DE LA PROFONDEUR EN ÉDUCATION Une écoute

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RENÉ BARBIER
DE LA PROFONDEUR
EN
ÉDUCATION
Une écoute sensible
Essai
2009-2010
© Institut Supérieur des Sagesses du Monde (ISSM) http://www.barbierrd.nom.fr/issm
« Le vol de l’aigle ne laisse pas de trace »
Krishnamurti
***
« Parfois il paraît que nous sommes au centre de la fête,
mais au centre de la fête il n’y a personne,
au centre de la fête il y a le vide,
mais au centre du vide il y a une autre fête . »
Roberto Juarroz
10
Introduction
L’écoute sensible est l’attitude philosophique qui convient
à l’approche transversale en sciences humaines. Cette
théorie d’approche transversale (Barbier, 1997) a été ma
contribution à la recherche universitaire ces trente
dernières années. Professeur de sciences de l’éducation,
j’ai progressivement dégagé une démarche de recherche à
orientation clinique, dont l’objet de connaissance était
l’imaginaire des pratiques, des réalisations humaines, et
des discours les accompagnant. Mon enseignement à
l’université, comme mes recherches-actions pédagogiques
sur le terrain, ont été complètement fécondés par cette
approche transversale.
J’ai toujours voulu conjuguer trois dimensions de
l’imaginaire : pulsionnel, social et sacral. Il me semble, en
effet, que l’imaginaire humain ne peut être fragmenté et,
contrairement à Mircea Eliade, qui fait du sacré, un axe
quasi exclusif de sa pensée, au détriment du symbolique
durkheimien (Tarot, 2008 485-514), je ne peux laisser de
côté la dimension sociale, que mes études de sociologie
m’ont confirmée, ni la dimension d’inconscient personnel
que toute introspection un peu rigoureuse révèle
absolument, même si, sur ce dernier plan, j’ouvre le
questionnement freudien et lacanien du côté de Carl
Gustav Jung et des psychologies humanistes, notamment
de Stanislav Grof et, plus récemment, de l’Haptonomie
(Revardel, 2003).
Il faut dire que la vision du monde de Jiddu Krishnamurti
(1895-1986) m’a fortement interpellé et animé depuis plus
de cinquante ans. J’ai découvert, avec elle, de secrètes
connivences avec la pensée chinoise, notamment taoïste,
et avec le bouddhisme chan (et zen). Aujourd’hui ces
influences se prolongent par des ouvertures vers ce que
certains nomment la « spiritualité laïque » (ComteSponville, 2007) qui me convient, encore que je préfère le
terme « devenir-sage » tant il est vrai que la sagesse n’est
11
pas un état établi une fois pour toutes, mais un processus
sans cesse inachevée, qui s’approfondit avec l’âge.
Pour comprendre cet imaginaire tridimensionnel, j’ai
proposé trois types d’écoutes intégrées dans l’approche
transversale : une écoute scientifique singulière plutôt
clinique, une écoute mythopoétique et existentielle et une
écoute philosophique et spirituelle.
La manière de faire pour construire du sens avec les autres
sur des fragments de vie individuelle et collective, dépend
d'une conception exigeante de l'écoute sensible qui est
aussi une parole et une action.
L'écoute est scientifique et clinique. Elle prend appui sur
les données et les pratiques en sciences humaines cliniques
reconnues et sans aucun esprit dogmatique lié à une école
de pensée. Elle sait utiliser, le cas échéant, les sciences
dites « dures » ou « objectives », pour mettre en
perspective des éléments cliniques à recadrer dans un
champ plus général. Mais son champ spécifique est plutôt
de l'ordre de l'expérientiel pour la vie individuelle et de
l'expérimentation sociale pour la vie des groupes et des
sociétés. Son inspiration est plutôt phénoménologique et
herméneutique.
L'écoute est également mythopoétique et existentielle. Elle
est très attentive à ce qui surgit dans un groupe, ce qui
vient déranger l'ordre établi de la structure. Elle interroge
sans cesse ce dérangement dans un sens non réducteur.
Elle laisse la place aux minorités, aux déviants, aux
marginaux. Elle écoute principalement l'expression
symbolique et mythique. Mais, dans la mesure où l'écoute
concerne le mythe elle repère tout ce qui vise à
l'enracinement de l'humain dans un contexte, une histoire,
un passé lointain, avec ses entités sans cesse réactivées,
ses dieux et demi dieux, ses récits recommencés et
transformés, ses bases institutionnelles qui garantissent
cette reproduction de la tradition.
L'écoute est enfin philosophique et spirituelle. Elle porte
sans cesse son intérêt sur le sens. Elle pose des questions
12
sur ce qui nous rattache à la vie, ce qui nous implique en
dernière instance. Elle vise à déterminer les valeurs
ultimes de l'existence, les croyances, les lignes de sens qui
ne se délitent pas facilement. Elle relie les données
recueillies aux grandes traditions de la pensée universelle
et aux sagesses du monde.
Elle ne méprise aucune des propositions signifiantes de ce
qui est de l'ordre de la vie et de la mort, mais sans jamais
tomber dans le sectarisme. Elle met en perspective le sens
ultime de la vie donnée dans une philosophie par une autre
forme philosophique pouvant appartenir à des cultures très
différentes. Surtout, elle questionne d'une façon
ininterrompue l'ordre du monde, le sens de l'existence, le
problème du bonheur, de la vérité, de la souffrance et de la
joie.
La méthodologie complètement liée et opératoire par
rapport à la problématique de l’approche transversale est
celle de la recherche-action que j’ai modulée, au fil des
ans, en fonction de l’approfondissement de mon intérêt de
connaissance sur le sens de la vie éclairée par la poésie
(Barbier, 1977, 1996).
L’écoute sensible relève d’une « philosophie de
l’expérience » telle que nous en parle, si justement, Pierre
Hadot, à partir de sa haute connaissance de la philosophie
grecque. Une fois de plus, à travers lui, nous pouvons
discerner les analogies plus ou moins subtiles de certains
courants de cette pensée avec celles, traditionnelles, de
l’Inde ou de la Chine.
Les Sciences de l’éducation ne sont pas très réceptives à
cette approche trop fortement multiréférentielle et
complexe, un peu loin du regard monodisciplinaire qui se
cache derrière les déclarations de principe sur la
multidisciplinarité scientifique. Mais certains de ses
représentants ne sont pas fermés a priori et permettent
quelques ouvertures, qui se sont traduites, pour moi ces
dernières années, par des directions de thèses de jeunes
chercheurs épris d’aventure épistémologique et
d’interculturalité (Choi (1999), Abras, 2000, Kim (2000),
13
Fernandez (1999), Lessa-Catalao (2004), Gonçalves
(2003), Lemonchois (2004), Hannachi (2007), Ouyang
(2008), Zhao (2008), Filliot (2008), Nicolas (2008),).
Depuis ma retraite, en juillet 2007, c’est par le truchement
de l’Institut Supérieur des Sagesses du Monde (ISSM)1
que je continue mon chemin dans cette voie.
Au fil des années en tant que professeur des universités
soucieux d'éducation, je me suis aperçu de la nécessaire
dialogique entre le chercheur scientifique et l'éducateur.
La posture de l'un ne se résume jamais dans celle de l'autre.
Mais, en même temps, à l'université, les deux postures
sont nécessaires et ne peuvent coexister que dans une
approche paradoxale.
Essayons de cerner ce paradoxe.
Du chercheur scientifique
Le chercheur scientifique est une personne soucieuse de
rigueur conceptuelle et méthodologique, formée par une
tradition épistémologique qui sépare le chercheur de
l'objet de sa recherche. Il est animé par un désir de savoir
et de faire savoir correspondant à une meilleure
connaissance de la réalité. Son projet assuré est toujours
de faire surgir une connaissance plus approfondie du
monde. Pour ce faire, il dispose de deux grandes voies de
recherche.
La première, la plus classique, dominante dans les
sciences de la nature, consiste à élaborer une question de
recherche, des hypothèses en fonction d'un champ
théorique défini, de proposer un modèle de recherche, de
préciser les variables dépendantes et indépendantes, le
protocole de recherche, l'espace-temps de celle-ci, les
populations susceptibles d'y intervenir, les outils et les
11
ISSM : site web < http://www.barbier-rd.nom.fr/issm > en 2008
14
méthodes d'investigation les plus appropriés pour conduire
le travail, les propositions d'interprétation des résultas
obtenus et le fait que celles-ci sont toujours falsifiables, en
fonction d'autres recherches. Cette voie de recherche est
animée par un paradigme de la séparativité et de
l' « éthique de la connaissance objective » (J.Monod).
Le deuxième, plus récente, s'ouvre à la recherche clinique
et introduit la notion de complexité. Elle semble plus
appropriée à la recherche en sciences humaines et sociales.
Dans cette optique, le chercheur et son objet-sujet de
recherche sont en interaction permanente. Il s'agit, avant
tout, de relier ce qui est séparé et de distinguer ce qui est
confondu, selon le mot de Edgar Morin. L'espace et le
temps sont pris en considération d'une manière beaucoup
plus réelle que dans la démarche expérimentale. L'objet de
recherche, toujours porté par des sujets dotés de désir,
rétroagit sur le chercheur et son imaginaire de recherche. Il
y a coformation entre le chercheur et le (les) sujets de sa
recherche. L'existentialité de chacun est prise en compte.
Le travail sur le transfert et le contre-transfert est essentiel.
L'implication est analysée et constitue une catégorie
fondamentale de ce type de recherche. Mais, le projet
scientifique reste toujours de produire de nouvelles
connaissances réfutables, même si elles sont singulières et
non réproductibles dans leur spécificité. Le paradigme de
ce type de recherche est celui de la complexité et l'éthique
est celle de "l'évangile de la perdition" dont nous parle
E.Morin.
Elle convient, notamment à l'approche scientifique des
situations-limites,, mais elle reste, malgré tout, en deçà
d’une compréhension satisfaisante.
Il y a une troisième voie de recherche, qui nous fait sortir
du projet de recherche « scientifique » pour nous ouvrir
simplement à une recherche de l'existence significative de
soi-même et de l'autre, en situation. Dans ce type de
recherche, il n'y a pas de projet autre qu'être ensemble,
15
dans une co-présence permanente et attentive à la vie qui
se tisse d'instant en instant. C'est, souvent, la seule
possibilité d'une relation avec des personnes en situationlimite. Patrick Declerck parle, à propos des "naufragés"
(Declerck, 2001), ces clochards des grandes villes, d'une
« souffrance-fond », de l'ordre de l'infans d'avant le
langage, dotée de forclusion, et irréductible à tout désir de
normalisation des soignants.
Dans ce cas, seule demeure la présence chaleureuse
d'accompagnants matures, dans des conditions de vie
acceptables et sans projet de réinsertion, un peu comme
Fernand Deligny qui respectait les « lignes d'erre » de ses
enfants autistes.
Écouter/voir les situations-limites
Pour ma part, la perspective d'une écoute sensible et d'une
approche multiréférentielle de ce que je nomme des
« situations-limites », en empruntant le terme à la
philosophie existentielle de Karl Jaspers, m'ouvre à un
autre type d' observation en éducation. Ce dernier parle de
situation-limite à propos de ce qui met en acte la faute,
l'échec, la souffrance ou la mort.
Vue sous cet angle, dans la sphère du social et de
l'éducatif, une situation-limite peut être celle qui
caractérise la position de chômeur de longue durée, celles
du malade en fin de vie, de la personne qui vit une N.D.E.
(Expérience proche de la mort), du vieillard solitaire du
quatrième âge, du drogué très « accroché », de l'immigré
en proie à l'acculturation antagoniste, du sans domicile
fixe (S.D.F.), de la femme et de l'enfant battus, des jeunes
laissés à la rue, des différents cas de prostitution, de ce que
Patrick Declerck nomme « les naufragés », etc., mais
également des épreuves d’une autre réalité vécue par les
mystiques du monde entier, souvent d’une façon plus
illuminée et moins tragique que pour les cas précédents.
Sans aller, d’ailleurs, jusqu’au cas ectrêmes de
16
bouleversement de la conscience, bon nombre de
personnes sont sur une voie de sagesse qui n’emprunte pas
nécessairement les chemins balisés par les grandes
religions2.
En se replaçant dans une perspective d'observation et de
recherche, que peut-on modéliser par rapport à ce type de
situation-limite ?
En particulier, existe-t-il un mode d'approche sensible de
telles situations ? Que signifie, par exemple, « observer »
un sidéen au seuil de la mort ? Comment faire une
recherche sur des jeunes de la « galère », dans une
banlieue défavorisée ? Que veut dire observer les
comportements d'un vieillard dans une recherche sur la
solitude ? Comment enquêter sur les circuits de la drogue
dans une favella de Rio de Janeiro sans se faire
immédiatement expulser par les intéressés ? Que signifie
apprendre à écouter les mourants pour un personnel
hospitalier d'aujourd'hui ? Qu'est-ce qu'observer un
« projet » d'un chômeur en fin de droits ?
Au fil de ma pratique j’ai formulé ainsi les dix principes
d’une écoute sensible
La sensibilité est à distinguer de l’émotion, de la passion
et du sentiment
On peut la définir très brièvement par « ce qui fait sens
par tous les sens ».
Elle comprend dix points-clés.
1) L’attentionnalité plutôt que l'intentionnalité :
s’enraciner dans l’attention et la présence instantanée ;
développer une vision de reliance holistique, totalisante,
complexe et processuelle en toute situation. Critiquer tout
2
Voir, dans cet esprit, les entretiens réalisés par la revue « Nouvelles
Clés » pour son vingtième anniversaire, 20 entretiens visionnaires
pour donner du sens à la vie, N°58, juin-juillet-août 2008, Paris, 154
p.
17
projet qui bafoue l'unité du vivant. Mettre au jour tout ce
qui tend à figer, fixer, une situation par nature évolutive.
2) La symbolique de la vie : savoir exister selon la
logique de l’échange symbolique dans l’instant de la
relation avec le monde et avec les autres : donner,
recevoir, rendre. Savoir “ Habiter poétiquement le
monde ” (cf. Hölderlin et Heidegger).
3) Réapprendre à vibrer : accepter d’être affecté par ce
qui est, sans a priori (beauté, laideur, cruauté, bonté...).Le
sourire de la Joconde est magnifique, mais la forme
hérissonnée du virus du sida est également d'une beauté
terrifiante.
4) Être son corps : savoir observer le sensoriel et
l’imaginaire (leurrant et créateur) en soi comme chez
autrui.
5) Se libérer de la peur de l’inconnu et savoir jouer
avec l’humour. Comprendre le sens de l’improvisation
mythopoétique comme dépassement de l'angoisse de mort
et création d'un être ouvert à la vie.
6) Ne pas craindre d’entrer dans l’émotion (rires, pleurs)
quand elle se présente, mais sans s’y attacher et sans
renforcer le spectaculaire de l’émotionnel.
7) Réfléchir sur la diversité de la vie en termes de
bipolarité antagoniste et d’approche paradoxale
(comme nous le proposent aussi bien l'école de Palo Alto
que Stéphane Lupasco ou les sagesses chinoises
traditionnelles).
8) Accepter inconditionnellement l’autre dans une
« onde de compassion » permanente, à découvrir dans
l'action, le comportement et l'attitude justes.
9) Partir du principe de congruence à l’égard de soimême, s'ouvrant sur la médiation/défi à l’égard des autres.
10) Laisser venir à nous « Le Grand Bleu » : savoir
vivre et méditer dans le silence des grands fonds sans
image ni concept, avant toute action ou toute parole.
18
Structure de l’ouvrage
Une introduction synthétise la théorie de l’approche
transversale et l’écoute sensible développée par l’auteur à
la fin du XXe siècle. Elle constitue la base d’une
compréhension en sciences humaines qui se refuse à renier
la dimension à la fois mythopoétique et philosophique de
l’existence humaine concrète.
Le chapitre un s’ouvre sur un questionnement
concernant une approche d’une philosophie non habituelle
en éducation. Peut-on penser un registre philosophique qui
relèverait plus de l’expérience vécue que du simple
concept ? Doit-on accepter d’être fécondé par des
orientations de pensées qui sont propres à d’autres cultures,
notamment orientales ? Que dire d’une attitude
« mystique » à l’égard de la vie et comment aborder son
langage qui est si souvent codé par la culture dans
laquelle elle s’exprime ? Certains films nous interpellent
sur la façon nous organisons notre manière de vivre
ensemble. Mais il n’est pas sûr que nous possédions
actuellement les modes d’approches adéquats pour
répondre d’une façon pertinente à cette question. Le
philosophe doit sans doute devenir de plus en plus
existentiel et « clinicien ».
Il développe alors un sens de la reliance et de la gravité
qui semblent liées à la complexité de l’être humain. S’il
sait écouter les cultures autres qu’occidentales. Il aborde
nécessairement la vie spirituelle, en dehors d’un
dogmatisme religieux qui l’enfermerait. Là encore certains
films nous permettent de prolonger le questionnement. Se
former existentiellement remet en question les impasses
sur lesquelles reposent les bases de notre société. La
notion de projet, si prométhéenne, est bousculée. L’Agir
sur le monde laisse apparaître sa complexité affective et
s’éloigne d’une conception purement rationnelle et
comptable. L’imaginaire devient inévitable. Avec lui, c’est
la dimension créatrice et mythopoétique qui s’affirme
débouchant sur la notion d’instant poétique comme forme
19
du présent et instance de connaissance de soi. Nous
touchons peu à peu les racines de la sagesse comme un des
éléments d’une conception tripolaire du sacré, à côté de la
religion et de la spiritualité.
Le chapitre deux décrit les deux métaphores, celle de la
pierre et celle de l’eau qui nous éclairent sur la dialogique
entre les civilisations, mais également sur la manière dont
nous donnons du sens au monde, y compris en sciences
humaines. Ainsi s’instaure un « principe de sensibilité »
nécessaire à la quête de sens. Une médiation en résulte, en
fin de compte, à la fois multiréférentielle et acceptant une
approche du processus de la complexité de la vie humaine.
L’écoute sensible de la pluralité des perspectives, des
espaces-temps et des référentiels théoriques en constituent
les dimensions les plus significatives.
Le chapitre trois tente une première approche de la
notion de Profondeur comme nomination inachevée et
imparfaite du Réel. Ce dernier apparaît comme largement
inconnu et doté d’un non-savoir irréductible. La frustration
qui en résulte se compense par des aspects magiques ou
illusoires mais également par des sublimations plus
reconnues socialement. La Profondeur se donne à voir en
général sous l’angle d’une dualité d’éléments en
opposition constitutive du « sacré » selon les sociologues
des religions. L’être humain paraît souvent porté vers les
cimes, comme par un processus psychique radical qui va
de pair avec la connaissance par les gouffres.
Le chapitre quatre commence la discussion sur les
relations tripolaires entre Profondeur, Reliance et Gravité,
constituant le noyau central d’une philosophie transversale
comme art de vivre.. La Profondeur ne s’affirme pas, mais
se laisse approcher selon une voie apophatique. Ce faisant
elle instaure la catégorie du Profond, les « dix mille
choses » de la pensée chinoise, L’être humain semble
bien constituer le sommet conscient du « Profond » qui se
20
dégage du « superficiel » insignifiant pour assumer le
« surfaciel » inéluctable.
Le chapitre cinq s’attache à préciser les deux concepts
qui s’articulent logiquement à celui de Profondeur : le
reliance et la Gravité. Au fur et à mesure de la
reconnaissance existentielle de la plénitude de la
Profondeur par l’être humain, ce dernier se sent de plus en
plus relié aux autres, au monde et, en fin de compte, à luimême. Paradoxalement, en s’approfondissant, il devient
plus « grave » mais aussi plus « joyeux » dans un « clairjoyeux » tranquille et souverain.
Le chapitre six décrit les différents chercheurs de sens (de
pouvoir, de vérité et d’existence) qui gravitent, de près ou
de loin, autour de la Profondeur, de la reliance et de la
gravité, en fonction des trois besoins de sécurité, de
reconnaissance et de dépassement.
Une esquisse d’éléments interconnectés permet
d’appréhender un profil d’être humain comme être de
sécurité, de pulsions, de dépassement et d’étrangeté.
Le chapitre sept entre dans le vif du sujet par une
approche de l’improvisation comme catégorie spécifique
de l’imagination active de l’être humain.
La Profondeur est source de création non
instrumentalisable. Elle engendre en permanence
l’improvisation éducative. Elle relève d’une dialogique
entre l’imaginaire et le symbolique et engendre ainsi, sans
cesse, de la réalité dans laquelle les êtres humains
réussissent, tant bien que mal, à communiquer. Elle est
essentielle en éducation. Elle permet le regard toujours
« neuf » sur la réalité de la classe. Et développe une
pensée analogique et
l’action pédagogique comme
« oeuvre ouverte ». Un exemple, le récit, donne un aperçu
de ce que l’improvisation peut produire dans
l’enseignement universitaire.
21
Le chapitre huit nous conduit à reformuler la question
« qu’est-ce que la vie ? ». à partir du questionnement sur
la Profondeur. De nouveau la notion de Profondeur est
remise sur le tapis pour en montrer le caractère à la fois
ambivalent et transparent, que le sujet s’échine à
comprendre dans un va et vient incessant entre les
extrêmes. Il passe ainsi par quatre moments : l’homme
fermé, l’homme existentiel, l’homme mythopoétique et
l’homme noétique.
Le chapitre neuf souligne la transversallité de la
compassion au fur et à mesure que l’être humain découvre
de mieux en mieux la « zone ? » (zone d’inconnaissance)
de la Profondeur.
J’appelle « transversalité » toute action matérielle,
physique ou symbolique qui traverse et modifie ce qu’elle
touche.
La compassion surgit spontanément lorsque nous sommes
au plus près de notre être intime qui réalise notre reliance
avec le vivant.
Pour la comprendre il faut distinguer trois niveaux de
réalité.
Premier niveau : celui du plaisir/souffrance.
Deuxième niveau : celui de la tranquillité d’esprit.
Troisième niveau : celui de la Joie/peine.
La compassion advient à l’issue d’un voyage intérieur vers
une compréhension plus subtile de la Profondeur. On
voyage en soi-même en passant par les cinq naissances de
l’être humain dans sa nature de Profond qui lui fait
découvrir un réenchantement du monde.
Le chapitre dix examine une dimension particulière :
l’intuition, en accord par la Reliance.
L’intuition prend à bras le corps la question de la
temporalité, à partir de la notion d’instant face à la durée.
La démarche nous informe sur ce qui nous fonde selon le
principe de non-séparabilité constitutif de la Reliance.
22
Le chapitre onze aborde le choc que constitue l’éveil de
l’intelligence lorsque nous rencontrons cette « zone ? » de
la Profondeur, par une démarche largement non rationnelle.
C’est la notion de « flash existentiel » qui est décrite dans
ce cas, avec ses caractéristiques d’éclairement et
d’instantanéité.
Le chapitre douze nomme le « moment de
retournement » qui s’ensuit, après un flash existentiel de
grande envergure. Il remet en question le sens de la durée
et de l’instant, par la reconnaissance du « moment » et de
la « situation », de « l’endroit » et du « lieu ».
Le chapitre treize décrit l’importance du « grand rêve »
dans une perspective de connaissance de soi. C’est à
travers deux expériences personnelles de « grand rêve »
que la thématique est abordée et analysée suivant
l’approche transversale et l’écoute sensible.
Le chapitre quatorze nous permet de réfléchir, plus
spécifiquement » sur le renouveau pédagogique nécessaire
pour entrer dans cette nouvelle façon de penser la
Profondeur.
La pédagogie de Rudolf Steiner est esquissée comme essai
d’un mode d’éducation qui n’élude pas la dimension
spirituelle et artistique de l’existence humaine.
L’éducateur, parcourant deux pédagogies en permanente
dialogique, avec les risques de fixation sur l’un ou l’autre
termes en opposition (enracinement ou surgissement) doit
réussir un dépassement dans une troisième voie : la
pédagogie transversale. Cette voie ouvre l’éducation vers
la profondeur par le truchement d’une sagesse en devenir
comme source sempiternelle de surprise et d’étonnement
devant l’existence symboliquement reconquise.
Le chapitre quinze poursuit dans la foulée du chapitre
précédent sur la pédagogie transversale. Derrière cette
pédagogie, une philosophie transversale structure et anime
imperceptiblement une vision du monde par le truchement
23
d’une pensée en éducation. Qu’est-ce que « penser en
éducation », en effet, si ce n’est mettre en dialogue, à
propos du réel et de son mystère, lire, écrire, parler et
méditer, débouchant sur la réflexion et l’action d’un être
humain conçu dans toutes ses dimensions existentielles
possibles.
Le chapitre 16, Amour, éducation et philosophie : vers un
« devenir-sage » tente une ouverture vers une façon
moderne d’aller vers la sagesse. Une bibliographie
termine l’ouvrage.
24
Chapitre 1
Une philosophie « autre » de l’éducation
La question d’une philosophie dite « autre » renvoie à un
ensemble symbolique qui ne serait pas habituel en
Occident, voire totalement et radicalement différent, tout
en étant, malgré tout, du registre de l’intelligibilité. Une
intelligibilité qui ne serait pas, pour autant,, définie par sa
simple rationalité cartésienne. Une philosophie « autre »
fournit du « sens », mais pas nécessairement au travers des
logiques d’énonciation et de référence linéaires,
identitaires et sans contradictions. Elle est sensible à
l’analogie, à la métaphore, aux contes, aux anecdotes
concrètes et simples, Elle n’a pas peur du paradoxe. Elle
s’exprime peut-être mieux par l’image que par la prose la
plus démarquée de la poésie, comme le linguiste Jean
Cohen (Cohen, 1966) veut caractériser la science par
rapport à la poésie. Trouée de silence heuristique,
prolongée par l’aphorisme saillant, inscrit dans la nature
sensible, la philosophie « autre » est proche de la pensée
des peuples-racines dont nous parle Eric Julien à propos
des chamans Kogis (Julien, 2001). Plus encore, elle
s’abreuve en permanence de la pensée poétique de l’Orient,
notamment de la tradition poétique, musicale et picturale
de la Chine.
N’est-ce pas par le biais de cette philosophie « autre » que
nous pouvons aborder l’épreuve d’intelligibilité de la
sagesse en éducation ?
En ce début du XXIe sècle, il devient urgent de parler
d’éducation « autrement ». Après plus de quarante ans
passés dans l’enseignement, dont plus de trente ans dans
l’enseignement supérieur, notamment en sciences de
l’éducation, il me paraît opportun de dire ce que je pense,
aujourd’hui, d’un art d’éduquer correspondant à l’art
d’apprendre.
25
Si je place d’emblée l’éducation sous la houlette de l’art,
c’est que je me démarque immédiatement d’une
conception dominante qui cantonne trop facilement
l’éducation dans une optique durkheimienne et
« scientifique ». Cette dernière considère ainsi l’éducation
comme la transmission d’un héritage culturel légitime
d’une génération antérieure à la suivante, susceptible
d’une analyse scientifique en termes de « faits sociaux ».
Elle demeure obsédée par le regard sociologique et
macrosocial. Elle oublie que l’acquisition du savoir est
d’abord une affaire personnelle dont la mobilisation
affective et imaginaire dépasse de loin la simple
motivation fonctionnelle et structurale (Charlot, 1997). De
très nombreux ouvrages font référence à l’éducation sous
cet angle. Très peu l’abordent dans une optique plus
relationnelle et pédagogique. Plus encore, cette orientation
subit les coups actuels des thuriféraires de la pensée
purement disciplinaire et complètement héritée .
Je me suis souvent demandé si nous pouvions parler de
l’éducation « autrement », c’est-à-dire sans commencer
par
le regard de l’économiste, du sociologue, de
l’historien, du philosophe ou du psychanalyste ?
Certes, il ne s’agit pas de discuter à bâtons rompus, de tout
et de rien, à la manière des habitués du café du commerce
ou d’une émission télévisée « people ». Mais, sans tomber
dans un sens commun, comment parler d’éducation en
conservant le bon sens populaire si souvent ignoré par les
érudits de l’éducation ?
Arriverai-je, moi-même, à tenir ce nouveau langage alors
que la langue et les référentiels universitaires qui me
fondent, m’imposent depuis tant d’années des tournures de
phrases bardées de citations ?
Comment oublier les livres quand on en a lu autant depuis
son enfance ?
Saurai-je glisser sur la page des propos susceptibles d’être
compris par chacun et, surtout, capables de susciter sa
réflexion ?
26
L’éducation est - on le sait – une entreprise impossible et
toujours tenue en échec. Même le meilleur des éducateurs
s’aperçoit, tôt ou tard, que son action n’a guère de prise
sur la profondeur psychique de son élève. D’ailleurs, s’il
avait ce pouvoir, il devrait s’en inquiéter sérieusement.
L’esprit de secte ne serait pas loin, avec les figures
imaginaires de gourou cynique et de disciples abusés.
L’éducation est trahison, comme aime à le souligner, avec
malice, le psychosociologue Jacques Ardoino. L’élève,
dans sa dynamique de connaissance, prendra celle du
maître à rebours et à défaut. Il ira chercher dans les
interstices du savoir de l’enseignant, les manques qui
fondent la justification de son propre cheminement
intellectuel. Son avancée l’éloignera de plus en plus et de
mieux en mieux de son mentor. Il en fut ainsi de la
relation intellectuelle entre Freud et Jung lorsque ce
dernier commença à contester la centration freudienne sur
la libido sexuelle. On connaît la suite… Freud jeta
l’anathème sur son disciple préféré, celui qui devait,
normalement, poursuivre son œuvre. Que dire des
exclusions prononcées par André Breton ou Lacan à
l’égard des partisans dissidents ? En même temps, la
relative fascination de Freud pour sa disciple bien-aimée,
Lou Andreas Salomé, (Simon, 2004) si dérangeante par
ailleurs à l’égard de sa théorie, avec son esprit mystique et
sa vie marginale – comme l’a si bien montré Yves Simon
dans sa biographie romancée, laisse espérer des lacunes
réconfortantes dans le rationalisme le plus sérieux.
Rares sont les maîtres qui acceptent facilement de voir
s’éloigner leurs disciples. Leur œuvre ne tient-elle pas
debout, trop souvent, que du fait de l’inclination
obséquieuse de leurs élèves, en particulier lorsqu’ils
occupent des fonctions sociales et institutionnelles
légitimantes ? Quel étudiant contestera son directeur de
thèse si ce dernier est un membre influent du CNU qui fait
et défait les carrières universitaires ?
Alors, chacun commence sa recherche sur des chemins
balisés. Au niveau secondaire, l’élève s’arrange pour
27
reprendre plus ou moins intelligemment le cours de
l’enseignant. Au niveau supérieur, l’étudiant se moule
dans le discours du professeur au point, parfois, de devenir
une sorte de doublure dotée de tous ses tics de langage. Il
parle comme Lacan ou comme Bourdieu. L’usage
d’internet autorise des « couper-coller » d’éléments
cueillis dans le fonds inépuisable du savoir numérisé.
Rares sont les professeurs qui peuvent repérer le plagiat si
ce dernier est subtil et pris dans des ouvrages étrangers. Le
« métier d’étudiant » décrit par Alain Coulon (Coulon,
1997), travaille à partir des ethnométhodes liées à
l’institution universitaire, mais passe également par ce
savoir faire, ce jeu de truandage intellectuel, qui évalue les
risques et les profits dans la course effrénée aux diplômes
dont la dévalorisation accompagne l’inflation galopante.
D’ailleurs on préférera toujours ce type de roublardise
estudiantine à la désertion totale, au retrait mutique de
l’étudiant qui, visiblement, n’a plus rien à faire avec les
discours savants.
L’université en prend un coup dans l’aile. Ses enfants ne
sont plus ceux de l’héritage cultivé. Mais les professeurs
demeurent la tête sous leurs lauriers, brandissant leurs
parchemins de mandarins. Leurs discours et leurs
méthodes ne changent pas d’un iota. Ils restent
« scotchés » comme disent leurs étudiants, à leurs
coutumes magistrales. Qui n’a pas regardé, en
psychosociologue clinicien, le visage ahuri des étudiants,
lors de l’exposé érudit d’un collègue, truffé de citations
latines ou grecques, de références en langues étrangères
inconnues des intéressés, lors d’une séance de DEA ou de
master ? Le professeur, en vérité, s’adresse dans ce cas à
un étudiant imaginaire car son discours surfe sur la tête
des étudiants pour aboutir à son véritable but : la
considération des collègues qui l’écoutent (sans toujours le
comprendre complètement !).
Dans ce complexe de malentendus, les tenants des
disciplines scientifiques ont le beau rôle. Plus ils sont des
spécialistes d’une parcelle minuscule du savoir et mieux le
28
système fonctionne. Nous sommes loin d’une
interdisciplinarité qui aborderait sérieusement la
complexité de l’objet de connaissance. Autant dire que
pour le spécialiste, la pédagogie à l’université est
complètement secondaire. Personne ne cherche à
l’améliorer, à tenir compte de la réalité humaine, sociale et
culturelle des étudiants, Les rares pédagogues qui
s’aventurent dans cette galère sont vus comme de doux
rêveurs qui feraient mieux de s’occuper de leurs
recherches ou comme des dangereux détracteurs de la
culture cultivée. Car la recherche pédagogique à
l’université est considérée comme une non-recherche, en
particulier lorsqu’elle se veut active et participante, de
l’ordre de la recherche-action. De toute façon, en dernière
instance, au CNU, c’est sur le critère de la recherche la
plus académique que seront évaluées les promotions
possibles. Un innovateur pédagogue n’a aucune chance
d’être retenu pour ses qualités spécifiques. S’occuper des
étudiants, participer aux réunions de travail pédagogiques,
proposer des alternatives au rapport au savoir classique ou
rien, c’est pareil aux yeux des tenants de la parole
magistrale.
