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Science
Technologie
Armement
Postface
à
Analyse Mathématique
éd. Springer-Verlag, 1997
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Comment détourner un mineur
En 1950-1951, Edward Teller, qui cherchait depuis 1942 à découvrir le
principe de la bombe H et va le trouver finalement au printemps 1951
grâce aux calculs et à une idée physique nouvelle du mathématicien
Stanislas Ulam, estime que le laboratoire de Los Alamos où lon développe
ce genre dengins ne montre pas suffisamment denthousiasme ; on a
même refusé de lui confier la direction du projet. Appuyé par Ernest
Lawrence, il réclame et finalement obtient la création en 1952 à
Livermore, près de Berkeley, dun laboratoire concurrent. Lawrence, prix
Nobel, avait inventé le cyclotron et la Big Science dans les années 1930 ; il
avait, pendant la guerre, lancé et dirigé un procédé électromagnétique de
séparation isotopique qui, pour un demi milliard de dollars (quatre à cinq
milliards actuels), avait permis lenrichissement final, à plus de 80%, des
60kg duranium de la très primitive bombe dHiroshima 117 ; enfin il avait
participé aux discussions de 1945 concernant lutilisation des premières
bombes atomiques disponibles, recomman alors la poursuite dun
programme abondamment financé de recherche et de développement en
physique nucléaire (théorie, applications militaires et civiles) et de
production des armes 118 et, fin 1949, appuyé à fond le lancement du
117
Graham T. Allison et autres, Avoiding Nuclear Anarchy (MIT Press, 1996), Appendix B, où
l’on apprendra, en langage non technique, les principes de base des bombes A et H.
118 Sur Teller, voir Barton J. Bernstein dans Technology and Culture (vol. 31, 1990, pp. 846-
861). Sur le développement de la bombe H, Herbert York, The Advisors. Oppenheimer,
Teller, and the Superbomb (Freeman, 1976), Stanislas Ulam, Adventures of a
Mathematician (Scribners’s, 1976) et surtout Richard Rhodes, Dark Sun. The Making of
the Hydrogen Bomb (Simon & Schuster, 1995), chap. 23. Sur Lawrence avant la guerre, J.
L. Heilbron & Robert Seidel, Lawrence and his Laboratory 1929-1941 (University of
California Press, 1989). Sur Lawrence en 1945, Richard Rhodes, The Making of the
S c i e n c e , t e c h n o l o g i e , a r m e m e n t
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programme thermonucléaire. Cest cet organisateur hors pair et ultra
influent que lAtomic Energy Commission (AEC), le CEA américain, charge
de lancer le nouveau centre de développement des "armes de génocide".
Il faut un directeur à ce quon appelle aujourdhui le Lawrence Livermore
Laboratory et Lawrence choisit lun de ses assistants, Herbert York qui,
après quelques années à Livermore, sera à la fin de la cennie à la tête
de toute la recherche-développement 119 (R&D) militaire américaine.
Obligé de diminuer ses activités pour raison de santé, York se retranche
dans une université californienne, participe à des négociations et
colloques sur le contrôle des armements et, à partir de 1970, écrit de
nombreux articles et livres 120 sur la course aux armements dont
labsurdité et les dangers lui apparaissent de plus en plus clairement.
En particulier, York publie en 1976 un petit livre sur les discussions qui,
à la suite de la première explosion atomique soviétique daoût 1949,
eurent lieu à la fin de lannée quant à lopportunité de lancer un
programme massif de développement de la bombe H. Son livre reproduit
en appendice lintégralité du rapport, maintenant public, dans lequel le
General Advisory Committee (GAC) 121, comité consultatif de lAEC,
déconseillait cette décision pour des raisons dordre pratique et éthique.
Truman la prit quand même à la fin de janvier 1950 sous linfluence de
Atomic Bomb (Simon & Schuster, 1988), p. 643, et Martin Sherwin, A World Destroyed
(Knopf, 1975), appendice, p. 298.
119 Expression signant l’ensemble des activités de recherche scientifique et technique. On
distingue la recherche de base ou fondamentale, sans but pratique, la recherche
appliquée, orientée vers la résolution de problèmes techniques, enfin le développement
beaucoup plus coûteux : conception du scma technique détaillé, production et essais
d’un prototype industrialisable. Les distinctions ne sont pas toujours très claires.
