa fonction interne d’inculcation qui sont en même temps
les conditions suffisantes de l’accomplissement de sa fonction externe de
reproduction de la culture légitime et de sa contribution corrélative à la
reproduction des rapports de force; et parce que (2), du seul fait qu’il existe
et subsiste comme institution, il implique les conditions institutionnelles de
la méconnaissance de la violence symbolique qu’il exerce, i.e. parce que les
moyens institutionnels dont il dispose en tant qu’institution relativement
autonome, détentrice du monopole de l’exercice légitime de la violence
symbolique, sont prédisposés à servir par surcroît, donc sous l’apparence de
la neutralité, les groupes ou classes dont il reproduit l’arbitraire culturel
(dépendance par l’indépendance). » (BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 83-84).
Ce qu’affirme ce principe, c’est qu’une relative autonomie caractérise le système
d’enseignement, du moins en ce qui concerne la France. L’habitus qu’il produit lui est
particulier : une part de la définition de l’arbitraire culturel, avec les moyens pour
l’inculquer et hiérarchiser les agents sociaux selon le volume de leur capital culturel, vient
de lui-même. Il n’y a plus, dans leur conception, l’espèce de regard extérieur, désintéressé,
faisant autorité, des savants ou des idéologues, qui oriente le système d’éducation pour le
bien du plus grand nombre et selon de profondes convictions humanistes. À la limite, ce
puits de connaissances et de lumière vient de la classe dominante en personne, qui veille à
son intérêt particulier plutôt qu’à l’intérêt de l’universel. Ceux qui peuvent transmettre
l’habitus scolaire l’ont acquis le plus complètement directement à l’intérieur du système, ce
qui signifie que, se reproduisant elle-même, de l’intérieur, la structure d’une école peut
perdurer en parallèle d’une société qui s’est transformée, qui n’exige plus les mêmes
compétences des sortants du système scolaire. Mais alors, il est faut de dire que l’école
privilégie les dominants, a-t-on envie de se dire, si elle se constitue de l’intérieur, en restant
détachée de cette domination.
Les auteurs répondent que la relative autonomie que conserve le système scolaire en
s’autoreproduisant constitue au contraire le « meilleur allié du conservatisme social et
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
politique » (BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 235). En effet, le conservatisme pédagogique,
parce qu’il semble neutre par son imperméabilité aux exigences extérieures, cache bien la
fonction de l’école de conserver l’ordre social en préservant la connaissance des conditions
de réussite scolaire que détiennent les classes dominantes. Cette fonction interne
d’inculcation qu’a l’institution scolaire, parce qu’elle privilégie la culture des dominants en
croyant simplement transmettre ce qu’il faut transmettre, sans se rendre compte qu’elle
approuve en réalité une culture parmi les autres, sert la fonction externe de reproduction de
la culture légitime et des rapports de force dans la société. Elle reproduit les divisions
sociales qui séparaient les enfants avant leur entrée à l’école. Sans s’en rendre compte, elle
dit à chacun qu’il mérite la position sociale qu’il avait déjà en croyant qu’elle a su percevoir
et récompenser son don personnel. (BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 39-46.) « La cécité aux
inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement
en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons. Pareille
attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité formelle
de tous les enseignés, condition de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres
inégalités que celles qui tiennent aux dons individuels » (BOURDIEU et PASSERON, 1985 :
103). L’idéologie du don est la grande coupable de l’aveuglement collectif envers la
véritable fonction de l’école, qui minimise paradoxalement les chances de faire
« découvrir » des talents innés, précisément parce qu’ils sont moins innés que transmis ou
exercés.
La sélection des héritiers
Pour démontrer ce fait, Bourdieu et Passeron attirent notre attention sur des différences de
classe palpables. Le processus de reproduction des rapports de force est simple : un
mécanisme de sélection retient ceux dont l’habitus se trouve le plus près de l’habitus
scolaire, par l’aisance dans le système que traduit une façon de s’exprimer oralement, par
écrit, et de se tenir avec son corps ; par une culture générale plus étendue car imprégnant le
milieu familial, donc par un certain capital culturel qui accompagne l’habitus de classe
(BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 87-88). Entre les classes sociales, le rapport au langage
diffère. Pour les classes populaires et en partie les classes moyennes, l’acquisition du
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
langage utilisé à l’école signifiera l’acquisition d’un langage scolaire, donc relativement
éloigné du mode d’expression spontané. À l’opposé, les enfants de classes aisées
continueront d’utiliser un langage qu’ils maîtrisent déjà, un langage qui leur est familier
(BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 150-151). S’ensuit que si l’habitus de classe peut se
trouver à une distance plus ou moins élevée de l’habitus scolaire, il n’y a pas que l’habitus
scolaire qui soit encouragé : l’école félicite ceux qui bénéficient d’un capital culturel plus
conforme à celui de la classe dominante prise comme modèle. Résultat : celui qui
rencontrera les exigences scolaires, tout en s’alimentant à la culture qu’il trouve dans sa
famille, aura plus de mérite que celui qui fera un travail académique plus pauvre en
références culturelles. Chez le premier, on verra de la grâce et du charme, chez le second,
on verra de l’académisme froid et ritualiste. Ce dernier aura pourtant reproduit les
exigences scolaires qu’il aura perçues, sans pouvoir trop enrichir le travail, à défaut d’une
alimentation culturelle valable du point de vue de l’école autre que celle qu’il y trouve
directement (BOURDIEU et PASSERON, 1970 : 144-151).
Ceux qui subissent le plus durement les épreuves de sélection sont ceux dont l’habitus est le
plus éloigné de celui qui se transmet en classe, c’est-à-dire les élèves d’origine modeste et
les filles (de manière croissante en descendant dans la hiérarchie sociale pour ces
dernières). Leur capital culturel et linguistique est le moins conforme à l’idéal
pédagogique : ils n’auront pas appris à s’exprimer selon les critères d’excellence, soit par
insuffisance de ce type de capital dans la famille, soit par préjugé social envers le rapport
féminin au langage, qui serait plus porté à la sensibilité des impressions qu’à la rigueur de
l’expression. Des préjugés envers leurs aptitudes, fort ancrés et partagés par ceux-mêmes
qui les subissent, ne font pas que rendre plus difficile le cheminement scolaire vers la
réussite en accroissant la distance à franchir, l’acculturation à subir. (BOURDIEU et
PASSERON, 1970 : 88-96.) Ils limitent parallèlement les aspirations au niveau ou au domaine
de ce qui paraît accessible aux gens de ce statut. Si les chances objectives des classes
inférieures d’accéder aux études avancées s’avèrent moins élevées que celles des jeunes de
classes supérieures, ne serait-ce qu’en raison de leur capital économique, leurs chances
subjectives sont encore bien moindres. L’entourage fait pression pour le choix de telle
carrière plutôt que de telle autre, « car ça suffit pour des gens de notre condition ». Aussi se
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
représentent-il une distance plus importante entre le milieu d’origine et celui auquel font
accéder des études prolongées, qui rend quasi inconcevable tout effort pour passer cette
barrière (BOURDIEU et PASSERON, 1985 : 12-17). À la sélection que fait déjà l’école par les
épreuves qu’elle impose et les notes qu’elle distribue, une sélection « autonome » si on peut
dire s’ajoute avec l’effet des ambitions dictées par l’origine de classe.