Les intellectuels qui osent s’insurger contre un tel état de
fait et réfléchir tout haut sont de plus en plus traînés dans
la boue. Trop de Finkielkraut, de Milner, de Lafforgue, de
Brighelli et consorts sévissent dans les média aujourd’hui,
qui ont pour eux, parfois, une complaisance complice. Ils
font la pluie et le beau temps, au gré de leurs diktats
pédagogiques. Ce sont les nouveaux inquisiteurs ou les
nouveaux « réacs, » comme les nomme Daniel Lindenberg
(Lindenberg, 2002). Selon leurs dires, tout est la faute à
Meirieu et à son « pédagogisme », comme naguère on
chantait c’est la faute à Voltaire si le gamin de Paris a les
nez dans le ruisseau. Ils ne soulèvent jamais l’idée que
l’échec de l’institution scolaire ou universitaire pourrait
venir du système lui-même, incapable de se réformer, tant
il est engoncé dans ses habitus de classe et ses pratiques
d’un autre âge dont lesdits détracteurs sont les parangons.
Même ceux qui se voudraient critiques de l’ordre établi,
29
suivent leur trace. Dany-Robert Dufour parle de folie
démocratique à propos de l’intérêt pour une autre
pédagogie trop liée, selon lui, « à la télé » en traitant de
la fabrique de l’enfant « post-moderne » dans le
« malaise dans l’éducation »3. Tout le monde pousse sa
chansonnette de récriminations, de rancoeurs, de
sarcasmes vaniteux. Et pendant ce temps, l’université,
comme le système scolaire, s’enfoncent un peu plus dans
le marasme et la désespérance des plus pauvres.
Pouvons-nous nous autoriser à parler de la sagesse et de
la Profondeur en éducation, en ce début du XXIe siècle, où
tous les mots sont surfaits et tous les maux – de l’homme à
la société – arrimés à la quotidienneté ?
« L'ex-ministre Claude Allègre admonestait ainsi les professeurs de
renoncer à leur « tendance archaïque », résumée par ses bons soins en
« ils n'ont qu'à m'écouter, c'est moi qui sais ». Et il introduisait à la
place du terme « élève » cette nouvelle catégorie, « les jeunes », en
disant d'eux : « Les jeunes (...), ce qu'ils veulent, c'est inter-réagir
(6). »
Au nom de la démocratie à l'école, on entérine ainsi le fait qu'il n'y a
plus d'élèves. Pourquoi faudrait-il encore des professeurs ? Dans le
discours des responsables et des experts en pédagogie, le modèle
éducationnel qui prévaut contre ce supposé « archaïsme », c'est, en fin
de compte, celui du talk show télévisé où chacun peut
« démocratiquement » donner son avis.
Tout devient ainsi une affaire intersubjective. Il n'y a plus d'effort
critique à faire pour quitter sans cesse son propre point de vue afin
d'accéder à d'autres propositions un peu moins bornées, moins
spécieuses et mieux construites. Ce qui est devenu intolérable, c'est le
professeur qui entraîne et pousse sans cesse les élèves à la fonction
critique. C'est l'ennemi à abattre car il ne respecte pas le point de vue
du « jeune ». Nombre d'experts en pédagogie « expliquent » ainsi la
violence à l'école : les « jeunes » réagiraient à l'autorité indue des
professeurs. (DR Dufour, Le monde diplomatique, novembre 2001,
p.10-11)
3
30
Une telle entreprise ne nous condamne-t-elle pas à revoir
le sens même du mot philosophie, tel qu’il a pris son
ampleur dans le vocabulaire des professeurs de cette
discipline au fil de l’Histoire, et nous oblige-t-elle pas à
nous ouvrir à la pensée des autres cultures, naguère
dénaturée et ridiculisée, pour les besoins de notre
suffisance intellectuelle d’Occidentaux ?
Aujourd’hui la bataille fait rage entre sinologues et
philosophes chinois et européens ou américains, pour
savoir si la « pensée chinoise » est, oui non, une véritable
« philosophie » (Cheng, 2007) ?
L’axiome reste toujours le même, à suivre Deleuze et
Guattari (1991). Être philosophe, c’est créer des concepts,
élaborer des théories sur le monde, l’être, les hommes.
C’est se dégager de l’affect et du percept pour entrer
délibérément et en connaissance de cause dans le concept,
avec une délectation pour l’esprit critique.
Christian Bobin écrit fort justement, à propos de
l’impérialisme des idées chez les philosophes occidentaux
(largement amplifié par les médias contemporains) : « La
passion des idées est une passion enfantine, coléreuse. Les
philosophes sont comme ces enfants en bas âges, exerçant
la puissance de leur désir dans l’assemblage des cubes
colorés, larges comme leurs mains. Élevant, bâtissant puis
effondrant tout d’un revers de la main. Moi d’abord, crie
l’enfant de deux ans dressant la muraille de ses cubes. Moi
partout, murmure le penseur, élevant jusqu’au ciel le
bonheur d’une formule ». (Bobin, 1994, p.99)
Si les philosophes ont tué la figure du sage, comment
pourraient-ils parler alors de la « sagesse » ? Pourtant, de
nombreux ouvrages de philosophes reconnus aujourd’hui,
nous proposent un retour vers le philosophe-sage. Luc
Ferry et André Comte-Sponville (1999) excellent dans ce
genre de réflexion. Même un philosophe révolté comme
Michel Onfray se plaît à reprendre un écrit de ses vingtcinq ans sur « la sagesse tragique » de Nietzsche. (Onfray,
31
2006) Il est vrai que les philosophes de l’éducation, en
France, ne prennent pas vraiment part à ce renouveau.
Laïques jusqu’au bout des ongles, pour la plupart, ils se
refusent à aller voir du côté du « sacré » comme peuvent le
faire les anthropologues ou les sociologues (Tarot, 2008,
Lenoir, 1999). Ce faisant, ils maintiennent un impensé
radical sur toute interprétation de la place de l’homme
dans la nature. En effet, si l’être humain est pulsionnel,
doté d’un inconscient, et social, susceptible d’éducabilité
pour réaliser un « vivre avec » les autres, il est aussi un
être « jeté là » dans le monde, l’univers, que la mort vient,
sans cesse, rappeler à l’ordre pour souligner sa vanité de
toute puissance..
Cette dernière dimension humaine le propulse, qu’il le
veuille ou non, dans la nécessité de penser sa vie sans
exclure son sens cosmique et spirituel. Les réponses ou les
non-réponses à cet égard peuvent être variées. Elles ne
sont pas nécessairement « religieuses » au sens
institutionnel du terme. Mais elles sont, assurément,
philosophiques.
J’ai toujours eu une certaine tendresse pour l’existence des
« mystiques ». Peut-être, par expérience personnelle, et
toutes proportions gardées, ai-je reconnu en moi-même
des ouvertures à cet égard ; Par contre, je ne peux guère
entrer dans le discours d’accompagnement que les
mystiques , ou leurs disciples, tiennent en public à partir
de leur expérience singulière. Ces discours sont
parfaitement codé dans l’ordre de la culture religieuse de
leur société, historiquement et économiquement située.
Nous ne pouvons y entrer, alors, que si nous appartenons à
ces cultures et si nous participons sans critique à ce codage
symbolique. Ainsi, la mystique catholique, Marthe Robin,
au XXe siècle, développe un discours fondé sur son
imaginaire chrétien, avec les figures de Jésus, de la Vierge
Marie, parfaitement institué et à la louange des autorités
ecclésiastiques de l’Église (le Pape et ses évêques)
(Clément, 1993).
Il me semble qu’un mystique, qui a fait une expérience
radicale d’un autre niveau de réalité, devrait s’en tenir là,
32
dans le silence et dans ce mystère incommunicable. Dès
qu’il prend la parole, sa culture avec son imaginaire
leurrant,, reprend le dessus et travestit son expérience pour
tenter de la socialiser. De ce fait même, son expérience se
sépare et reste incompréhensible de tous ceux qui ne
partagent pas la symbolique propre du mystique en
question. C’est la raison pour laquelle la notion de
Profondeur me semble plus neutre, plus laïque et plus
acceptable de la part de ceux qui n’appartiennent pas à une
religion instituée. Elle est appropriée au sacré laïcisé qui
émerge en ce début du XXIe siècle.
Le film de Nicolas Klotz, « la question humaine » (2007),
nous impose une réflexion très intéressante,
indépendamment de l'enchevêtrement entre les données
subjectives inconscientes des protagonistes. Il s'agit de
savoir si une culture fondée sur une logique
aristotélicienne et abstraite, portée à la limite de l'absurde,
peut régir humainement la société. Le film nous montre,
par analogie, en quoi la logique imposée dans les firmes
multinationales actuelles, avec leur « culture d'entreprise »
comme violence symbolique quotidienne, est en rapport
avec la logique qui a prévalu à la réalisation de la Shoah.
Le jeune cadre dynamique, spécialiste des « relations
humaines », s'aperçoit que la logique qui est la sienne,
pour le bien de tous, de l'entreprise comme des salariés, et
qui l'a conduit à participer à un plan (logique) de
licenciement de plus de mille personnes sur deux mille
cinq cent, dans sa multinationale, n'est que le reflet d'une
logique de mort en d'anéantissement de la « question
humaine ». Il s'en trouve complètement déboussolé et
comprend mieux la psychologie perturbée de celui qu'il
doit analyser pour le compte de son directeur.
La problématique de ce film nous interroge en profondeur
sur ce que nous sommes en train de réaliser dans notre
culture libérale mondialisée. La dérive droitière en France
va dans ce sens, en refusant de questionner son impensé.
En éducation, en particulier, les tenants de la haine de la
pédagogie revendiquent ce type de logique au nom de la
33
culture héritée et jette l'anathème sur toute pratique
pédagogique qui se centre sur la question humaine dans
l'école, sur les relations et l'affectivité des élèves et des
professeurs, sur le véritable sens du « rapport au savoir ».
Alain Finkielkraut, sur ce plan, en défenseur acharné du
savoir absolutisé, commet un contre-sens total en accusant
Philippe Meirieu de reconduire, par sa théorie
pédagogique, les signes avant-coureurs d'un retour à
l'holocauste. Il s'agit, tout au contraire, par un sens de la
relation humaine chez Meirieu, qui ne refuse pas, pour
autant le savoir, de faire comprendre le sens d'une
véritable et fraternelle citoyenneté contemporaine.
L'inverse, préconisée par Finkielkraut, avec son obsession
d'une logique savante, va dans le sens d'une montée des
irrationnallismes morbides.
D’autres philosophes sont plus circonspects à l’égard
d’une toute puissance de la philosophie des Lumières et
questionnent le trou noir de la connaissance. Olivier
Reboul, en son temps, n’a pas hésité à écrire un chapitre
entier sur le sacré dans son Que sais-je sur « la
philosophie de l’éducation ». Avec Guy Avanzini, dont la
recherche sur la pédagogie de Don Bosco reste un
classique, il est un des rares philosophes à s’aventurer vers
ce type de questionnement.
Aujourd’hui cette résistance n’est plus de mise. La
modernité est interculturelle. L’avenir est au métissage
axiologique. Les philosophies et les spiritualités
s’entrecroisent, se heurtent, se contredisent mais
également dialoguent entre elles, pour le meilleur et pour
le pire. Les « traditionnaires » - selon un mot de Daniel
Hameline - résistent, reprennent du poil de la bête, et,
dans les cas extrêmes, fécondent les idéologies meurtrières
et sectaires. Plus que jamais, en ces temps Al Qaïda, la
philosophie doit s’ouvrir au questionnement spirituel et
sur un « sacré » laïcisé.
Les sociologues ont déjà étudié le phénomène, Michel
Maffesoli notamment, malgré les coups de butoir des
34
puristes de la sociologie. Ceux plus spécialisés dans le fait
religieux éclairent les dernières religiosités à la mode dans
notre société (Monique Campion, Danielle Hervieu-Léger,
Louis Hourmant, 1990, Frédéric Lenoir (2003), Régis
Debray, 2002). Les philosophes de l’éducation resterontils à la traîne de cet élan de connaissance ? Au dernier
congrès des Enseignants et Chercheurs en Sciences de
l’Éducation, à Strasbourg, en août 2007, j’interrogeais
Jean Houssaye pour savoir quel philosophe de l’éducation
il pouvait, éventuellement, me conseiller pour faire partie
du jury d’une soutenance de thèse consacrée à la
dimension spirituelle et « chinoise » de l’éducation. Il fut
bien embarrassé pour me répondre positivement. Ainsi
l’Asie n’est pas du ressort du champ des objets de
connaissance philosophique en France. Ni même des
autres disciplines en sciences de l’éducation, si j’en crois
les résumés des innombrables communications de ce
congrès international. Si l’Inde, la Chine, les différents
pays limitrophes représentent plus de deux milliards cinq
cents millions de personnes aujourd’hui, leurs pensées
restent du domaine d’une superbe inconnue pour nos
philosophes. Je me souviens de quelques séances de DEA,
naguère, avec l’ équipe « Païdeia » de Dany Robert
Dufour, lorsque nous profitions encore largement des uns
et des autres en Sciences de l’éducation à l’université Paris
8, du dialogue extrêmement fruitif entre la philosophie
stoïcienne développée par Patrick Berthier et celle que je
pouvais exposer de la pensée chinoise.
Dany-Robert Dufour demeure plus que prudent à l’égard
de la philosophie de l’ailleurs, en particulier à cause de la
méconnaissance de la langue, ce qui n’est pas faux.
Ignorer la langue de l’autre présente une grave lacune pour
rencontrer sa réflexion. Entrer dans la pensée chinoise,
japonaise ou coréenne, relève de l’aventure intellectuelle.
Mais qui connaît parfaitement le grec ancien aujourd’hui ?
Ce qui n’empêche personne de penser selon le
soubassement philosophique de Platon ou d’Aristote.
35
Nous avons la chance d’avoir de nombreux textes traduits
en français à notre disposition et un grand nombre
d’interprétations. Rien ne nous interdit plus de réfléchir
ensemble, avec les Asiatiques, sur l’avenir de notre
modernité et sur l’éducation qui pourrait en être le
fondement.
Pour ma part, une assez longue investigation du côté de la
pensée asiatique, chinoise en particulier, me conduit à
parler d’une « philosophie clinique » régie par le
« Principe de sensibilité (cf supra)..
Par « clinique », j’entends, non la dimension médicale, de
guérison supposée, de maladie, mais plutôt le fait d’être
« au chevet » du monde pour le philosophe. Il accompagne
le mouvement du monde, il est « avec ». Sa démarche est
liée à un pragmatisme d’insertion à la fois cosmique,
sociale et psychologique.
« Être avec » implique une attention de tous les instants à
la vie qui n’arrête pas de changer. Refuser de rester figer
dans des images – donc reconnaître l’importance de
l’imaginaire . Mais, contrairement à une optique
occidentale qui s’obstine à « analyser » l’imaginaire en le
décomposant en minuscules parcelles de sens, en fonction
des diverses disciplines univoques qui s’y attachent, le
philosophe clinicien le « voit » en constatant comment son
esprit fait monter les images en lui-même., S’il peut
également tenter de comprendre comment cette montée
d’images relève également du social, il devient alors plus
sociologue et reste prudent sur une extrapolation facile à la
singularité humaine.
Le philosophe clinicien revient toujours au sujet, à sa vie
concrète, à ses contradictions, ses paradoxes, sa nonlinéarité existentielle, en dépit des apparences. Il évalue le
« mystère d’exister » dont nous parle René Char (Char,
1971, 28), la « puissance d’exister » de Michel Onfray
(Onfray, 2006), le « travail d’exister » de Max Pagès
(1Pagès, 1996).
Pour le philosophe clinicien, le sujet n’est pas une chose
abstraite que l’on peut resituer dans une structure comme
36
« vecteurs des rapports sociaux » à la manière d’Althusser.
Le sujet, pour lui, est « vivant jusqu’à la mort » comme
l’écrit Paul Ricoeur (2007) dans son ultime ouvrage. Il est
doté d’un « visage » à jamais complètement accessible,
sans pour autant être incompréhensible, comme l’a si bien
montré Lévinas4.
Engagé dans le « projet de vie », le sujet, pour le
philosophe clinicien, ne s’y inscrit pas dans sa totalité. Il
fait la part belle au non-projet, au rien, au droit à la paresse
qui désespère les technocrates. Du même coup, il
comprend l’enfance dans son jeu (play) pour rien d’autre
que jouer, sans l’envahissement du jeu normé et compétitif
de la modernité (game). Pour le philosophe clinicien,
l’homo ludens de Huizinga fait partie de l’homo religiosus
de Mircea Eliade, mais sans oublier l’être méditatif,
contemplatif, qui ne cherche rien, ne veut rien, si ce n’est
demeurer dans l’intimité silencieuse des êtres et des
choses. S’il est un « penseur », il accepte de l’être – non
seulement comme le « penseur de Rodin » si exemplaire
dans sa délicatesse, mais aussi dans toutes ses faces, même
les plus terrifiantes, comme ses gargouilles de cathédrale.
Le silence est l'épreuve de la Profondeur5 en chaque être
vivant. Peut-il s'apprécier par rapport au bruit ? Ce dernier
n'est-il pas toujours secondaire par rapport au silence ? Il
s'étaie sur le silence. Pour qu'il y ait bruit, il faut qu'il y ait
mouvement. C'est par le mouvement que le bruit est
engendré. Si le mouvement est organisé, le bruit peut
4
Émmanuel Levinas, « la manière dont se présente l’Autre, dépassant
l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons visage. Inassimilable à un
ensemble de qualités formant une image, le visage d’autrui détruit et
déborde l’image plastique qu’il me laisse » (Totalité et infini, Essai
sur l’extériorité, M.Nijhoff, La haye,1961, 125, rééd coll « Biblio
Essais » Gallimard))
5
René Barbier, Création et transcréation chez l’homme d’aujourd’hui,
sur « Le journal des chercheurs », 2003, http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=61
37
devenir harmonie, et même mélodie. Le chant de l'homme
surgit alors comme par miracle.
Le silence est, en fin de compte, l'humus du bruit. Le bruit
est ce qui apparaît, le silence, ce qui demeure invisible. On
peut le considérer comme la puissance du bruit qui en
serait l'acte possible dans l'actualisation des phénomènes.
Le silence comme fond du Sans-Fond donne à entrevoir, à
soupçonner, la dimension inaccessible de la Profondeur.
La poésie, seule, peut faire comprendre quelque chose du
silence. Pourtant la poésie est mots, rythmes, images. Mais
elle intervient comme une dynamique tangentielle au
silence. Elle arrache au silence des parcelles d'inconnu.
Elle fait étinceler le fond des choses dans les mots et dans
les images. Sans la poésie, comment connaîtrait-on la
valeur du silence ?
La poésie, dans sa parole, nous dit quelque chose de ce qui
ne parle pas. Elle nous renvoie vers un indicible signifié
qui est absolument sans voix et sans miroir. Le poète
cherche sans fin la demeure du vrai lieu dans sa parole ; un
lieu où les mots, les images, le rythme, se diluent dans un
sens du plus grand secret. « La désir du vrai lieu est le
serment de la poésie », comme l'écrit Yves Bonnefoy
(Bonnefoy, 1980, 128)
C'est quand on contemple un oiseau qui ne chante pas, que
l'on reconnaît la toute présence du silence. L'oiseau qui ne
chante pas nous parle d'un silence qui chante.
Tout l'art de la méditation pour l'être humain, consiste à
reconnaître entre deux mots, la valeur inestimable et la
profondeur du silence. Souvent, l'homme a peur de cet
intervalle entre deux paroles. C'est la raison pour laquelle
il meuble sa vie d'une phraséologie ininterrompue. Une
parole-objet qui remplit tout l'espace. Une parole qui
transforme les groupes humains en groupes-objets porteurs
de toutes les réifications. La parole-source, originaire,
devient parole bancaire. Le monde s'affirme comme
mondialisation de l'inutile et de l'éphémère. C'est le
moment de l'émergence du Dissident dont la parole troue,
comme la pointe d'une dague, l'énorme ballon de
baudruche gonflé de mots vides de sens. La parole du
38
dissident est toujours fécondée par le silence du Sans-Fond,
de l'instituant radical. Comme l'écrit le poète René Char
"Celui qui vient sur terre pour ne rien troubler, ne mérite
ni égard, ni patience".
Lorsque l'être humain accepte d'entrer dans l'intervalle du
silence, il ouvre les portes d'une autre réalité. Elle
l'entraîne vers des régions inconnues. Le poète argentin,
Antonio Porchia, l'affirme : « j'ouvre une porte et me
retrouve devant cent portes fermées » (Porchia, 1978).
Pourtant, lorsqu'une fois seulement, l'être, entre deux mots,
est entré dans cette région du silence, et a ouvert la
première porte, il ne pourra plus jamais la refermer. Sa
seule voie est d'aller, désormais, plus avant, plus profond,
en ouvrant d'autres portes, à l'infini.
Plus l'homme va vers le silence, en ouvrant les portes
successives sur des réalités différentes, mieux il entre dans
la complexité de la Profondeur et plus il découvre à quel
point il est relié à tout ce qui est.
Sa reliance l'unit aux autres êtres humains, évidemment,
mais également aux êtres du monde animal et végétal. Un
jour, plus loin encore, en ouvrant une porte plus secrète, il
s'aperçoit qu'il est relié à ce qui est apparemment de l'ordre
du minéral. C'est à ce moment seulement qu'il se ressent
comme une colonne d'énergie. L'énergie est la trame de la
reliance qui unit chaque élément de ce qui est, en les
fondant dans une seule substance, dont le fond est le
silence. C'est ce que Paul Ricoeur appelle
l' « Essentiel » (Ricoeur, 2007), Castoriadis « le Chaos,
Abime, Sans-Fond » (Castoriadis, 1999) et Krishnamurti
« l'autreté » (Krishnamurti, 1988). Les Anciens Chinois le
nomment « Tao ».
Ce qui est étonnant, c'est qu'au fond de ce silence, au
coeur de l'énergie, une valeur se donne à vivre : la
compassion qui s’ouvre sur la fraternité de tout ce qui vit.
Le sage accomplit arrive même à entrer en sympathie avec
tout ce qui est. Le minéral par exemple. Il ira volontiers
s'incliner devant un rocher aux formes extraordinaires.
Lorsque l'homme se reconnaît, à travers le silence, comme
une énergie dynamique, il est une colonne qui réunit la
39
terre et le ciel. Il peut, alors, entrevoir l'action juste dans le
monde. Celle qui contribue à aller vers un plus d'humanité
en respectant un équilibre de la vie, dans toute sa diversité.
Ce faisant, il entrouvre la Gravité (cf infra). Il s’éduque
« au fond de soi ». Il se « gravifie », par ce néologisme je
signifie qu'au fur et à mesure de l'ouverture du silence
comme part essentielle de son être, l'être humain devient
de plus en plus relié, de plus en plus partie prenante de
l'infini dans le fini et de plus en plus grave car il se sait
responsable de tous ses actes et de ses pensées devant la
nécessité d'agir, tous ensemble, pour accomplir le vivant.
Peut-être atteint-il aux sources de ce que la Pensée
coréenne nomme « l'Esprit-Coeur », comme une sorte de
sagesse qui, chez quelques êtres d'exception comme
Yulgok (XVIe siècle), réunissent taoïsme, bouddhisme et
confucianisme (Thiébault, 2006) ?
Au bouddhisme, il prend le sens de la vacuité et de la
forme relative. Le vide est forme et la forme est vide.
Avec le taoïsme, il va vers une compréhension essentielle
de la nature comme Englobant dont les multiples
apparences - les dix mille êtres - proclament la profondeur.
Au confucianisme, il emprunte l'action et le rite qui
garantit l'harmonie, en vue d'un surplus de sens tenant
compte d'un élan créateur vers autrui qui le fonde comme
être humain.
Avec le christianisme, le judaïsme et l'islam, il découvre
également l’amour, la charité, le pardon, la justice, la
fraternité et l'hospitalité au coeur de l'action, en bannissant,
aujourd'hui plus qu'hier sans doute, tout sectarisme et toute
volonté de maîtrise et de violence symbolique.
Ainsi, au travers et par le silence, l'être humain atteint les
régions intérieures à lui-même, qui ont toujours été là,
dans sa vie, comme une source de « clair-joyeux » dont il
prend conscience au travers des signes les plus simples de
sa vie quotidienne. Peu à peu, il touche ainsi le sens intime
de l’intelligence du Monde.
Regards sur un film
40
Un film, "Samsara" du cinéaste indien Pan Nalin (2002),
avec la très belle actrice Christy Chung, nous propose une
réflexion sur le sens du sacré dans l'univers symbolique
indo-bouddhiste. Aux confins du Ladakh, région reculée
du Nord de l'Inde, des moines bouddhistes poussent la
porte d'un ermitage, pour ramener à la vie Tashi, après
trois ans, trois mois et trois jours de méditation. De retour
au monastère, le jeune homme récupère et se destine à une
vie vouée au développement spirituel. Mais très vite, dans
ses rêves, d'autres désirs s'expriment. Tashi ne pense plus
qu'aux plaisirs de la chair. Au cours d'une fête, il croise le
regard de Pema. Son engagement spirituel est ébranlé.
Apo, le lama doyen, l'envoie alors voir un vieux sage, dont
les textes tantriques l'initieront aux mystères du sexe.
Comprenant qu'aller vers l'inconnu peut l'aider à y
renoncer, Tashi choisit de quitter le monastère et de
rejoindre la vie commune (Samsara) d'un village. Il va
faire l'expérience de l'amour, de la famille, de la paternité
et des envies sexuelles. Cette existence ne va pas sans des
contradictions qui débouchent sur la souffrance et
l'interrogation radicale liée au sens accordé, en fin de
compte, à la vie humaine. « Comment empêcher une
goutte d'eau de s'assécher au soleil ? », cette inscription
sur une pierre de méditation croisée sur le chemin par
Tashi ouvre la voie du sens métaphysique de toute vie.
Tashi, un jour, retournera la pierre et trouvera la solution :
« en la jetant dans la mer ». Se peut-il que nous
réussissions à jeter notre goutte de pluie dans la mer au
sein même d'une existence quotidienne et tout à fait
moderne, sans être obligés de nous réfugier au fond d'une
grotte dans l' Himalaya ? Pourrons-nous trouver le sens
ultime de la vie dans la plus banale quotidienneté comme
nous le propose, en fin de compte, un autre film des frères
Taviani sur le même thème, mais dans la tradition
chrétienne : « le soleil, même la nuit » (1990) ? Comment
empêcher notre mort d'enrichir l'océan de sel de la Mort
absolue ? En la jetant - toute nue - dans la torrent des
naissances. Le poète René Char écrivait, en son temps,
« Etre du bond. N’être pas du festin, son épilogue ».
41
Pourtant, en voyant la trentaine de personnes dans la salle
de cinéma, je me demandais qui était vraiment concerné
par la thématique centrale de ce film ? Mircea Eliade
répondrait que tout le monde doit être interpellé puisque
chaque être porte en son for intérieur, au sein même de la
structure de sa conscience, un sens du sacré. Mais n'est-ce
pas plutôt, chez les jeunes et les moins jeunes, par le biais
des soirées « raves » et des matchs de football ou de rugby
qu'une forme de sacré laïcisé s'exprime à l'heure actuelle ?
Qui peut vraiment comprendre en profondeur la
souffrance de Tashi lorsqu'il vit la déchirure entre son
appel vers ce que Raimon Panikkar nomme l'éloge du
simple et l'état monacal (Panikkar, 1995) et l'amour
sensuel qui l'unit à sa jeune femme ? Qui comprendra,
d'une manière radicale, ce que lui dit, à sa dernière heure,
son maître, le lama Apo, lorsqu'il écrit : « vaut-il mieux
vivre mille désirs ou en dominer un seul » dans le cours
d'une vie ? Je ne suis pas sûr que les actuelles analyses de
la chute des grandes figures symboliques, du
désenchantement du monde, de la folie versus
démocratique, avec son pessimisme pédagogique (Gauchet,
1985, Dufour, 1996) soient les mieux placées pour
comprendre le phénomène.
Une des scènes les plus remarquables par son intensité
existentielle et sa profondeur de vue est celle de la
confrontation avec l'héroïne Pema, à la fin du film, lorsque
Tashi a décidé de partir sans rien dire, comme le prince
Siddharta, qui deviendra le Bouddha, en laissant derrière
lui sa femme et son fils. Pema lui rappelle l'histoire
mythique de Siddharta et les souffrances de l'abandon de
son épouse Yashodara, à laquelle elle s'identifie. Toute la
condition de la femme dans l'univers symbolique de l'Inde
et du Bouddhisme apparaît en clair dans sa mise en
perspective. Qui sait, en effet, si ce n'est pas grâce à
Yashodara que le Bouddha a pu, réellement, naïtre au
monde ? Le sens de cette séquence me rappelle celle de
« Le soleil, même la nuit », lorsque le héros, après avoir
vécu son épisode de moine célèbre mais doté d'un faux
42
self, quitte la société du spectacle et part, seul, pour
disparaître comme Lao Tseu, dans la brume de l'incognito.
À ce moment il apprend que le vieux couple de paysans
qu'il avait croisé naguère et dont la femme lui avait
souhaité du « soleil, même la nuit », étaient décédés
ensemble comme ils avaient vécu toute leur vie ensemble,
dans une sagesse terrienne du quotidien sans esclandre. La
femme, dit-on aujourd'hui dans des recherches
neurobiologiques d'avant-garde, serait celle qui donne l'
« intelligence » à l'homme. Ne serait-ce pas parce que justement - l'homme manquera toujours de quelque chose
qu'il aura ce besoin spirituel d'aller chercher ailleurs ce
qu'il ne peut trouver à côté et en lui-même ? La femme
comprendra-t-elle jamais ce besoin de l'homme qui le fait
tout quitter pour aller vers l'ailleurs ? Il y a, sans doute,
beaucoup de femme « mystiques ». Mais le sont-elles
comme les hommes, avec le sens tragique de ces derniers ?
Il m'a toujours semblé que le sacré chez la femme était
plus serein, plus épris de merveilleux et de lumière.
L'homme, comme le pense Miguel de Unamuno, porte en
lui « le sentiment tragique de la vie ». Freud avait à côté
de lui, comme disciple préférée, Lou Andréas Salomé. At-il jamais compris le caractère ensoleillé du mysticisme
laïque de cette femme exceptionnelle qui tentait de lui
communiquer une autre vision du monde ? Je suis frappé
de voir, en tant que directeur de recherche doctorale,
l'audace des femmes sur le plan académique. Très peu de
doctorants hommes prennent le risque de présenter des
idées et des théories qui sortent des chemins battus en
sciences humaines. En particulier, sur le plan de la
réflexion spirituelle en éducation, ce sont les femmes qui
innovent, surtout lorsqu'elles appartiennent à des pays
neufs comme l'Amérique Latine. Trois exemples récents,
en sciences de l'éducation. Madame Vera Lessa Catalao
présente une thèse en écoformation à l'université Paris 8
(2002), dans laquelle elle assume pleinement la
caractéristique de la coévolution planétaire et du
dépassement spirituel nécessaire pour accomplir les buts
d'un monde respectueux de la nature. C'est encore une
43
brésilienne, Madame Angela Bruce Farias Da Rosa
Ghiorzi, qui, sous la direction de Michel Maffesoli, étudie
le rapport des Brésiliens à la santé dans une perspective
d'ouverture radicale et révolutionnaire à l'écoute sensible
du corps, de l'âme et de l'esprit (Sorbonne, 2002). Enfin,
c'est Madame Joëlle Macrez qui n'hésite pas à s'interroger
sur « l'autorisation noétique », c'est à dire à chercher à
comprendre le sens d'une vie humaine centrée sur sa
propre évolution vers un plus être transpersonnel
(université Paris 8, 2002). Il est vrai que j’ai réussi à faire
soutenir, récemment, par deux doctorants, deux thèses à
dimension écologique et spirituelle en éducation
(Filliot,2008, et Nicolas, 2008). Mais l’un (P.Filliot) est
professeur de yoga et l’autre (P.Nicolas) est un amoureux
de la nature, tout en étant tous les deux des enseignants en
poste.
Qu'est-ce que se former du point de vue existentiel ?
Se former, c'est apprendre à mourir à son passé et à son
avenir, apprendre à mourir au savoir et au savoir-faire
déjà-là .
Se former, c'est apprendre à naître et découvrir un savoirêtre en création permanente qui n'est plus - justement – un
savoir mais une connaissance ; se former c'est apprendre à
être dans un présent instantané qui tient compte de toute la
complexité de l'existence (Barbier, Question de, 1997).
Cette réflexion forme la trame de ce que je nomme
« l'autoformation existentielle ». Elle doit être distinguée
d'emblée d'une autre optique que j'appelle hétéroformation.
Cette dernière est principalement le fait d'entrer en
formation dans des institutions spécialisées (écoles,
universités, centres d'apprentissage etc.) qui ont pour
fonction d'inculquer un corpus théorique et pratique déjà
constitué et qu'il s'agit de reproduire et de s'approprier. En
général notre formation passe surtout par le truchement de
cette hétéroformation. Elle est essentiellement une
formation « diurne » (Pineau, Marie-Michelle, 1983)
relativement codée, instituée, légitimée, et fait l'objet d'un
44
partage, voire d'un clivage, entre les classes sociales, en
fonction de l'héritage culturel et social reçu dans notre
enfance. L'autoformation est beaucoup plus liée à notre
propre devenir. Certes elle est en relation également avec
une hétéroformation diurne sur laquelle elle s'articule
volontiers, mais sans jamais s'y enfermer. L'autoformation
est beaucoup plus du registre d'une formation nocturne pour reprendre encore la distinction de G. Pineau. La
formation « nocturne » est celle dans laquelle nous entrons
souvent sans nous en apercevoir, dans des espaces et des
temps qui ne sont pas institués spécifiquement comme
devant être formatifs. C'est une formation interstitielle qui
apparaît dans les marges de nos occupations éducatives
légitimes. Ainsi, l'étudiant sortant de son université et
allant discuter de tout et de rien avec des amis dans un
café, comme le faisait le groupe de jeunes poètes autour de
Jean Lescure, avec Gaston Bachelard, après les cours,
participe à ce type de formation nocturne. De même, le
lycéen qui entre en conflit avec son entourage et en subit
les à-coups affectifs mais également les enrichissements
personnels en matière d'autonomisation, fait l'épreuve de
cette formation nocturne. Ce type de formation est de loin
le plus important en quantité et en qualité, dans notre
propre devenir existentiel. Mais parmi les éléments de
cette formation, je qualifierai d' « autoformation
existentielle » ceux qui se rapportent plus explicitement
aux grandes questions que l'homme se pose sur le sens de
la vie. Ces questions ont fait l'objet de nombreux débats
depuis le début de l'histoire de la pensée, mais elles restent
toujours ouvertes et circonscrites en formulations
symboliques et mythiques. Qu'est-ce que naître ? vivre ?
aimer ? jouer ? travailler ? souffrir ? vieillir ? mourir ?
