ADIEU
ALEVINAS
«Depuis
longtemps,si
longtemps,je
redoutais
d'avoiràdire
adieuà
Emmanuel
Levinas»:
le31décembre
1995,Jacques
Derridasalue
dans
«Libération»la
mémoired'un
maîtrequi
«bouleversale
paysagesans
paysagedela
pensée».
JACQUES
DERRIDA.
Philosophe
françaisnéen
1930en
Algérie.
«L'Ecritureetla
différence»
(Seuil,1967),
«Dela
grammatologie»
(1967),
«la
Dissémination»
(1972),
«Politiquesde
l'amitié»
(Galilée,1994).
A travers la déconstruction des grands textes, Jacques Derrida
reconstituel'histoiredel'amitié.Oùilenvadel'exclusionduféminin
delapolitique,delajusticeetdeladémocratie.
RecueilliparRobertMAGGIORI
Libération,24novembre1994(extraits)
«Ophiloi,oudeisphilos.»Iln'estmêmepassûrquecesoitunephrased'Aristote.Maiselletraversera
l'Histoire,etlaphilosophie,etl'histoirelittéraire.Montaigne,entremilleautres,lareprendra:«Omes
amis,iln'yanulamy.»Nes'agitilpas,pourtant,d'unesentenceextravagante,d'uneformuletournée
de telle sorte qu'elle soit indécidable ? A quels amis peuton annoncer qu'il n'y a pas d'amis ? Et
s'adresseton encore à des amis pour leur apporter une nouvelle aussi sombre que celle de leur
propredisparitionoudeleurinexistence?Sontcedefauxamisàquil'onveutfairecomprendrequ'il
n'estpointunseulamivéritable?Oufautil,danscette«contradictionperformative»,commediraient
les linguistes,lire l'expression d'un désir, d'une requête, d'une promesse, d'une prière : il n'y a pas
d'amis,nouslesavonsbien,mais,jevousenprie,faites,mesamis,qu'ilyenait!Estceàdirequela
sagessesemeurtdeneplusavoird'amis?Qu'iln'yadeviemaisquellefolie!queparl'ennemi?
Traces,indices,emblèmes,paradigmes d'unemultiséculairehistoire del'amitiéqueJacques Derrida
tourneetretourne,déconstruit,détourneetassembledanssondernierlivre,Politiquesdel'amitié.
«Iln'estpeutêtrepas,danslaphilosophiecontemporaine,d'¦uvreplusdifficilement
saisissablequecellesignéedunomdeJacquesDerrida»,écritRudySteinmetz(1).
Ilfautcroirecependantquece«défi»estsouventrelevé,puisqueDerridaestsans
doutelepenseurfrançaisleplusdiscutédanslemonde.L'autredifficultévientdela
façon même qu'a Derrida de «faire de la philosophie», de la désormais célèbre
«déconstruction»,laquellene peut qu'exciterle commentaire. Car «il en va moins
d'unereproductiondelatraditionphilosophique,écritencoreSteinmetz,que d'une
répétitiondecelleci,c'estàdired'untravailderéécritures'effectuant,nonsurdes
textes dont on secontenterait de décrire de manière neutre l'organisation interne,
maisdansdes textes dont il importe de relancer souvent contre euxmêmes la
logiquequilesfondeetlesarticule».DansPolitiquesdel'amitié,Derridaeffectuece
genredetravail,dansles textesentrelacés d'Aristote, Platon, Cicéron, Montaigne,
Kant, Hegel, Nietzsche, Michelet, Hugo, Schmitt, Heidegger ou Blanchot. Mais
celuicin'ariend'«insaisissable»,bienaucontraire.Ilseraquestiondetendresseet
desecret,deguerreetdeserments,de«cetteétrangeviolencequidepuistoujours
s'est insinuéeà l'origine des expériences les plus innocentes de l'amitié ou de la
justice»,d'amisquinesontquedeshommesetdedémocratiequis'épuise.Ilsera
questiondecouples,desingulieretd'universel,de privéetdepublic,d'une amitié
quisembleessentiellementétrangèreetrebelleàlarespublica,etd'uneamitiéqui
liel'amifrèreàlavertuetàlajustice,àlaraisonmoraleetàlaraisonpolitique.Il
s'agira de trouver le «justenom»de l'amitié,dire de quoi, au juste, l'amitié est le
nom.
LaphraseattribuéeàAristote«Omesamis,iln'yanulamy»estlefilrouge
devotrelecture.Aunmomentvousenvisagezdetraduireentermesd'amour
cequ'elleditdel'amitiéoudel'ami,maisvouslaissezl'analyseensuspens.
J'aimeraiscroirequecelivretraiteavanttoutdel'amour.Aufond,jen'aijamaissu
nivouludistinguerentrel'amouretl'amitié.Maispourpouvoirdire«jet'aime»àun
amiouàuneamie,etd'amourfou,ilfauttraverser,jusquedanssoncorps,tantde
grilleshistoriques,uneimmenseforêtd'interditsetdediscriminations,decodes,de
scénarios, de «positions». Peutêtre pour ranimer la voix d'une «aimance» qui
résonneavantladistinctionentreaimeretêtreaimé,amouretamitié,ErosetPhilia,
ErosetAgapé,lacharité,lafraternitéoul'amourduprochain,etc.Ce chant nous
appelle au fond d'une histoire labyrinthique et indéchiffrable, séduisante à
désespérer. J'aime y risquer des pas, j'aime aussi m'y perdre, le temps de m'y
perdre.
Vousrepérez,danstous les discours canoniques sur l'amitié, l'exclusion de
l'amitiéentrefemmesetcelledel'amitiéentreunhommeetunefemme.
Ilnes'agitpas,bienentendu,denierquel'amitiésoitpossibleentredesfemmesou
entre un homme et une femme, bien au contraire. Mais de radiographier, en
quelque sorte, d'abord en Europe, l'histoire à travers laquelle la figure
phallocentrique de l'amitié le couple d'amis et leur contrat testamentaire est
devenue dominante, «canonique», gardant seule la parole, le droit à l'archive
politique,philosophiqueetlittéraire.L'interprétationdecettearchiven'estpasfacile,
c'estunetâchesansfin,maiselleouvreàl'histoire«réelle»(discursiveounon)qui
aportécemodèleàsaprévalencepolitique.J'aicommencéàsuivrelemotifsiriche
et si retors de la fraternité. Malgré l'intense mouvement de sublimation, de