Même si l’acquisition d’un capital culturel-linguistique à l’école aura restructuré l’habitus
de façon à amoindrir l’effet de la classe sociale d’origine ou du sexe, ces deux facteurs
restent déterminants en raison du rapport à l’école et à la position sociale d’arrivée qu’ils
auront orientés. Parmi les groupes « défavorisés » à l’école, ceux qui poursuivent des études
aux cycles supérieurs sont d’autant plus forts que le mécanisme de sélection a pesé plus
lourdement sur leur catégorie et qu’il en a éliminé la plupart. En moyenne, l’étudiant de
classe populaire qui poursuit des études plus accessibles aux classes dominantes sera plus
fort que celui de classe moyenne. La sélection se fait moins intense pour la classe moyenne
car son habitus est moins éloigné de celui des dominants. Il le demeure suffisamment
toutefois pour que son incorporation se fasse en moyenne plus difficilement (BOURDIEU et
PASSERON, 1970 : 106). L’enfant qui n’était pas supposé réussir y arrivera au prix d’une
acculturation qui l’éloignera de sa culture familiale. Non seulement se libère-t-il de sa
famille mais aussi a-t-il du mal à y revenir, parce qu’il n’est plus tout à fait dans le même
monde. Il le voit, le comprend, y agit différemment de ce que ses parents lui auront montré
initialement.
La mise en évidence par Bourdieu et Passeron de l’inégale acculturation que doivent subir
les élèves pour réussir à rejoindre l’idéal pédagogique fait regarder d’une autre manière que
celle des auteurs étudiés précédemment les rapports de la famille et de l’école à l’éducation.
Chaque famille n’est pas simplement un milieu moral ou social qui ressemble à tous les
autres, ce que laissaient entendre Condorcet, Hegel et Parsons en décrivant l’union selon
une structure interne et universelle, formée de pôles sexués spécialisés dans certaines
fonctions socialisantes. Ce que laissait supposer Durkheim également en observant sa
structure telle que définie par le droit et sa composition telle que montrée par des données
démographiques. Se limiter à concevoir les familles dans ce qu’elles ont de régulier en tant
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
qu’institution sociale empêche de constater qu’elles peuvent entretenir des rapports
différents avec l’école, d’abord parce qu’elles n’éduquent pas l’enfant de la même manière :
elles n’introduisent pas les mêmes dispositions à la pratique et à l’expression dans les
interactions avec autrui. Par rapport à leurs prédécesseurs, la contribution de Bourdieu et
Passeron est de reconnaître la part déterminante de la famille dans l’éducation, plus
importante me semble-t-il que ce que lui reconnaissaient Condorcet, Hegel et Durkheim,
confiants qu’ils étaient envers le pouvoir unificateur de l’école (sinon un pouvoir de
division harmonieuse). Parsons décrivait l’importance de la fonction de socialisation
assumée par la famille sans s’attarder systématiquement aux différences culturelles : il
s’intéressait davantage à l’intériorisation des catégories générales que constituaient les
structures de rôles qu’il supposait communes à toutes les familles américaines. Avec La
reproduction et Les héritiers, la socialisation primaire apparaît cyniquement bien plus
déterminante puisqu’elle relativise la mission libératrice attribuée à l’école ; elle laisse un
handicap ou elle lègue un privilège.
Revenir à la mission scolaire initialement prévue
Si la fonction externe de l’école n’est pas celle qu’on lui attribue de donner un accès égal et
libérateur vers l’accomplissement des potentiels propres à chacun, Bourdieu et Passeron ne
rejettent pas pour autant l’école et la mission que lui donnaient les modernes. Au contraire,
ils invitent à reconnaître les inégalités dans lesquelles se trouvent les enfants dès leur entrée
à l’école afin de leur offrir des chances égales de réussir. Il s’agit d’employer des méthodes
pédagogiques véritablement formatrices qui ne présupposeraient pas des préalables
linguistiques dont disposerait seulement une catégorie de privilégiés. Loin de nier la
spécificité de la culture savante, ils prônent une pédagogie rationnelle, c’est-à-dire instruite
de la connaissance sociologique des inégalités sociales que cachent des dons acquis. Cette
pédagogie se chargerait d’apprendre à tout un chacun la culture savante en indiquant
explicitement les exigences, les méthodes, les instruments pour se l’approprier et l’utiliser.
« Ainsi, écrivent-ils, chaque progrès dans le sens de la rationalité réelle,
qu’il s’agisse de l’explicitation des exigences réciproques des enseignants et
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
des enseignés, ou encore de l’organisation des études la mieux faite pour
permettre aux étudiants des classes défavorisées de surmonter leurs
désavantages, serait un progrès dans le sens de l’équité : les étudiants
originaires des basses classes, qui sont les premiers à pâtir de tous les
vestiges charismatiques et traditionnels et qui sont plus que les autres
enclins à tout attendre et à tout exiger de l’enseignement, bénéficieraient les
premiers d’un effort pour livrer à tous cet ensemble de “ dons ” sociaux qui
constituent la réalité du privilège culturel. » (BOURDIEU et PASSERON, 1985 : 114.)
Sans cela, sans la prise de conscience que la culture scolaire n’est accessible que grâce aux
moyens pour se l’approprier, il ne peut y avoir une vraie démocratisation de
l’enseignement. Ces moyens, l’École devra les fournir et ne plus présupposer l’égalité des
enfants qui se présentent à elle. Pour réussir sa mission de libérer des inégalités sociales,
elle devra reconnaître que les dons de certains d’entre eux sont le produit d’un long travail
d’inculcation ou un héritage, qu’elle peut contribuer à transmettre quand la famille n’a pas
pu le faire avant elle.
Ce souhait révèle une incohérence dans la théorie de Bourdieu et Passeron. Comment
faciliter l’accès à une culture savante si cette même culture savante n’est qu’un arbitraire
culturel visant la domination? Ne serait-ce pas l’équivalent de jeter les enfants dans la
gueule du loup en les arrachant à leur milieu d’origine? Peut-être les auteurs avaient-ils
senti cette contradiction car ils n’y sont pas revenus, des Héritiers à La reproduction.
Bilan de la conception de Bourdieu et Passeron sur les inégalités
devant l’école
En éclairant les inégalités de ressources devant les exigences scolaires, les deux ouvrages
de Bourdieu et Passeron offrent une vision nouvelle de la famille, de l’école et de
l’éducation en général. Il n’est plus question d’élément moral fondateur pour expliquer
l’existence de la famille dans la transmission de la culture. Eux, ils sortent de cette
institution pour mieux en saisir la diversité après que Parsons y soit entré.