Qu'est-ce que croire en un Absolu (Dieu, l'Histoire, etc) ?
communiquer ? Qu'est-ce que le « je » et le « tu » (pour
reprendre les expressions du philosophe Martin
Buber (Buber, 1969)) ? Qu'est-ce que « la société » ? Je
fais l'hypothèse que personne ne nous forme à répondre à
ces questions, mais que nous nous formons nous-même à
la non-réponse où à la réponse dubitative. Ainsi l'écrivain
45
Christian Bobin, dans son Éloge du rien (1990), est
ramené à son enfance scolaire devant une demande d'un
texte pour une revue. Que répondre, en effet, à la question :
« qu'est ce qui donne du sens à votre vie ? ». Il demande
alors de supprimer le mot sens et la question devient
« qu'est-ce qui vous donne votre vie ? ». "La réponse cette
fois-ci est aisée : « tout. Tout ce qui n'est pas moi et
m'éclaire. Tout ce que j'ignore et que j'attends... Ne rien
attendre - sinon l'inattendu. » (pp. 17-18). Une
hétéroformation trop instituée dans ce domaine conduit
presque toujours à une attitude personnelle normative ou,
au contraire, réactivement contradictoire. La recherche du
sens de la vie ne saurait résulter d'une éducation directive
non questionnée.
Du projet de vie
Parler de « projet de vie » est typiquement occidental et
inscrit dans une philosophie de la vie déterminée par l’idée
de « maîtrise ». Certes, la conception même de « projet »
a évolué, de la Renaissance à la post-modernité. Le
concept de « projet » , comme le montre fort justement,
Jean-Pierre Boutinet dans son article, au sein du numéro
de Pratiques de formation.Analyses qu’il a dirigé
(université Paris 8, 2007), a pris les couleurs du refus, de
la contestation d’un ordre figé pour aboutir, dans la
postmodernité à la gestion du momentané, en grande
partie, d’ailleurs, dans le virtuel et dans un contrôle en
amont et, a priori, de toute réalisation de plus en plus
devenue problématique.
Je retiens de cette historicité du projet, un élément
inéluctable : tout projet se situe dans le futur, quand bien
même ce futur est de plus en plus proche. Il porte en lui un
principe espérance impossible à éviter. Dans le moment
encore révolutionnaire de l’histoire, la classe ouvrière
montante pouvait espérer changer l’ordre des choses dans
un avenir plus ou moins lointain. Puis, ce fut le « tiersmonde ». Aujourd’hui, il ne lui reste plus que la réalité
lucide d’une impossibilité de faire bouger les rapports
46
sociaux dominés par la mondialisation libérale et le
constat désespérant, pour les groupes sociaux les plus
démunis, de devoir rester à leur place, malgré toutes les
promesses électoralistes en terme d’ascension sociale et
d’égalité des chances.
Mais la misère, le fond de la vraie misère,
c’est quand on dit
Je ne sais plus, je ne peux plus, je ne veux plus
Écrit le poète Eugène Guillevic.
Pendant toute cette période, le projet, dans le domaine
éducatif, s’est articulé autour de trois pôles significatifs de
l’homme :
l’homme historique, porté par l’histoire mais déterminé,
également, à la maîtriser et à être un acteur collectif de la
réalité sociale, en imposant ses valeurs dans une visée plus
ou moins à tendance universelle. Sa figure de proue est
celle de Prométhée
L’homme libidinal, emporté par ses pulsions et ses
passions, recentré sur ses intérêts particuliers, sa
« puissance d’exister » (Onfray, 2006), sans grande
préoccupation de l’autre. C’est Dionysos qui s’affirme
dans ce cas.
L’homme symbolique, qui ne peut s’empêcher de proposer
du sens, du symbole et du mythe, en de tenter une
médiation singulière entre l’universel et le particulier.
Apollon dessine son profil dans cette dernière conjoncture.
Si « interpréter » réunit l’homme symbolique à l’homme
libidinal, puisque toute production de sens s’inscrit, pour
être assurée, dans l’affectivité, l’imaginaire et le corps, le
« contempler » réunit l’homme symbolique à l’homme
historique, dans un conditionnement des différents ordres
religieux et le « transformer » demande la liaison de
l’homme libidinal et de l’homme historique, puisqu’il
s’agit alors d’énergie individuelle et collective.
47
Sujet existentiel et projet de vie
Je nomme « sujet existentiel » la personne (ou le groupe)
définie par un certain nombre de qualités identitaires
structurantes et destinées à être mises à l'épreuve de la
réalité.
La première de ces qualités est la Liberté, c'est-à-dire la
capacité fondamentale d'une personne de faire des choix
de vie, quels que soient les événements qui peuvent la
contraindre. Il s'agit là d'un postulat nécessaire pour ne
pas traiter une personne en « objet » de connaissance,
vite réduit, trop souvent, à un simple vecteur de
48
rapports sociaux
(Althusser) ou à une illusion
spéculaire archaïque (Lacan). Certes, cette capacité de
liberté est d'autant plus exprimée que le sujet détient
le maximum d'informations sur les choix à effectuer. On
sait que dans la vie courante, et en particulier pour les
membres des classes sociales les plus défavorisées, ce
stock d'informations est souvent réduit à sa portion
congrue. Néanmoins il n'est jamais complètement
annihilé dans les sociétés plurielles comme les nôtres. En
cela, l' « habitus » n'est jamais parfaitement réalisé. Il est
toujours plus ou moins tenu en échec, c'est-à-dire travaillé
par la contradiction et aux prises avec l'ambivalence
(Barbier, 1977). La capacité d'entrer dans la liberté a
pour conséquence l'émergence du conflit à la fois
intrapsychique et interpersonnel. Choisir est toujours
précédé d'une phase d'angoisse d'autant plus forte que
les enjeux sont vitaux. C'est pourquoi le sujet existentiel être libre - est nécessairement soumis à l'angoisse du
choix où se profile inéluctablement le risque de l'erreur
possible au coeur d'une trajectoire temporelle irréversible.
Mais choisir, au delà de son lot d'angoisse, permet au
sujet existentiel d'agir sur lui-même et sur le monde dans
une connaissance toujours relative des mises et des enjeux.
Certes le sujet existentiel est, par nature, impliqué par les
relations avec son environnement naturel, social,
économique, politique etc. Son implication devient un
engagement lorsque il est capable de la nommer et de la
resituer
dans un ordre symbolique
doté d'une
intentionnalité explicitée collectivement et animée par un
projet de développement personnel et communautaire. Par
cet engagement , le sujet existentiel devient à la fois
responsable de son action et solidaire de tous ceux qui
l'accompagnent dans sa réalisation. Ainsi la liberté,
l'angoisse, le conflit, le choix, l'action, l'engagement, la
responsabilité et la solidarité sont des notions-clés et
reliées pour comprendre la nature du sujet existentiel.
D'un point de vue psychique, le sujet existentiel
développe, à travers l'action, un ensemble de capacités
propres à l'homo sapiens-sapiens.
49
Sentiment
Phantasme/Emotion
Contempler
Imaginer
Concept
Raisonner
Agir
Sensation
Par l'Agir (du Monde sur lui et/ou de lui sur le Monde) le
sujet existentiel éprouve des « sensations » d'ordre
somatique par le truchement des percepts neurophysiologiquement programmés. Ces sensations perçues
vont donner naissance au "concept" en passant par la
faculté de "raisonner"; au phantasme et à l'émotion
(affect) en s'étayant sur celle d' « imaginer »; et au
sentiment ( distinct de l'émotion) en s'inscrivant dans
la faculté de « contempler » ( phase ultime de la
méditation, sans concepts ni images).
Le sujet existentiel est toujours cet existant total qui met
en oeuvre, consciemment et inconsciemment, l'ensemble
de ces capacités fondamentales dans les situations
problématiques auxquelles il est soumis au cours de son
itinérance. Quatre « espaces transversaux » déterminent
l'existentialité du sujet existentiel:
- 1) un espace personnel, dans lequel le sujet existentiel est
un être de relations humaines, porté par un univers
pulsionnel conflictuel et doté d'une « parole » spécifique.
50
- 2) un espace organisationnel dans lequel il est avant tout
un « acteur » social et un être parlant le langage de son
groupe.
- 3) un espace institutionnel, dans lequel il est alors un
« agent » principalement reproducteur de structures
sociales conformes, mais également un « déviant » doté
d'une négatricité instituante (Ardoino, 1977).
- 4) un espace cosmo-écologique, dans lequel le
sujet existentiel se reconnaît comme un élément relié
d'un ensemble plus vaste et transpersonnel avec lequel
il interagit d'une manière holistique.
Tout essai de compréhension multiréférentielle d'un
sujet existentiel aura pour tâche de mettre au jour le
jeu
des interférences entre
ces quatre espaces
transversaux dans la plus banale des activités quotidienne
du
sujet, par une approche avant tout d'ordre
phénoménologique dans un premier moment et d'ordre
herméneutique,éventuellement, dans un second temps. Il
est évident qu'il s'agit là de dialectiques partielles qui
peuvent varier en fonction du moment et du lieu. Le
chercheur aura toujours à tenter d'élucider comment elles
jouent en situation et comment
elles s'étayent
de
manière multiple. Ce travail d'élucidation constitue
une part essentielle de l'Approche Transversale telle
que je la définis en tant qu'approche multiréférentielle
généralisée.
Une autre aventure aujourd’hui
Le début de ce XXIe siècle s’ouvre sur une autre aventure :
la lucidité tranchante de la place de l’homme dans la
nature et de la relativité de tout jeu social comme de toute
représentation humaine, scientifique, historique ou
symbolique, prétendant conduire la personne vers le
bonheur à moyen ou long terme. Une perte de
l’imagination dans la durée et un recentrage sur le flash
imaginatif, dans l’instant, sans devoir entrer,
immédiatement, dans une trame et un tissage durable. De
nouvelles religiosités prennent appui sur ce profil. Elles
51
viennent dévier de plus en plus la trame sotériologique des
grandes religions du Livre, dans une double démarche
d’« humanisation du divin » et de « divinisation de
l’humain » (Ferry, 1996). C’est le commencement d’une
nouveau sens du sacré : la spiritualité laïque qui ne refuse,
ni
l’importance
du
logos
philosophique,
ni,
paradoxalement, le caractère essentiel de l’expérience
mystique (Comte-Sponville, 2006).
Cette autre conception de l’être au monde, sans doute plus
inspirée par les philosophies de l’Orient non dualistes, ne
propose pas un type de réflexion en termes de réalisation
lointaine, sans doute parce qu’elle n’a pas le même intérêt
pour la toute-puissance du Logos (Jullien, 2006)..
Réfléchir sur le sens de la vie, à partir des épreuves
existentielles de souffrance, de mort, de vie et de joie,
conduit à une autre attitude : celle du non-attachement, du
non-agir, du « lâchez prise » et, surtout, de passer de
l’intention à l’attention vigilante (Krishnamurti, 1997).
Le « projet » nous attache à une idée, une image, dans un
futur que nous voudrions assuré. Il bloque notre vie dans
un programme dont la rigidité dépend de notre degré de
maturité ontologique.
L’imaginaire inévitable
Cependant, l’être humain ne peut, dans la plupart des cas,
se passer de l’imaginaire. Une construction imaginaire qui
le rassure devant la mort, la finitude, l’écroulement de tous
les projets. On sait que la réussite du Christianisme et
l’éclipse de la spiritualité cosmique des Grecs qu’elle a
engendrée, est liée à un imaginaire sotériologique
extraordinairement puissant et efficace (Ferry, 1996). Qui
peut dire, avec le poète André Frénaud : « mes chiffres ne
sont pas faux. Ils forment un zéro pur » ? Avec
Castoriadis, on peut même dire que l’imaginaire est
« radical », à la base de la constitution de la psyché. Il est
au cœur de ce qu’on nomme la pensée depuis Aristote.
Dès lors, nous trouvons sans doute deux attitudes
possibles dans une sorte de complémentarité dialogique.
52
l’attitude méditative qui consiste à laisser passer les
pensées et les images (donc le « projet ») comme des
nuages qui se dessinent dans le ciel et qu’un souffle de
vent disperse à l’horizon. À la limite, la production
imaginaire n’est qu’un « moyen habile » pour aller vers un
éveil spirituel (bouddhisme tibétain). Le plus souvent,
l’imaginaire est vu comme une illusion empêchant le sujet
d’atteindre une « perception directe de la réalité »
(Krishnamurti, 1988)
L’attitude mytho-poétique qui reconnaît la fonction de
l’imaginaire comme inscription et enracinement dans un
passé tissé par le symbolique (les mythes structuraux de
l’humanité) et comme surgissement, bouleversement,
surprise instantanée de tout ordre institué (le poétique).
C’est dans ce second cas que l’on peut reprendre l’idée de
« projet de vie »
Il nous faut distinguer le « programme » du « projet ».
Le programme est lié au temps chronologique et à
l’aspect factuel. J’établis un programme pour la formation
DUFA que je dirige, plusieurs mois avant le début des
cours. Mais c’est un canevas qui ne deviendra réel qu’au
moment de sa réalisation dans un temps de formation.
C’est le « projet-programme » de J. Ardoino (Ardoino,
1984), forcément réducteur de la complexité de la vie et
gorgé d’imaginaire leurrant, d’impérialisme de la
dialectique du pur et de l’impur.
Le « projet-visée » de J. Ardoino soutient encore la notion
de projet mais pour l’évaluer (et non la soumettre à un
contrôle) dans un mouvement permanent de pensée
critique. C’est le regard sur les fins, le sens de la vie
humaine, personnelle et sociale.
J. Ardoino, très à cheval sur l’idée de temporalité (et ipso
facto critique à l’égard de toute pensée liée à l’instant),
pose la notion de projet-visée comme fondamentale et la
53
notion de projet-programme comme son corollaire
nécessaire mais insuffisant en tant que telle.
Pour moi, le projet s’inscrit dans la notion d’imaginaire
radical, celui qui a affaire avec le « Chaos, Abîme, SansFond » dont nous parle Cornelius Castoriadis (Castoriadis,
1975). Il n’est que l’étincelle, sans cesse renouvelée, d’un
flamme incompréhensible appelée vie. Tout se passe
comme si nous ne pouvions pas réussir à calmer notre
esprit et notre imagination. Alors sans discontinuer,
comme le pense Castoriadis, nous produisons un flux de
représentations, de formes, figures, symboles incessant.
Sous cet angle nous dirons que le « projet » jaillit d’instant
en instant, de commencement en commencement, comme
un segment de sens dont la continuité nous apparaît que
parce que nous ne sommes pas capables de voir le film,
image par image, de notre pensée en acte.
À la fin d’une vie, le sens de vie peut être ainsi
comptabilisé dans l’illusoire mémoire d’un passé révolu.
Toute histoire de vie apparaît ainsi comme une légende de
soi-même sur soi-même, une broderie imaginaire en
quelque sorte, mais sans doute nécessaire pour survivre
psychiquement.
Pour en finir avec le projet de vie, à 20 ans ou à 65 ans,
consiste à réaliser en soi-même, cette sagesse liée à
l’intuition de l’instant, ( Bachelard, 1932), sans perdre
pour autant la faculté d’imaginaire radical. Mais on
imagine, on produit une image, comme on fait un pas sur
le chemin. C’est le premier pas qui compte dans le fait de
se déplacer. Or, tout pas est un premier pas. Toute marche
accomplie est une marche qui n’existe plus. Inutile de se
retourner ou de calculer le nombre de pas à faire avant
d’atteindre le bout de la route. Quel bout de route
d’ailleurs ? Dans cette philosophie de la vie, la route est
incertaine, l’itinérance plus imprévue. Qui peut dire où ira
sa propre vie et la vie de l’humanité aujourd’hui ? Malgré
toutes nos soi disantes « maîtrises » techniques,
54
économiques et sociales, nos ordinateurs, nos
planificateurs et les discours de nos politiciens, l’avenir est
de moins en moins sûr.
À la fin du XXIe siècle, lorsque le réchauffement de la
planète sera ce qu’il est prévu compte tenu de notre
inconscience mercantile, le niveau de la mer aura
augmenté de 50 cm à 2 mètres et les déserts recouvriront
une grande partie des terres cultivables actuellement. La
lutte fratricide pour l’eau sera très meurtrière. Une grande
partie du Bengladesh n’existera plus. Les déserts
envahiront l’Afrique, Les Etats-Unis, la Russie etc.…
Seule la petite Europe sauvera encore la mise, assaillie de
toute part par une horde de miséreux. Alors le « projet de
vie », toujours soumis à la quantification dont on connaît
l’empreinte économique, sombrera encore plus dans la
montée de l’insignifiance.
En finir avec le projet de vie, à l’occidental, c’est
commencer à vivre et à être responsable de sa parole, de
ses actes et de sa solidarité avec les autres et le monde
naturel, la biosphère, aujourd’hui, tout de suite, d’instant
en instant. C’est opérer un saut qualitatif à la fois dans une
conscience écologique et dans le sens de l’instant poétique,
qui constitue une nouvelle dimension de la noosphère
teilhardienne. La conscience écologique devient
nécessairement politique. Elle affirme la nécessité d’un
bouleversement des attitudes à l’égard de la croissance
comme bien-fondé du devenir du monde. Elle propose
avec Pierre Rabhi (2003), un projet de vie de décroissance,
pour les sociétés développées, et pas seulement de
« développement durable ».
L’instant poétique demeure le seul « salut » quotidien pour
le philosophe de l’expérience contemporaine. Son credo
du présent assumé est cet aphorisme de René Char : « la
lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil »
(Feuillets d’Hypnos, 1946).
Nature de l'instant poétique
55
1. L'instant poétique est une forme du présent
Le présent contient et abolit la durée
La durée est cette temporalité qui va du passé vers l'avenir
Le présent contient le passé, mais le reconstruit. Il contient
l'avenir, mais il l'imagine.
Le présent fait apparaître le passé et l'avenir au moment
même où il les enflamme dans l'instant.
L'instant est l'aiguille qui passe, comme un éclair, pour
tisser une maille du présent, laquelle se défait à peine
tissée. Mille instants tissent le présent comme une trame
fugace de la conscience d'être.
L'instant poétique est un présent dans la mesure où il
contient le moment de la convivialité, de l'écoute sensible,
(déjà passés), de la création (en train de se faire) et de la
surprise (à venir).
Mais il y a eu instant poétique dans le passé, au moment
de la convivialité avec d’autres et de son écoute sensible.
Il y aura, peut-être, un instant poétique dans la surprise de
découvrir l'oeuvre poétique dans le futur. Mais surtout, il y
a instant poétique dans le fait même de créer.
L'instant est un présent poétique
Il est avant tout reliance entre ces moments et quelque
chose d'autre : un Englobant dynamique, un Procès du
monde en acte comme dirait la sagesse chinoise, qui se
donne à voir sous forme symbolique. La dimension
proprement poétique constitue la trame symbolique du
présent instantané. Cette trame symbolique dissout
l'instant dans la durée, mais c'est la qualité d'instantanéité
qui dissout également la trame symbolique dans
l'émergence du toujours neuf. La poétique est le regard
créateur posé sur les choses, les situations et les êtres qui
naissent toujours pour la première fois pour celui qui sait
voir dans un « éveil de l'intelligence » (Krishnamurti,
1971).
56
2. L'instant poétique est une connaissance de soi et du
monde
Par le présent instantané de la poétique, nous prenons
conscience d'être vivant, c'est-à-dire un point d'aiguille
dans la durée, mais un point qui crée la durée elle-même et
avec elle l'espace-temps du monde en création. Notre
insertion ainsi dans l'Englobant dynamique du monde
relativise complètement notre ego et nous élargit par la
réalité vécue d'une conscience sans limites et sans durée.
Dans l'instant poétique, le moi vole en éclats, seul le réelmonde existe dans notre conscience d'être. La poésie, sous
cet angle, est un exercice spirituel. Elle est de l'ordre de la
connaissance en tant que praxis sans projet. Le poète ne
cherche pas à créer un poème. Il exprime un besoin de dire.
Le poème se crée tout seul à travers les mots, les images,
les rythmes qui lui viennent d'emblée. Bien qu'il travaille
sur le langage, son travail est moins une affaire de
linguiste que celle d'un horticulteur qui laisse les plantes
pousser d'elles-mêmes sans chercher à les tirer vers le haut.
Le poète poursuit, avec le langage, une complicité, une
amitié conflictuelle.
Le langage poétique est une voie à défricher qui permet le
cheminement de l'être vers son point d'accomplissement.
Le poète va vers la sagesse, comme le philosophe, sans
s'en apercevoir. Mais, contrairement au philosophe, il
chemine hors concept. Comme le remarquent Gilles
Deleuze et Félix Guattari (1991) à propos de l'art, il utilise
le percept, la sensation et la sensibilité pour connaître.
Pour lui, il s'agit avant tout d'apprendre à regarder et à
recevoir pour pouvoir redonner.
3. L'instant poétique relève complètement de la logique
de l'échange symbolique.
La logique de l'échange symbolique articule : Donner,
Recevoir et Rendre.
Ce que je donne est reçu et fait à son tour l'objet d'un
nouveau don au moins égal au don originel comme le
57
montre la vie symbolique des cultures traditionnelles
(Mauss, 1989) .
Les moments de l'instant poétique constituent des phases
quasiment complètes de cet échange. Nous en avons fait
l’expérience dans mes groupes d’improvisation mythopoétique à l’université.
Ainsi le moment de la convivialité demande à la fois de
donner de soi-même (la confiance) de recevoir (ce que
l'autre me propose) et de rendre (ce que je vais inventer
pour tisser cette confiance). Nous en avons fait souvent
l'épreuve dans le processus de présentation des membres
du groupe.
Le moment de l'écoute sensible est par excellence la
réalisation de cet échange symbolique qui est
véritablement reconstitution du lien social. Donner un
poème que l'on aime, le recevoir et le rendre par un autre
poème. De même pour le moment de la création : je crée
un poème, je le donne à écouter et je reçois les autres
créations poétiques du groupe.
Un non-projet pédagogique et l’improvisation mythopoétique
Toute situation de formation est un processus qui
engage les personnes
concernées, formés
et
formateurs, dans une expérientialité intégrale de leur
existence. Il en va ainsi, me semble-t-il en sciences de
l'éducation.
Je présente dans les pages suivantes une séquence tirée
d’un
dispositif
d'expression
de
l'imaginaire
mythopoétique appliqué aux représentations du savoir.
Dispositif totalement improvisé comme c'est souvent le
cas dans mon style d'enseignement et de formation.
Lorsque j'arrive dans la salle du bâtiment pré-fabriqué où
doit se tenir mon cours (Unité de Valeur, U.V.) ce jeudi
du mois de mars 1989, je ne sais pas encore de quoi sera
constituée la séance d'aujourd'hui. Mon cours s'intitule
"l'écoute mythopoétique en éducation". J'ai beaucoup à
dire sur cette question qui représente un investissement
58
intellectuel et personnel de plusieurs dizaines d'années.
Les étudiants présents, une douzaine, commencent
maintenant à se connaître et à s'apprécier. Ils sont
ensemble dans cette U.V. "clinique" depuis le début de
l'année car mon cours est annuel. Un grand nombre d'entre
eux sont des étudiants de maîtrise ou de D.E.A. en
sciences
de
l'éducation.
La
plupart
sont
professionnalisés
dans
des secteurs
variés
(enseignement, animation,
éducation
spécialisée,
commerce, "petits boulots" etc,). Ils sont âgés de 25 ans
à plus de soixante ans, avec une moyenne d'âge autour de
la quarantaine. J'ai pu m'apercevoir, dans la présentation
fortement impliquée du début d'année, que plusieurs
de ces étudiants ont eu des parcours de vie extrêmement
originaux et "aventureux". Bertrand n'est-il pas allé
vivre pendant des mois chez les Muria, ce peuple
dravidien complètement isolé au coeur de l'Inde ? Elise
n'est-elle pas partie, après son mariage, seule avec son
petit enfant, à travers l'Afrique ?
Mon enseignement a pour objectif de faire passer par
l'apprentissage d'une
écoute
particulière
du
phénomène éducatif. Écoute essentiellement centrée
sur le concept d'improvisation tel que j'ai pu le théoriser
(voir plus loin dans ce livre)). J'y insiste sur l'état d'esprit,
sur la disponibilité intérieure, dans laquelle nous devons
nous trouver
pour pouvoir improviser: un état
d' « autorisation » (devenir son propre auteur selon
J.Ardoino). uUe « blancheur neigeuse de l'esprit », c'està-dire un état méditatif sans pensée ni image a priori, un
« vide créateur » permettant à l'imagination radicale de
la personne de se déployer dans ses arabesques
impromptues.
Nous avons
déjà vécu plusieurs situations
d'improvisation et les étudiants savent entrer maintenant
avec une certaine facilité dans un état de méditation
poétique. Pour la plupart, cette nouvelle aptitude fut une
rude expérience durant laquelle ils durent faire face à des
59
« épreuves » de vérité concernant la dimension créatrice
et métaphorique de chacun.
En pénètrent dans la salle ce jour-là, je trouve que
Maurice, un enseignant d'une quarantaine d'années, a
vraiment l'allure d'un Professeur d'université californien un enseignant qui n'aurait pas oublié que les Événements
de Mai Juin 1968 ont existé en France et dans le
Monde. Immédiatement une situation d'improvisation
s'impose à mon esprit. Je demande à Maurice de venir à
la table du « Maître », au centre de la pièce. Il accepte
sans hésitation. Il pressent que nous allons de nouveau,
ensemble, découvrir quelque chose. Je vais m'installer à
la table des étudiants disposée en carré. Puis je
commence mon improvisation par ces termes :
« Comme je vous l'avais annoncé, nous avons l'honneur
et le privilège de recevoir aujourd'hui dans notre cours sur
l'écoute mythopoétique en
éducation mon éminent
collègue, le Professeur Maurice, qui vient, comme vous
le savez, du Pays de l'Ailleurs. Spécialiste international
des questions qui nous intéressent, nous allons pouvoir
lui poser celles que son oeuvre, déjà immense, suscitent
en nous. » Les étudiants ne sont pas autrement surpris
par
ma
proposition. Ils
vont
y
participer
immédiatement. Maurice se prête au jeu de rôle et
commence à présenter sa problématique avec force
détails après que je lui en ai fait la demande. Il inscrit
même un graphe au tableau, totalement improvisé,
quand je lui propose de nous décrire de façon
synoptique l'articulation de ses principaux concepts.
Nous n'hésitons pas à inventer les titres de ses
prestigieuses publications. Ces titres sont toujours très
poétique et surréalistess (par exemple « la crevasse,
l'anneau d'or et le peuplier ») et suscitent l'ouverture
d'un « imaginaire savant » où vient se mirer l'homo
ludens cher à J.Huizinga (1951) ou à J.Duvignaud.(1980).
Les étudiants s'amusent beaucoup dans ce jeu. Ils
retrouvent le sens de « la joie à l'école » dont parle
justement G.Snyders (Snyders,1986). Ils s'adressent à cet
60
« éminent Professeur » en le nommant Monsieur le
Professeur... et en discutant d'une façon tout à fait sérieuse
les thèses développées. J'anime la séance en relançant, de
temps en temps, la dynamique mythopoétique de la
discussion.
Ainsi j'invente
des « concepts »
du
Professeur Maurice et je rappelle qu'il a articulé d'une
manière paradoxale,
la « spiritualité-roc » avec la
« sexualité-nuage ». Maurice répond gravement à ce type
de questionnement en retentissant (au sens Bachelardien
du terme) aux images proposées. A d'autres moments
j'interpelle tel ou tel étudiant de la même manière.
« Mademoiselle Anastasia a de nombreuses questions à
vous poser, compte-tenu qu'elle termine un doctorat sur le
thème de La Luminosité de l'opaque dans l'oeuvre du
Professeur Maurice ». Anastasia saisit la balle au bond et
pose effectivement une question en fonction de son
propre « retentissement » mythopoétique en situation. Un
autre étudiant interroge le Professeur Maurice en inventant
un titre d'ouvrage et en citant des « extraits » de la page
35 comparés à d'autres de la page 632 du même ouvrage.
Bertrand cite, lui aussi, un phrase supposée être attribuée
au Professeur Maurice : « Ni Dieu, ni maître, le fleuve
prend sa source et jaillit dans l'univers », et demande une
explication. A chaque fois Maurice répond et propose
une réflexion.
Une anecdote intéressante à noter : une heure avant la fin
de la séance qui dure deux heures et demie, un étudiant
visiteur inconnu entre dans la salle et va s'asseoir sans
faire de bruit. Il s'agit d'un homme proche de la
cinquantaine qui, je l'apprendrai plus tard, étudie sous la
direction de mon collègue Rémi Hess. Il ne connaît rien
de la façon dont je mène mon enseignement. Il croit
vraiment être en présence d'un Professeur étranger venu
débattre avec nous. Parfois son esprit critique est mis à
rude épreuve car des rires fusent subitement, trouant l'air
comme ceux
d'un maître
Zen. Mais surtout,
soudainement, Pierre, une personnalité de l'U.V. dont la
vitalité explose de toute part et très sérieux dans son
âge adulte, l'interpelle en s'adressant, incidemment au
61
Professeur Maurice : « Contrairement à votre collègue
Zamansky qui n'a pas cru utile, lui, de s'exiler et qui nous
fait l'honneur de nous rendre visite aujourd'hui... » Le
supposé Zamansky reste bouche-bée et bafouille quelques
mots : « je ne comprends pas ce qui se passe ici...j'étais
venu voir comme cela...j'avais remarqué le titre du cours
de René Barbier sur le tableau d'affichage...je suis en
maîtrise et j'avais un peu de temps..etc., ». Evidemment
le rire est général. Maurice tiendra ainsi pendant près
d'une heure et demie. Quand il en aura assez, il nous dira
« on arrête.» en levant les bras. Nous nous adressons
alors à l'étudiant « survenant » et nous lui expliquons ce
que nous faisons dans cet enseignement. Il avoue qu'il ne
savait plus à quel saint se vouer et qu'il se demandait si,
oui ou non, Maurice était un Professeur invité. Il nous
reste environ trois quarts d'heure avant la fin de la
séance. Je prends la parole pour théoriser la pratique
inventive que nous venons de mettre en oeuvre et pour la
resituer dans le cadre de
ma problématique
de
« l'approche transversale en éducation ». Je rappelle que
notre expérience pédagogique se situe dans la ligne d'une
autre invention que nous avons expérimentée également
en partie et que j'ai nommée « le jeu du Gourou » (1988).
Il s'agit toujours de développer les facultés intuitives
et créatrices du sujet dans une optique communautaire, en
articulant un triple imaginaire, à la fois pulsionnel, social
et sacral (Barbier, 1997) J'interprète l'improvisation
réalisée sous deux angles : la forme et le fond.
- Sous l'angle de la forme, je montre que ce dispositif va
dans le sens de la recherche-action existentielle comme
méthodologie pertinente de l'Approche Transversale que
je construis depuis une quinzaine d'années à l’époque
(Barbier, 1997). En effet, tous les étudiants présents ont
été des participants au jeu interactif. Nous avons
développé collectivement cette structure symbolique
imprévue dans laquelle notre imaginaire est venu jouer. Il
s'agit bien d'un processus de recherche-action doté d'une
intentionnalité
de recherche.
Nous partons d'une
hypothèse heuristique à dominante existentielle : tout le
62
monde est capable d'entrer dans l’écoute mythopoétique
malgré les années d'enfermement scolaire dès lors que la
confiance se rétablit envers soi et les autres. Chacun est
susceptible de méditer poétiquement même s'il pensait
que cette attitude lui échappait totalement.
Communautairement, nous faisons l'épreuve de cette
expérientialité pédagogique. Ainsi nous produisons un
matériau de recherche à la fois imaginaire et symbolique à
partir duquel nous pourrons réfléchir par la suite dans une
perspective de recherche. L'élaboration théorique que je
propose maintenant constitue justement un premier
palier de cette optique de recherche. Elle devra se
poursuivre et s'approfondir par le groupe considéré comme
« chercheur
collectif » dans la recherche-action
existentielle (Barbier, 1996).
- Sous l'angle du fond, j'expose une théorisation de la
fonction poétique dans l'expérience quotidienne telle
qu'elle m'apparaît dans cette improvisation. La fonction
poétique est la résultante d'une tension dialectique
irréductible permanente entre un pôle « imaginaire »
essentiellement sans limite et porté sans cesse vers
l'avenir par un « Principe Espérance » (Bloch, 1979),
régi par le principe de Totalité, et un pôle « structural »,
un cadre de repérage, doté de frontières, inscrit dans le
présent, ouvrant sur le tragique de la condition humaine et
régi par le principe de la Séparation.