120 Particulièrement Race to Oblivion (Simon & Schuster, 1970), The Advisors :
Oppenheimer, Teller, and the Superbomb (Freeman, 1976), Making Weapons, Talking
Peace (Basic Books, 1988), ses mémoires.
121 Le GAC, présidé par Oppenheimer, était composé de quelques scientifiques (L. A.
DuBridge, James B. Conant, E. Fermi, I. I. Rabi, Cyril Stanley Smyth), d’Oliver E. Buckley,
président des Bell Labs, le plus grand laboratoire de recherche industrielle du monde
(AT&T) l’on vient de découvrir les transistors, et de Hartley Rowe, ingénieur et vice
président de la United Fruit Co. qui, pendant la guerre, avait notamment supervisé les
activités industrielles de l’AEC. Au procès Oppenheimer, Rowe déclarera qu’il était
radicalement opposé à la bombe H parce que « I can’t see why any people can go from
one engine of destruction to another, each of them a thousand times greater in potential
destruction, and still retain any normal perspective in regard to their relationships with
other countries and also in relationship with peace... I don’t like to see women and
children killed wholesale because the main element of the human race are so stupid that
they can’t get out of war and keep ont of war »
C o m m e n t d é t o u r n e r u n m i n e u r
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quelques dirigeants de lAEC, de lÉtat-Major, des durs du Sénat et
dautres physiciens, dont Teller, von Neumann, Lawrence et Luis Alvarez,
inventeur des accélérateurs linéaires et futur prix Nobel qui avait observé
lexplosion de la bombe dHiroshima à bord dun avion
daccompagnement. Laffaire Fuchs révélant au début de février que le
physicien ex-allemand a transmis aux Soviétiques non seulement
lessentiel des données concernant la bombe A mais aussi létat des
connaissances, à la date davril 1946, sur la future bombe H il a pris sur
le sujet un brevet en commun avec von Neumann ! , Truman ordonne la
production de celle-ci en mars 1950 avant même quon en ait découvert le
principe.
York en profite pour nous révéler avec une rare franchise (p. 126 de
The Advisors) les raisons qui, alors quil venait dobtenir son doctorat, le
poussèrent à participer au projet en 1950 après le déclenchement de la
guerre de Corée, laquelle fit changer davis certains des principaux
opposants au projet 122, notamment Fermi et Bethe. Il y avait dabord
« lintensification de la guerre froide » sur laquelle, nous dit-il, Lawrence
insistait constamment. Il y avait ensuite « le défi scientifique et
technologique de lexpérience » elle-même : on na pas tous les jours
loccasion de libérer pour la première fois léquivalent de dix millions de
tonnes de TNT. Il y avait enfin :
« Ma découverte du fait que Teller, Bethe, Fermi, von Neumann,
Wheeler, Gamow et dautres étaient à Los Alamos et occupés à ce projet.
Ils étaient parmi les plus grands hommes de la science contemporaine, ils
122
Tout le monde, à l’Ouest, croyait ou prétendait à l’époque que la guerre de Corée (juin
1950 - juillet 1953) serait suivie d’une opération analogue visant à unifier l’Allemagne.
Pareille initiative aurait, évidemment clenché une Troisième guerre mondiale alors
que l’URSS avait subi en 1941-1945 des pertes humaines et matérielles énormes dont
elle était loin d’être relevée. En fait, personne, à l’Est, ne s’attendait à l’ampleur de la
réaction américaine en Corée et c’est celle-ci puis l’intervention chinoise qui auraient
fort bien pu transformer un conflit local en conflit néralisé, notamment si Truman
avait accepté, comme le demandait le général MacArthur, de bombarder les bases
militaires chinoises et soviétiques proches de la Corée. Ce fut l’une des initiatives les plus
brillantes du "camp socialiste" : outre deux ou trois millions de Coréens morts pour rien
et la première occasion pour les Américains d’envisager sérieusement un recours aux
armes atomiques quelques experts s’y rendent à la fin de 1950 pour examiner la
possibilité d’y utiliser les nouvelles armes "tactiques" , elle précipita le triplement du
budget militaire américain (10 à 12% du PNB au lieu de 4%) préconisé depuis le
printemps 1950 et donna le grand départ à une course aux armements beaucoup plus
coûteuse pour l’URSS que pour les USA dont les capacités industrielles étaient, dans les
domaines cruciaux, de quatre à dix fois celles de l’URSS d’après le célèbre rapport NSC-
68 du National Security Council d’avril 1950.
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