S’ils étudient la structure de la famille, c’est davantage pour montrer les différences
culturelles qui expliquent qu’un même travail d’éducation ne produit pas le même habitus
d’un individu à l’autre que pour rendre compte de ses régularités comme de lois sociales
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FAMILLE ET ÉCOLE
Bourdieu et Passeron : la mission cachée de l’école
qui seraient universelles. Ce n’est pas tant l’universalité des institutions qu’ils étudient,
comme Hegel et Parsons et, d’une certaine façon, Durkheim, que l’universalité de la
médiation que constitue l’éducation : comment l’individu apprend-il à connaître l’ordre
social et la place qu’il y occupera. Cela, les prédécesseurs l’avaient étudié aussi, avec une
intention différente. Ils décrivaient la réalité ou l’idéal dans toute son harmonie ou celle
qu’elle annonçait alors que Bourdieu et Passeron dénonçaient des inégalités qu’ils
considéraient comme arbitraires dans leur reproduction. Quand même Condorcet et
Durkheim avaient un ton critique : Condorcet voulait abolir l’asservissement, Durkheim
s’inquiétait de la désintégration morale. L’inégalité des acquis entre les enfants, dès la fin
de leur première enfance, n’était pas le centre de leur intérêt dans la mesure où cette
inégalité était provisoirement nécessaire, et harmonieuse, le temps que la fréquentation de
l’école ait eu un effet. La détermination de l’origine de classe dans le choix d’un métier ou
d’une profession ne leur apparaissait pas comme une injustice, mais comme une réalité
nécessaire. Par contre, dans un cas comme dans l’autre, ils proposaient un idéal de
« remplacement », une nouvelle orientation pour donner sa cohérence au système. Bourdieu
et Passeron, en dénonçant la véritable mission de l’école qui est de reproduire l’ordre social,
en pointant l’imposition d’un arbitraire culturel comme le grand responsable de cette
injustice, s’interdisent de proposer une autre orientation au système. Dénonçant les
idéologies comme des violences symboliques, ils ne peuvent eux-même recourir à ce genre
de violence. Ils sont prisonniers de leur propre dénonciation.
En lisant entre les lignes, on voit que Bourdieu et Passeron partagent avec leurs
prédécesseurs un même idéal, cette fois en dénonçant la mission cachée de l’école. L’école
« devrait » véritablement avoir pour fonction de donner à chacun la place que lui
promettent ses potentiels propres et qu’il faut développer. En cela les auteurs ne se
distinguent pas de leurs prédécesseurs. Leur contribution est de montrer que cet idéal n’est
pas atteint à cause du pouvoir plus décisif de la classe dominante. Cette observation ne fait
que renforcer l’idéal moderne de l’école comme instrument d’égalité des chances. Pour
permettre une libre ascension individualiste, il faut, davantage que détruire ce qui la freine,
instaurer ce qu’il lui manque.
Conclusion
Constantes et changements dans l’idée d’éducation
Au terme de cette interrogation adressée à des classiques qui ont voulu penser l’éducation,
des constantes apparaissent. On dit que le monde social change lentement. Apparemment,
l’étude de la réflexion sur le thème de l’éducation n’y échappe pas. Une pensée moderne
relie les auteurs de Condorcet à Bourdieu et Passeron, chez qui cependant il y a rupture
dans l’attitude envers l’école. Cette inertie, qui fait reconnaître essentiellement les mêmes
rôles éducatifs à la famille et à l’école pendant près de deux siècles, n’empêche pas une
évolution dans la vision des différents éléments qui les définissent et les fondent. Le
contraire aurait été surprenant.
Ce chapitre clôt l’étude en tentant une compréhension générale de ce qu’a été la relation
entre la famille et l’école selon les conceptions des différents auteurs. Un tableau-synthèse
en exposera les grandes lignes plus systématiquement pour appuyer la discussion.
Condorcet, Hegel et Durkheim sont étudiés côte à côte car ils semblent se situer dans une
même famille de pensée par l’intention qui oriente leur réflexion sur leur société. Bourdieu
et Passeron sont regardés en dernier car ils opèrent une rupture importante avec leurs
prédécesseurs dans leur appréciation de l’ordre social. Parsons, qui partage avec les
premiers une attitude semblable envers l’harmonie de la société, s’en détache dans
l’intention qui guide son observation. Il est donc étudié entre les deux extrémités de la
séquence.
Chacune des trois sections se penchera en premier lieu sur les conceptions générales qui
fondent le partage de l’éducation entre la famille et l’école, soit la conception de la société
vue dans son idéal, le genre d’homme que l’on veut y insérer et le genre de relation qui le
relie au reste de son monde, puis l’éducation qui oriente la façon de voir l’enfant.
95
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
Cette conclusion se terminera par un bref survol de ce qu’a été l’esprit des années 1960 et
1970 (comprises dans leur affinité avec la théorie de Bourdieu et Passeron), et du partage de
l’éducation entre la famille et l’école qui s’y est opéré.
L’éducation dans la société moderne : une nécessité constante
Partons d’une évidence aux yeux de tous les auteurs : l’éducation est une fonction
essentielle au maintien de la société. L’intégration sociale ne peut plus se faire en majeure
partie par l’expérimentation immédiate des activités d’adulte comme jadis dans les sociétés
traditionnelles : cet apprentissage ne saurait conduire à la connaissance de la société,
maintenant trop complexe en division du travail et trop vaste en nombre de membres. La
socialisation des nouvelles générations se fait désormais à la suite d’un travail de réflexion
sur les connaissances et les idées à transmettre et par une action souple sur les jeunes
consciences pour faire intérioriser les orientations collectives. La famille et l’école y
participent successivement, la première parce qu’elle accueille l’enfant qui vient au monde,
la deuxième parce qu’elle prépare l’enfant à entrer dans le monde des adultes. Cette
dernière a une fonction plus importante vis-à-vis la société car elle en est plus près par sa
forme et sa destination.
Constatant cet accord de base, crier « au fascisme » serait une erreur ou, en tout cas, ce
serait précipité. Ce ne sont pas des idéologies totalitaires. Mohammed Cherkaoui (1999),
dans sa Sociologie de l’éducation, distingue les doctrines éducatives totalitaires de celles
qui veulent simplement maintenir un minimum d’unité nationale. Les idéologies totalitaires
prétendent à une vision globale du monde et usent d’affirmations dogmatiques. Le « but
avoué » est de « façonner un homme nouveau » (CHERKAOUI, 1999 : 11). Évidemment, la
pédagogie nazie, remarque Cherkaoui, qui a un principe racial, une doctrine de l’hérédité et
qui veut former un homme viril et héroïque, d’essence militaire, correspond exactement à
ce type (CHERKAOUI, 1999 : 12). Les théories étudiées dans ce mémoire correspondent
plutôt à « l’hypothèse faible », selon laquelle « l’éducation contribue à l’intégration
politique des individus » (CHERKAOUI, 1999 : 13). Cette « hypothèse » centralise
96
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
l’éducation pour former l’identité nationale, ou un certain consensus de la volonté générale,
et offrir une instruction de base.
Les auteurs étudiés ici, même s’ils partagent plusieurs valeurs de leur temps, ne veulent pas
former un individu entièrement programmé sans conscience propre. Au contraire, ils ne
cessent d’insister sur la délicatesse particulière dont doit faire preuve l’éducateur dans son
travail. Ce dernier a une mission fondamentale de médiation entre l’individu et la société
(ou l’intérêt de l’universel). Il doit les servir tous les deux, à la fois pour le bien individuel
qui se trouve dans le bonheur de la liberté consciente, et pour le bien de la société qui se
trouve dans le bien commun, dans le bonheur universel qui n’échappe idéalement aucun
sujet. Dans sa mission, l’éducateur doit faire accepter l’autorité du principe universel à
l’individu, en même temps que laisser une marge de liberté assez importante au
développement de sa conscience pour qu’elle y adhère rationnellement et y trouve
véritablement son bonheur, soit un bonheur éclairé et conscient. Même Bourdieu et
Passeron, quand ils critiquent la méritocratie comme principe d’organisation sociale,
laissent deviner un idéal social qui rendrait effective l’égalité de fait. Chez tous les auteurs
cette liberté dont il est question dans le travail d’éducation est aussi permise par une
intervention limitée de l’État : si ses représentants doivent prévoir des moyens pour assurer
une fréquentation scolaire généralisée, ils ne doivent intervenir dans la matière à
transmettre que de manière très générale ou tout simplement s’en abstenir. Ce sont des
savants ou des penseurs, porteurs de vérité ou de réflexion, qui risquent le moins de
dogmatisme. C’est essentiellement à partir de ce point que Bourdieu et Passeron prennent
leur distance. À leurs yeux, les définiteurs des matières à transmettre contribuent à fixer une
position de l’individu dans un ordre social qu’ils remettent en question.