La production mythopoétique, toute poéticité de la vie
en acte, constitue la résolution nécessaire mais toujours
inachevée et imparfaite de cette tension dialectique
irréductible. Si l'acteur poétique se laisse gagner par l'un
ou l'autre pôle pour s'y stabiliser et nier imaginairement
l'autre pôle, il est certain de perdre sa nature
poétique et de réduire considérablement son champ
symbolique d'existence. La polarisation sur l'imaginaire le
propulse dans la folie fusionnelle et autistique de l'ordre
de l'incommunication radicale, à moins qu'il n'atteigne
l'issue ouverte par la « voie du coeur » au fond d'un
imaginaire silencieux décrit par toutes les plus hautes
63
spiritualités
humaines
(Desjardins, 1984).
La
polarisation sur le cadre structural de repérage, dans
l'ordre du code linguistique, l'empêche de pouvoir
suivre le déroulement imprévisible et événementiel de
la vie et débouche tout autant sur une forme d'aliénation
mentale, liée à ce que R.Kaës nomme une « position
idéologique » par opposition à une « position
mythopoétique » (Kaës, 1980).
De la sagesse
Pour en revenir à la question de la sagesse par rapport au
sacré, je proposerai ce simple schéma permettant de
délimiter le champ de la réflexion,
Il permet de distinguer la sagesse, de la spiritualité et de la
religion.
J’ai bien conscience qu’il s’agit là d’un raccourci,
notamment si j’en juge par le volumineux et très
intéressant ouvrage de Camille Tarot de plus de 800 pages
– Le symbolique et le sacré – publié en 2008 et qui est
consacré aux sociologues français de la religion. Mais ce
schéma nous permet de nous situer, au niveau personnel,
par rapport à l’un ou l’autre pôle.
64
Laissons la « religion » dans la sphère explicité de
l'institutionnel, de l'établi organisé, des croyances
affirmées, de l'universel proclamé, du repérable, et, en fin
de compte, de "l'emprise" par l'institué pour certains ou du
"conditionnement" objectif pour d'autres. Elle débouche
sur une "relecture" actualisée des textes dits sacrés (religere) ou sur un sens d'une reliaison (re-ligare) avec un
esprit transcendant. Les sociologues reliront le « sacré »
comme élément fondamental du symbolique produit par la
société (Durkheim) ou comme un « fait social total »
(Mauss) en articulant, en dissociant le sacré et la
symbolique, ou en refusant les deux termes, suivant les cas.
Camille Tarot, dans son ouvrage, cherche une troisième
voie.
Parlons de "spiritualité" lorsqu'il s'agit d'entrer dans une
dimension plus particulière où l'expérience individuelle
65
bouleversante (mystique) est concernée, par un processus
de "saisissement" en partie corporelle d'un autre niveau de
réalité que celui purement apparent, en s'ouvrant souvent
sur l'instituant par rapport à l'universel. C’est,
historiquement en sciences sociales, Rudolf Otto qui dans
son livre « le sacré » publié en 1929, que l’approche du
« Tout-autre » demande la rencontre existentielle et
affectivo-intuitive par comprendre vraiment le phénomène.
Mircea Eliade jouera un rôle de relai considérable et notre
temps porte encore son impact.
Utilisons le mot « sagesse » lorsque nous abordons une
dimension dans laquelle le « discernement », une forme de
compréhension subtile de la complexité des niveaux de
réalité et de leurs interactions (reliance), devient plus
évidente pour la personne singulière dotée d'expériences
multiples et réfléchies. Elle réalise dans son existence une
dialogique constructive (institutionnalisation) des deux
autres dimensions dans un dépassement permanent, en
fonction des situations concrètes rencontrées. Pierre Hadot,
en nous parlant des anciens Grecs, et de la Citadelle
intérieure, chez Marc Aurèle (1992), nous introduit dans
ses subtiles régions.
Le sacré est un moment - un « instant éternel » (Maffesoli,
2000) - au coeur de ces différentes acceptions et les réunit
en relations et en proportions variables dans un champ
symbolique, souvent à dimension poétique.
C'est une finalité intuitive animant l'être humain, élément
de la structure de la conscience plus que moment dans
l'histoire de celle-ci (M.Eliade), inscrit au coeur du monde
et le faisant participer à son dynamisme intrinsèque, selon
des registres parfois du mysterium fascinosum (sidération),
parfois de l'ordre du mysterium tremundum (tremblement)
en suivant Rudolf Otto, qui peuvent être considérées, par
certains, comme des effets d'une trancendance reconnue et
par d'autres, simplement, comme une donnée manifestant
l'énergie formative du monde.
66
Chapitre 2
La pierre et l’eau, deux métaphores pour
approcher
ce
que
nous
appelons
« Profondeur » ?
Il me semble indispensable de commencer par la
sensibilité et par le principe que nous pouvons en dégager
pour animer notre réflexion
1. La question du « principe de sensibilité » : ce qui fait
sens par tous les sens
- Approches de la « sensibilité »
Elle est à distinguer de l’émotion, de la passion et du
sentiment
Elle correspond à « ce qui fait sens par tous les sens » :
- sens comme univers de significations existentiellement
incarnées et non susceptibles d’une explication, mais
seulement d’une compréhension multiréférentielle à partir
d’une implication personnelle ;
- retour au corps et aux cinq sens, retrouver « la peau et le
toucher » (Ashley Montagu)
- capacité d’être « affecté », d’être touché affectivement,
d’entrer en « échoïsation » (Jacques Cosnier) ;
- capacité de comprendre l’autre et le monde par conaissance, par « co-naturalité » (J. Maritain) parce que
nous sommes faits de la même substance sous nos
diversités, unité du genre humain. Elle nous entraîne vers
une vision holistique et reliée à la vie ;
- capacité d’entrer dans un sentiment singulier qui englobe
mais dépasse l’émotion et les affects. Un sentiment conçu
comme schème intégrateur de tout dérangement affectif,
par changement de système de référence, par décentration
et faculté de resituer notre position dans la relation
perturbante (école de Palo Alto) ;
67
- pouvoir quitter le « déjà connu », lâcher-prise, se
« libérer du connu » (Krishnamurti) ;
- voir le neuf, ce qui surgit à chaque instant, être dans la
spontanéité naturelle (notion d’ « improvisation » JeanFrançois de Raymond et d’ « esprit neuf » de Taisen
Suzuki) ;
- s’éveiller à la conscience qui n’est pas « conscience de »
(comme le pense Castoriadi et toute la phénoménologie)
mais un état particulier de la psyché qui est sans
séparation avec le monde tout en étant capable de
distinguer les éléments d’un ensemble confus et de relier
les éléments qui semblent être dispersés. Cette attitude
nous conduit vers le « sentiment océanique » de Romain
Rolland. On peut critique à cet égard l’opposition de Freud
par rapport à l’ « écart » de sa disciple bien aimée Lou
Andréa-Salomé (dans « Carnet intimes des dernières
années » Seuil)
A partir de cette conception de la sensibilité, trois
métaphores à envisager :
- métaphore de la paire de tenailles
- métaphore de la pierre
- métaphore de l’eau
2. La métaphore de la paire de tenailles
Tout se passe comme si le « principe de sensibilité »,
envisagé sous l’angle des sciences humaines, était tenu et
serré par une paire de tenailles dont les deux branches
seraient la psychologie et la sociologie, comprises dans
leur propre évolution historique.
La psychologie part d’une rupture avec la philosophie et le
« mentalisme » de la fin du XIX e siècle. Elle s’inspire et
imite les sciences de la nature. Psychologie expérimentale.
Mais dès le début du XXe siècle émergence de la
psychanalyse (au début elle se veut scientifique avec
Freud). Pendant tout le XXe siècle lutte entre psychologie
clinique et behaviorisme (sciences du comportement). Fin
du XXe sicèle, retour en force des neurosciences en
68
psychologie et mise à distance de la psychanalyse (Jacques
van Rillaer)
La sociologie part d’une position scientifique avec Comte
et Durkheim qui a éliminé Gustave Le Bon, Le Play et G.
Tarde. S’impose en France avec Bourdieu qui récupère
Max Weber et l’école sociologique compréhensive
allemande. Puis contestation par l’ « histoire de vie » (D.
Bertaux) et l’ethnographie constitutive de l’école
anglosaxonne (H. Mehan) et l’ethnométhodologie
(Garfinkel, Coulon). Aux Etatrs-Unis, le début de la
sociologie avait été marqué par l’Ecole de Chicago, puis
une éclipse avec deux courants fondamentaux « la
Suprème Théorie » de Talcott Parsons et l’ « empirisme
abstrait » des questionneurs d’opinion (sondages) et
« quantophrénie » (Pitirim Sorokin). Aujourd’hui, le
« retour du sujet » (A. Touraine) et la « misère du monde »
(Bourdieu) s’affirment : en fin de compte, la voix des
acteurs, une ouverture vers l’interactionnisme symbolique.
Mais également la recherche du social dans les vies
personnelles (Maurizio Catani)
Cette double évolution croisée et complémentaire
manifeste l’ambivalence des sciences humaines dans son
rapport au mystère de l’être au monde, de la sensibilité
humaine en particulier. Il s’agit, principalement d’une
méconnaissance d’une autre intelligibilité de la place de
l’homme dans le monde telle qu’elle est développée en
Orient et plus largement dans les cultures autres.
Il y a hégémonie paradigmatique de la vision du monde
occidentale. Par paradigme j’entends un ensemble
cohérent de propositions théorique et méthodologique
dépendant d’une vision du monde, d’une « epistemê » à
soubassement philosophique, située historiquement et
culturellement.
Cette considération nous oblige à envisager deux
métaphores et leur dialectisation nécessaire.
3. La métaphore de la pierre ou l’Occidentalisation du
monde
69
L’analogie avec la pierre est intéressante.
La pierre est une substance isolable et isolée bien que
susceptible d’être collectée : le « tas de pierres ».
C’est une substance dure, capable de heurter et de détruire.
Elle constitue à la fois la première arme de l’homme et son
premier outil. Elle est l’instrument premier de sa volonté
de transformer le monde, de le dominer.
La pierre est dure et stable. Elle permet d’avoir une assise
à l’homme en lui donnant ainsi une certaine sécurité
lorsqu’elle est assez vaste. Elle lui permet de s’abriter
(grotte). Elle le garantit d’une certaine éternité de ses
productions (sur cette pierre je bâtirai mon église, dit la
parole chrétienne à partir de Pierre, le disciple du Christ).
Mais la pierre est également une substance qui ne résiste
guère aux à-coups climatiques. Par grands froids ou par
temps caniculaire, elle se brise. Elle a horreur des
extrêmes, des défis, des changements brusques et
incompréhensibles. A la longue elle devient grain de sable
et son univers un désert.
Le paradigme sous-jacent à la métaphore de la pierre et,
du même coup, à l’Occidentalisation du monde est celui
de la fragmentation, de l’émiettement séparatif de tout ce
qui existe. L’analyse, est, de ce fait son moyen
d’investigation privilégié.
4. La métaphore de l’eau ou l’Orientalisation du
monde
L’eau renvoie analogiquement à toute une série d’images.
L’eau c’est la substance radicalement reliée et unifiée.
Aucune vague d’un océan n’est séparée de l’ensemble de
l’océan.
Substance douce, que l’on peut capter, emprisonnée dans
un récipient ou encore que l’on peut détourner de son
cours naturel. Elle semble être docile et faible.
Substance de bien-être, indispensable à toute forme de vie.
Nécessaire à notre corps et à la constitution même de notre
vie dans une proportion considérable.
70
Substance réceptive qui accueille d’autres éléments,
d’autres liquides ou solides pour toutes sortes de
métissages, pour le meilleur et pour le pire. Songeons aux
pollutions de l’eau par les déchets.
Substance capable de tous les détournements devant
l’obstacle. Substance qui peut s’évaloper pour retomber
sous formes de pluies dans une autre région.
En fin de compte substance plusqu’indocile et parfois
tranchante
lorsqu’on
veut
la
canaliser,
la
dompter :songeons aux raz de marées, aux déluges de
toutes sortes, comme aux jets d’eau de type laser qui
peuvent fendre un bloc de béton.
En Orient la métaphore de l’eau est très souvent utilisée
dans les textes canoniques du Taoïsme ou du Bouddhisme.
Songeons à l’épisode célèbre ou Confucius rencontre ce
vieillard qui, de l’autre berge d’une rivière en crue, décide
de traverser le fleuve. Il disparaît dans les tourbillons.
Confucius et ses disciples pensent qui en est mort quand le
vieillard réapparaît soudain sur l’autre berge. Confucius
l’interroge en lui demandant comment il a fait pour s’en
sortir. Lao Tseu répond qu’il a simplement suivi le cours
du fleuve, plongeant avec les tourbillons, surgissant de
nouveau avec les pentes naturelles du fleuve.
Le paradigme sous-jacent à la métaphore de l’eau est celui
de la capillarité. Elle implique une vision du monde
constitué de réseaux interactifs où chaque élément ne peut
se comprendre que par son insertion dans une totalité
dynamique, un champ de relations et une prise de
conscience d’un autre ordre que la « conscience de »...
Cette vision du monde a été développée depuis des
millénaires par les peuples d’Orient, par les peuples
d’Afrique, par les peuples amérindiens, à travers des
mythes et des symboles animant les multiples dimensions
de la vie quotidienne. Les indiens d’Amérique du nord en
sont de subtiles représentants comme le montre Téri Mc
Luhan et al dans son livre Pieds nus sur la terre sacrée.
(1997)
5. Dialectique nécessaire des deux métaphores
71
L’épistémologie nouvelle en Occident comme en Orient
ne doit-elle pas passer par une dialectique des deux
métaphores précédentes en sciences humaines ? Sinon la
catastrophe risque de nous attendre. Dernièrement dans la
région altaïque en Russie, des ingénieurs ont voulu
construire un barrage en détournant une rivière, en
construisant un lac artificiel, sans tenir compte des
populations autochtones qui vivaient là de la chasse et de
la pèche. Ils ont ainsi détruit leur culture et en en fait des
vagabonds misérables. On connaît également ce qui dit E.
Morin de l’histoire semblable des indiens Kris au Canada
dans Terre-Patrie (Morin, Kern, 1993)
A l’efficacité occidentale à tout prix nous devons
substituer le sens symbolique et la solidarité
communautaire à l’échelle de toute la planète. Des
ethnopsychiatres comme Tobie Nathan en sont conscients
et utilisent les mythes, les symboles et les techniques du
corps des cultures traditionnelles dans leurs actions
psychothérapeutiques, pour soulager les souffrances des
personnes déculturées de nos régions.
On imagine ce que serait cette dialectique de la pierre et
de l’eau en éducation :
- Donner une stabilité et un cadre symbolique pertinent à
toute action éducative.
- Accepter de tracer des voies et de changer, en partie, le
monde, dans une action communautaire élaborée
collectivement.
- Etre sensible aux cultures, aux réactions individuelles et
collectives, qui, peut-être, cachent une richesse
insoupçonnée et valable pour tous.
- Accepter de faire des détours, refuser la ligne droite.
- Prendre en considération une temporalité et un sens de
l’espace “autres”.
- Reconnaître et accepter de vivre, non seulement avec la
rationalité qui nous fonde, mais également avec notre
imaginaire et nos mythes.
72
- Rester souple avant de devenir dur et stable. Savoir
« lâcher-prise ».
- Penser le ciel et la terre, le cerveau gauche et le cerveau
droit, dans notre vision du sens de la vie.
6.
La nécessaire approche multiréférentielle en
sciences de l’éducation
Si le « retour du religieux » était un vrai problème mal
posé, il en va de même pour l’approche multiréférentielle.
D’abord on confond trop souvent la « multiréférentialité »
avec la pluridisciplinarité ou la « multidimensionnalité ».
Jacques Ardoino et l’Ecole vincennoise (notamment Guy
Berger, Alain Coulon, René Barbier) ont fait l’effort de
distinguer les notions. La multiréférentialité n’est pas
l’application d’une pluralité de disciplines autonomes et
sans articulation sur un objet de recherche. Elle n’est pas
non plus le fait de caractériser cet objet par la pluralité de
ses dimensions (à signaler qu’ E. Morin parle, malgré tout,
systématiquement, de « multidimensionnalité » dans son
oeuvre. Castoriadis reconnaît l’intérêt de la notion de
multiréférentialité 6 ). L’approche multiréférentielle
représente une posture de recherche qui utilise un regard
pluriel sur l’objet et à partir de la complexité intrinsèque
de cet objet 7 . On reproche souvent aux tenants de la
multiréférentialité de ne pas fournir d’exemples pratiques
de recherche. Mais ce type de recherche suppose une
formation d’un type particulier, aux antipodes des habitus
6
Jacques Ardoino, Florence Giust-Despraires, René Barbier,
entretien avec Cornélius Castoriadis, L’approche multiréférentielle en
formation et en sciences de l’éducation, Pratiques de
Formation/Analyses, université Paris 8, n° 25-26, mai 1993, 190 p.,
43-63
7
Jacques Ardoino, René Barbier (s/dir), L’approche
multiréférentielle en formation et en sciences de l’éducation,
Pratiques de Formation/Analyses, université Paris 8, n° 25-26, mai
1993, notamment l’article de J. Ardoino, l’approche multiréférentielle
(plurielle) des situations éducatives et formatives, 15-34.
73
classiques de recherche en sciences sociales. Il faudra
longtemps avant de voir une recherche approfondie
exprimant vraiment la multiréférentialité, même dans
notre formation doctorale en sciences de l’éducation à
Paris 8, pourtant intitulé « approches multiréférentielles
des situations et des pratiques éducatives ». Nous sommes,
là, dans des conflits épistémologiques où se dessine le
carrefour actuel des sciences de l’éducation8 . Souvent, ce
que d’aucuns proposent et soutiennent, d’autres en
coulisse le dénoncent et l’obstruent. Pourtant les
recherches sur l’imaginaire en éducation sont,
nécessairement, d’ordre multiréférentiel . Il en va de
même de celles consacrées à l’évaluation. Intégrant les
réflexions précédentes, je propose une conception large de
la multiréférentialité en approche transversale, par rapport
à une « multiréférentialité restreinte » réduite à une sorte
d’interdisciplinarité : la « multiréférentialité généralisée ».
L’approche multiréférentielle relève de trois types de
pluralité : la pluralité des perspectives ; la pluralité des
espaces-temps ; la pluralité des référentiels théoriques, et
impose une méthodologie de recherche singulière.
8
C’est en psychosociologie clinique, dans la collection dirigée
par Max Pagès, que je trouve des recherches allant dans le sens
multiréférentiel : Jean-Gabriel Offroy, Le choix du prénom, coll.
Interfaces, Marseille, Hommes et Perspectives, 1993, 339 p. et Nadia
Panunzi-Roger, L’expérience toxicomaniaque, Marseille, coll.
Interfaces, Hommes et Perspectives, 1993, 184 p.
74
6.1.
Pluralité des perspectives
Il s’agit bien de considérer l’approche multiréférentielle
comme une manière de voir et d’écouter selon plusieurs
perspectives. Jacques Ardoino, dans un modèle
d’intelligibilité devenu classique, en distingue cinq
75
majeures dans son ouvrage Education et Politique9 . Une
perspective centrée sur l’individu, sur l’interrelation, sur le
groupe sur l’organisation et sur l’institution. L’idée clé
reste que le chercheur n’est jamais séparé de son objet,
même s’il peut s’en distinguer. Il est
impliqué
conflictuellement, d’une manière inéluctable. Il doit
aborder son objet de recherche de ces différents points de
vue en interaction. C’est la raison pour laquelle il examine
l’objet en distinguant sa complication de sa complexité.
Les concepts d’articulation, de repérage, de distinction,
d’altération, d’autorisation, de conflit, d’ambivalence et
d’ambiguïté, d’équivocité, de dialectique, de négatricité,
de temporalité, d’imaginaire, d’institution sont au coeur de
la problématique d’Ardoino.
J’ai ajouté à cette typologie des perspectives, celle centrée
sur le cosmos10 qui nous oblige à considérer notre place
dans la nature et qui débouche, à la fois sur une autre
dimension de la « reliance » proche de la position de E.
Morin concernant son « Évangile de la perdition », et sur
un engagement d’écologie politique.
6.2.
Pluralité des espaces-temps
L’approche multiréférentielle prend à bras le corps la
question de la temporalité des pratiques humaines. Elle
s’inscrit d’emblée dans une existence concrète où passé,
présent et avenir sont en interaction permanente.
9
Jacques Ardoino, Education et politique, propos actuels sur
l’éducation II, Paris, Gauthier-Villars, 1977
10
Michel Gauquelin, La cosmo-psychologie. Les astres et les
tempéraments, Paris, Retz, 1974 auquel il faudrait ajouter l’histoire de
l’univers comme montée vers la complexité décrit par Hubert Reeves
“Patience dans l’azur. L’évolution cosmique”, Paris, Seuil, 1981, “Le
temps de s’enivrer”, Paris, Seuil, 1986, sans oublier l’oeuvre
d’anthropologie générale et de philosophie des religions de Mircea
Eliade ou celle de Teilhard de Chardin, même si elle demeure encore
dans une perspective d’eschatologie chrétienne.
76
Elle allie synchronie et diachronie et ne dissocie pas le
temps de l’espace, même si elle sait les distinguer pour les
articuler. Sont ainsi pris en considération les espacestemps historique, social, économique, politique, culturel,
psychologique, biologique, cosmique.
6.3.
Pluralité des référentiels théoriques
Nous sommes ici dans l’univers du « capital symbolique »
sur lequel s’appuie le chercheur pour lire et interpréter les
données, c’est-à-dire sur quoi il “prête du sens” à son objet
selon la remarque pertinente de Jacques Ardoino.
Il s’agit avant tout d’une pluralité de disciplines
scientifiques représentant un éventail le plus large possible
des sciences anthropo-sociales comme des sciences de la
nature. Mais l’approche multiréférentielle s’ouvre
également au questionnement proprement philosophique,
au sens occidental du terme (l’intelligibilité conceptuelle à
la manière de Deleuze et Guattari11 ) à partir de la question
du sens.
Personnellement, la multiréférentialité généralisée que je
défends s’amplifie encore par le recours aux systèmes de
compréhension du monde sensible, mis en oeuvre par
l’ensemble des arts plastiques, de la musique et de la
poésie.
Plus largement encore, l’ouverture à la pluralité des
référentiels s’opère du côté des sagesses et des spiritualités,
des « façons de faire et de dire » montrées sans cesse par
les cultures autres ou lointaines et que découvre de
l’intérieur une anthropologie à la fois culturelle et
existentielle de l’éducation.
Il est évident qu’une telle problématique de recherche
suppose plutôt un travail d’équipe qu’un travail solitaire,
nécessairement plus limité. Mais la multiréférentialité
généralisée n’implique pas la maîtrise des référentiels
ainsi utilisés. Aucun homme n’en serait capable, pas
même une équipe. La capacité supposée est beaucoup plus
11
Gilles Deleuze, Felix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris,
Les Editions de Minuit, 1991
77
de
l’ordre
d’une
sensibilité
interculturelle,
transdisciplinaire, pluriexistentielle, tout en se fondant sur
la relative maîtrise d’une ou deux disciplines scientifiques
ou expériences humaines significatives, opposées et
complémentaires. Il s’ensuit une kyrielle de notions et
concepts utilisables dans cette optique de recherche .
6.4.
L’approche
multiréférentielle
méthodologie de recherche
comme
L’approche multiréférentielle s’inscrit sans conteste dans
les méthodologies qualitatives et cliniques de recherche.
Elle suppose un sens holistique de l’objet, voire une
perspective hologrammatique. Elle accorde une place
privilégiée et heuristique à l’implication du chercheur. La
démarche clinique est au tout premier plan, mais sans
exclure d’autres apports plus expérimentaux, historiques
ou statistiques, en contre-point. Le sens praxéologique et
la modélisation des processus inclinent l’approche
multiréférentielle à s’ouvrir à la recherche-action et à
l’intervention psychosociologique, à la sociologie
permanente d’AlainTouraine ou à la sociologie de
l’événement d’Edgar Morin. Les sens de l’improvisation,
de la médiation et du défi sont convoqués fréquemment
dans son activité concrète, suivie au jour le jour par la
mise en oeuvre de la technique du journal de recherche
(« journal d’itinérance » pour l’approche transversale).
Dans l’ optique de multiréférentialité généralisée, c’est
l’écoute sensible qui est la perspective méthodologique la
plus appropriée.
78
Chapitre 3
Première approche de la Profondeur
Commençons par affirmer, simplement, que la Profondeur,
c’est le réel inconnu au fond de nous-mêmes. Ce qui nous
échappe toujours mais ce qui est toujours présent. Ce qui
nous appelle mais ce qui ne peut jamais être expliqué. Ce
qui nous rend plus humains mais aussi plus complexes à
comprendre.
Mais que savons-nous du « réel » s’il nous échappe sans
cesse ?
La science nous dit que l’univers est constitué de 70%
d’énergie noire et de 25% de matière noire (dont on
conteste actuellement la réalité). Cette matière et énergie
noires demeurent invisible électriquement et n’interagit
pas avec la matière ordinaire. On en ignore la nature pour
la matière noire. Pour l’énergie noire, dont la nature nous
est inconnue, elle contrarie la gravitation et permet
l’expansion accélérée de l’univers.
Ce qu’on appelle la matière ordinaire ou baryonique est
composée d’atomes et de molécules dont, seul, un dixième
est visible, les neuf dixièmes restants demeurent
inaccessibles à l’observation.
Or, nous sommes des éléments de cet univers que nous ne
connaissons pas. Ce qui nous caractérise est moins le
savoir que le non-savoir.
1- Le Réel
79
s
Nous ressentons la présence du réel par nos perceptions et
nos sensations, mais nous en connaissons l’illusion
80
possible par notre intellect. Durant nos rêves, nous vivons
des émotions fortes, mais dès que nous nous réveillons,
elles disparaissent comme par enchantement. Dès lors
nous sommes conduits à relier nécessairement le réel, le
symbolique et l’imaginaire., comme nous le propose
J.Lacan avec pertinence.
La Profondeur est une création symbolique et paradoxale,
à partir de l’action de l’imagination active dans et sur le
réel. Il s’agit d’une « nomination » de ce qui est
innommable.
Le réel se présente à nous, en nous, à chaque instant, mais
nous ne pouvons en maîtriser les tenants et les
aboutissants. La philosophie occidentale dans son
ensemble, influencée par les sciences positives ne
reconnaît que deux sources de connaissance :
la perception sensible en relation avec les données
empiriques.
Les concepts, ordonnant, classifiant ces données
empiriques et les érigeant en systèmes et lois inviolables.
Mais dans un cas comme dans l’autre, la connaissance
nous apparaît comme insuffisante. Face à la frustration qui
en résulte, il nous reste le recours à l’imagination pour
nous en sortir , soit par la compensation soit par la
sublimation.
La sublimation donne lieu à la création symbolique. Cet
univers symbolique peut faire appel à l’imaginal dont les
effets perdurent en nous depuis, sans doute, l’origine de
l’humanité pensante. L’imaginal est la création
conceptuelle du philosophe français Henry Corbin, dont
les travaux sont essentiels pour l’herméneutique comparée.
Face à la défiance que la philosophie occidentale moderne
a manifestée par rapport à l’imagination, le néologisme
« imaginal » porte, au contraire, une exaltation
philosophique de l’image. Cette exaltation ouvre à la
connaissance symbolique de la réalité des archétypes. H.
Corbin est un philosophe, orientaliste, historien des
religions. Il s’est très tôt spécialisé dans la connaissance
du monde persan et du soufisme iranien. On ne peut isoler
ce concept d’imaginal de tout une cosmogonie, un corpus
81
qui a le mérite d’être explicite. Corbin se réfère dans ses
recherches à la Tradition spirituelle de l’Iran mazdéen et
tout particulièrement à la théosophie orientale du XII ème
siècle dont Sohravardî, poète et philosophe inspiré est la
figure centrale – ainsi qu’Ibn Arabî en Andalousie.
Bachelard,
phénoménologue,
dépasse
l’approche
simplificatrice résultant d’une rationalité réductrice, en
donnant à nouveau raison à l’imagination. Pour Bachelard
et pour Durand, son disciple, l’imagination sécrète de la
fiction, du fantastique, des images littéraires inspirées de
matières et dynamisées par leur origine archétypique et
dont l’imaginaire assure la fonction de l’irréel de sorte que
cette fonction est légitimée. Or la question que pose
Corbin, c’est de découvrir s’il existe dans la connaissance
humaine, une voie qui fait état d’une imagination agente,
d’une imagination active dans l’homme. Une imagination
de fonction noétique et cognitive propre et dont on
suppose que les poètes en ont l’expérience dans certains
cas.
Corbin a trouvé dans l’Iran ancien, chez ceux nommés les
« Platoniciens de Perse » - en allusion aux néoplatoniciens du IIIème siècle, Proclus, Plotin – de la lignée
spirituelle de Sohravardî (XIIème), un modèle des mondes
qui instaure l’imagination active pourvue de ce type de
facultés subliminales.
L’imagination créatrice constitue la faculté centrale de
l’âme. Pour cette tradition philosophique, l’imagination
possède « sa fonction noétique et cognitive propre, c’est-àdire qu’elle nous donne accès à une région et réalité de
l’être qui sans elle nous reste fermée et interdite »
(H. Corbin, Corps spirituel et Terre céleste). Cette
puissance de l’âme ouvre l’être et le connaître à un monde
suprasensible : ni le monde connu par les sens, ni celui
connu par l’intellect, mais un troisième monde, un
intermonde entre le sensible et l’intelligible.
La compensation, en général, relève des fantasmes
personnels et du chimérique.
82
2- Apparence duelle de la Profondeur
La Profondeur, c’est le jeu de la lumière dans l’épaisseur
de la nuit et celui de l’ombre dans toute clarté.
J’ai toujours senti en moi la présence de cette Profondeur.
Jeune enfant, plutôt timide et secret, je vivais souvent la
réalité transfigurée par l’imagination. J’ai joué comme peu
d’enfants ont joué, sans doute. J’étais un enfant heureux
mais assez solitaire.
La Profondeur, à cet âge, était pour moi un sens très vif du
mystère du monde, de la nature, des êtres et des choses. Je
n’ai reçu aucune influence religieuse dans ma famille.
J’étais ouvert à tout, sans m’en apercevoir.
C’est à partir de l’adolescence que j’ai commencé à
m’interroger plus intellectuellement sur le sens que
l’humanité a pu donner à sa place dans la nature. J’ai
dévoré les diverses publications à ce sujet, en sciences
humaines, en philosophie, en spiritualités multiples à
travers le monde.
Plus tard, les sciences humaines et sociales m’ont permis
d’interpréter en partie le monde humain sans me satisfaire
pleinement.
Je reste avec ce fonds d’interrogations sur le sens toujours
actif, sans aucun enfermement dogmatique. Mais c’est
Jiddu Krishnamurti qui, vers 25 ans, m’a conduit à mieux
affiner mon questionnement sur moi-même, les autres et le
monde.
J’ai repris le terme de « profondeur » de Roberto Juarroz,
un poète argentin du XXe siècle qui a écrit une suite
remarquable « Poésie verticale ». Lors de l’éducation
française de « Voix » d’un autre poète argentin, Antonio
Porchia, il avait écrit la postface en développant, justement,
cette notion de Profondeur.
Ce terme me convient, plus que le mot Dieu, ou Tao, ou
Monde, ou Nature etc. Il demeure suffisamment flou pour
permettre toutes les ouvertures. Il n’est pas codé comme
les autres mots par la religion ou la philosophie.
83
Surtout il m’inspire une réflexion permanente qui va à la
fois vers le haut et le bas, le devant et l’arrière, le proche
et le lointain, l’intérieur et l’extérieur, l’individuel et le
social, la particule et l’univers, le visible et l’invisible, le
masculin et le féminin, le bord et l’abîme, la nuit et le jour,
le passé et le futur, l’espace et le temps,... mais toujours
dans une position de tiers inclus permettant l’accession à
un autre niveau de réalité que celui qui contient les deux
autres termes en dialogue.
Il me semble ainsi que nos élaborations mentales vont
toujours deux par deux, en opposition. Mais, comme nous
ne supportons pas le conflit des opposés, nous nous
arrangeons pour privilégier systématiquement l’un des
deux termes, au détriment de l’autre, jusqu’à annihiler,
purement et simplement le terme insupportable. C’est la
voie de l’homme fermé et de l’ordre établi contre la vie
elle-même.
La Profondeur, en nous-mêmes, assume pleinement les
deux termes en opposition et les réconcilie dans une
complémentarité dialectique. C’est leur conjonction
justement qui produit l’émergence d’une dimension de la
Profondeur, en instaurant un autre niveau de réalité. La
Profondeur, ainsi, n’a jamais peur du conflit, lorsque ce
dernier est le fait d’éléments vraiment en opposition et non
d’éléments secondaires insignifiants. C’est par cette
assomption que quelque chose de neuf peut surgir.
Prenons l’exemple du désir (plaisir) et de la souffrance. Il
faut beaucoup de désir et beaucoup de souffrance pour, à
un moment, s’apercevoir qu’ autre chose doit advenir de
leur alliance tragique. Ce fut le cas du bouddha et de son
éveil.
Dans une telle perspective, si nous voulons aller loin dans
la matérialité de l’existence (monde des désirs), aller vers
le bas, nous devons monter le plus haut possible dans la
spiritualité, comme le proposait Sri Aurobindo dans la
sagesse du Yoga intégral. La démarche inverse est plus
problématique et plus dangereuse. Commencer par le bas
(comme le fait la psychanalyse freudienne) risque de nous
bloquer dans une impasse, surtout si la philosophie sous84
jacente est celle d’un rejet de tout dépassement. Carl
Gustav Jung avait bien vu le dilemme. Il reconnaissait la
nécessité de prendre conscience de la « vie symbolique »
et des archétypes constituant une montée vers cette
dimension de dépassement de soi par la prise en
considération de l’inconscient collectif. Aujourd’hui
certains psychanalystes commencent par s’ouvrir à cette
dimension de la Profondeur et du sacré au coeur de l’être
humain qui s’exprime souvent par un besoin de croyance.