Voir l’éducation comme un moyen de relier l’individu à la société dès l’enfance tout en lui
laissant une marge de liberté, d’autonomie de pensée, implique une conception de l’enfant,
de l’homme que l’on veut former et de l’idéal universel que l’on veut atteindre. Tous se
distinguent d’un Rousseau (1966) qui, en 1762, pensait que l’éducation morale ne pouvait
commencer que vers l’âge de 12 ans, l’intelligence enfantine pour lui n’étant ouverte qu’à
la conscience et à la connaissance des choses de la nature directement palpables par les
97
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
sens. Chez les auteurs étudiés, l’éducation morale et l’acquisition des connaissances de la
réalité ne se distinguent pas et se succèdent encore moins. Elles se font dans un même
mouvement formateur du citoyen, ou de la personne, dans sa totalité.
Pour étudier plus particulièrement comment l’éducation est partagée entre la famille et
l’école chez Condorcet, Hegel, Durkheim, Parsons et Bourdieu et Passeron, examinons
leurs conceptions de l’homme et de l’universel qui orientent le rapport à l’enfant.
Condorcet, Hegel, Durkheim : la quête d’un consensus idéal
Il y a une certaine parenté entre les théories de l’éducation et de la société de Condorcet,
Hegel et Durkheim. Les trois penseurs participent à une conception idéalisée de l’humanité,
dans laquelle le bonheur est défini par la rencontre des libertés individuelles dans un
consensus qui les dépasse et qui leur donne sens. On peut supposer que leurs conceptions
découlent toutes d’une même origine : l’idéal humaniste de la pensée des Lumières, qui
place la raison au-dessus de toute domination et qui abolit par le fait-même les droits
féodaux. Toutefois, ils ne placent pas la Raison et la Nation, comme principe universel, aux
mêmes niveaux d’abstraction. Hegel et Durkheim s’inscrivent davantage dans la conception
de la Nation à laquelle Condorcet s’opposait, c’est-à-dire celle d’une unité nationale aimée
des citoyens a priori – que l’Assemblée de Robespierre préféra à la conception
condorcétienne de la Nation, subordonnée à la Raison (KINTZLER, 1989 : 15-16). Cela nous
montre le désaccord entre les trois auteurs s’ils avaient été contemporains l’un de l’autre
pendant leur écriture. Aussi Durkheim pensait-il davantage à sa nation particulière qu’à
l’humanité entière, dont il saisissait la diversité culturelle et idéologique. Sa prétention était
alors déjà moins abstraite et universelle que celle des deux philosophes.
Parents éloignés dans leur façon de concevoir l’éducation, les trois penseurs n’avaient pas
non plus le même rapport à l’ordre social antérieur. Condorcet, au cœur de la Révolution
française, était clairement en rupture avec l’Ancien Régime de la société féodale et de la
monarchie. Hegel souhaitait et pensait que la progression sociétale qu’il observait allait se
poursuivre jusqu’à une connaissance complète du monde par l’esprit humain et une
réconciliation parfaite entre les volontés particulières et l’exigence d’ordre universel. Il ne
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FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
pensait pas à réformer les institutions, mais à laisser agir le cours des choses déjà
commencées. Durkheim diagnostiquait l’absence d’idéaux et de normes partagés et rendait
cet état de fait responsable des maux contemporains s’accentuant avec l’indétermination
des destins individuels. Il fallait redéfinir les institutions sociales de façon à ce qu’elles
aident à rétablir des identités collectives intermédiaires.
C’est cet idéal sociétal et ce rapport avec l’ordre social antérieur qui oriente la définition
que chacun donne de l’éducation.
Condorcet craignait le dogmatisme d’une éducation nationale. Dans un même souffle, il
prévoyait une instruction qui exercerait l’esprit critique en lui faisant connaître le droit
naturel et les principes de la vie en société. Il prônait ouvertement une éducation morale qui
en ferait sa matière. L’autorité sur cette éducation était portée par les lumières d’une société
de savants, capables d’indiquer les savoirs vrais à transmettre. Les méthodes pédagogiques
employées par les instituteurs allaient faire une place majeure au développement de
l’intelligence, en éclairant les jeunes consciences tout en les faisant travailler de l’intérieur.
La finalité de l’éducation pouvait dépasser la République s’il le fallait pour rencontrer la
Raison, qui lui était supérieure. Dans cette réorganisation, préserver la famille comme lieu
de transmission des convictions religieuses et politiques rencontrait trois objectifs : 1) poser
le droit des parents, pour limiter l’intervention des puissances publiques dans un domaine
circonscrit par le droit naturel ; 2) empêcher qu’une classe sociale ne domine les autres en
imposant son idéologie par l’intermédiaire de l’instruction publique et de cette façon, 3)
préserver et affirmer la suprématie de la Raison sur toute autre forme de conviction.
Cette rencontre de la Raison représentait également la finalité ultime pour Hegel et pour
Durkheim. Seulement, elle ne pouvait dépasser l’État, qui représentait un moment de son
développement historique, selon l’expression du philosophe allemand, ou qui contribuait au
patrimoine moral de l’humanité, selon l’expression du sociologue français. La conscience
humaine singulière ne pouvait donc s’élever à un niveau plus abstrait que celui de l’esprit
du peuple. Le fait d’y appartenir était une condition objective de participation à l’humanité
et faisait partie de l’éducation morale qui accompagnait la transmission de connaissances
99
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
sur le monde réel. Les guerres qu’a soulevées la Révolution française, par une radicalisation
des principes des Lumières vers l’imposition d’un empire européen sous tutelle française,
éveillèrent les sentiments nationalistes. Observateur direct de ce déroulement de l’histoire,
Hegel est probablement plus sensible à la force des identités nationales qu’aurait pu l’être
Condorcet, qui était avant tout un héritier du siècle des Lumières qui n’avait pas encore
constaté les implications des principes libérateurs à l’échelle géopolitique. De même
Durkheim avait pu voir les États-nation se constituer plus solidement au cours du
e
XIX
siècle et voir ainsi que les solidarités collectives s’instituaient plus difficilement au-delà
d’une certaine étendue délimitée par des références culturelles et historiques communes.
Dessous ces conceptions du principe universel pouvant rallier des individus, il semble
néanmoins que la pensée des Lumières se conservait dans la façon de concevoir l’éducation
comme médiation réfléchie.