Julia Kristeva le démontre superbement dans son livre sur
« cet incroyable besoin de croire » (Kristeva, 2007)
Aller vers le haut pour aller vers le bas
Il nous faut réfléchir à cette inclination que nous vivons
d’aller vers le haut.
De tous temps, les spiritualités ont développé des
aspirations à monter, à voir les choses de haut.
Comme le remarque Gilbert Durand, « De nombreuses
cultures confondent d'ailleurs l'appellation du Dieu
suprême avec la dénomination du Ciel, tels les Iroquois
(Oki, Celui qui est en haut), les Sioux (Wakan, l'En-Haut,
le Dessus), les Maoris (Iho, Élevé, En haut), les Nègres
Akposo, les anciens Indo-Européens (Dyaus, Zeus : Ciel,
Jour) et les Grecs (îuranov, le Ciel). C'est que la simple
vue du ciel constitue les orients symboliques d'un « surmonde » où se retrouvent, comme transposés et sublimés,
et par là doués d'une valorisation principielle, tous les
orients du symbolisme terrestre. Le ciel, ou plutôt « les
cieux », c'est un sur-monde emboîtant et régissant le
monde d'ici-bas (Platon). Chez les Chinois, l'empereur, qui
est l'ordonnateur du monde, ne peut organiser l'espace et le
temps cosmique que parce qu'il est le « Fils du Ciel ». »
( « le symbolisme du ciel », Encyclopædia Universalis
2005)
La montagne est, de par le monde, très souvent de
caractère sacré pour les êtres humains.
85
Le joueur de flûte peut faire disparaître les enfants d’une
communauté ingrate dans la montagne (l e joueur de flûte
de Hameln). On connaît l’histoire : il y a plus de sept cents
ans, la ville d’Hameln en Allemagne avait été victime
d’une invasion de rats. Un citoyen nommé Bunting avait
offert d’en débarrasser la ville pour une somme convenue.
Il s’est mis à jouer de la flûte et les rats sont sortis de leurs
trous et l’ont suivi jusqu’à la rivière où ils se sont noyés.
Mais quand le joueur de flûte a présenté sa note aux
responsables de la ville, ceux-ci ont refusé de payer. Le
joueur de flûte s’est vengé sur les enfants de la ville. Il a
de nouveau joué de sa flûte et, cette fois-ci, ce sont tous
les enfants de la ville qui sont venus et l’ont suivi. Ils les a
conduits vers une grotte dans une montagne et personne ne
les a jamais revus.
René Daumal peut nous proposer d’aller avec lui vers « le
mont analogue » (Daumal, 1981).
Alexandra David-Neel escalade l’Himalaya pour visiter
les sages du Tibet .
Helena Blavatsky prétend avoir rencontré les « maîtres de
sagesse » dans les mêmes lieux.
Le sage grec Empédocle d’Agrigente n’hésite pas – paraîtil - à se jeter dans le volcan (Etna) pour aller vers les dieux.
Certains moines érémitiques orthodoxes vivent dans des
grottes accrochées à la montagne au Mont Athos.
Dès qu’il s’agit d’invoquer le Saint Esprit, les bras se
lèvent vers le ciel de par le monde.
Les sages taoïstes s’envolent sur le dos des grues vers les
sommets.
En Chine, la montagne est souvent un lieu sacré qui attire
les foules, encore aujourd’hui, lors de pèlerinages.
Qu’est-ce qui fait courir ainsi les hommes vers les
sommets ?
Sans doute l’imaginaire chrétien joue son rôle à cet égard.
Le Christ n’est-il pas « monté au ciel » ? Ses disciples et
tous les saints ne vont-ils pas faire de même ?
86
Mais, plus prosaïquement, Gilbert Durand, nous propose
une interprétation de l’élaboration du schème ascensionnel
dit schizomorphe ou héroïque dans sa théorie des
structures anthropologiques de l’imaginaire. Le désir vers
le haut serait lié à la posture du bipède humain qui se
relève lors de la phylogénèse au fil de l’évolution. la
dominante reflet-postural est l’homme qui se dresse et
risque de tomber. De là les schèmes d’ascension et de
chute qui apparaissent toujours ensemble: « il n’y a pas
d’ascension sans descente » nous rappelle Bachelard,
cité et commenté par Durand (Durand, 1980,, p.14)
G.Durand distingue trois schèmes fondamentaux.
Le schème héroïque ou schizomorphe, qui s’appuie sur
une dominante-réflexe « de position » et qui ordonne la
position du corps redressé, appelle les images de
redressement, d’ascension, d’affirmation, de spectaculaire,
de purification, de combat, de rupture diaïrétique, de jour,
de luminosité. Les symboles sont les armes, les flèches, les
glaives.
Le schème mystique s’appuie sur la dominante réflexe de
« nutrition » (succion labiale et orientation correspondante
de la tête du nouveau-né), et de « digestion », agglutine les
images de profondeur, de descente, avalement, de retraite,
de blottissement, d’intimité, de refuge, de nuit, de sombre.
Les symboles sont des coupes, des coffres, des grottes etc.
Le schème synthétique, s’appuie sur la dominante-réflexe
« copulative » obéissant soit au cycle vital (puissance
sexuelle individuelle), soit au cycle saisonnier, soit au
cycle d’oestrus chez les mammifères femelles. Les images
sont celles de rythmicité, de dialectique, d’articulation
entre le dehors et le dedans, de médiation, de progressivité.
Les symboles sont la roue, la baratte, le briquet.
Les archétypes peuvent être considérées comme une
« substantification » des schèmes au contact de
l’environnement naturel et social. C’est au contact des
images de l’environnement que les schèmes se
substantifient en archétypes. Ainsi aux schèmes
ascensionnels correspondent immuablement les archétypes
du ciel, du sommet, du chef. En se liant à leur tour à des
87
images différenciées selon les cultures, les archétypes
s’actualisent en symboles. A la différence de l’archétype,
le symbole se caractérise par son extrême fragilité. En
perdant de sa polyvalence, le symbole évolue vers ce que
René Alleau nomme le « synthème », la réduction
sociologique de la fonction symbolique.
Dans ce sens, pour tous les schèmes, le minimum de
convenance est exigé entre l’environnement culturel et la
dominante réflexe qu’il emprunte à l’école de réflexologie
de Léningrad. C’est ce qui fonde le trajet anthropologique
du symbole « produit des impératifs bio-psychiques par les
intimations
du
milieu »
(
dans
« structures
anthropologiques de l’imaginaire »), trajet réversible, « le
milieu étant révélateur de l’attitude » et « la pulsion
individuelle a toujours un lit social » et « c’est bien en
cette rencontre que se forment les complexes de culture
que viennent relayer les complexes psycho-analytiques ».
Avec les physiologues, observant que l’homo sapiens
sapiens est placé dans une situation unique par rapport aux
animaux du fait de l’usage de son gros cerveau, le néoencéphale ou cerveau noétique, il en infère que le sapiens
utilise constamment sa capacité à dépasser les simples
liaisons symboliques de l’animal par la richesse spontanée
des articulations symboliques complexes et que toute
pensée du sapiens est re-présentation, la présentation
d’une image symbolique étant toujours d’emblée entourée
d’un cortège des possibilités d’articulation symbolique.
Cette rencontre des possibilités diversifiées de
l’Imaginaire l’amène à rechercher à repérer « de vastes
constellations d’images qui semblent structurées par des
symboles convergents ».
Gilbert Durand articule la tripartition réflexologique, (côté
pulsion individuelle, imaginaire radical dirait Castoriadis)
déclinée en posturale: redressement, phallique, digestive,
88
orale, intime, rythmique, copulative et sociologique
(diurne et nocturne). (G.Bertin)12,
12
Pour l’Imaginaire, principes et méthodes, Gilbert Durand , revue
Esprit critique, février 2002,
http://www.espritcritique.org/0402/article2.html)
89
Chapitre 4
La philosophie transversale, un art de vivre
avec rigueur qui unifie Profondeur, Gravité et
Reliance
Faire sens pour l’être humain peut vouloir dire une
structure de significations qui articule trois dimensions : la
Profondeur, la Gravité et la Reliance.
90
Le triptique ontologique en éducation
René Barbier 97
PROFONDEUR
Optimisme tragique
Communion
Perception et
Représentation
du Réel
GRAVITÉ
RELIANCE
Solidarité active
1. Profondeur et voie apophatique
Elle ne peut être approchée que poétiquement et par une
démarche négative (apophatisme). Elle signifie :
Une relation à un Réel conçu comme une vérité qu’on ne
saurait cerner, enfermer, circonscrire, sans le détruire.
91
Une relation à « un Abîme, un Chaos, un Sans-Fond »
(Castoriadis), à un « Tout-Autre » (Rudolf Otto), à un
« Otherness », une « Autreté » (Krishnamurti).
Une relation d’inconnu (Guy Rosolato) ou l’inquiétante
étrangeté freudienne s’inscrit dans l’impossibilité même
de la présence absolue et dévisageable de ce Réel voilé.
Une relation perçue comme un flux intérieur de Vie
radicale, ouvert sur le « presque-rien » et sur le « je ne sais
quoi » (V. Jankélévitch).
Une relation abyssale dans laquelle nous ne finissons
jamais de nous approfondir.
Une relation qui va au-delà du non-sens, qui fait fleurir le
sens au coeur même du non-sens, dans une acceptation de
non-rationalité qui n’est pas cependant un irrationnel.
Plutôt un constat qu’il peut exister « une pensée de la nonpensée » nommée hishiryo chez les bouddhistes, une
pensée extrêmement vivante et active.
Une relation qui présentifie sans cesse ce qui est en chacun
d’entre nous pour transformer chaque être en une personne
c’est-à-dire celui qui peut dire « je » parce qu’il est un
individu intégré au cours du monde et chez qui il n’y a
plus personne à nommer.
Une relation qui suscite à chaque instant une intensité
active qui n’est pas une passion, ni l’éclat d’une
quelconque
« philosophie
des
lumières »
mais
l’émergence du sens au coeur de chaque mot prononcé, de
chaque geste effectué, de chaque regard attribué.
Une relation qui s’ouvre sur l’amour pour ceux qui vivent
dans la tradition du Livre ou sur la compassion pour ceux
qui suivent certaines sagesses orientales proprement athées,
ou dans une certaine conception d’un humanisme marxiste
ou socialiste.
Une relation surtout qui au fil du temps et dans la mesure
où nous pénétrons de plus en plus la Profondeur, nous
rend de plus en plus « grave ».
2. La Profondeur et le Profond
92
Rappelons que la Profondeur, c’est tout ce qui est, sans
pouvoir être nommé ou imaginé dans sa totalité
dynamique.
La Profondeur n’a ni commencement ni fin.
Dans sa mouvance permanente, elle est le Procès du
monde en cours qui se déploie...
La Profondeur est transcendante, ailleurs, tout-autre,
insaisissable, non-rationalisable, au-delà du temps et de
l’espace, innommable, sans naissance et sans mort,
englobante.
Dans la Profondeur, amour et mort s’enchevêtrent sans
fin et sans limite, d’une manière corpusculaire et
ondulatoire.
La Profondeur dans son flux est amour et mort dans son
reflux.
Le Profond ou l’être humain
Nuitée Sur un pic, un temple
Je lève la main, frôle les étoiles
Je n’ose parler à haute voix
Peur d’effrayer les êtres célestes
Li Bai
Le Profond est cet état conventionnel, arbitrairement
nommé, d’inscription du procès de la Profondeur dans le
cours du monde, à un moment donné,. Il représente la
multitude infinie des formes de la Profondeur dans son
déploiement incessant (ce que les anciens Chinois ont
appelé « les dix mille êtres »). Dans notre monde naturel,
sur terre, il se nomme, entre autres, Être humain. Ce
dernier semble être la forme la plus achevée, ici-bas, du
Profond.
La Profondeur donne au Profond sa lumière et son sens.
Le Profond donne à la Profondeur son existence concrète
et sa voix toujours inachevée.
93
Le Profond est immanent, incarné, ici et maintenant, en
mouvance.
Entre le Profond et la Profondeur, un lien de réciprocité
nécessaire et l’espace de l’imaginaire.
Le Profond, dans le flux de la Profondeur, se donne et
participe. Dans son reflux, il tue et prend.
Le Profond, entre le flux et le reflux de la Profondeur, se
passionne et s’élève.
Le Profond, au sein de la Profondeur, est au-delà de la
joie et de la souffrance. Moment ineffable où le Temps et
l’Éternité se croisent et flambent.
Lorsque le Profond sait, il s’arrête et s’endort.
Lorsque le Profond connaît, il se perd et se tait.
Lorsque le Profond s’approfondit, il connaît et s’allège.
La Profondeur est Jeu du Monde, le Profond est jeu de
l’homme.
Entre la Profondeur et le Profond, le jeu se fait symboles.
Quand le Profond s’approche de la Profondeur, son jeu
devient un jeu d’enfant.
Le jeu de l’homme est relié au Jeu du Monde par un
sourire.
Dans la flamme, le jeu de l’adulte ne voit que du feu.
Dans la Profondeur, le jeu de l’enfant touche la flamme de
l’eau.
Le jeu de l’homme est relié à l’ordre social par un cri.
Dans sa nature ludique la plus spontanée, la Profondeur
est Errance.
La solitude est la demeure du Profond.
Le Profond va vers le silence et trouve la solitude.
Derrière la solitude du Profond, la Profondeur joue et
gagne.
Pour le Profond, le silence est le bruit de la Profondeur.
Entre le silence et la solitude, un rien, qu’on ne peut
recouvrir.
La mort est ce point d’être qui transforme la solitude en
silence.
Le Profond et la surface : une étroite liaison.
94
Le Profond reste prisonnier de la blancheur des choses. Il
n’est jamais très loin de la vie en acte avec son cortège de
malentendu, d’ambivalence, de lâcheté et de courage
incompréhensibles. Mais il est également porteur de la
Profondeur qui ne le quitte jamais car il est cela même,
comme un poignard planté dans l’infini.
3 Éloge du Surfaciel chez l’être humain
La surface ou plutôt « le Surfaciel » ne doit pas être
confondu avec le surperficiel. Ce dernier est au Surfaciel
ce que le fond de teint est à la peau de jeune fille. Le
Surfaciel nous enveloppe dès les premiers moments de
notre naissance. Il représente une catégorie de contact. On
sait que l’attachement va de pair avec la présence
chaleureuse de l’autre, bien au delà de la simple
fonctionnalité nourricière. Chez les grands mammifères
comme chez le petit de l’homme le contact de la peau et la
réalité du toucher (Ashley Montagu, 1979) constituent un
élément essentiel de la survie et du développement
psychologique. Le « moi-peau » de Didier Anzieu,
(Anzieu, Séchaud, 1995) à la fois protège, dessine une
frontière du self, et en même temps permet l’ouverture et
l’échange avec le milieu extérieur. En Gestalt-thérapie
l’ancrage va toujours dans le sens d’un retour au Surfaciel,
à l’enracinement.
Le Surfaciel exige la rencontre avec ma finitude et avec le
monde. C’est en devenant sans cesse immanent,
intramondain, que je glisse vers la transcendance. Faire
son chemin dans la solitude est une condition nécessaire
mais non sufffisante à toute croissance spirituelle et à
toute condition humaine. Nécessaire parce que seul nous
aurons ou non l'éveil à la joie la plus subtile d'être au
monde et personne d'autre n'y peut rien, comme aucun
dogme, aucune religion, aucun rituel. Non suffisante parce
que nous sommes des êtres reliés, indissolublement, des
« inter-sommes » comme le dit si bien Thich Nhat Hanh
(2006)
95
Une main humaine n'est un main que si elle appelle,
retient, serre, caresse, une autre main.
Alors la main devient source, rivière, océan.
La mort n'est qu'un mot qui prend l'r lorsqu'elle effleure
les lèvres de celui qui regarde autrui et dans autrui le
monde au delà du monde.
Il faut comprendre ici le sens du visage de l’autre chez
Emmanuel Levinas. Le visage d’autrui est le lieu de ma
présence au monde. Quand je regarde mon prochain, je ne
cherche pas la Profondeur, je la trouve. Je n’ai aucune
intention, aucun projet sur l’autre. Alors la Profondeur est
là, imperceptiblement cachée dans la surface d’un visage
qui se donne à voir. Je n’ai rien à inventer mais tout à
contempler. Si je suis dans l’attitude juste, même la
chaleur du visage me touche et mon regard est une brûlure
mystérieuse.
Pourquoi acceptons-nous de faire vaciller le Surfaciel cette surface qui porte le ciel - dans les ornières du
Superficiel ? Qu’est-ce qui nous pousse à devenir des êtres
virtuels et spectaculaires là où nous pourrions être les
mouvements mêmes, les vagues, de la surface océanique ?
Les machines modernes de virtualisation - ordinateurs et
autres engins - nous éloignent de la surface pour nous
engloutir dans l’image. Plus exactement ils mettent à la
place d’une surface réelle d’échange un plan artificiel de
communication. Ce qui devrait rester un moyen technique
et fonctionnel très efficace, envahit notre existence
concrète et nous transforme en cybernautes. L’éducation
implique le contact, le Surfaciel.
L’éducation à distance, sans aucune présence physique et
sans manifestation de notre sensibilité, est une aberration
de notre temps post-moderne. Je suis un des premiers
professeurs de sciences de l’éducation à l’avoir, cependant,
mis en pratique dès la fin des années quatre-vingt dix. J’en
connais tous les dangers dans notre monde suffisant et
mercantile, mais également toutes les possibilités dans
l’ordre de l’humain. Elle peut si facilement aller dans le
96
sens d’une éducation-spectacle et rentable, d’un
imaginaire leurrant, d’un “show” de tête à claques pour
fanatiques du zapping. Mais surtout elle rassure les
politiques qui ne trouvent plus les moyens d’une véritable
éducation collective et véritablement humaine.
L’éducation à distance ne supporte pas l’improvisation et
le chaos créateur qui sont propres à la vie. Elle nous
conduit vers des procédures de fonctionnement
programmé, des pseudo interactivités où les jeux
combinatoires sont toujours déjà faits. Nous entrons peu à
peu dans l’ère du jeu éducatif électronique. Assumer
l’éducation à distance aujourd’hui exige une rigueur
éthique et un sens créateur permanent pour refuser de
tomber dans l’insignifiance sans partage de connaissances,
sans émotion, sans relations interpersonnelles, sans
imprévu.
Le superficiel grignote ainsi le Surfaciel. Le poète cherche
désespérément celui qui viendra le surprendre : « Celui qui
vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards,
ni patience » écrit René Char.
Le Profond est l’homme ou la femme de la surface. Il est
conscient d’engager une lutte à mort contre les impressarii
du mirage. Ces derniers parlent sans cesse de l’avenir, du
progrès, de la chance inespérée de vivre avec nos
technologies et nos technocrates. Ils se moquent volontiers
du traditionnel, du « dépassé », du vieillot. Leur jouissance
s’enracine dans la science-fiction qu’ils colorent selon leur
humeur manichéenne en catastrophe ou en paradis
ensoleillés. Ils prennent de plus en plus le pouvoir dans
nos lieux quotidiens, dans nos usines, dans nos
administrations, dans nos universités. Ce sont les seuls
envahisseurs venus de notre monde que je connaisse. Le
Profond revendique de comprendre - de prendre avec - la
parole et les pratiques des Anciens. Il inscrit cette culture
du passé dans le mouvement du présent. Il ne déifie aucun
symbole, il ne se vautre dans aucun mythe. Il sait que la
Profondeur fait fondre l’établi, fait voler l’institué en
poussières de suie. Mais c’est la vie même qu’il recueille
97
du passé. Un élan de vie qui lui fait signe à travers les
péripéties, les malheurs quotidiens, les catastrophes à
hauteur d’homme.
L’être humain
L’être humain, homme ou femme, est une des formes les
plus achevées du Profond.
C’est cette forme du Profond qui peut faire advenir la
Profondeur à la conscience d’être.
D’aucuns voudraient que cela soit sa souveraineté sur les
autres formes du Profond.
Ils invoquent puis convoquent le mot Dieu pour prouver
leur certitude. Leur faim de Dieu est incommensurable.
Mais toute faim est cannibale.
Quand Dieu vient à manquer parce qu’on l’a mis à mort,
on le dévore perpétuellement.
Ainsi naissent les sectes et les gourous.
Par sa reliance avec le Profond, l’être humain devient
existence.
Par sa reliance avec la Profondeur, il est.
La reliance le relie à un « tout-autre » et lui faire relire et
relier sa vie à chaque instant. Elle instaure la catégorie de
l’éthique.
Être humain et transcréation
La transcréation constitue le déploiement du neuf. Elle est
l’expression même de la Profondeur dans son procès
d’immanence.
Transcréation signifie qu’il y a de la création dans, entre et
au delà des choses du monde.
Elle relie la Profondeur au Profond. Elle crée les « dix
mille êtres » de la pensée chinoise.
La création est le privilège de l’être humain. Elle n’a rien à
voir avec la créativité, ce gadget pour spécialiste du
marketing.
98
La création s’appuie sur l’imagination radicale, c’est à dire
la capacité de produire une toute première image, comme
le rappelle Cornelius Castoriadis.
Parce que l’être humain est relié à la Profondeur et au
Profond, sa création est reliée à la transcréation.
À condition qu’il sache « lâcher-prise », non-(ré)agir mais
être attentif au surgissement instantané du monde.
99
Chapitre 5
Reliance et Gravité
1.
La Reliance
Petite histoire du concept
Le concept de reliance est récent. Il date de la deuxième
moitié du XXe siècle, inventé par Roger Clausse en 1963
et repris, largement développé et systématisé par le
sociologue belge Marcel Bolle de Bal13. Michel Maffesoli
l’a introduit dans sa théorisation14.
13
M.Bolle de Bal, Voyages au coeur des sciences humaines – de la
reliance – T1. Reliance et théories, Paris, L’Harmattan, 1996, 332 p.
et tome 2 Reliance et pratiques, L’Harmattan, 1996, 340 p.
14
Michel Maffesoli, Reliance et triplicité, Religiologiques, Jeux et
traverses. Rencontre avec Michel Maffesoli, s/dir. Guy Ménard,
Université du Québec à Montréal, Département des Sciences
religieuses, Printemps 1991, n°3, 163 p., pp 25-86 (avec les débats).
Cet article est à mettre en rapport avec le livre de Dany-Robert Dufour
“les mystères de la trinité”, Paris, Gallimard, 1991 en fonction de la
pensée trinitaire. Comme pour moi, la “reliance” chez Maffesoli
n’exclut pas le conflit, bien au contraire. L’écoute de la reliance
sociale suppose une très grande ouverture d’esprit et d’improvisation
d’expression : “...il y a une multiplicité d’expressions de cette
rhétorique sociale. Et cette multiplicité d’expressions peut aller du
bouquin théorique au roman en passant par d’autres expressions
spécifiques. Il faut que je sois à même, moi qui veux dire mon temps,
de l’intégrer dans ce que j’essaie de dire. Donc, jouer d’une
construction qui soit le plus fidèle possible à la rhétorique générale et
qui intègre une dimension de stylisation.” (p.82). On retrouvera un
développement sur la reliance, à partir de l’oeuvre de E. Durkheim,
dans la présentation de M. Maffesoli à la réédition des “formes
élémentaires de la vie religieuse” en livre de poche (L.G.E. 1991), 758
p.. La “reliance” est alors, pour M. Maffesoli, très proche de la notion
d’”effervescence” chez Durkheim (cf. p.16-17)
100
Edgar Morin l’utilise de plus en plus, comme une
nécessité théorique15.
C’est, en quelque sorte un macro-concept, exprimant un
“phénomène social total” (Marcel Mauss) qui se démarque
d’autres concepts connexes comme liance, lien ou liaison,
appartenance, union ou réunion, religion. Pour Marcel
Bolle de Bal, la reliance va de pair avec la déliance, son
opposé. Il entre dans la problématique d’une « sociologie
existentielle »16.
Ce concept a été critiqué par d’autres sociologues, en
particulier par Raymond Ledrut et Renaud Sainsaulieu.
Raymond Ledrut le considère comme un concept religieux
qui vise à la fusion au sein de – je cite - « la bergerie
fraternelle” » d’une « communauté pacifique et
bienheureuse » dans l’esprit judéo-chrétien. Renaud
Sainsaulieu ne voit pas ce qu’il apporte de nouveau en
sciences humaines, par rapport à des concepts comme
appartenance, intégration, aliénation, dépendance,
dominance, adhésion, participation. Marcel Bolle de Bal a
répondu fort pertinemment à toutes ces critiques17.
J’ai montré en quoi ce concept me paraissait indispensable
aux sciences de l’éducation contemporaines, notamment
par son insertion dans une problématique de complexité,
de multiréférentialité et de transversalité18.
15
E.Morin, vers une théorie de la reliance généralisée, in Voyage au
coeur des sciences humaines, T1, pp 315-326, op cité
16
Edward Tityakian “vers une sociologie de l’existence”, in
Perspectives de la sociologie contemporaine, Hommage à Georges
Gurvitch, Paris, PUF, 1968, pp 445-465
17
M.Bolle de Bal, La reliance ou la médiatisation du lien social : la
dimension sociologique d’un concept charnière”, in Voyages au Coeur
des sciences humaines, T1, pp 65-79
18
R.Barbier, “Du côté des sciences de l’éducation : Reliance : un
concept clé du métissage culturel Orient/Occident”, in Voyages au
coeur des sciences humaines, T1, pp 255-277
101
On ne trouvera pas d’article dans l’Encyclopédia
Universalis de 2006 sur “la reliance”. Ce concept est donc
encore largement en voie de légitimation. Absent du
vocabulaire en sciences humaines la reliance va être
reconnue et imposée comme concept par Marcel Bolle de
Bal dans un article de la revue Connexions en 1981, après
avoir fait l’objet d’une direction de recherche fort
importante en Belgique19.
Le reliance possède une double signification conceptuelle :
- L’acte de relier ou de se relier : la reliance agie, réalisée,
c’est-à-dire l’acte de reliance ;
- Le résultat de cet acte : la reliance vécue, c’est-à-dire
l’état de reliance. L’auteur entend par relier : “créer ou
recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une
personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un
de ses sous-systèmes ”. Il en montre la pertinence dans ses
recherches sur le mouvement communautaire en
Belgique 20 . J’ai eu la même impression dans mes
recherches-actions sur la vie communautaire dans les
années quatre-vingt21.
19
M. Bolle de Bal, la reliance : connexions et sens, Paris, Connexions,
n°33, Épi,1981; La reliance ou la médiatisation du lien social : la
dimension sociologique d’un concept charnière, Actes du XIIIe
Colloque de l’Association International des Sociologues de Langue
Française, 1988, Ò Tome 1, pp. 598-611.
20
M.Bolle de Bal, La tentation communautaire. Les paradoxes de la
reliance et de la contre-culture, Bruxelles, Ed de l’université libre de
Bruxelles, 1985
21
René Barbier, l’existentialité communautaire, Pratiques de
Formation/Analyses, formation à l’écologie et l’environnement,
Université de Paris VIII, Formation Permanente, n°7, juin 1984,
pp.57-71
102
Redonnant de la vigueur à la pensée d’un précurseur
(Maurice Lambilliotte) 22 , je pense qu’il faut souligner
toute sa force symbolique et quasi-religieuse du concept
de reliance, pour comprendre sa signification incarnée
dans la vie communautaire. Mises à part les communautés
explicitement religieuses, c’est par cette sorte de reliance
que le fondement sacral de l’existence humaine
s’exprimera dans les groupes communautaires, parfois
avec des emprunts à des philosophies ou des sagesses
orientales, mieux à même de correspondre aux sentiments
et aux sensations, aux valeurs et aux symboles vécus23.
On retrouve, autrement pensés et ressentis, des schèmes
de perceptions et de représentations de la finalité utopique
des origines communautaristes aux Etats-Unis où la notion
de monde (image de totalité et d’ordre cosmique), celle de
mythe de l’inauguration d’un nouvel ordre cosmique en
rupture avec l’ancien, celle de paradis ramené ici-bas,
celle de chaos toujours rejeté sur le monde extérieur; celle
d’une attention à l’inspiration intérieure et aux
phénomènes subjectifs, celle d’une perfectibilité de la vie,
étaient imposées à l’époque jusqu’au moment où un autre
type de représentation de l’utopie communautaire a
prévalu avec Robert Owen : le rationalisme24.
C’est l’exemple vécu que voulait donner Henri David
Thoreau, comme le souligne Micheline Flak25.
La reliance se décline de différentes façons pour Marcel
Bolle de Bal.
La reliance cosmique entre une personne et des
éléments naturels.
22
Marcel Lambilliotte, l’homme relié. L’aventure de la Conscience.
Bruxelles, société générale d’édition, 1968
23
R.Barbier (s/dir), Pratiques de Formation/Analyses, le devenir du
sujet en formation : l’influence des cultures “autres” qu’occidentales,
Paris, Université de Paris VIII, Formation Permanente, n° 21-22, juin
1991, 232 p., )
24 24
Ronald Creagh, Laboratoires de l’utopie, les communautés
libertaires aux Etats-Unis, Paris, Payot, 1983
25
Micheline Flak, Thoreau, Une haute sagesse au service de l’action,
Paris, Seghers, coll. philosophes de tous, les temps, 1973
103
La reliance ontologique ou anthropomythique entre
une personne et l’espèce humaine.
La reliance psychologique entre une personne et
les diverses instances de sa personnalité.
La reliance sociale et psychosociale entre une
personne et un autre acteur social individuel ou collectif.
Marcel Bolle de Bal part de la personne pour construire
son concept de reliance. Mais, ce faisant, il est obligé d’en
limiter les contours. Edgar Morin l’élargit et reconnaît une
autre dimension : la reliance entre les idées et entre les
choses.
Sociologue de formation, Marcel Bolle de Bal précise
encore le concept de reliance sociale. Il la définit ainsi :
« la création de liens entre des acteurs sociaux séparés,
dont l’un au moins est une personne »26.
Spécificité de la reliance sociale
La reliance sociale peut être formulée alors dans les
termes suivants :
la production de rapports sociaux médiatisés, c’està-dire de rapports sociaux complémentaires.
Les systèmes médiateurs des liens sociaux peuvent
être eux-mêmes
* Soit des systèmes de signes ou des
représentations collectives
* Soit des instances sociales (groupes,
organisations, institutions) déterminant et modelant les
rapports de reliance
La reliance sociale s’envisage d’un triple point de vue :
Comme procès de reliance en tant que
médiatisation ou processus de médiations instituées entre
les acteurs.
Comme structure de reliance en tant que médiation
considérée comme système reliant les acteurs sociaux
entre eux.
26
M.Bolle de Bal, “La reliance ou la médiatisation du lien social : la
dimension sociologique d’un concept charnière”, in Voyages au coeur
des sciences humaines, T.1, op cité, p.69
104
Comme lien de reliance en tant que produit ou lien
effectif entre les acteurs sociaux immergés dans les
systèmes médiateurs.
Loin d’être une mystique judéo-chrétienne, la reliance doit
être comprise comme l’expression d’une anthropologie
laïco-nietzschéenne pour Marcel Bolle de Bal.
Pour ma part, je retiens ce concept de reliance comme
essentiel, en particulier parce qu’il nous permet d’aborder
notre rapport au sacré d’une manière laïque.
Contrairement au mot “lien”, il instaure à la fois la
distance entre l’objet et le sujet et l’unité profonde. Il ne
propose aucune théologie particulière. Il nous invite à
regarder le monde, les autres et soi-même selon un
principe de non-séparabilité dégagé par les savants des
hautes énergies, depuis la réalisation de l’expérience de
pensée dite « paradoxe EPR » (Einstein-Podolsky-Rosen),
par Alain Aspect en France. Edgar Morin a bien montré
que la reliance fait partie d’un courant épistémologique
issu des sciences contemporaines qui bouleverse quelque
peu notre vision du monde27.
Liliane Voyé n’hésite pas, en sociologue, à en approfondir
le sens en parlant de reliance religieuse et en insistant sur
la solidarité et sur l’importance des rites pour affirmer les
“nous”28.
Si la vie spirituelle la plus authentique commence avec le
rapport direct à la mort, la reliance nous fournit des clés
pour entrer dans la difficile problématique du deuil,
comme le montre le sociologue Guy Rocher29. Il va de soi,
pour moi, que l’éducation radicale passe par cette reliance
au mourir qui fait disparaître toute trace d’éternité de l’être
27
E.Morin, Vers une théorie généralisée de la reliance, in Voyages au
coeur des sciences humaines, T1, op cité
28
L.Voyé, D’une reliance incertaine : la reliance religieuse, in
Voyages au coeur des sciences humaines, T2, pp 81-98
29
G.Rocher, Éléments d’une phénoménologie du deuil et de la mort
dans une perspective de reliance, in Voyages au coeur des sciences
humaines, T2, pp 67-80, op cité
105
individué que je crois être. Se former devient alors
apprendre à mourir à son passé et à son avenir, mais aussi
apprendre à naître en permanence, en entrant, enfin, dans
la parole, en découvrant un monde inconnu et la véritable
relation à l’autre. En fin de compte, se former dans la
reliance, c’est apprendre à vivre dans un présent instantané
qui reconnaît l’importance du sentiment, la découverte du
monde neuf, du jeu et de la rencontre30.
Un point-clé de la reliance, c’est qu’il retisse des liens à la
fois souples et puissants entre moi, le monde et les autres
(nous).
Par sa nécessaire et révélatrice prise en compte du monde
dans lequel nous sommes des éléments indissociables, la
reliance nous impose une épistémologie écologique, une
conception de la science de la complexité. Ce véritable
“éclairement” de la conscience bouleverse complètement
tout notre habitus de chercheur classique. Nous savons,
désormais, que l’être humain est avant tout un être relié,
en étroite interdépendance et interactions avec son
environnement proche et lointain. Il évolue dans un
système hautement organisé dans lequel une action, même
infime, sur un point, influence l’ensemble des relations.