Pour Hegel, l’éducation consistait en l’intention de l’éducateur de faire accomplir la raison,
par un travail qui laissait de la liberté à l’enfant, qui lui donnait l’occasion de penser et de
réfléchir par lui-même, mais qui soumettait cette liberté à l’autorité de l’État en tant
qu’aboutissement de la Raison. La science ne lui était ni supérieure, ni subordonnée. Elle
était tout comme lui une figure de la Raison, qui voyait directement le contenu des
connaissances à transmettre. L’Église quant à elle ne pouvait prétendre entrer dans la
définition de l’instruction publique, n’éduquant pas l’entendement qui se dirige vers la
raison mais entretenant plutôt le sentiment religieux, qui est du domaine de la famille, du
privé. La famille collaborait, elle, à la transmission de la coutume en tant que première
forme de société et représentante de la société civile envers l’enfant. Elle le préparait à y
entrer, en l’amenant à développer une intuition de la vie éthique au fondement de la
collectivité et à participer au système d’interdépendance économique. Seule, elle ne pouvait
mener vers l’accomplissement de la raison : la société civile y menait, avec une pluralité
d’institutions dont l’école faisait partie.
Avec l’éducation nationale et laïque qu’il prône, Durkheim se distingue très peu de Hegel.
Le juste milieu entre la liberté de l’enfant et l’autorité de l’État se conçoit pour Durkheim
comme l’action d’une génération plus vieille sur une génération plus jeune, qui a réfléchi à
100
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
ce qu’elle doit transmettre, qui sait comment amener l’enfant à y adhérer : par une liberté
contenue dans un système de valeurs plus large qui la guide, qui lui fournit un port
d’attache sans étouffer la réflexion individuelle. Cette nécessité, il l’a sentie en voyant
l’anomie, l’absence de normes, qui accompagnait la montée de l’individualisme. Pour cette
raison, la famille ne donnait qu’une très vague idée de la vie en société, préparant plutôt, en
tant que milieu moral, à participer à des relations sociales ne dépassant pas vraiment la
sphère privée. Support affectif, elle était destinée à se contracter au point de ne subsister
que dans le couple. Pour Durkheim, c’est l’école qui était le véritable moyen de contenir
l’individuation. Elle instruisait à la réalité naturelle et sociale et elle offrait une éducation
morale qui allait développer une haute conscience des conditions d’intégration à la vie en
société.
Ce qui est commun chez les trois auteurs, c’est l’espoir qu’ils mettent dans les institutions
pour rencontrer l’idéal universel, celui qui se trouve soit dans un principe philosophique
placé comme finalité, la Raison chez Condorcet, soit dans la solidarité collective au sein
d’une Nation, ce que l’on retrouve chez Durkheim. L’éducation y est un moyen d’arriver à
cet idéal. Chez Condorcet et Hegel, la famille conserve une fonction morale et sociale
irremplaçable vis-à-vis la destinée ultime de l’éducation. Selon eux elle offrait une vision
du monde. De plus, chez Hegel, elle était un préalable à une vie sociale plus large à laquelle
une conscience subjective n’aurait pu arriver seule. Avec Durkheim, la famille semble avoir
une fonction moins importante pour la société car elle s’est trop ouverte sur l’extérieur avec
l’intervention progressive de l’État, qui fit de ses membres des individus autonomes entre
eux. Avec lui est remise en question par le droit la tradition, qui place la famille au centre
d’un type d’éducation qui ne relèverait que d’elle.
Parsons : comprendre la société comme un phénomène explicable par la
science
Parsons partage une certaine conception de la vie en société avec ses prédécesseurs, en
particulier avec Hegel et Durkheim : en tant que tout, elle peut être harmonieuse dans son
fonctionnement. Il exauce le vœu de Durkheim dans ses Règles de la méthode (1999b) de
début de carrière en étudiant les sociétés modernes comme des choses, sans toutefois se
101
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
prononcer sur la direction qu’elles « devraient » prendre, c’est-à-dire selon un idéal.
Concevant les sociétés modernes comme l’aboutissement des processus de différenciation
qui augmentent leurs capacités d’adaptation, il se contente d’étudier leur évolution. Bien
qu’il voie la société américaine, au moment où il écrit, comme celle qui est en tête de la
modernité contemporaine (PARSONS, 1973 : 121) et qu’il ne prévoit pas une évolution des
sociétés vers un autre type de système social avant une centaine d’années (PARSONS, 1973 :
153), il ne se prononce pas sur ce que devrait être une société pour correspondre à l’idée
morale qu’il s’en ferait, contrairement à Condorcet, Hegel et Durkheim. Sa conception de la
société repose moins sur un fondement moral que sur un fondement sociohistorique.
On sent quand même un conservatisme dans sa façon de la regarder qui témoigne de sa
position subjective : la structure interne de la société moderne est fonctionnelle, elle marche
bien et permet de rencontrer les idéaux de liberté et d’égalité des penseurs des Lumières.
Pourquoi voudrait-on la changer? Cet optimisme s’explique sans doute par la position
enviable des États-Unis, qui semblaient offrir l’image d’une société harmonieuse. Sauveurs
de l’Europe déchirée sous la Deuxième Guerre mondiale, leaders politiques et économiques
mondiaux de plus en plus confirmés, diffuseurs d’une culture de masse et de l’ american
dream par-dessus le marché malgré les très fortes inégalités internes, le pays de Parsons
paraissait correspondre au modèle d’une société idéale.
Cette société moderne qu’il décrit a une très haute capacité d’adaptation et d’intégration
avec ses quatre unités fonctionnelles que sont la communauté sociétale, le maintien des
modèles culturels, le système politique et l’économie. La personnalité des individus se
développe en conformité avec ces structures et les institutions qui les composent,
différenciées selon les mêmes unités (la culture, l’intégration, la personnalité et
l’organisme). L’intégration des nouvelles générations se fait assez facilement, puisque tous
ceux qui ont pour fonction de les socialiser s’y mettent en respectant les convenances dans
les attitudes à adopter ainsi que les valeurs et connaissances à transmettre. De même, les
individus en processus de socialisation suivent les phases psychologiques qui y mènent en
interprétant les attentes qu’ils perçoivent et en intériorisant les structures de rôles telles
qu’elles se présentent à eux objectivement.
102
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
Dans ce processus, la famille effectue une première socialisation pour former la
personnalité complète de base, qui a intériorisé la différenciation des rôles sexuels et des
pouvoirs et a ainsi acquis une identité sexuelle et générationnelle. Elle offre aussi un
support affectif. La famille a donc une fonction aussi importante que ce que lui
reconnaissaient Condorcet et Hegel, voire davantage : elle est un passage psychologique
incontournable, dans lequel un déséquilibre mènerait fort probablement à des pathologies
sociales qui feraient de l’individu un être inadapté aux structures de sa société. L’école
participe à la deuxième socialisation en préparant à la vie d’adulte par la transmission des
valeurs et des connaissances qui définissent la société. L’enfant y apprend que sa position
dans la société sera définie davantage par ses performances individuelles que par ses
qualités extérieures. Il y apprendra à entrer en rapport avec les autres dans des relations plus
impersonnelles, telles qu’elles se rencontrent dans la communauté sociétale. Dans la
relation entre la famille et l’école, tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des
mondes.