C’est l’”effet papillon”, non seulement dans le domaine
physique mais aussi dans celui de l’humain. Entrer dans la
reliance comme phénomène social total nous éclaire sur la
nature écologique de toutes les sciences humaines. Plus
nous approfondissons cette caractéristique et plus nous
nous sentons transformés dans notre rapport aux autres et
à la nature.
C’est à ce moment – conçu comme “moment propice” ou
kaïros – que nous découvrons en nous-même une nouvelle
intuition concernant notre conscience d’être. De nouveaux
plans de la réalité sont révélés. Une autre façon de voir ce
qui était déjà là. Une extrême attention vigilante qui
s’impose dans la relation humaine au coeur du monde.
30
R.Barbier, Mort et renaissance dans la reliance éducative, octobre
1997, Albin Michel, in “L’homme relié”, s/dir J.Mouttapa, Paris,
Albin Michel
106
Ainsi la boucle est bouclée qui allait de l’intuition
première, centripète, vers la reliance, centrifuge, et de la
reliance vers une intuition seconde, plus élaborée encore, à
la fois intérieure et extérieure. Reliance et intuition
forment désormais une totalité dynamique de
compréhension de notre existence unifiée. Elles s’animent
en permanence dans nos pensées, dans nos actions. Elles
déterminent nos choix économiques, sociaux et politiques.
Il me semble que nous retrouvons, à ce point d’être, la
pensée ancestrale de la Chine.
En chinois, tous les caractères qui parlent d’intuition sont
formés à partir de binômes, dont le premier caractère reste
toujours le même : l’œil + un trait sans flèche. C’est à la
fois ce qui voit l’œil et ce que l’œil voit. Le regard des
anciens Chinois était un rayon émis par l’œil pour frapper
l’objet avant de revenir à lui (comme le radar des chauvesouris). D’où ce très beau proverbe : « La beauté de ChiZe est dans l’œil de celui qui la regarde » (parmi les plus
belles femmes de l’histoire chinoise, la plus belle est Chi
Ze). À partir de là, cet œil suivi de ce trait, va prendre un
sens figuré, qui voudra dire : droit (par opposition à
courbe), redresser, corriger, mais aussi juste, direct,
naturel, sans détour. Nous atteignons la notion de
perception directe de la réalité, seule possibilité de
comprendre vraiment le réel pour l’approche non-dualiste.
Il s’agit bien d’une autre manière de VOIR. Bien qu’elle
passe par l’oeil, elle n’est pas du ressort de la simple “vue”
physique, mais beaucoup plus d’une vision intérieure au
sujet, d’un changement d’état de conscience. Krishnamurti
le décrit fort bien dans ses « Carnets »31:
« Au petit matin, quand l’herbe était baignée de rosée,
avant que ne se lève le soleil, encore couché, étendu dans
le calme sans pensée ni mouvement, une vision, non pas
celle des yeux, superficielle, mais qui venait de l’arrière de
la tête et traversait les yeux. Ceux-ci, comme ce courant
intérieur, n’étaient que des instruments par lesquels le
31
Krishnamurti, Carnets, éd. Du Rocher, Monaco, 1988, p.49
107
passé incommensurable plongeait dans l’espace illimité,
hors du temps. Plus tard, toujours étendu, une vision en
laquelle toute vie semblait contenue. »
Le sens par lequel on perçoit l’invisible - et par où passe
donc l’intuition - est étroitement lié au type de lecture que
l’on fait du visible. “Il se trouve qu’au cours des
millénaires, les Chinois ont bâti leur compréhension de
l’invisible à partir de la lecture des fissures des carapaces
de tortues, donc à partir de signes visuels, donc forcément
en passant par l’œil. Ceci est à la fois cause et effet du fait
que les idéogrammes chinois sont muets. Leur sens est
globalement indépendant de leur son et ils peuvent se
prononcer de bien des façons, ce qui fait que les langues
régionales chinoises ont gardé une diversité énorme,
pouvant s’adapter à un support visuel indépendant du
monde acoustique” écrit Cyrille Javary, un spécialiste du
Livre des transformations chinois, le Yi Jing32.
À ce niveau de reliance et d’intuition, les capacités
créatrices sont portées à leur exacte intensité. On rapporte
que la pianiste Anne Quéfellec se souvenait de cette
anecdote : "C'était pendant la finale du Concours
international de piano de Munich. Au lieu d'être paralysée
par le trac, j'avais une envie folle de jouer, et je me
rappelle être entrée sur scène en me retenant de courir vers
le piano parce que je ressentais une sorte d'urgence.
Lorsque j'ai posé les mains sur le clavier, ce n'était pas
moi qui jouais, mais j'avais la sensation que quelque chose
passait à travers mes doigts. "Ça" jouait. C'était quelque
chose d'indéfinissable, qui échappait complètement à ma
volonté, que je recueillais dans mes mains”. Le philosophe
Jacques Maritain a largement commenté les relations entre
l’intuition et la création artistique.33.
32
Cyrille Javary, Une histoire de regard, Entretien avec Cyrille Javary,
propos recueillis par Patrice van Eersel. In Nouvelles Clés.com,
dossier “La Chine créatrice”, 2006
33
J.Maritain. L’Intuition Créatrice dans l’Art et dans la Poésie,
Bruges : Desclée de Brouwer, 1966, 398 p
108
C’est encore Krishnamurti qui nous indique le sens de cet
éclairement de la réalité. Pour lui, il existe une force à la
fois créatrice et destructrice qui nous traverse dans certains
moments d’éveil de la conscience. Nous atteignons alors
ce que Heidegger nomme « la pensée du fond », une
pensée – pour Krishnamurti – qui « travaille avec la
mémoire des mots » mais sans aucun effort pour penser,
pour construire mentalement la logique du discours. Une
pensée qui vient toute seule au bout des lèvres. C’est très
exactement le propre de l’improvisation qui veut dire
commencer sans aucune préparation. Krishnamurti nous
précise « La création n’appartient pas à l’individu. Elle
cesse complètement quand la personnalité prédomine par
ses aptitudes, ses dons et ses techniques. La création est le
mouvement de l’essence inconnaissable du tout, jamais
elle n’est expression de la partie »34.
Être relié, en fin de compte, c’est être unifié à soi-même,
aux autres, au monde.
C’est par ma Gravité même que j’entre en reliance. Je n’ai
aucun effort à faire mais plutôt j’ai à « laisser-faire », “un
« non(ré)agir ». Le sens vécu de la Profondeur suscite la
Gravité singulière qui provoque inéluctablement le
sentiment de reliance.
Avec la reliance c’est tout l’acte de vivre qui devient
solidaire. Pas seulement de mon petit monde, autour de
moi, narcissiquement lové. Mais un monde qui s’élargit
toujours plus pour atteindre les confins, là où la vérité
prend forme et lieu. Je suis Nous. Le Monde est Moi et Je
suis le Monde comme l’affirme Krishnamurti.
Ce que je fais, ce que je dis, ce que je ne fais pas, ce que je
ne dis pas, agit sur le monde et rétroagit sur moi. Bien que
« Je » soit différent du « non-Je », “Je” est pourtant sans
frontière. Bienheureuse épreuve de vérité que le vécu de
cette sensibilité paradoxale. Émergence du sens de
34
Krishnamurti, in Carnets, op.cit. p.17
109
l’Ouvert dont parlait Rainer-Maria Rilke. « Je » devient
Relation, enfin reconnue, que la vie prend en charge,
développe et approfondit de jour en jour.
« J’ai été fait simple » dit Krishnamurti après sa
compréhension essentielle de ce qui est. C’est dans cette
simplicité que fleurit la reliance authentique.
Elle est sans projet, sans intention.
Elle ne veut pas faire le bonheur coûte que coûte.
Elle accepte de ne pas retirer la cagoule de celui qui a
encore besoin de la nuit sur son visage.
Elle est de l’ordre du Don sans refuser le contre-don, mais
sans l’attendre non plus.
Elle est un permanent “tremblement de l’être” engendré
par le tremblement d’un autre être.
Elle est l’émotion par excellence : celle qui est « l’élan de
la tige » dont parle le poète russe Iossip Brodski35. Une
émotion à l’origine, c’est-à-dire la fine fleur de la
sensibilité.
Elle invente des stratégies d’action juste, des tactiques
d’instants propices.
C’est avec l’accomplissement de la reliance que
l’éducation commence à voir le jour. La philosophie
devient éducation.
Qui parle ainsi d’éducation aujourd’hui dans nos colloques,
chez nos politiques, chez nos philosophes, chez nos
sociologues ?
Sans ce triptyque ontologique Profondeur, Gravité,
Reliance, l’éducation reste minuscule et se cantonne dans
l’instruction, la formation, l’enseignement. C’est une
conception de l’éducation vue alors par le petit bout de la
lorgnette.
Éduquer ne se réduit ni à enseigner, ni à instruire, ni à
former. Et pourtant éduquer informe ces trois aspects de ce
qu’on nomme habituellement l’éducation dans les
institutions.
35
Iossip Bridski, Colline et autres poèmes, Seuil, 1968
110
En vérité l’éducation se confond avec le sens : c’est
pourquoi elle est profondément humaine. Un animal
n’éduque pas son petit, même s’il le nourrit.
On sait qu’il existe deux acceptions étymologiques du mot
éduquer :
l’une plus probable et plus ancienne : nourrir, prendre soin
de...
l’autre plus récente : conduire hors de...
Mais l’être humain ne se cantonne jamais seulement à
nourrir : il fournit en plus, de l’imaginaire, des affects, et
des significations qui collent plus ou moins au réel.
2. La Gravité
L’influence de la Profondeur par son immanence dans le
Profond, et par la conscience de plus en plus pertinente de
la reliance, rend l’être humain d’une gravité
lumineusement avertie. Devenir de plus en plus grave
signifie que la lucidité « cette blessure la plus rapprochée
du soleil » comme dit René Char, nous gagne de plus en
plus.
Il s’agit bien d’une blessure qui n’en finit pas de saigner :
celle d’une omnipotence infantile peu à peu bousculée,
mutilée, ravagée par l’épreuve de la réalité.
Celle parfois plus tardive d’une espérance collective et
idéalisée de vie sauvée du désastre, de « lendemains qui
chantent ». Une espérance qui se ratatine comme une
papier crépitant sous l’incendie et qui ne laisse que des
cendres bleuies.
Celle d’une vision intérieure et terriblement silencieuse,
d’un sentiment tragique de la vie dont parlait Miguel de
Unamuno quand il refusait de crier « Viva la Muerte »
avec les sbires de Franco.
La vision déchirante de ce qui est : les ethnocides et les
génocides, les purifications ethniques, les haines
fabriquées de toute pièce par les puissances coloniales, les
terrorismes et les intégrismes meurtriers. Mais également
les catastrophes naturels évidemment, comme le
tremblement de terre de Kobé au Japon, il y a quelques
111
années, comme le plus récent (2008), en Chine, dans le
Sichuan, ou, jadis, la mort affreuse de la petite Omeyra, en
Colombie, lors d’un glissement de terrain. N’oublions pas
le quotidien : les petites vengeances privées, les couteaux
tirés au coeur des mots, les harpons d’acier dans les
regards, les grands océans asséchés au sein d’un seul cri
humain. Comment vivre sa juste colère sans tomber dans
le ressentiment ? Comment dénoncer la tyrannie sans
blesser la personne ?
La Gravité, c’est tout cela : Une conscience éthique d’une
grande amplitude avec le sens de la responsabilité qui s’y
attache nécessairement.
Tout cela et quelque chose en plus.
Ce qui est en plus, c’est la Joie d’être, incompréhensible et
pourtant toujours là, en filigrane de l’existence, si bien
décrite par la philosophe spinoziste Robert Misrahi dans
l’ensemble de son œuvre philosophique 36. La joie secrète,
la joie soyeuse et toujours nouvelle, la joie jaillissante, la
joie bouleversante. La joie en point d’interrogation dans le
non-sens. La joie malgré tout, comme une ombrelle dans
un brûlant désert. La joie qui transforme le destin en
miracle.
Ce mélange intime, ce métissage d’être, dans la Gravité,
entre vision tragique et joie radicale, est de l’ordre d’un
processus que je nomme : se gravifier, c’est-à-dire à la fois
devenir d’instant en instant, de commencement en
commencement, toujours plus « profond », plus grave et
toujours plus joyeux, le plus clair-joyeux, dans l’épreuve
de réalité.
Se gravifier s’oppose à s’appesantir, être pris par le regard
de l’autre, par la glu des intérêts et par l’influence
irréfléchie de soi-même et de quelques uns en se laissant
gagner par le jeu des sociabilités truquées, des plaisirs
canalisés, des ambitions provoquées, des vies réifiées et
dépendantes. Ce métissage est détonant. Une explosion du
sens. Un bougé des structures mentales. Sous la vague de
fond surgit l’imprévu. « Sous les pavés, la plage ». Le sens
36
Robert Misrahi, Le Bonheur. Essai sur la joie, Paris, Hatier, 1994
112
n’était pas donc pas un clou rouillé mais du blé en herbe.
Au coeur de l’intime souffrance d’être ensemble se
dessine l’intensité d’un recueillement : celui du vivre
ensemble. Mon visage passe par ton visage pour s’ouvrir
au Visage d’une relation d’inconnu : celui de la
communion des existants.
Avec cette ouverture c’est la fulgurance de la Reliance qui
éclate soudain.
113
Chapitre 6
Les chercheurs de sens
Peut-être faut-il voir comment le jeu de la Profondeur
s’infiltre dans celui des besoins des chercheurs de sens.
Considérons que l’être humain appuie sa création de sens
de la vie sur trois besoins : sécurité, reconnaissance et
dépassement.
Le besoin de sécurité est évident et réaliste. Nous devons
satisfaire un minium de besoins élémentaires sans lesquels
nous sommes condamnés à disparaître (manger, boire,
114
respirer, éliminer, mais aussi toucher/être touché, nous
reproduire, nous habriter, nous vêtir). Ce besoin implique
des règles économiques et sociales, un sens du vivreensemble qui ne le néglige pas et qui ne produit pas un
système inégalitaire tel qu’une majorité n’a plus les
moyens d’assumer ce besoin., ce qui paraît être de plus en
plus le cas dans le système néolibéral contemporain.
Le besoin de reconnaissance suit de près le premier
besoin de sécurité. La considération est un fait social de
tout temps ; même si elle a pu prendre des formes diverses
en fonction des cultures considérées. Dès qu’un système
totalitaire veut éliminer un de ses éléments considérés
comme dangereux, il s’empresse de le transformer comme
objet et non sujet, et du même coup sans aucune
reconnaissance comme être humain. Ce fut le cas dans le
système nazi à l’égard des juifs. Mais, plus modestement,
dans le système industriel de Taylor où l’ouvrier était
traité comme un rouage sans pensée d’une machine
productive.
Le besoin de dépassement est inhérent à la condition
humaine. Sans doute tient-il de l’influence de
l’imagination qui, sans cesse, propose autre chose que ce
qui est visible et, apparemment, réaliste. Tout se passe
comme si l’être humain se trouvait enfermé dans son habit
de peau et qu’il cherchait à s’en défaire pour trouver sa
vraie nature. Dans le « mythe de la caverne », Platon nous
fait comprendre le sens de cet élan vers la vérité. Nous
devons nous délivrer du monde des reflets et des ombres
pour aller vers la lumière du sens profond. C’est la voie du
sage. On peut penser qu’il existe chez l’être humain une
faculté encore largement inexplorée, sauf exceptions, de
transcender sa propre condition d’individu séparé et de
monde fragmentaire, pour accéder, par la méditation, à un
monde réconcilié et unifié en soi-même. Le philosophe
Raimon Panikkar parle à ce propos d’un archétype du
moine siégeant au coeur de l’homme, qui fait vibrer le
sanctum en son sein. Nietzsche ne parlait-il pas de
l’homme en, disant qu’il est fait pour être dépassé ? On
sait aujourd’hui, par des études scientifiques sur le cerveau
115
que certaines parties de celui-ci sont activées lors des
moments de méditation et que le vécu de l’espace-temps
en est modifié.
Le besoin de dépassement serait ainsi inscrit au coeur du
cerveau humain, en tant que potentialité, que certains êtres,
plus animés que d’autres à cet égard, sentiraient comme
une exigence dans leur devenir existentiel.
Il faut signaler que ce besoin de dépassement, chez les
êtres en question, peut presqu’éliminer le besoin de
sécurité. Marthe Robin, par exemple, la mystique
chrétienne du XXe siècle, s’est nourrie pendant de longues
années que de l’hostie consacrée, fait quasiment
impossible à comprendre pour un esprit scientifique.
Quant au Padre Pio, autre mystique de la même époque,
ses blessures semblables à celles du Christ, s’ouvraient et
se refermaient sans s’infecter, à des périodes régulières et
rituelles.
Nous pouvons repérer trois types de chercheurs. Les
chercheurs de pouvoir, les chercheurs d’existence et les
chercheurs de vérité.
Les chercheurs de pouvoir fonctionnent à la maîtrise des
choses et des êtres. Leur dualité est de l’ordre de la
domination-soumission. Leur volonté de dominer va de
pair avec la nécessité d’engendrer des êtres soumis. Le
maître implique l’esclave et réciproquement comme
l’avait bien vu Hegel. Cette volonté passe par tous les
moyens possibles, depuis la contrainte physique,
financière, matérielle jusqu’à la plus subtile des violences
symboliques et de l’autopersuasion. Évidement, les
chercheurs de pouvoir ont besoin d’instituer un système
institutionnel doté de légitimité pour asseoir leur autorité.
Ils s’efforcent pas tous les moyens de le maintenir en
action avec le maximum d’efficacité et s’empressent
d’éliminer par la force ou la ruse tous ceux qui viendraient
contrecarrer leurs desseins.
Les chercheurs de vérité sont d’un autre ordre. J’en
distingue deux, essentiellement.
116
Les premiers, les chercheurs religieux de vérité, sont
animés par la croyance en une trancendance qu’ils
considèrent comme l’Absolu. Pour eux, tous ceux qui ne
croient pas à leur « dieu » relèvent de l’ignorance. Il s’agit
donc, dans leur sacerdoce, de conquérir les âmes
supposées perdues, fût-ce au prix d’exactions inhumaines
comme ce fut le cas sous l’inquisition catholique.
Les chercheurs scientifiques de vérité sont tendus vers
l’absolu de la science. Il s’agit pour eux d’expliquer et
d’interpréter le monde dans le sens d’une rationalité la
plus rigoureuse et en fonction d’une pertinence de la
théorie appliquée aux faits. À la vérité scientifique, ils
opposent l’erreur.
Les chercheurs d’existence s’intéressent avant tout au
désir et à la jouissance d’être en vie. Doté d’un
narcissisme sans faille, ils partent à l’aventure de la vie,
pour le meilleur et pour le pire, mais en essayant d’aller
toujours vers plus de plaisir. Ils peuvent se rapprocher des
philosophes (et des chercheurs de vérité) dans une quête
de sagesse, comme dans l’épicurisme et le stoïcisme. Mais
souvent il se rendent complices des chercheurs de pouvoir
afin de satisfaire leurs ambitions.
Que fait la Profondeur avec ces différents champs de l’être
au monde ? Elle en joue simplement, car, comme dit la
sagesse taoïste, elle traite les dix mille êtres comme
« chiens de paille », c’est-à-dire illusons (Schipper, 2008)
La Profondeur est au-delà des catégories de l’entendement.
Elle se moque de nos clivages et de nos façons de classer
le fouillis du monde. Comme le pensaient les anciens
Grecs, elle est de l’ordre du Chaos indifférencié. Son jeu
est celui de la poéticité, qui se déploie sans jamais
s’arrêter dans une « systématique ouverte » eu grand « Jeu
du Monde », comme le soutient Kostas Axelos. Les sages
qui ont connu l’éveil radical en son mystère, le savent bien.
Pour eux tout est illusion, même si, parfois, il fait quand
même prendre partie. Mais la lucidité est de rigueur, de
117
toute façon : « la lucidité, est le blessure la plus
rapprochée du soleil» écrit René Char dans « Feuillets
d’hypnose ». Le sage vedantin Ramana Maharshi ne fera
aucune distinction fondamentale entre les protagonistes de
la seconde guerre mondiale. Pour lui, aucun
« engagement » n’a de sens et aucune des parties en guerre
ne possède la vérité.
Certes, cette position au-delà de nos contingences
humaines
et
existentielles
demeurent
souvent
incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas connu la
réalisation spirituelle de cette nature. D’ailleurs le
christianisme, comme d’autres sagesses – y compris
bouddhiques – en particulier celle de Thich Nhat Hanh par
exemple, ne refusent pas un engagement pour
l’accomplissement de la dignité humaine, bien au contraire.
Profondeur et écologie
Le terme écologie provient du grec « Oikos » et signifie
maison (sciences de l’habitat) et logos, discours. Il s’agit
donc de la science des conditions d’existence et des
interactions entre les organismes et leur environnement.
Selon Haeckel (1866), par écologie, on entend « ...la partie
de la science qui concerne l’économie de la nature, l’étude
de l’ensemble des relations des organismes avec leur
environnement physique et biologique ».
Si l’écologie veut dire « maison », quelle est notre
« maison intérieure » ? peut-on penser l’écologie de
l’esprit à partir de la pensée chinoise traditionnelle et de la
vision du monde de Krishnamurti qui s’en rapproche si
étrangement ?
La notion de reliance n’a pu être élaborée qu’à partir de
l’époque où on a assisté à un « réenchantement du
monde » pour parler comme Stengers et Prigogine dans La
nouvelle alliance. Plus exactement il aura fallu attendre la
profonde interpellation philosophique par les sciences
contemporaines (physique des particules élémentaires,
biologie moléculaire, astrophysique etc. ) pour que les
sciences anthroposociales se mettent à l’écoute de la
dynamique des mythes et des symboles animant nos
sociétés postindustrielles. Des chercheurs un peu
118
méconnus durant la période précédente où régnait un
impérialisme épistémologique (Structuralisme, Marxisme,
Systémisme, Psychanalysme etc.) se sont affirmés comme
étant des personnes-ressources dans la voie d’une
interrogation pertinente du Réel (par exemple Gilbert
Durand et les chercheurs du Centre de Recherche sur
l’Imaginaire, repris par Michel Maffesoli).
L’Histoire est désormais définitivement liée aux Mythes et
G. Durand peut légitimement parler du « renouveau de
l’enchantement » en embrassant le mouvement historique
des sciences sociales du XXe siècle. « En gros » - écrit G.
Durand - « l’imaginaire mythique fonctionne... comme
une lente noria qui, pleine des énergies du mythe, se
vide progressivement et se refoule automatiquement
par les rationalisations et les conceptualisations, puis
replonge lentement - à travers les rôles marginalisés,
contraints souvent à la dissidence - dans les rêveries
remythifiantes portées par les désirs, les ressentiments,
les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau vive
des images « (p. 101). J’ai par ailleurs montré que cette
phase de remythification correspond à ce que j’appelle une
phase d’autorisation dans l’histoire des sciences sociales et
du mouvement social au XXe siècle depuis la fin des
années 1970 .
Réfléchir sur ce qui fait sens dans une vie revient à
proposer, à soi-même d’abord et aux autres ensuite, un
regard symbolique sur ce qui est.
Il est évident que ce « prêt de sens », non imposable
comme aime à le dire Jacques Ardoino, est toujours une
illusion. Mais, les psychanalystes savent bien que
l’illusion est nécessaire à la vie même. Tout être humain –
parlètre – suivant Jacques Lacan, évolue dans un monde
de significations qu’il contribue à construire et à
reproduire par ses actes de parole. Les sages vont au delà.
Ils se tiennent, souvent, avec prudence, dans un silence
sans fond. Ils parlent quand ils ne peuvent pas faire
autrement, comme une fleur ne peut s’empêcher de donner
son parfum.
119
Les poètes parlent aussi. Au cœur de leur expérience
sensible de la vie, après avoir dépassé un certain niveau
narcissique et aveuglant, leur parole est une pensée qui
s’improvise à la tangente de la Profondeur, c’est à dire du
Réel. Par cet effleurement, le poème se colore de quelque
chose liée à l’infini, tandis que la vie du poète devient
proprement d’une symbolicité totalement nouvelle que je
nomme « la poétique ».
De l’être humain : un schéma proposé
Ce premier prêt de sens vise à la fois à ne pas faire
l’impasse sur l’incarnation et, simultanément, à ne pas
oublier son extraordinaire potentialité à devenir « autre ».
L’être humain est un :
Etre de sécurité
Etre de pulsions
Etre de dépassement
Etre d’étrangeté
Examinons cette proposition
120
NATURE
ÊTRE D'ÉTRANGETÉ
(Eé)
folie
ÊTRE DE PULSIONS
(Ep)
Aventure
poésie
sagesse
PERSONNE
ÊTRE
imagination
imagination DE
ÊTRE DE DÉPASSEMENT
RELIANCE
(Ed)
(écoute, parole
illusion
action)
création
mythe
attachement
Enracinement
raison
ÊTRE DE SÉCURITÉ
(Es)
CULTURE
René Barbier décembre 1999
Écoute sensible: (Eé+Ep+Es+Ed) dans un processus qui articule en permanence
un pôle d'actualisation et un pôle de potentialisation
121
L’être de sécurité le constitue fondamentalement par ses
besoins vitaux ou essentiels : respirer, manger et boire, se
vêtir, s’abriter, copuler, s’attacher (au sens de René Zazzo,
de John Bowlby, d’Hubert Montagner). À partir de ces
besoins, d’autres besoins dérivés et socialement
déterminés, enferment la personne dans un réseau de
conditionnements presque impossibles à analyser tant ils
sont intériorisés. Assurer l’être de sécurité est le devoir de
toute société humaine digne de ce nom. Lutter pour que ce
devoir puisse être accompli rend inéluctable le lien entre
l’écologie de l’esprit et l’activité politique et sociale.
L’être de pulsions exprime les pulsions d’attraction vers
un objet désiré (Eros), de destruction ou de réduction à la
non-vie (Thanatos), d’agressivité non destructrice
(Polemos).
L’être de dépassement vise sa capacité d’imaginer et
d’aller vers un état d’être au delà de ce qu’il est dans un
moment donné, au sein d’un élan vital (Bergson) qui le
propulse, à chaque instant, vers quelque chose d’autre.
L’être d’étrangeté est constitué par le mystère radical de
tout être vivant, en tant qu’il est un éléments relié à ce que
Cornelius Castoriadis nomme le « Chaos, Abîme, SansFond ». Les Anciens Chinois tentent de le donner à
comprendre sous le terme Tao. Les croyants occidentaux
l’appellent Dieu et lui prêtent un rôle qui impliquent une
croyance liée à la dualité Esprit/créature. Nous pouvons
simplement parler de réel insondable et « voilé » (Bernard
d’Espagnat).
Posons d’emblée comme hypothèse que la plupart des
discours, des actes et des produits d’un être humain
relèvent de son être de sécurité, à travers ses positions
sociales d’agent institutionnel, d’acteur de groupe et
d’organisation, de personnage sociétal.
Dans cette optique, c’est de l’être de sécurité que nous
devons partir pour aller vers la notion de sujet humain. Cet
être de sécurité est complètement lié à l’être de pulsions
qui lui donne sa vitalité et sa morbidité. Sans exploration
de l’être de pulsions, comment reconnaître la complexité
de notre être de sécurité ? Une théorie des pulsions est
122
donc une condition sine qua non de la compréhension d’un
être humain. La théorie freudienne en est une,
certainement très intéressante à ne pas négliger, mais
inscrite dans une philosophie de la vie nécessairement
située, datée historiquement et scientifiquement.
Mais l’être de pulsions peut être conçu également dans
l’optique jungienne comme un être relevant d’une libido
plus large que la libido sexuelle. Dans ce cas le champ
pulsionnel inscrit l’être humain dans la nature et l’univers.
N’oublions pas que les savants nous disent aujourd’hui
que nous sommes constitués d’atomes formés au premier
moment de la naissance de l’univers. Que savons-nous
vraiment des forces qui nous traversent ? de leur nature, de
leur origine ?
L’être de dépassement s’origine dans la faculté d’imaginer.
Il s’agit d’une imagination radicale et créatrice dont a
parlé Cornelius Castoriadis dans son oeuvre, notamment
dans « l’institution imaginaire de la société » ( Castoriadis,
1975). L’imagination créatrice nous fonde essentiellement,
comme elle fonde l’essor de la société comme
« imaginaire social ». L’être humain est en permanent élan
vers autre chose, sans cesse imaginé. Sans doute, cette
capacité existentielle est-elle liée à la conscience de sa
propre mort inéluctable, et de la finitude de toutes ses
oeuvres. Toutes les religions constituant le « sacré
institué » (Castoriadis) sont établies à partir de cet être de
dépassement en même temps que toutes les traditions qui
s’ensuivent sont perverties par ce même élan créateur. Le
sage est celui qui prend conscience de cet ensemble
psychique et l’inscrit dans un sourire. L’être d’étrangeté
dont nous ne pouvons rien dire rationnellement, nous
ouvre à la relation d’inconnu. Certains psychanalystes ont
bien accepté ce type de relation (par exemple Guy
Rosolatto). L’être d’étrangeté nous renvoie à la figure du
« mystique » de Ludwig Wittengstein dans son « tractatus
logico-philosophicus » (Wittgenstein, (1921), 2001). Plus
encore, il nous renvoie à ce que j’appelle « le sacré
radical » qu’on ne peut pas nommer, ni même imaginer
mais simplement ressentir, parfois, en soi-même, par une
123
sorte de « flash existentiel », lors de certains moments
privilégiés de méditation. C’est alors l’expérience de la
Profondeur qui, dans sa radicalité, est un ancrage dans
l’improvisation permanente de la vie. Évidemment, pour
l’éducateur, il s’agit d’un enjeu existentiel et pratique sans
pareil.
124
Chapitre 7
L'improvisation éducative
“Ce qu'il faut sauvegarder, ce qui est le bien inestimable
conquis par l'homme à travers tous les préjugés, toutes les
souffrances, tous les combats, c'est cette idée qu'il n'y a
pas de vérité sacrée.. Que jusque dans les adhésions que
nous donnons, notre sens critique doit toujours rester en
éveil et qu'une révolte secrète doit se mêler à toutes nos
affirmations et à toutes nos pensées”.
Jean Jaures
Pendant plusieurs années au Département des Sciences de
l’Éducation de Paris Vlll, j'ai animé un séminaire centré
sur l’écoute et la pratique mythopoétiques dans les
groupes et par les groupes, que je nomme l 'Approche
transversale. D'autres groupes - notamment en Formation
Permanente - ont alimenté également une pratique dont je
tente, peu à peu, de cerner l’épaisseur théorique. Celle-ci
intéresse à plus d'un titre la formation des éducateurs enseignants et animateurs socioculturels - dans la mesure
ou les étudiants comme les stagiaires, avec lesquels je
travaille, appartiennent très souvent à ces catégories
socioprofessionnelles et que l’activité théorico-pratique au
sein de mon enseignement est intrinsèque au processus de
formation collective dans le groupe. Un numéro de la
revue Pratiques de Formation/Analyses en 1981 m’a
donné l'occasion de réfléchir sur l'une des dimensions
essentielles de l'Approche Transversale : I'improvisation
éducative. Je reprends ici ce texte en le développant par de
nouveaux apports.
I - Approche historique du concept d’improvisation
125
Improviser, nous révèle le Littré, c'est faire sans
préparation et sur le champ, des vers, de la musique, un
discours, voire un dîner ou encore au sens figuré, un
système, une explication en les donnant, en les exposant
sans préparation. Le dictionnaire Robert nous précise que
le verbe improviser vient de l'italien improvisere (1642),
du latin improvisus, imprévu - par extension, organiser
sur le champ, à la hâte et au figuré, trouver à la dernière
minute. L'improvisation est alors l'action, I'art
d'improviser et par extension, le résultat de cette action
(que l'on peut appeler également l'impromptu : tout ce qui
est fait ou dit sans préparation). Un regard historique sur le
concept souligne la logique des épistémés qui porte au
pinacle ou écarte les notions suivant l'air du temps.
On ne s’étonnera pas que l'improvisation ne soit pas liée à
la création dans les époques ou règnent les garants
métasociaux. Dans l'art poétique hindou, tel que l'a étudié
le poète René Daumal à la lumière de sa connaissance du
Védanta37, I'art n'est pas une fin en soi mais un moyen au
service de la connaissance sacrée. Il tente de refaire, de
reconstruire analogiquement le Réel et par la même, dans
sa plus juste mesure, son exactitude analogique. Le lecteur
ou l'auditeur appréhende directement un état de l’être
divin par le truchement du rasa (saveur) . Ainsi pour
Vicvanatha, la poésie est une parole dont l'essence est
saveur . La Saveur n'est pas l’émotion brute, liée à la vie
personnelle, c'est une représentation surnaturelle, un
moment de conscience provoque par les moyens de l'art et
colore par un sentiment, une sorte d'émotion objective
comme dit Daumal. Ce qui compte pour le poète des
Vedas, a travers même les ornements poétiques, c'est de
« réhausser la Saveur ». Employer un mot comporte une
responsabilité cosmique, car ce n'est pas simplement
produire un magma de sons vocaux, c'est ébranler tout un
monde d'associations, de sens figurés et dérivés, de
suggestions, dont il faut connaître les lois. Le poète, à cet
37
René Daumal, Pour approcher l'art poétique hindou, in bharata,
Gallimard, Paris, 1970, p. 79 à 9à
126
égard. ne se lassera pas de répéter un cliché pourtant
énoncé depuis des siècles, s'il s'est montré adéquat à la
gustation de la Saveur (rasana). La poésie est un yoga qui
ne supporte pas l’impréparation et le dilettantisme. “Le
poète hindou - écrit Daumal est le produit d'une éducation
méthodique, poursuivie auprès d'un maître, et dans un but
supérieur à l'art lui-même” (p. 92). Art qui trouve
d'ailleurs son accomplissement dans le théâtre, la danse et
la musique sacrée. L'opposition à l'art occidental est patent.