Bourdieu et Passeron : dénoncer les illusions de l’idéologie moderne
L’attitude de Bourdieu et Passeron envers l’ordre social qui caractérise la société qu’ils ont
connue est bien différente : ils critiquent les illusions qui endorment les prétentions à plus
d’égalité et à une vraie liberté. Ils reviennent à une intention moralisante qui semble dire :
« ce que l’on vit n’est pas bien ». Tout comme Parsons cependant ils ne se prononcent pas,
du moins explicitement, sur ce qui « devrait » être. D’ailleurs ils se l’interdisent en
dénonçant les violences symboliques que sont les propositions d’orientations collectives,
dans lesquelles ils incluent l’éducation au sens large. En cela ils se rapprochent de
Condorcet, qui faisait des convictions un droit privé. Par contre, Bourdieu et Passeron se
montrent ambivalents envers la culture savante que Condorcet plaçait sur un piédestal – et
que d’ailleurs ce dernier nommait « vérité » ou « savoir vrai », et non pas « culture ». Pour
Bourdieu et Passeron, l’individu y a toujours un intérêt qu’il veut promouvoir en préservant
ou en cherchant à augmenter son capital. Comme c’est la classe dominante qui a le plus
d’intérêt à ce que l’ordre social se reproduise, et comme elle domine l’école, ce sont ses
intérêts qui sont satisfaits en dernière instance. Aussi, la culture savante, à laquelle
103
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
Bourdieu et Passeron, en conclusion des Héritiers, voudraient que tous accèdent, apparaîtelle comme un arbitraire culturel dans la Reproduction, un arbitraire qui n’est pas plus
digne d’être transmis que les autres.
Autre illusion qu’ils dénoncent : la détermination pèse beaucoup plus que la liberté sur
l’enfant qui progresse dans cet univers. Et l’école ne le libère que très rarement. La famille
a déterminé presque définitivement le rapport de l’enfant au monde en lui léguant un
habitus culturel qui représente ou un héritage privilégié, ou un handicap limitant ses
aspirations à ce qu’il y a de plus modeste. L’école, de son côté, croit et fait croire que les
reconnaissances académiques qu’elle distribue sont des reconnaissances de dons personnels
qui justifient la position sociale d’arrivée, au sortir du système d’éducation. L’ordre
universel que sert le système d’éducation n’est profitable qu’à une catégorie de personnes,
celle qui le domine. La relation entre la famille et l’école selon Bourdieu et Passeron se
comprend donc comme une forme d’injustice envers les moins favorisés.
En lisant la critique de Bourdieu et Passeron, on ne voit pas bien quel genre d’ordre social
répondrait à leur idéal de respect du droit de chacun à la vraie liberté et à la vraie égalité,
celle des chances objectives de réussir, que l’on pressant. C’est une rupture avec l’intention
des précurseurs de la sociologie, celle de guider la société en l’instruisant sur elle-même,
qui donne l’impression de tourner dans le vide. Comme chez leurs prédécesseurs, l’idéal de
la liberté de l’individu dans un ordre universel harmonieux guide leur réflexion, mais ils
n’arrivent pas à penser une structure sociale qui y parviendrait. Ils paraissent vouloir
davantage le bonheur individuel que le bonheur collectif, qui ne peut faire autrement, dans
leur conception, que de le limiter. Cette rupture s’ouvre cependant sur des débats de
restructuration pour démocratiser les chances de réussir. On devine aussi l’intention
d’encourager la recherche de consensus avec une plus grande participation des individus
provenant de toutes les couches de la hiérarchie sociale.
La progression de la réflexion sur l’éducation
En résumé (voir le Tableau-synthèse), une conception de base chez les auteurs étudiés fait
de l’éducation : 1) une nécessité pour les sociétés modernes ; 2) qui doit allier respect de la
104
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
liberté individuelle et inculcation du sentiment d’appartenance à un principe universel
(l’humanité ou la société) ; 3) la fonction primordiale qu’il reste à la famille, pourtant
subordonnée à l’école, qui porte en dernière instance cette responsabilité vis-à-vis les
nouvelles générations et la société.
Cette conception de base prend des tangentes différentes dans la façon spécifique de voir le
partage de l’éducation entre la famille et l’école qui dépend de la position historique et de
l’intention de chaque auteur. La confiance portée à l’institution scolaire correspond à la
confiance portée à l’ordre social à produire (rupture avec le passé ou critique) ou à
reproduire (continuité avec le passé ou progression déjà commencée)21 : seuls Bourdieu et
Passeron se détachent de cette attitude. La relative préservation de la vie familiale contre
une intervention de l’État en fait un milieu moral et social encore constructeur de socialité
collaborant à la société dans son ensemble. C’est ce que l’on observe dans les conceptions
de Condorcet et Hegel.
Une atomisation provoquée par la trop forte présence du droit public en son sein en fait un
milieu social et moral inapte à produire une solidarité collective sortant du domaine privé,
ce qui est la vision de Durkheim. L’obligation scolaire au niveau primaire s’est déjà
instaurée et le droit successoral tend à disparaître. Suivant cette conception, l’extension de
l’intervention étatique a alors pour conséquence ce que Meyer (1977) décrit comme de la
destruction de vie sociale, même si Durkheim opte plutôt pour une compréhension
optimiste de ces changements structuraux.
Avec Parsons, qui s’appuie sur des travaux de psychologie et de psychanalyse, la famille
retrouve sa spécificité socialisante dans la société. Les connaissances psychologiques
21
André Petitat critique les sociologies de l’éducation qu’il situe dans le courant fonctionnaliste, dont font
partie Durkheim et Parsons, et dans le courant conflictualiste, dont font partie Bourdieu et Passeron, car ils ne
voient pas selon lui que l’école ne fait pas que reproduire l’ordre social, qu’elle contribue aussi à le produire
(PETITAT, 1982 : 21-66). Je suis d’accord avec l’idée que l’école est aussi porteuse de changement. J’ai du mal
à me prononcer en ce qui concerne Parsons et le couple Bourdieu et Passeron (qui se rejoignent en maints
endroits par ailleurs), mais il me semble que Durkheim, quand il invite les pédagogues à revisiter le passer
pour mieux orienter la destination collective, souhaite une réforme qui vient de l’intérieur de l’école et qui
instruit la société sur elle-même, fonction essentielle des institutions aux yeux de Durkheim. L’école serait
donc pour lui productrice d’ordre social ou plus simplement, porteuse de changement, car elle est directement
impliquée dans la définition des idéaux nationaux.
105
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
compensent les effets atomiseurs du droit en préservant une certaine unité sociale
« naturelle ». En même temps, une intention qui se veut purement scientifique, et qui vient
peut-être d’un scrupule envers les idéologies nées de la méfiance envers les régimes
totalitaires, privilégie le regard neutre de l’observateur plus que celui de l’idéaliste. Parsons
se détache donc de l’intention idéaliste de ses prédécesseurs, tout en partageant avec eux
une confiance envers l’ordre social et ses institutions à inventer, à préserver ou à laisser
s’installer.
Ce scrupule que partagent Bourdieu et Passeron fait apparaître comme un leurre le baume
appliqué par la sociologie parsonienne sur la spécificité familiale. Concevant le poids
déterminant de la famille sur le reste de la biographie, ils dénoncent ce qu’ils voient comme
des illusions modernes qui attribuaient une mission libératrice à l’école. La faible solidarité
nationale avait ébranlé la confiance de Durkheim envers la famille. Maintenant, chez
Bourdieu et Passeron, le refus des inégalités de classe et de leur maintien ébranlait la
confiance en une institution dans laquelle on avait investi des espoirs humanistes. Bourdieu
et Passeron veulent faire prendre conscience de l’inégale répartition des ressources que les
institutions tendent à légitimer et à poursuivre. Ils refusent alors l’idée d’une stratification
sociale, économique et culturelle déterminée par les statuts d’origine, ce que leurs
prédécesseurs voyaient comme une organisation normale de la réalité sociale. Veulent-ils
rendre la méritocratie encore plus responsable de la répartition du capital global en libérant
d’une socialisation familiale trop pesante? On ne voit pas vraiment le principe
d’organisation sociale qu’ils privilégient sous leurs critiques. D’autres après eux, en
critiquant les structures sociales héritées de la modernité, expliciteront leur idéal, un idéal
qui apparaît souvent utopique du point de vue des structures sociétales d’aujourd’hui.