L'art oriental est fondé sur la répétition de structures
analogiques, l'art occidental sur le déploiement, la
génération, la production du nouveau. L'improvisation, dès
lors, ne peut se faire dans l'Orient traditionnel que dans
l'ordre de la répétition. Ce modèle a servi en Occident.
Ainsi la civilisation médiévale reconnaissait une place
relativement importante à l'improvisation, que ce soit dans
le domaine de l’éloquence (rhétorique) ou dans celui de la
musique (interprétation). Le trouvère (du verbe trouver)
n'était-il pas un improvisateur ? Et le cantus supra librum sorte de contrepoint improvisé - ne fut-il pas couramment
pratiqué jusqu'au seizième siècle ? Dans épistémê de la
Renaissance, toute préoccupée de découvrir les
ressemblances, les signes inscrits dans les choses, les
analogies par le truchement de l’érudition ou de la
divination, I'improvisation nuancée reste encore possible
bien que, comme le rappelle Joachim du Bellay (1522 1560), le poète doit pratiquer l'imitation des anciens tout
en enrichissant sa langue nationale (épopées, odes, sonnets
deviennent des genres dominants). Ainsi Ronsard
n’hésitera pas à écrire à propos de l'invention que le but du
poète est “ d'imiter, inventer, et représenter les choses qui
sont ou peuvent être vraisemblables, ce qui exclut toutes
inventions fantastiques et mélancoliques”38. Montaigne ici,
apparaît comme marginal, avec son goût d'une
prééminence de l'inspiration, de l'enthousiasme, de la
“ fureur” poétique sur la versification et la technique.
L'épistémé de l'âge classique, ou la pensée se fait,
38
Ronsard - De l'invention, in l'art poétique de J. Charpier et P.
Seghers, Editions Seghers, Paris, 1956, p. 10à-104.
127
privilégiant la distinction et l'ordre dans le cartésianisme,
ou le langage est l'instrument de la pensée sans rapport
intime avec les choses a trouvé dans Boileau, son
“Législateur du Parnasse” et l’apogée de ses disciples au
XVllle siècle. Son art poétique intègre le cartésianisme à
la poésie et renouvelle la poétique d'Aristote. Diderot, à la
fin du XVllle siècle, prophétisait la poétique renouvelée
du siècle suivant ou la poésie devient celle de la nature, de
la passion, de l'imagination, du délire.
Si on suit Jean-Francois de Raymond 39 , le mot
d'improvisation n'est apparu qu'en 1807 sous la plume de
Madame de Staël mais pendant toute la période qui va du
moyen âge à notre XXe siècle, I'improvisation est réduite
à la portion congrue et confinée aux sphères de l'enfance,
des activités gratuites et des jeux insignifiants.
Les philosophes, les penseurs n'en parlent guère. A
l'encontre de ce point de vue, il faut reconnaître que Hegel
n’était pas aussi sourd à la spontanéité poétique qu'il
oppose à la conscience prosaïque. Pour lui l’oeuvre
poétique repose sur la liberté : elle est un organisme vivant
qui n’obéit qu'à sa propre loi dans sa participation à la vie
universelle et à son absence de subordination à la
circonstance. Dans son essai, J.F. de Raymond trouve
l'essor de l'improvisation au vingtième siècle dans l'art
contemporain.
Au théâtre d'abord avec Stanislavski et Jacques Copeau
suivi de Grotowski, de l'Actor's studio ou du Living
Théâtre. Dans le domaine musical ensuite grâce au jazz et
aux compositeurs modernes comme Boulez, Stockhausen,
John Cage ou aux techniciens de la musique
électroacoustique. Dans le domaine pictural enfin, avec
l'Action-painting de Jackson-Pollock et l'expressionnisme
abstrait. De l'individuel au collectif (I'effervescence
populaire) I'improvisation se trouve en creux, au sein de
toute pratique sociale.
39
Jean-Francois de Raymond - L'improvisation, Editions Vrin, Paris
1980
128
Qu'est-ce qu'improviser ? - se demande J.F. de Raymond c'est commencer, et commencer c'est être libre .
L'improvisateur s'ouvre à l’avenir en épousant le présent
sans se laisser détruire par le passé. Il sent qu'apprendre à
improviser c'est apprendre à revivre. L'improvisateur entre
dans un temps créateur : à chaque fois qu'il improvise, il
éprouve le sentiment de fonder le temps dans lequel il est
pris, de redevenir le « contemporain des origines ». On
peut se demander alors si l'improvisation n'est pas une
forme nécessaire de l’activité humaine à une époque ou
depuis le dix-neuvième siècle règne, selon Foucault,
l’épistémé de l'Histoire qui impose ses lois draconiennes à
l’analyse de la production, à celle des êtres organisés
comme à celle des groupes linguistiques40. Soumis à la
succession inexorable des événements, mode d’être radical
de tous les êtres empiriques et singuliers, n'est-ce pas
l'artiste qui le premier s'en inquiétera, se révoltera, opérant
la rupture dans un processus d'improvisation débouchant,
non sur une répétition fut-elle cosmique, mais sur la
création continuée ?
La nouvelle mutation épistémologique, attendue par
Foucault, ne passe-t-elle pas par cet essor de l'impromptu ?
Si improviser c'est commencer, postulat que j'accepterais
volontiers, il faut préciser la suite de la définition. On peut,
en effet, commencer par répéter indéfiniment une structure
identique avec plus ou moins de nuances dans
l’interprétation comme dans l'art hindou. Commencer peut
vouloir dire également développer. Partir d'une unité
cohérente et l’étendre en certains de ses points suivant une
voie dont la logique était inscrite dans l’unité primordiale
(comme on le fait dans la Recherche-développement).
Commencer peut signifier métamorphoser lorsqu'il y a un
saut qualitatif de la structure première à la structure
seconde issue de l'improvisation. On rencontre ce
phénomène dans le monde animal, sans qu'on sache très
bien ce qui se passe en vérité. Quant au Texas dans les
années soixante-dix, la fourmi de feu (solenopsis
40
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966.
129
saevissima) venue d’Amérique du Sud envahit le territoire,
les Texans vaporisent sous pression dans les dômes des
fourmilières une forte dose de dieldrine mortelle pour les
fourmis de laboratoires. Dans la nature, les nourrices
enlèvent leur couvée, I’emmènent à I'abri à quelques
mètres et reconstituent leur dôme à cet endroit. On essaie
les gaz asphyxiants : les ouvrières, l'alerte passée,
modifient le dôme pour améliorer l’aération. Des appâts
empoisonnés sont rapidement abandonnés. Même
improvisation chez le rat avec l'utilisation des
anticoagulants dès 1924. Il faut que les humains appâtent
durant cinq jours avec de la nourriture saine avant que les
rats se décident à consommer un aliment donné et
empoisonné. Mais alors la création biologique prend le
relais : vers 1960 en Angleterre, une mutation se produit
créant trois espèces immunisées contre les anticoagulants :
un surmulot, un rat noir et une souris commune41 .
Enfin commencer peut correspondre à créer de toute pièce.
Il faut savoir que la notion de création n'a pris une relative
importance que très tardivement. En 1950, Guilford faisait
remarquer que dans dix traités fondamentaux de
psychologie, seulement 0,2 % de l'espace était consacré à
l’imagination créatrice (et sur dix traités de logique encore
moins). En 1969, le pourcentage n’était encore que de 1,4
% de l'espace. C'est surtout après 1970 qu'on a vu
apparaître un certain nombre d'ouvrages sur l'imagination
créatrice. Après le choc des événements de mai- juin 1968,
le renouvellement des valeurs engendré par ce mouvement
social n'a certainement pas été négligeable.
On peut considérer que créer consiste à abandonner des
structures acquises, à les questionner pour en construire de
nouvelles selon un processus psychique complexe, dominé
par l’originalité, l’esprit d'adaptation, le jeu gratuit,
l’intentionnalité, la fluidité, la flexibilité, l’intuition, la
dissonance conflictuelle, la pensée analogique, associative,
combinatoire, onirique.
41
Gabriel et Brigitte Véraldi, Psychologie de la création, Editions
CEPL, Paris, 1972
130
2 – improvisation, l’imaginaire et le symbolique
L'improvisation est le trait d'union entre l'imaginaire et le
symbolique en création.
L'imaginaire investit toutes les zones du réel, lui donne
une signification polysémique. Le réel résiste à cet
affrontement et reste ce qu'il est: une grande inconnue
dans sa nature ultime42. Mais de cette confrontation naît le
symbolique comme univers complexe de significations
renvoyant à des référentiels multiples à la fois imaginaires
et réels-rationnels. Du fait de la spécificité inépuisable du
réel et du désir imaginaire de toute-puissance (tout
comprendre, tout avoir, tout faire, etc.), la confrontation
imaginaire/réel sera toujours tragique sous l’épreuve du
manque, et le Symbolique qui en résulte sera toujours en
création, comme autant de couches successives qui
s'accumulent pour recouvrir le réel de significations
élucidantes (magico-religieuses, scientifiques, poétiques).
On comprendra que tuer en soi l'enfant merveilleux (Serge
Leclaire) 43 qui possède le désir omnipotent, serait
catastrophique pour la culture humaine si jamais cela était
possible. L'enfant merveilleux est à l’origine de toute
création comme de tout enfermement psychique ou
politique. Le seul point de vue psychanalytique est
insuffisant pour comprendre les ressorts de la création
selon l'expression d 'Anthony Storr44 puisqu'il se fonde sur
l’idée maîtresse de refoulement et sur celle, plus ambiguë
et encore confuse de sublimation45. Sans entrer dans un
débat d’idées très controversées, je préfère indiquer, dans
le cadre de cette étude, que je me rattache à une
conception de la création symbolique proche de Cornelius
42
Bernard –d’Espagnat, A la recherche du réel, Ed. Gauthier-VillardBordas, 1979, notamment chapitre 9: le Réel Voile.
43
Serge Lecaire On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975
44
Anthony Sroor Les ressorts de la création, Laffont.
45
Cf. Les grandes découvertes de la psychanalyse, ouvrage collectif,
en particulier: Refoulement, défenses et interdits (à20 p.) LaffontTchou, 1979 - et la Sublimation, les sentiers de la création (à19
pages), Laffont-Tchou, 1979
131
Castoriadis et de Gaston Bachelard. Pour moi
l'imagination créatrice ne saurait se borner à une répétition
déguisée d’événements traumatisants ou heureux. Il ne
s'agit pas de retrouver un plaisir perdu ou de délivrer le
sujet d'angoisses vécues. Il me semble, avec Philippe
Malrieu 46, que l'imaginaire, ce n'est pas la satisfaction
d'instincts réprimés, mais l’élaboration d'un projet de
dépassement des conduites, instinctives ou habituelles,
lorsqu'elles sont impuissantes à résoudre les problèmes
nouveaux qui se révèlent au sujet - ce qui suppose sur le
problème de la personnalité, une différence importante par
rapport à la théorie freudienne. Il y a du non-causal et de
l'irrationnalisable dans la psyché individuelle comme dans
le déroulement de l'Histoire mais de ce fait même - il y a
de la Poiesis comme dit C. Castoriadis47 - “de la création
non pas comme simple écart relativement à un type
existant mais comme position d'un nouveau type de
comportement, comme institution d'une nouvelle règle
sociale, comme invention d'un nouvel objet ou d'une
nouvelle forme - bref comme surgissement ou production
qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation
précédente, conclusion qui dépasse les prémisses ou
position de nouvelles prémisses”. Dans le cadre de la
pensée héritée, ensembliste-identitaire, aristotélicienne, la
création ne peut se penser autrement que d'une façon
combinatoire et structuraliste, variation sur une même
structure profonde - l'immuable - éidétique, essentielle.
Les concepts d'imagination radicale au niveau de la
psyché-soma et d'imaginaire radical au niveau du socialhistorique dégagés par Castoriadis, sont indispensables
pour comprendre la complexité de la création individuelle
46
Philippe Malrieu, La construction de l'imaginaire, Dessart, 1977,
Belgique, p. 147
47
Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la Société, Le Seuil, page
61, 1975.
132
et collective. Ce fond de radicalite de l'imaginaire signifie
qu'il n'est ni reflet du perçu, ni simple prolongement et
sublimation des tendances de l’animalité, ni élaboration
rationnelle des données.
C'est la capacité élémentaire et irréductible chez tout
existant d’évoquer une image - une première image - à
partir de rien dans un processus qui va de commencement
en commencement. C'est grâce à cette imaginante
fondamentale que l’être humain a pu créer la logique
ensembliste-identitaire, la science, le langage et en
définitive tout le champ du symbolique. A ce propos une
hypothèse de recherche concernant la valeur éminemment
psychothérapeutique de l'art serait que, a travers l’activité
artistique, le sujet touche ce mode originaire de la psyché
comme représentation à quoi il ne manque rien parce
qu'elle est en premier lieu création d'image et de figure. Le
manque dont je parlais au début de ce paragraphe ne serait
qu'une manifestation secondaire et non originelle de
l'inconscient.
L'improvisation apparaît bien dans la conception
précédente comme cette frontière entre imaginaire et
symbolique à l’état naissant. Commencer une démarche
scientifique au sens de l'improvisation consiste a imaginer
des hypothèses de recherche et à employer ensuite
beaucoup de travail à les réfuter ou a les confirmer.
Ce Commencement suprême - I'improvisation - est-elle
de l'inspiration ? Est-ce vraiment une chose qui nous
arrive plutôt qu’une chose que nous ferions ? Existe-t-il
une intuition créatrice, capricieuse, fugace, imprévisible ?
Mozart a composé en un seul jour l'air en la d'Adam
berger et Berlioz écrivait a propos de son opéra Les
Troyens : « tout malade que je suis, je vais toujours; ma
partition se fait, comme les stalactites se forment dans les
grottes humides, et presque sans que j'en ai conscience »
(note 38, p. 17). Immédiate, née d'un travail sur le vif ou
après un long travail préparatoire, l’arrivée de l'inspiration
dans l'improvisation est une véritable fête pour le créateur.
L'improvisation comme commencement, c'est la liberté du
surgissement. L'improvisation fait émerger l'esquisse d'une
133
forme, elle est la promesse des fleurs. Jeu sans cesse
renouvelé de ce qui va advenir à partir de ce qui n’était
pas ; premières secondes ou le monde prend naissance.
Cela ne va pas sans rupture.
Je me souviens d'une improvisation ludique de ma fille
âgée de quatre ans. Son jeu me fascinait. Elle construisait
des formes avec des legos - ces petits cubes en plastique
emboîtables - puis d'un coup de paume les faisait voler en
éclat avec un plaisir non dissimulé pour recommencer
aussitôt la création d'une forme aussitôt détruite dès sa
finition. Le jeu dura un certain temps. Il me permit de
méditer sur le sens de l'homo ludens si finement analysé
par Johan Huizinga48. L'improvisation créatrice ne va pas
sans structuration - déstructuration - restructuration, c’està-dire sans une certaine agressivité à l’égard de l'objet
matériel ou symbolique. Les poètes parlent de se coltiner
avec les mots.
L'improvisation est toujours une révolte contre l'ordre
établi : des idées, des structures, des traditions. En science,
le premier mouvement suivant G. Bachelard c'est le non.
On commence par refuser que les choses soient
simplement ce qu'elles sont ; on met en doute leur bienfondé, leur réalité - suivi bientôt du Pourquoi
(comprendre les causes, analyser la genèse des
phénomènes) et du Pourquoi pas ( élaboration de
nouveaux modèles avec l'envie de les expérimenter) .
Ainsi l'improvisation va de commencement en
commencement, selon un processus discontinu, non
démuni d’agressivité et de jubilation. L'improvisation
apparaît des lors comme une des composantes de l’état
d'amour naissant dont parle le sociologue italien Francesco
Alberoni49. Pour lui, tomber amoureux, c'est l’état naissant
d'un mouvement collectif à deux. L'effervescence
collective décrite par Durkheim constitue une des
modalités de l’état naissant. L’état naissant survient,
s'improvise -- dirais-je - lorsqu'existe un état antérieur de
surcharge dépressive. L’état de grâce, dans la foulée des
48
49
Johan Huizinga - L'homo ludens, Gallimard, 1951.
Franscesco Albéroni, Le Choc amoureux, ed. Ramsay, 1980
134
élections présidentielles de mai 1981 - véritable état
naissant - résultait bien de la surcharge dépressive, au
niveau collectif, qui durait depuis trop longtemps et que
j'ai analysé dans un article de la revue Autrement sur “les
révolutions minuscules” 50 comme le régime de l'entredeux. L'improvisation dans l’état naissant c'est l'ouverture
du champ des possibles et l’émergence - au niveau
sociohistorique - de ce que R. Lourau appelle la lutte des
classes trans-historique, permanente, marginale, bien que
n'apparaissant pas dans la lutte de classes conjoncturelle
qui recouvre les oppositions classiques droite-gauche.
C'est le postulat d'un continuum onirique révolutionnaire
si souvent décrié par les sciences historiques, politiques et
sociales instituées. Ainsi la principale ligne temporelle de
la Révolution de 1789, combattue par les forces de
l'ancien monde, “est peuplée de masses enthousiastes,
animées par un espoir messianique, par le désir de changer
la vie. C'est l'histoire de ce mouvement d'extraordinaire
expérimentation sociale et non sa négation, qui pond ses
ceufs dans l'avenir” (Lourau)51. J'ai eu l'occasion, dans une
recherche en cours sur les rapports entre symbolique et
quotidienneté dans le mouvement communautaire en
France et en Allemagne, de vérifier combien ce continuum
onirique révolutionnaire promettait de fructifier en R.F.A.
dans ce pays qui possèdait dans les années 80 un des plus
forts taux de suicide de toute l'Europe.
50
René Barbier, Soi comme projet ou la Métamorphose militante,
Autrement Les révolutions minuscules, Février 1981.
51
René Lourau, L’état inconscient, Editions de Minuit, 1978,
135
3 – improvisation en éducation
Il s'agit bien de l'improvisation en éducation, et pas
simplement de l'improvisation pédagogique Celle-ci n'est
qu'une des composantes de celle-la l'improvisation
éducative se réfère à l’idée de méthodologie qui est une
variable essentielle de la problématique dans un champ
disciplinaire en sciences humaines. Comme l'a fait
remarquer Guy Avanzini, la méthode ne saurait se réduire
à une série de techniques de transmission de savoir mais
projette un style général de formation et vise un profil
d'homme arrête en vue d'une fin 52 . Ni méthode, ni
procédure, la méthodologie est la logique en acte d'un
projet éducatif qui - en dernière instance - est toujours
orientée par une philosophie de l'existence individuelle et
collective. L'improvisation éducative, en tant que
méthodologie, est liée à la réflexion critique sur la pensée
héritée aristotélicienne et cartésienne. Elle s'appuie sur un
socle culturel qui commence a émergé avec des penseurs
comme Castoriadis, Morin, Illich, Habermas, Horkheimer,
Axelos, G. Durand, J. Baudrillard et quelques autres, y
compris dans les sciences dites exactes. Elle suppose une
attitude de l’éducateur ou du chercheur en sciences
humaines qui repose sur l’idée d'autorisation et de
pédagogie du potentiel personnel ( Personal power
method).
Improvisation éducative et autorisation
On s'est longtemps fourvoyé en sciences de l’éducation en
s'obstinant à parler de pédagogie directive, non directive,
voire semi-directive. Il me semble que ces mots doivent
être exilés, comme inutiles, du vocabulaire spécialisé dans
la mesure ou ils masquent le véritable problème du rapport
du maître et de l’élève avec la question de l’autorité. C'est
le grand mérite de J. Ardoino d'avoir souligne l'importance
du concept d'autorisation: devenir soi-même son propre
auteur, au sein de ce réseau de concepts développes dans
52
Guy Avanzini, Immobilisme et novation dans l’éducation scolaire,
Toulouse, Privat, 1975
136
cette somme de réflexions éducatives que représente son
ouvrage a éducation et politique , De fait le mot “ autorité
“ recouvre plusieurs acceptations53.
Dans son acception germanique (du latin autoritas:
importance, prestige) c'est l'influence importante d'une
personne ou d'une institution dans son cadre sous
condition que cette influence soit fondée moins sur le
pouvoir effectif que sur une prépondérance intellectuelle
ou sur les traditions. D’après une distinction du droit
romain classique ce qui caractérise l’autorité c'est le
prestige et la noblesse du représentant d’état, a la
différence du plein pouvoir et des compétences (potestas).
Dans son acception anglo-saxonne (authority) il s'agit
d'avoir ou d'exercer une autorité sure, avoir de l'ascendant.
Mais c'est l'acception italienne (autorita) qui nous parait la
plus remarquable. Autorité veut dire aussi raison, droit de
celui qui est comme auteur, créateur, chef, guide dans la
société... se dit des personnes dont la parole est digne de
confiance et de considération. Dans la langue italienne, la
conception d’autorité est liée a l’idée du droit, de la
légitimité. Elle est perçue comme quelque chose qui doit
être attribue et légalement reconnu et qui peut s'exercer
surtout a travers le commandement. L’autorité est vue
comme juste, légitime, légale et associée a des traits
personnels tels que confiance, estime, considération,
respect, réputation.
Improviser c'est commencer a être son propre auteur.
Répéter sans créer véritablement, débouche presque
toujours sur une conception autoritaire de l’autorité qui
révèle une personnalité faible et cimentée dans un code
social et moral protecteur, entraînant des comportements
stéréotypés de soi et des autres. Improviser, au contraire
suppose une création telle qu'on devient a la fois auteur de
soi-même tout en permettant aux autres d’être eux-mêmes.
La liberté et la joie de tout commencement créateur
donnent l'envie d'un partage communautaire, d'une
transmission de cette force révolutionnaire. Dans cette
53
Jacques Ardoino, Education et politique, Gauthier-Villars, 1977,
137
optique l’autorité, liée à l'improvisation devient un
élément moteur d'une pédagogie d’évolution des autres
vers leur propre autonomie. Cette évolution suppose une
phase d'affrontement nécessaire entre toutes les personnes
concernées. Improviser, c'est mettre à jour les
contradictions et entrer dans le conflit. Improviser, c'est
troubler l'ordre inconscient des systèmes socio-mentaux
qui nous régissent d'une façon mélodramatique.
Improviser dans un groupe revient à bousculer la situation
socio-mentale de chacun dont les origines sont à
rechercher dans la famille, les organisations, la société
globale. En psychosociologie clinique dont l'approche
transversale est une des composantes l'improvisation de
l'animateur ou des membres du groupe s'articulent souvent
autour des trois structures liées réciproquement dans ce
que Max Pages nomme un système socio-mental54.
—Des structures de domination, au sens sociologique du
terme, constituées par des rôles de pouvoir et des
idéologies qui les légitiment.
—Des structures inconscientes, au niveau psychologique,
particulièrement des fantasmes de toute puissance et de
destruction.
—Des structures corporelles de tension et d'inhibition
L'improvisation éducative telle que je la conçois est, en
particulier, I'insight en acte qui permet de révéler le lien
réciproque entre les situations de domination ou de
fantasmatisation et d'inhibition corporelle dans le groupe.
Bien que je ne partage pas la problématique un peu trop
tragique de Max Pages dans son concept de mélodrame
amoureux, je reconnais que le système socio-mental est
bien celui que chacun doit affronter pour devenir son
propre auteur, pouvoir improviser et concourir à
l’émergence d'une improvisation collective fructueuse. Ce
faisant, improviser en éducation, conduit vers la liberté
d'apprendre et la réalisation d'une pédagogie du potentiel
personnel propose par Daniel Hameline et Marie-Joelle
54
Max Pagès, Systèmes socio-mentaux, Bulletin de Psychologie,
Tome XXXIV, 1981 – N°50, p. 589 à 601.
138
Dardelin 55 . Dans cette conception apprendre est une
activité transactionnelle “Apprendre, c'est s’intégrer à une
culture collective en en assimilant les acquêts.
Mais c'est inséparablement intégrer originalement ces
acquêts par une démarche qui les réélabore” ( p. 17).
L'improvisation est le trait d'union réussie de cette
articulation originale. Elle provoque la dissonance, elle
déconstruit l'espace de la “renfermerie” ( D . Hameline) et
elle facilite l’élaboration progressive d'une nouvelle
architecture du savoir individuel et groupal. De ce fait, elle
est la clé de voûte d'une véritable pédagogie du potentiel
créateur de l’être humain ( p. 227-228).
Improvisation éducative et pensée analogique
1981, je commence mon cours par une histoire zen à
laquelle j'ai pensé en arrivant en voiture a la faculté.
Comment présenter l'inconnu de ce groupe de
psychosociologie clinique que nous allons tenter de mettre
en oeuvre durant l’année universitaire. L'histoire zen me
vient subitement, au moment ou j'entre dans les locaux
universitaires. Arrive dans la salle, je vais la présenter en
improvisant quelques personnages supplémentaires. Il
s'agit d'une caverne visitée par un sage, un architecte, un
poète, un militaire, un voleur, un savant. Chaque
personnage exprime une opinion sur cette caverne. Et si
l'U.V. était cette caverne ? Le groupe va ainsi explorer
analogiquement lui aussi le contenu imaginaire de l'U.V.Caverne. Nous brassons ainsi ensemble le champ des
possibles et commençons a aménager notre région
d'existence commune et nos pistes de réflexion dans la
jubilation de l'imaginaire créateur. La démarche
analogique est une des plus fructueuses en sciences
humaines. En témoignent, avec une richesse heuristique
considérable, l’analogie entre l'architecture gothique et la
pensée scolastique suivant Panofsky, l’homologie
structurale chez Lucien Goldmann et l'analogie entre
55
Daniel Hameline - Marie-Joelle Dardelin, La liberté d’apprendre,
situation 2, Editions ouvrières, 1977
139
protestantisme et capitalisme chez Max Weber. On
distingue trois niveaux de l'analogie avec Michel de
Coster, que la pensée improvisatrice peut saisir: l’analogie
discursive, l’analogie méthodologique et l'analogie
theorique56.
L'analogie discursive se situe au niveau du langage. Ici sa
fonction est triple, elle est conceptuelle, didactique et
rhétorique, L'analogie tente de pallier la pauvreté du
vocabulaire par un emprunt conceptuel a un autre champ
de connaissances. Elle peut également posséder une
orientation didactique pour expliquer simplement un
discours ésotérique (paraboles). Enfin l'analogie peut
traduire un objectif d'ordre émotionnel ou la recherche
d'un effet de rhétorique en accentuant le charme du
discours par des associations saisissantes L'analogie
méthodologique devient un instrument d'invention
susceptible d'engager la recherche dans une voie
déterminée, notamment en suscitant l'improvisation
d’hypothèses fécondes. Ainsi Huygens comparait son et
lumière par la notion d' « onde lumineuse ». On retrouvera
dans la métaphore organiciste en sociologie (le « Corps
social » ) des développements de recherche parfois
critiquables. La limite de l'analogie méthodologique réside
dans le fait qu'elle révèle un jeu de pouvoirs
interdisciplinaires en action quant à la garantie de
scientificité légitime. En effet écrit Michel de Coster,
« une discipline moins reçue socialement qu'une autre,
comme scientifique, cherche a se parer, en quelque sorte,
des attributs et de la réputation de celle-ci en lui
empruntant certains de ses paradigmes et de ses techniques
et, d'une manière plus générale encore, en se plaçant sous
son égide” » ( p. 29).
Enfin l'analogie théorique. Elle tire un parti nouveau des
ressemblances en montrant que celles-ci, apparentes ou
cachées, ne sont pas fortuites mais révèlent, au contraire,
une étroite parente qui les unit. L'analogie théorique va
56
Michel de Coster, L'analogie en sciences humaines, PUF,
Sociologie d'aujourd'hui - 1978.
140
dégager a travers la construction systématique de modèles,
la parente réelle de deux systèmes Jamais avant Einstein
on avait ose imaginer que la masse et l’énergie
constituaient des phénomènes analogues et, a fortiori, que
l’Équivalence de ces deux manifestations dépasse leur
expression mathématique en sorte que toute question se
rapportant a l'une concerne l'autre de la même manière et
réciproquement. On retrouverait chez Marx et Althusser
un travail heuristique allant de la métaphore au concept
par :
1 ) le point de départ chez Marx du concept hégélien de
négation (contradiction) définissant la didactique.
2) la métaphore marxiste de la “gangue mystique” et du a
noyau rationnel “visant a démystifier la didactique
hégélienne dans son idéalisme et l'a accumulation de ces
métaphores” (extraction. renversement), indice selon
Althusser, de la difficulté théorique sentie par Marx: la
didactique ne peut rester dans le système hégélien57.
A la proposition, avancée par Althusser, de recours à un
autre concept (emprunte a la psychanalyse): la
surdétermination dont l'utilisation permet de poser de
nouvelles questions et de mettre à leur tour en question
d'autres notions métaphoriques.
Improvisation et oeuvre ouverte
L'improvisation éducative force les blindages de la pensée
aristotélicienne. Elle touche au plus obscur: au nonrationnalisable de la psyché, ce qui n'exclut pas la
connaissance pour autant. Dans cette perspective, les
Maîtres de l'improvisation sont certainement les
philosophes du Koan bouddhique.
Les Koans sont des énonces de vérités paradoxales qui ne
peuvent être comprises par l'intellect. Ils forcent la pensée
au silence après avoir suscite une grande tension et ce
silence intérieur permet la manifestation d'un niveau de
57 57
Louis Althusser - Pour MARX, p. 82 - 92, cite par Claudine
Normand Métaphores et concepts, p. 122, Editions complexes,
Collection Dialectique Bruxelles, 1976.
141
conscience élève. Tout se joue dans l'instant. Dans la
peinture zen, le moindre coup de pinceau sur lequel on
repasse une seconde fois devient une tache. La vie l'a
quitte La vie doit être saisie - dans l'esprit zen au moment
ou la chose se passe, ni avant, ni après. Robert Linssen
rappelle que lors de l'un de ses derniers voyages dans les
montagnes de l’Inde, une question sur la « nature du
Bouddha » ou « Mental cosmique » était posée à un maître
tibétain58. « Rien » - répondit-il. Quelqu'un insista et le
maître répondit simplement « le torrent coule ». La
première réponse signifie que le Mental cosmique qui est
l'inconscient selon le zen ne se pense pas. La seconde
évoque deux bases du zen. D'abord, le torrent est le
Mental cosmique. Ensuite la parfaite momentanéité ou
l'importance du présent est la, maintenant, “ »e torrent
coule ».
Étant un agnostique convaincu, je fais partie de ceux nombreux aujourd'hui - qui pensent que notre Occident a
tout a gagner à s'ouvrir a une autre façon de comprendre le
monde sans s'y inféoder et sans tomber dans les voies
mutilantes du sectarisme religieux. Si je suis touche dans
le creux le plus sombre de mon intelligence du monde par
une suite d'images fluides du poète Chaulot59 :
Dans la clarté diffuse d'un jour presque sans preuves
l'invisible nous porte, irrésolu passeur. Qui l'affronte
s'aveugle, qui s'en éprend se perd.
(Soudaine écorce, éd.. Seghers)
pourquoi ne le serais-je pas d'un Koan bouddhique ou d'un
poème taoïste ? La profondeur de la réflexion
philosophique du Koan Zen n'est plus a démontrer pour
tous ceux qui ont accepte d'ouvrir les yeux et de trouver
l'information. Un livre comme celui de Toshihiko Izutsu,
58
Robert Linssen , Le Zen, Sagesse d’Extrême-Orient un nouvel art de
vivre collection Marabout-Universites, Belgique, 1969 p. 17
59
René Barbier - Paul Chaulot, entre l’éclair; et le mur, in Présence de
Paul Chaulot, ouvrage oollectif, Millas-Martin, Paris 1971
142
par exemple nous en fait pénétrer l'essence 60. Dans le
mondo - ce dialogue zen d'une saveur particulière, la
rhétorique n'a plus cours. Lie à une situation concrète,
d'une brièveté et concision extrême: « Il vise a saisir la
vérité éternelle et ultime dans le brusque jaillissement des
paroles échangées entre deux êtres parvenus à un point
extrême de tension spirituelle, dans une situation concrète
et unique de la vie. Cet échange d'un moment peut
produire sur un observateur l'impression d'un pur non
sens » (note 50, p. 19). Mais n'est-ce pas cette impression
de non-sens, pourtant éclairant, que l'on trouve également
dans les meilleurs passages des Séminaires de Jacques
Lacan ? « Parler, ce n'est pas remuer la langue », comme
l’écrivait le maître Sung Yuan à la fin du Xll- siècle, c'est
« donner un sens plus pur aux mots de la tribu »
(Mallarmé), profiler la lacune de la signification ultime
dans le coeur même du mot qui nomme et classe les
choses du monde. Ceci ne peut se faire - selon le koan que par la spontanéité, I'improvisation. Il faut répondre
immédiatement, sans chercher à réfléchir, au dilemme
irrationnalisable du maître, soit par un mot, soit par un
geste. Il y a 1à une approche non-aristotélicienne de la
compréhension du monde. Pour le sage oriental, une
pomme n'est pas une pomme (principe d’identité), elle est
vécue comme une pomme et une non-pomme. Mieux
encore, elle ne doit pas être vue comme étant quoi que ce
soit, sans détermination. Ce n'est qu'à la fin de ce
processus de compréhension qu'on peut revenir a
l'affirmation (toute relative alors) de « la pomme est une
pomme ». Comme le signale Toshihiko Izutsu dans son
livre (p 81 ), J .P . Sartre dans La Nausée avait tenté de
faire comprendre, dans la vision du châtaignier par
Roquentin, le brouillard du réel quand on accède à la
reconnaissance existentielle: l’arbre se montre comme une
masse indiciblement confuse et mystérieuse, d'une
« effrayante et obscène nudité » (Sartre). L'Approche
Transversale telle que j'essaie de l’élaborer depuis
60
Izutsu Toshihiko - Le Koan Zen - Essai sur le Bouddhisme zen, Ed
Fayard, 1978.