Tableau-synthèse : La théorie de l’éducation de chaque auteur dans sa théorie de la société
Auteurs
Condorcet
(1791)
Hegel
(1821)
Durkheim
(1888 à
1904-1905)
Parsons
(19511955, 1973)
Bourdieu,
et
Passeron
pour
l’éducation
(19641970)
Rapport avec
l’ordre
antérieur
Théorie de la société
Idéal proposé
L’être idéal /Type de
solidarité
Critique de
l’inégalité de
droit
(asservissement
de l’intelligence)
Triomphe de la
Raison
(République
ouverte à la
révision)
Préservation et
dépassement du
processus
historique déjà
enclenché,
menant à la
Raison
Aboutissement de
la raison dans
l’État avec
libéralisme soumis
à l’autorité étatique
(vie sociale
organique)
- Doué de raison
- Libre (autonomie de
l’intelligence)
- Consensus entre des êtres de
raison
- Imprégné des mœurs de la
société globale
- Libre (quant reconnaît son
appartenance à l’Esprit du peuple)
- Participant d’une histoire
commune
Conception
de l’enfant
Théorie de l’éducation
Rôle de la
Rôle de l’école
famille
Définition
de
l’éducation
- Sujet de droit
- Potentiel de
raison à
développer
Éducation morale
(transmission des
convictions
religieuses,
morales,
politiques)
- Être
essentiellement
libre
- Futur sujet
économique/poli
tique
-Éducation morale
(transmission de la
coutume,
préparation à la
société civile)
- Enseigner des
connaissances
- Enseignement des
concepts et principes
moraux
Être asocial
(dispositions
physiques et
mentales
générales,
conscience
souple)
- Éducation à la vie
sociale privée
(insuffisante)
- Support affectif
- Instruction à la
réalité naturelle et
sociale
- Éducation morale
Action d’une
génération
plus vieille
sur une
génération
plus jeune
Développer la
raison :
- Enseigner les
vérités savantes
- Éducation morale
rationnelle
Former le citoyen :
Voir
éducation
morale dans
rôle de la
famille
Faire
accomplir la
raison (liberté
de l’enfant
soumise à
l’autorité de
l’État)
Critique de
l’individualisme
(absence
d’idéaux et de
normes
partagés)
Solidarité à
reconstituer
- Instruit de la réalité (naturelle et
sociale)
- Haute conscience morale
- Attaché à sa patrie
(éventuellement à l’humanité) ;
communion dans idéaux collectifs
réfléchis
Gardien des
structures
fonctionnelles et
intégratives de
la société
Intégration sociale
à la société déjà
constituée
- Personnalité conforme aux
structures de la société
- Intégré à la société (occupe une
fonction, partage valeurs
collectives)
Acteur social à
personnalité peu
complexe
- 1e socialisation
pour personnalité
complète de base
- Support affectif
- 2e socialisation
- Préparation à la
vie adulte (valeurs
et connaissances)
Socialisation :
interaction
orientée par
l’agent
socialisateur
- L’agent social intéressé au
capital (contre-idéal)
- A une position dans le rapport
de force (contre-idéal)
Agent social (à
la fois être
déterminé et
acteur avec
stratégies)
vulnérable
Transmet position
de classe avec
l’habitus de base
(ressources
culturelles,
économiques, etc.)
Légitimer les
positions de classe
en organisant un
accès inégal à
l’arbitraire culturel
Violence
symbolique
(imposition
d’une façon
de voir le
monde et de
s’y insérer)
Critique de la
domination et
des idéologies
modernes,
illusoires, qui la
permettent
Idéal sousentendu : égalité
de droit et de fait
107
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
À partir de la décennie 1970 : décentralisation et discussions
pour la recherche de consensus
D’ardentes critiques des structures inégalitaires et « dénaturantes » de la société se
développent dans le discours intellectuel des années 1960 et 1970. Dans la dialectique entre
l’individu et la société, il apparaît de plus en plus évident que l’idéal de l’authenticité
individuelle supplante celui de l’unité nationale ou de l’harmonie collective. « Vivre dans
l’instant est la passion dominante, regrettait Christopher Lasch – vivre pour soi-même, et
non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la
continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans
le passé, s’étendent vers le futur. » (LASCH, 2000 : 31.) Deux auteurs, convaincus que les
structures de la société ne servent que les dominants en tuant toute initiative particulière,
proposent même l’abolition des institutions qui étaient apparues essentielles à des penseurs
modernes pour le maintien des sociétés. En 1971, Ivan Illich publiait Une société sans école
pour dénoncer l’obligation scolaire et la remplacer par une éducation faite directement dans
le monde, par des adultes savants dans les domaines les plus divers : il souhaitait que
l’éducation devienne une œuvre véritablement collective à laquelle chacun participerait en
inscrivant directement les nouvelles générations dans des lignées de savoir particulières.
Avec lui, il n’était plus question de transmettre un savoir universel, une instruction
commune. Il était plutôt question de préserver les autonomies locales en sauvegardant leurs
traditions. La même année, David Cooper sortait Mort de la famille (1972). Cet ouvrage
dénonçait la « dénaturation » commencée dès la naissance auprès des parents car cette
socialisation faisait intérioriser les premières formes d’assujettissement, celles qui placent
les parents comme des figures d’autorité et qui assoient les structures de domination
ultérieures que rencontre un individu. Ainsi, même la famille en tant qu’institution était
critiquée car elle commençait une première forme de soumission. Philippe Meyer (1977),
avec sa thèse selon laquelle la montée de l’État aurait détruit progressivement la société en
développant des institutions pour contrôler la vie sociale, semble se situer dans le même
courant de pensée. Ce courant remet en question des structures sociales, celles mêmes qui
avaient porté jadis une mission si vitale aux yeux de plusieurs penseurs modernes.
L’aspiration à une espèce de retour à une vie sociale plus « naturelle », libérée des milliers
108
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
d’années de civilisation qui l’avaient pourtant façonnée depuis les sociétés elles-mêmes,
flotte dans l’esprit de libération typique de ces années. On souhaitait un retour à une forme
d’éducation, associée aux communautés traditionnelles, qui ne séparait plus les enfants du
reste de la société et de ses activités diversifiées. On souhaitait, du moins chez Illich et
Cooper, briser l’isolement dans la famille nucléaire ou à l’école.
La participation comme effort de synthèse et de « dépassement »
À côté des mouvements critiquant les structures inégalitaires de la société (mouvements
féministes, syndicats, étudiants, nationalistes, etc.), une idéologie participative pris
naissance dans les années 197022, comme remplacement d’une transcendance autrefois
assumée par l’Église et par l’État. Ainsi une autre manière de résoudre les inégalités
familiales en matière de socialisation tendait à impliquer davantage les citoyens dans des
structures déjà installées par l’État. Le Conseil supérieur de l’éducation, représentant auprès
du gouvernement des intérêts de la population impliquée dans les affaires scolaires, en est
un exemple. Depuis sa création en 1964, il fait connaître annuellement aux décideurs l’état
et les besoins de l’éducation tels que perçus dans le milieu et y fait circuler les informations
provenant du Ministère de l’éducation.
Comme un écho à la conception de Bourdieu et Passeron voulant déloger la domination
culturelle faite par l’intermédiaire de l’école, les dernières décennies ont été marquées par
l’institutionnalisation de la participation des parents dans l’éducation scolaire de leur
enfant. En 1971 au Québec, une loi instaurait les comités d’école, qui donnaient un pouvoir
22
Des échanges avec Jean-Pierre Proulx, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Montréal et
président du Conseil supérieur de l’éducation (CSE) depuis septembre 2003, et Arthur Marsolais,
professionnel de recherche au CSE pendant 20 ans, m’ont appris les tensions qu’il y avait eu au début des
années 1980 entre la centrale syndicale des enseignants et le ministère de l’éducation quant à l’implantation
des conseils d’orientation, vus comme des instruments de domination des parents. Les deux m’ont aussi fait
part de la réelle progression dans la participation des parents à l’école depuis les années 1970 qu’ont traduit
les changements législatifs les impliquant de plus en plus. Voir aussi le premier avis transmis par le Conseil
supérieur de l’éducation au ministre de l’Éducation, en 1966, La participation au plan scolaire, qui voulait
impliquer tous les acteurs sociaux intéressés à la planification scolaire : « De cette évolution de la mentalité
manifeste depuis vingt ans, de cet éveil des divers secteurs de la société se dégage lentement et
laborieusement une dimension essentielle à la politique d’ensemble de l’éducation dans la province : la
définition des objectifs et des fins de l’éducation, l’élaboration du plan scolaire et sa mise en œuvre ne seront
pas la tâche du Ministère seul ; elles seront aussi, à un autre niveau sans doute et selon les modalités de
collaboration diverses, la tâche collective de tous les groupes de la nation. » (CSE, 1966: 11.)
109
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
consultatif aux parents. Vint ensuite une décentralisation progressive de la gestion et de la
définition de l’éducation vers les commissions scolaires et les établissements. En 1974, la
Fédération des comités de parents était créée mais n’acquit un véritable poids politique
qu’une dizaine d’années plus tard23. À la fin des années 1970, on réévaluait collectivement
la possibilité pour les parents de participer aux décisions de l’école (GEORGEAULT et
SYLVAIN, 1980). En 1987, les conseils d’orientation, composés pour la moitié de parents et
prévus pour la définition des orientations pédagogiques et des valeurs de l’établissement,
étaient finalement créés. Puis en 1997, la Loi 180 créait les Conseils d’établissement pour
accroître le pouvoir des parents dans les décisions concernant les orientations majeures de
chaque établissement. Ainsi se trouve-t-on dans un système d’éducation qui tente de placer
la discussion comme moyen de définir un universel dans lequel les groupes particuliers
puissent se reconnaître. C’est ce que plusieurs penseurs contemporains de Bourdieu ont
proposé depuis quelques décennies, comme s’ils voulaient garder confiance en la possibilité
pour un principe universel de rallier des particularismes. C’est ce qu’entendait Fernand
Dumont quand il proposait un « dialogue de valeurs pluralistes » comme raison commune
(1995), ou Jürgen Habermas (1997), pour qui la démocratie ne peut être véritable que par
des structures juridiques assurant la discussion entre des individus ayant des « mondes
vécus » (composés de traditions, de valeurs, de pratiques particulières) différents.
Cette ouverture du consensus au réexamen (également présente chez les auteurs étudiés
dans ce mémoire), conserve la « réussite » de tous ceux qui se présentent à l’école comme
l’objectif ultime du système scolaire. L’école s’offre aussi comme un service soumis aux
« besoins » de la société. On constate la rencontre de ces deux missions dans les citations
qui suivent, qui proviennent d’un même avis du Conseil publié en 2002 : 1) « L’insuccès de
l’élève est aussi son insuccès [à l’école]. L’enjeu ici, c’est la crédibilité même de l’école et,
à terme, la confiance que les parents et les citoyens lui témoignent. » (CSE, 2002 : 3-4) ; 2)
« L’école vise le développement des personnes, mais, à travers celui-ci, elle vise celui de
toute la société. » (CSE, 2002 : 3-4.) On s’entend généralement de nos jours sur
l’importance majeure d’une réussite scolaire étendue au plus grand nombre. C’est que le
23
D’après des discussions avec Ghislain Boisvert, directeur des services de la Fédération des comités de
110
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
souci éducatif est exacerbé par le sentiment que la réussite sociale se fonde pour une bonne
part sur la réussite scolaire ou sur l’épanouissement de la personnalité, qu’aura suscité le
milieu familial. Il serait intéressant et pertinent d’étudier l’émergence de cette notion de
réussite et d’échec dans la vie ainsi que la ligne de démarcation à laquelle elle se réfère.
Cette question du consensus actuel mène à une autre constatation. La discussion dans des
structures aménagées spécialement à cet effet est grandement encouragée. Par exemple, le
Conseil supérieur de l’éducation (CSE) faisait remarquer que l’école, devant la diversité des
situations familiales, le manque de temps de parents sur le marché du travail, l’exigence
d’organisation familiale suscitée par la séparation des parents, etc., devait s’ajuster en
assouplissant ses relations avec les familles et en se donnant les moyens de mieux les
connaître et les comprendre (CSE, 1994 : 19-33 et 66-68). De leur côté, les parents devaient
essentiellement s’intéresser au cheminement scolaire de leur enfant tout en essayant de
collaborer le plus possible au travail fait par l’école en s’impliquant de diverses manières
(CSE, 1994 : 72). Ce discours est un exemple parmi tant d’autres qui montre que ce qui est
clairement valorisé depuis une vingtaine d’années, c’est la collaboration des parents avec
les enseignants, ou le partenariat entre les deux, tourné vers la réussite scolaire. Ce
partenariat se manifeste par un transfert mutuel de tâches qui étaient anciennement
réservées à chacun. On exige aujourd’hui des parents des connaissances psychologiques et
pédagogiques, le souci de faire réussir son enfant dans son cheminement scolaire en lui
fournissant des outils et des compétences intellectuelles, la connaissance du fonctionnement
de l’école et leur participation scolaire. En même temps ils doivent continuer à offrir un
milieu de vie sain pour favoriser ce développement. Chez les enseignants et le personnel, on
exige le souci d’être attentifs aux difficultés vécues dans la famille. On cherche de cette
manière à accroître les chances de l’école de réussir sa mission sociétale de « succès
éducatif » : elle doit socialiser les enfants, les instruire et les qualifier pour le marché de
l’emploi. En même temps elle doit répondre aux divers besoins de la société en main
d’œuvre. Il semble donc y avoir un empiètement mutuel, pas toujours apprécié, dans ce qui
était défini dans le passé comme des sphères sociales respectives. À une inégale
parents de la province du Québec et Joyce Buckley, directrice de la zone de Mauricie-Bois-Francs.
111
FAMILLE ET ÉCOLE
Conclusion : Constantes et changements
professionnalisation des parents correspond donc une sensibilisation des enseignants pour
contrebalancer les effets « ralentisseurs » de situations familiales peu propices au succès
scolaire. Ainsi se comprend la relation entre la famille et l’école aujourd’hui : la réussite
scolaire de l’enfant est le but ultime de l’éducation. Lui-même ainsi que ses parents et ses
enseignants en ont une responsabilité d’autant plus grande que la position sociale d’origine
ne doit plus mener d’avance vers la réussite ou l’échec.
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