143
quelques années trouve sa raison d’être dans ce carrefour
d'une pensée du Teukhein (le Faire) et du Legein (le
Représenter-Dire) comme dit Castoriadis, pensée de
l'Occident qui a donne naissance à notre conception de la
scientificité et de la technicité, et d'une autre
compréhension plus poétique, ouverte au non-savoir, au
non-agir et au questionnement philosophique. Apprendre à
réapprendre pour moi consiste à explorer autrement la
transversalité des situations éducatives.
La notion de Transversalité s'applique à deux niveaux
complémentaires
- La Transversalite de l'objet de recherche
Chaque situation de recherche, chaque « objet », est
considéré d’emblée dans sa totalité et sa complexité. Le
chercheur ne saurait être extérieur à son objet de recherche.
Il est en interaction permanente avec lui. Il est impliqué.
L'objet lui-même est conçu comme un magma de
significations tant individuelles que sociales, tant réellesfonctionnelles qu’imaginaires. La Transversalité de l’objet
est ce réseau symbolique qui vient dire (à condition de
l’élucider) I’enchevêtrement hypercomplexe de ce réseau
de significations dont les signifiés profonds s'évanouissent,
en fin de compte, dans l'obscurité de l'imaginaire
personnel et social.
Sur le plan heuristique, I'approche transversale signifie
alors une recherche qui conjugue avec le maximum de
nuances les différentes disciplines en sciences humaines
dont le statut est reconnu, ou en voie de légitimation, dans
la Cité Savante à l’époque considérée. Elle est résolument
interdisciplinaire, pluridimensionnelle et multiréférentielle.
- La Transversalité du Non-Savoir
Toute approche scientifique
la question du Non-Savoir
monde. Du Réel ultime,
« scientifique » . Au cceur
se heurte dans ses confins, à
essentiel sur les choses du
on ne peut rien dire de
même de la théorie la plus
144
pertinente réside un Non-Savoir occulte d’où jaillira, un
jour ou l'autre, sa contestation radicale. Pourtant d'autres
genres de pensée que scientifiques tentent de donner écho
à ce noyau obscur du savoir établi : I'art, la poésie, la
philosophie de l’être, I'interrogation spirituelle dans toutes
les civilisations humaines. L'approche transversale
reconnaît le bien-fondé de cette perspective et cherche la
méthodologie adéquate pour la rendre féconde dans
l'interpellation de la réalité. Ce faisant l'approche
transversale débouche souvent sur une pensée paradoxale,
une réflexion du doute libérateur ou l'humour est un
maître-mot. L'improvisation éducative dans toute sa
dimension de spontanéité, au sens de J.L. Moreno comme
au sens du Koan Bouddhique, semble être alors un des
axes fondamentaux de cette méthodologie.
Le travail d'improvisation poétique que s'est largement
développé dans l’école ces dernières années, comme en
témoignent les actions persévérantes et originales de J.
Charpentreau, de J.H. Malineau. des militants du GFEN.
et d'Action Poétique61, Ce retour à une activité créatrice et
à une dimension d’éveil aux « choses de la vie »
contribuera-t-il à limiter le drop-out scolaire de beaucoup
de jeunes dont certains n’hésitent pas à analyser durement
et lucidement les failles inéluctables de cette tache
impossible: l’Éducation ?.
– Un exemple d’improvisation : le récit
61
L'enfant, la poésie, Introduction de Georges Jean, Choix et notes critiques de
Christian Da Silva, et Jean-Hugues Malineau, Ed. Poésie I, Librairie St
Germain des prés n° 28-29, CHARPENTREAU Jacques - Enfance et poésie,
Editions Ouvrières 1972.
— G.F.E.N. (Groupe Francais d’Éducation nouvelle) - Cahier de poèmes,
réconcilier poésie et pédagogie, n° spécial Dialogues 197à. dossier réalisé par
Josette JOLIBERT et Lectures de la Poésie, n~ special ll, 1975.- Action
Poétique, enfant. école. poésie, n° 67-68, 1976 et plus généralement: Le
Magazine Littéraire, dix ans de poésie, n~ 140, septembre 1978.
145
Dans mon U.V. clinique en Sciences de l’Éducation, à
l’Université de Paris Vlll, j'ai toujours insisté sur
l'importance de l’écrit. Je reste persuadé, à I'encontre de
certains idéologues de l'audio-visuel que l' autorisation
passe par la création littéraire sans s'y enfermer.
L'Approche Transversale que je défends propose donc aux
participants d'écrire à partir des situations et des
événements vécus dans le groupe. Il s'agit d'une
proposition, non d'une imposition. Des le commencement
du cours, je donne les raisons épistémologiques et
ontologiques d'une nécessaire trace collective de notre
action dans la mesure ou l'Approche Transversale est une
recherche-action pédagogique à dominante existentielle.
Durant l’année universitaire 19801981, nous avons pu
assister à une transformation de la structure de base
proposée - le compte rendu en une création originale- le
récit dans le sens de la problématique de l' “autorisation”
et de l'improvisation collective .
Au début de l’année je demande au groupe de tenir un
Secrétariat de séances, suivant une rotation hebdomadaire
des secrétaires (deux ou trois) Les secrétaires doivent
rédiger un compte rendu synthétique qui relate les
principales phases de la séance et les diverses réflexions
significatives qui ont pu avoir lieu. Le compte rendu est lu
et ouvre la séance suivante. Il permet de relier la séance
présente a ce qui a été vécu lors de la séance précédente.
C'est un trait d'union symbolique dans l'existence
nécessairement discontinue du groupe. Après lecture,
chacun peut donner son avis, critiquer, modifier le texte
qui est en suite photocopie par les soins du groupe, pour
tous les participants. Cette prise en charge d'un Faire par le
groupe et pour le groupe, nécessitant un minimum de
débrouillardise, constitue, des le départ, une activité
collective que le groupe doit gérer. L'animateur soutient,
insiste, mais ne dépasse pas le seuil de l'imposition.
Si le groupe ne peut pas prendre en charge le Secrétariat,
l’animateur en prend acte. A la fin de l’année, chaque
participant possède ainsi un nombre non négligeable de
compte rendus dont l'ensemble constitue comme une sorte
146
de livre/journal, mémoire du vécu et des réflexions du
groupe, enseignant inclus. A partir de cette base, je
demande alors a chacun de rédiger une évaluation de ce
qu'il a compris, pour lui-même, de l'Approche
Transversale. Cette condition est impérative pour obtenir
l’Unité de Valeur en question et, évidemment, elle est
précisée des le premier cours de l’année. Cette année
(1980-1981). les étudiants du département des Sciences de
l’Éducation ont improvise a partir de la structure du
compte rendu. Celui ci, au début assez fonctionnel-réel,
est devenu peu a peu autre chose: un “récit”, terme inventé
par les étudiants pour qualifier leur production différente
d'un compte rendu, plus juridique. Les rédacteurs sont
devenus, au fil des séances, leur propre auteur, au sens
d'une prise de parole originale qui battait en brèche les
codes établis pour un compte rendu. Ce processus s'est
effectue lentement, en suivant la progression de la
constitution réelle du groupe. A un certain moment, nous
avons constate que nous ne pouvions plus appeler
« compte rendu » ce qui était proposé.
Le récit est une improvisation symbolique toujours
recommencée, individuelle et pourtant collective.
Le récit est une improvisation individuelle dans la mesure
ou l’étudiant part de la situation vécue par le groupe a la
séance et laisse sa pensée dériver en écho, selon un
cheminement amplificatoire tel que G. Bachelard le
propose pour comprendre la poésie. Il met en oeuvre une
“fonction de l’irréel” et exprime une attitude
phénoménologique au sens ou le phénoménologue nous
dit Bachelard “retentit a l'image poétique” et poursuit une
“poético-analyse qui nous aiderait a reconstituer en nous
l’être des solitudes libératrices”62.
Il s'agit bien d'une production personnelle car on y
discerne les symboles et les mythes, les références
culturelles et les habitus, le roman familial, propres a
chaque auteur qui prend sa parole. La parole retrouvée
62
Gaston Bachelard,
ed.), p. 85
La poétique de la rêverie, Paris PUF, 1968 (4e
147
sous l'humiliation de la consommation passive des images
des mass-media63 devient vraiment une parole de rencontre,
de communication et d'expression avec soi et avec les
autres. L’événement nomme est recréé dans le registre
singulier, imaginaire et symbolique, de l’étudiant.
L’événement fait boule de neige, provoquant structuration,
déstructuration, restructuration de l'univers symbolique
par l'acte même de l’écriture. L’étudiant sort de
l’aliénation par sa parole jaillissante, parfois déchirante.
Un équilibre étonnant s'effectue entre la fonction
expressive du langage (je parle pour me faire entendre,
ajouter quelque chose de moi à la nature) et la fonction
communicative ( je parle pour aller vers les autres). Plus
encore, puisque ce qui a été écrit doit être lu par l'auteur,
le corps entier entre en scène l’être est dans sa voix
comme le ciel dans son bleu. Communication et
reconnaissance vont de pair : l’auteur sait qu'il sera écoute,
le travail d’écriture est a la fois pour lui et pour les autres.
La solidarité du groupe s'exprime dans l'attente du récit.
Un rituel se profile: a chaque début de séance, la formule
revient: a quelqu'un a-t-il un récit à nous communiquer ? o
une, deux, trois noms propres s'affirment. Le groupe est
attentif car il sait qu'il va saisir, dans les mots qui vont
surgir des lèvres de l'orateur, un moment existentiel de
l'autre. comme étant a la fois semblable et diffèrent: ainsi
des mots qui prennent forme, concrètement, sur les lèvres
du sage dans la statuaire orientale. Chaque prise de parole
est une improvisation au niveau de la sensibilité. On donne
et on reçoit.
L’échange symbolique s’opère dans une sincérité que
souligne l’extrême retenue de la mise en scène. La liberté
naissante souffle sur les mots qui s'envolent pour parfumer
l’âme dont parle Bachelard sans complexe. Par cette
reconnaissance solidaire du groupe, par cette existentialité
de la personne dans sa parole, la liberté se concrétise car,
comme dit G Gusdorf, « Notre liberté concrète s'affirme a
la mesure de notre capacité de promouvoir ensemble
63
Jacques Ellul, La parole humiliée, Le Seuil, Paris, 1981
148
l'expression et la communication dans le langage qui nous
manifeste »64. Le récit est une improvisation symbolique
collective dans la mesure ou la trame de fond qui le
constitue est tissée par les événements, les réflexions, les
joies et les souffrances, les conflits, qui ont parcouru le
groupe. A l’écoute du récit chaque membre du groupe
retrouve, en filigrane, l’action dramatique de la séance
précédente dont il a pu être un des protagonistes, et par 1à
même, il la réinvente à son tour. Parfois cela donne lieu à
un échange âpres lecture. L'histoire du groupe se construit
par l’emboîtement des récits au fil des séances. L’écoute
est active et collective. La photocopie des récits permettra
d'y revenir plus tard et a valeur d'enracinement. Le silence
qui, souvent, suit la fin de la lecture d'un récit est un
silence à l’endroit comme pour le passage, signe dans la
blancheur bleutée, d'une étoile filante. Plus que jamais la
parole est ici évocation de soi et invocation d'autrui et, en
tant que telle, affirmation de la personne. Elle est le lieu
concret de cette métamorphose du langage militant, à la
fois singulier et communautaire. Épreuve ou l'Exister
hypercomplexe, incertain, solidaire, solitaire, pris dans le
jeu de Polemos et de l’indétermination, et dans son vouloir
vivre et son devoir-vivre irrationalisables, soumis à
l’aventure toujours possible de l'ubris, cette démesure à
notre portée, s'affirme, déchire par le dilemme: réalisation
progressive d'une autonomie fondamentale du vivant ou
fin nucléaire.
Ecriture-bricolage à partir de trois univers qui forment
magma dans le texte écrit: univers de l'auteur, univers du
groupe U.V., univers social et culturel dans lequel nous
vivons. Ecriture-parole qui, par le texte écrit, inscrit
l'auteur dans un projet de résistance à l’éphémère et qui,
par le Dire, le projette dans l’instantanéité et la finitude de
l'existence en acte.
64
Georges Gusdorf La parole, Paris, PUF, coll. Initiation philosophique. 1966.
149
I1 se peut que le récit tente de réaliser une véritable praxis
telle qu'elle est définie par C Castoriadis : « la praxis écrit-il - est le faire dans lequel l'autre ou les autres sont
vises comme êtres autonomes et considérés comme l'agent
essentiel du développement de leur propre autonomie »65.
L'autonomie développée par le récit est tout autant celle de
l'auteur que celle du groupe. Le récit montre à tous que la
parole est à prendre, que c'est possible. Certains
participants ont attendu un bon moment avant de prendre
leur parole par le récit Mais sans le récit des autres, ils ne
l'auraient jamais prise. Chaque récit est, de fait, le germe
floral d'un récit à venir de la part de l'autre. Il n'y a pas
d'autonomie sans solidarité. Il n'y a pas de récit sans
écoute et participation. Il n'y a pas de personne réalisable
sans convivialité réalisée. Toute création est. par essence,
collective, destinée aux autres autant qu'à moi-même, en
me faisant advenir à l’existence. Toute improvisation est
d’emblée sociale dans la mesure ou a on improvise
toujours a l’intérieur d'une société: dans un cadre culturel
et selon un code N (J.F. de Raymond, note 38 p. 176),
mais ce qui caractérise le récit, c'est sa dimension d’oeuvre
ouverte. L’oeuvre ouverte, définie vers 1950 en Europe se
situe entre la musique sérielle et l'improvisation
généralisée qu'elle relie. Elle suppose l'ouverture par
rapport au spectateur qui l’interprète en la recevant: “toute
oeuvre peut-être considérée comme ouverte dans la
mesure ou le spectateur peut la contempler sous une
multiplicité d'angles qui témoignent de son infinie richesse,
liée a son ambiguïté essentielle” (note 38, p. 178). Le récit
est oeuvre ouverte puisque l’écoute réappropriée du texte
devient, au sens propre, legende ( legenda : ce qui doit être
lu), legende du groupe que chaque participant, considéré
comme actant, se réapproprie grâce à l’histoire groupale
gravée en filigrane qu'il retraduit selon sa propre
symbolique et son propre imaginaire. Il y a dans l’écoute
collective du récit comme une symphonie du silence. Elle
65
Cornelius Castoriadis, L'exigence révolutionnaire, Esprit, février 1977, p. 06.
150
constitue un moment poétique d'une intensité remarquable,
comme on en rencontre quelquefois dans les groupes. Un
jour, un des participants a demande à réentendre le récit
qui venait d’être lu. Je suis intervenu en sens contraire. Le
récit, dans sa lecture et son écoute collective, est du
domaine de l'instant, du commencement, de
l'improvisation. Une lecture collective supplémentaire est
toujours une lecture de trop. Jamais le sourire d'un enfant
ne se répète de la même façon. Qui n'a pas su, ou pas
voulu, contempler, au moment du Dire, le point focal
d'une existence concrète, a perdu pour toujours ce
royaume.
Cette remarque montre assez que les notions de Perte et
d'Attachement constituent les deux lignes de faîte d'une
ascension anthropologique en Approche Transversale. Le
récit est un instrument de cette montée, place sur le plan
symbolique, comme ce a récit ~ analogique de René
Daumal intitule Le Mont Analogue (ed. Gallimard). Mais
c'est une montée qui ne peut se réaliser que par la présence
et la participation de tous. Cette montée n'a pas de fin.
Chaque pas. dans le pas des autres, est toujours le premier
pas, celui qui fait naître. Chaque pas est tout autant celui
qui termine le chemin sans avertissement: “Ainsi celui qui
monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en
commencement, par des commencements qui n'ont jamais
de fin” (Grégoire de Nysse, Commentaire du Cantique).
Chapitre 8
Qu’est-ce-que la Vie
Tout être humain est une forme de l’énergie universelle
qui se constitue, par l’imagination et une capacité
génétique de transmettre des informations par voie
151
physico-chimique, une représentation de ce qui est. La vie
sur cette terre demeure pour lui très mystérieuse et il
traque sans cesse ses profondeurs abyssales. Il utilise pour
cela le moyen de la science et de la technologie, de la
littérature, de l’art, de la mystique et de la réflexion
philosophique. Cette confrontation avec la vie lui fournit
les bases de son identité radicale et ontologique. Sans cette
identité l’être humain ne saurait connaître le sens de sa vie
ici-bas. Ce processus de rencontre avec le monde, au delà
de la fusion avec l’imago maternelle de l’infans, est
également un processus d’émergence de son propre être.
L’être humain s’aperçoit ainsi que tout est relation et,
comme disent les psychanalystes, « tout est langage »
(Françoise Dolto). Chaque perception, chaque concept ou
symbole comme chaque interprétation dépendent d’une
position dans un champ de positions. La seule façon de
connaître consiste donc à entrer en relation en toute
lucidité et à resituer cette relation dans un champ de
relations plus vaste. Poussé à la limite, le champ de
relations est constitué par l’univers dans son ensemble.
Aucun élément n’existe en soi dans l’univers. Il est
engendré dans une interaction permanente avec les autres
éléments. Ce qui fait sens, ce n’est donc pas l’élément
extrait conventionnellement d’un ensemble d’éléments
mais le système de relations qu’entretient cet élément avec
la totalité de son environnement, du plus proche au plus
lointain. Cette perspective épistémologique fonde
l’écologie et permet de comprendre la pertinence en
sciences humaines de certaines théories actualisées
aujourd’hui comme l’interactionnisme symbolique ou
l’ethnométhodologie par exemple. Dans un ouvrage,
Gregory Bateson, s’ouvrant à une philosophie orientale de
la vie, parle de l’unité sacrée en liaison avec son écologie
de l’esprit. Il donne un exemple précis du caractère
essentiel de la relation entre les objets en parlant d’une
cruche sur une table. Il s’agit d’un entrelacs de différences
152
qui exprime la seule existence de la relation et non
radicalement des éléments qui semblent séparés66.
Mais cette épistémologie est tragique pour la plupart car,
pour reprendre l’aphorisme de René Char, “la lucidité est
la blessure la plus rapprochée du soleil”, la lucidité
préconisée ici débouche sur le non-savoir du monde et de
soi-même. Nous sommes et demeurerons encore
longtemps un mystère dans le monde et pour nous-mêmes.
La “blessure” qu’il s’agit de “guérir” imaginairement,
c’est la réalité visible de la mort et la vanité de nos
réalisations et de nos pouvoirs sur le monde. En vérité elle
représente une blessure que personne ne saurait refermer
dans notre sphère de pensée. Il ne reste plus que,
stoïquement, à la manière des stoïciens d’Athènes du
IIIème siècle avant Jésus-Christ, à voir en face « l’abîme,
le chaos, le sans-fond » (C. Castoriadis) et à se tenir
debout. Elle fonde en grande partie la déroute morale et
intellectuelle de notre monde occidental qui, justement, a
axé la quasi totalité de son existence sur le déni de cette
blessure.
Mais c’est une blessure « la plus rapprochée du soleil » car
la souffrance qu’elle engendre est d’une telle intensité,
lorsqu’elle est reconnue, qu’elle nous oblige à aller vers
l’au-delà du non-sens. Nous sommes arrivés aujourd’hui à
ce point de non-retour dans notre civilisation planétaire.
C‘est très exactement ce que propose le maître zen dans un
koan ou un mondo à son disciple. “Quelle est l’essence de
la bouddhéité” demande ce dernier et le maître de
répondre : « le cyprès est au milieu du jardin. »
Comment faire pour ne pas succomber sous les coups et la
pollution de notre technologie planétaire ?
« Mystérieuse la mésange dont le chant bouillonne sous la
mitraille ».
Cette blessure nous ouvre à la lumière de l’intelligence
intuitive au delà de l’efficacité relative de l’intellect
rationalisant. Insight significatif, flash existentiel
66
Gregory Bateson, Une unité sacrée. Quelques pas de plus vers une
écologie de l’esprit, Paris, Seuil, 1996, 462 p., p.381.
153
bouleversant qui nous arrive alors dans une présence
instantanée. Le monde nous apparaît complètement
« relié » et toute “présence” est relation signifiante sans
pouvoir distinguer l’objet percevant et l’objet perçu.
Mais si tout est relation, tout est également processus et
changement.
1. Une représentation de la Vie
Sur ce point éminemment personnel, chaque chercheur en
sciences humaines devrait sans doute accepter de dire
quelle est son attitude philosophique. C’est à partir d’elle
que le chercheur organise son monde et entre en relation.
Il n’est pas anodin de remarquer par exemple que Gregory
Bateson termine son existence dans une communauté zen ;
que Rupert Sheldrake a décidé de vivre en Inde ; que
David Bohm a écrit un livre en collaboration avec
Krishnamurti et que Fritjof Capra a écrit un livre intitulé
Le Tao de la physique.
Pour moi, la Vie est l’énergie organisée intelligemment
qui est en même temps conscience. Non pas conscience de
quelque chose mais Conscience d’être, c’est à dire
Conscience non intentionnelle d’être un champ
énergétique de relations dans un ensemble non-duel.
Certains philosophes contemporains, dans la ligne de la
phénoménologie, commencent à penser qu’il peut exister
une « phénoménologie non intentionnelle », c’est le cas de
Michel Henri lors d’un collogue à Nice il y a quelques
années67. Vivre et être conscient sont de même nature
intrinsèquement et réciproquement. Au coeur de cette
présence au monde, nous trouvons une attitude méditative.
Le maximum d’intensité vivante signifie un maximum
d’intensité de conscience. C’est la voie de toute sagesse
que de la réaliser dans une existence terrestre. Comme
l’affirme Krishnamurti, nous avons besoin
de la
compréhension et de l’attention à ce qui est et non de la
croyance en des idées et en des maîtres.
67
Dominique Janicaud (s/dir), La phénoménologie en question, Paris,
Vrin, 1995
154
Cette Énergie-conscience est en même temps amour
désintéressé et liberté, avec des effets de création et de
destruction des formes phénoménales dans son
mouvement permanent.
La Vie est essentiellement dynamique, ce qui ne veut pas
dire qu’elle n’est pas Une, comme l’océan est un mais
animé sans cesse par des courants et des marées avec un
nombre infini de vagues. Ce dynamisme s’exprime par un
double processus. D’une part il actualise des forces
potentialisées. D’autre part il potentialise des forces
actualisées, selon une logique de la bi-polarité antagoniste
qui emprunte à Stéphane Lupasco68. Mais dans ce double
processus relié, rien ne se perd, rien ne se crée. En tant
qu’énergie-matière-conscience (E-M-C), la Vie, ou le Réel,
est depuis toujours dans un mouvement permanent
d’actualisation et de potentialisation. Il n’y a jamais eu de
dieu créateur autre qu’imaginaire dans cette représentation
du monde. Le Big-Bang, dont la datation supposée (15 à
20 milliards d’années) pose problème aujourd’hui aux
astrophysiciens par rapport à la date de création de
certaines étoiles primitives, n’est qu’un épiphénomène
d’actualisation par rapport au Réel, même s’il semble
avoir engendré ce que nous pouvons percevoir avec nos
instruments sophistiqués et pourtant insuffisants. Il
n’existe ni paradis, ni enfer. Il n’y a pas d’autres mondes
intermédiaires (anges, démons, entités diverses) que ceux
que nous créons par notre imagination. Mais il est vrai que
si nous les créons et si nous y croyons, ils existent en ont
des effets dans notre monde naturel, social et symbolique.
C’est pourquoi comme le propose Edgar Morin, il faut
comprendre et vivre avec nos mythes et nos symboles. La
plupart des sectes fondent leur autorité sur cette croyance
non élucidée et alimentée par tout un arsenal de rites, de
grands maîtres hiérarchisés et de decorum spectaculaire et
légitimant. Sur ce plan la sociologie est le scalpel du sacré
institué.
68
Stéphane Lupasco, Les trois matières Paris, 1970, 10/18 Julliard
155
Dans son remarquable ouvrage, « Le corps quantique »69,
le docteur Deepak Chopra, endocrinologue américain
d’origine indienne, spécialiste également de médecine
ayur-védique, nous invite à poursuivre la réflexion sur la
nature du corps à partir de la théorie des quanta. Il
démontre, avec de nombreux exemples tirés des sciences
physiques et biologiques, à quel point le corps est porté
par l’intelligence du Monde. Cette dernière évolue dans
une zone inaccessible à nos instruments d’action et
d’investigation. Elle est même largement réfutée par la
médecine académique. Pourtant, seule une conception de
cette intelligence suprasensible et universelle nous permet
de penser sérieusement les guérisons spontanées de
maladies incurables et mortelles.
Exister consiste à actualiser le flux nouménal de la Vie.
Naître est le début d’une existence phénoménale, d’une
nouvelle forme, c’est à dire d’un processus d’actualisation
de l’énergie. Mourir en est la fin, c’est à dire sa
potentialisation.
Cette
énergie-matière-conscience
extraordinairement organisée et informée que nous
appellons un être humain existe ainsi de la naissance à la
mort par toute une série d’actualisations et de
potentialisations énergétiques du flux de la Vie.
La mort singulière, la mort intime comme l’écrit Marie de
Hennezel70, d’un être humain constitue dans un premier
temps (l’agonie) une formidable condensation de l’énergie
existentielle qui se potentialise au fur et à mesure que
l’existant va vers sa mort. C’est la phase de détachement
des “choses de la vie” que nous rencontrons chez les
mourants conscients de leur fin prochaine. Au moment de
la mort - ce point virtuel entre la potentialisation et
l’actualisation - tout se passe comme si l’existence
individuelle s’était complètement densifiée en un seul
point qui potentialise toutes les actualisations. C’est alors
le moment d’un éclatement possible, un « big-bang »
69
Dr.Deepak Chopra, Le corps quantique, Paris, Dunod, 2003 (1999,
Interéditions)
70
Marie de Hennezel, La mort intime, préface de François Mitterand,
Paris, Robert Laffont, 1995
156
psychique, qui actualiserait de même et d’un seul coup
toute cette énergie potentialisée. Le bouddhisme tibétain
en reconnaît complètement l’importance à ce titre, dans les
étapes de son livre des morts, ce qui implique l’
accompagnement du mourant par une personne éveillée71.
N’est-ce pas ce que vivent ceux qui sont revenus des Near
Death Experiences (N.D.E.), ces “expériences au seuil de
la mort” lorsqu’ils parlent d’une Lumière intense et
généreuse ?
Posons le postulat que la réalisation du sage - l’Eveil - est
la prise de conscience de la Conscience-énergie, qui
s’actualise totalement au moment de ce point virtuel vécu
dans sa dimension symbolique et psychique, dans
l’existence même. Il s’agit bien d’une expérience de mort
psychique de l’ego. Si l’Eveil est intégral il n’y a pas de
résidu. Dans ce cas il n’y aura plus de “rêve de vie”. C’est
la libération, le Nirvilkalpasamadhi de la tradition
brahmanique, l’accueil du Nirvana, l’accomplissement de
la « pensée de la non-pensée » (hishiryo) du « libérévivant » qui, dans la tradition bouddhiste, ne se
réincarnera plus. Philosophiquement il demeure à tout
jamais dans l’univers nouménal, mais comment qualifier
ce « il » dont je parle ? « Ce dont on ne peut parler, il faut
le taire » comme l’écrit Ludwig Wittgenstein dans son
Tractatus Logico Philosophicus...
Certains libérés-vivants acceptent par compassion de
retarder leur immersion totale dans le Réel pour aider les
êtres qui souffrent de leur ignorance. On les nomme les
bodhisattvas dans la tradition orientale.
L’amour humain fondé sur le désir est une manifestation
de ce double processus de potentialisation et
d’actualisation de la Vie. Le désir est le moteur de
l’attraction et de la répulsion, du plaisir et de la souffrance,
71
Sogyal Rinpoché, Le livre tibétain de la vie et de la mort, Paris,
Editions de la Table Ronde, 574 pages, 1993
voir également mon article sur l’éducation tibétaine sur le web, dans
« le
journal
des
chercheurs »
http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=243
157
dont les éléments se superposent sans recouvrir tout à fait
l’actualisation et la potentialisation existentielles.
Ce qui attire un être humain vers un autre être humain,
c’est ce qui semble lui manquer, mais ce qui, en fait, est
potentialisé chez lui. La notion de manque en psychologie
des profondeurs est liée à l’ignorance de la réalité
ontologique. Pour le sage paradoxalement tout est vide
mais il ne manque rien.
Prenons monsieur Durand, un homme extrêmement actif
dans sa vie sociale, professionnelle ou politique. La plus
grande partie de son énergie vitale est canalisée dans son
existence sociale. Peu de temps lui reste pour se recueillir,
se condenser. Tout se passe comme si l’énergie était sans
cesse actualisée dans mille et un événements du quotidien.
Mais l’homme en question a parfois conscience que
beaucoup de ces événements sont du pur gaspillage
énergétique. Une « part maudite » (G. Bataille), un surplus
énergétique à exprimer en quelque sorte. En termes
jungiens nous dirons que cet homme a développé un
animus hypertrophié, en termes freudiens une dimension
phallique envahissante .
Inversement prenons madame Dupont, une femme qui
actualise totalement le domaine du « dedans », c’est à dire
qui potentialise tout ce qui est du « dehors » : la vie
sociale, économique, politique. Son existence est faite
d’introspection, de regard intérieur, de réflexions intimes,
de lenteurs et de tranquillité. Son allure est nonchalante,
évaporée, poétique. Elle donne à voir une dimension
« nocturne » de l’existence. Elle a développé son anima
au maximum. Mais il lui manque cette exubérance, ce
dynamisme affirmatif, cette érection sociale représentés
par l’animus particulièrement potentialisé chez elle.
Certaines cultures maintiennent ferme ce sens de l’animus
chez la femme : ainsi des cultures asiatiques. Au Japon par
exemple, même chez les femmes actives et
professionnalisées de la ville, il est de bon ton d’aller se
former auprès de moines zen, dans un monastère, pour
savoir accomplir traditionnellement la cérémonie de thé.
158
Évidemment les rôles pourraient être inversés et ne
dépendent que de l’état culturel de la société en question
et non d’une définition a priori de la nature de l’homme et
de la femme, sans nier, pour autant, des différences
biologiques et neuropsychologiques encore largement à
explorer.
Si monsieur Durand rencontre madame Dupont, que se
produira-t-il sur le plan amoureux ? l’émergence d’un
désir réciproque, d’un processus d’attraction/répulsion et
d’amour/haine propre à l’état amoureux. Monsieur Durand
demandera imaginairement à madame Dupont de lui
communiquer la part d’elle-même qui semble lui manquer
mais qui, en réalité, est potentialisée : son anima.
Inversement madame Dupont demandera sur le même plan
imaginaire à monsieur Durand ce qui semble absent chez
elle, son animus, sa faculté de s’affirmer dans la vie
sociale, mais qui, en réalité, est en attente. Madame
Dupont désire un homme consistant et monsieur Durand
une femme « féminine » et « psychologue ».
La rencontre de ces deux personnes risque d’être à la fois
un tantinet agressive et en même temps complètement
séduisante. Si elle se réalise en fin de compte, elle sera
passionnelle et largement imaginaire. Car, évidemment, ce
n’est jamais l’autre qui peut vous donner ce que vous
n’avez pas, ou plutôt ce que vous croyez ne pas avoir. Le
temps tranchera et dénouera l’histoire du couple. Si
l’imaginaire est trop fort, il est probable que le couple se
déliera rapidement. Dans un cas plus favorable des
médiations apparaîtront, tissées par le vie de famille, la
naissance et l’éducation des enfants et la matérialité de
l’existence concrète. La réalité fondamentale de l’autre
sera peu à peu reconnue. Ce faisant chacun deviendra un
peu plus lui-même par la reliaison à l’autre qui le révèle
dans son pseudo-manque, c’est à dire lui fait découvrir la
dynamique intrinsèque de la Vie toute en actualisations et
en potentialisations. Sur le plan d’une existence humaine
chacun prend conscience par l’autre de l’équilibre
nécessaire, de la « voie du milieu », entre une miactualisation/mi-potentialisation - un état T - comme dirait
159
Stéphane Lupasco - de l’anima et de l’animus de chaque
être humain. Dans cette perspective le couple amoureux
est le nid d’une sagesse future à deux.
Ce rapport amoureux fait d’actualisations et de
potentialisations énergétiques au sein de liaisons qui sont
la seule réalité met en exergue le caractère inéluctable de
l’implication dans l’interprétation en sciences humaines.
2. Les dimensions de la Profondeur
La Profondeur, qui s’allie au Profond et au Surfaciel, se
constitue de trois dimensions qui n’en n’épuisent
160
nullement la radicale nature avec laquelle nous
entretenons nécessairement une relation d’inconnu.
L’Énergie qui est intrinsèquement reliée à la fois à
l’Intelligence du monde et à l’amour ou compassion pour
tous les êtres sensibles. C’est la catégorie du Bon en
philosophie. De l’Énergie surgit la Matière (physique ou
symbolique) qui contient également toute l’Énergie.
La Beauté comme expression la plus fine des formes
reliées à l’harmonie potentielle de l’intelligence de la
Nature. C’est la catégorie du Beau. L’Énergie informe la
matière, à partir de son intelligence intrinsèque, qui se
transforme en beauté laquelle renvoie, symboliquement, à
sa source : l’intelligence de la Nature. L’artiste a toujours
à voir avec la Beauté, même lorsqu’il invente des formes
monstrueuses.
La Mouvance qui affirme la changement en acte de toute
structure et inscrit, de fait, le règne inéluctable de
l’Impermanence de tout ce qui prend forme. C’est la
catégorie du Vrai. Tout ce qui apparaît est, sans cesse, en
voie de structuration, déstructuration restructuration. Rien
n’est stable dans le temps relatif Seule la Profondeur
demeure, au delà du temps et de l’espace comme niveau
de réalité fondamentale, inconnue dans toute son ampleur,
reconnue chez et par certains êtres à partir du silence
intérieur de leur être au monde.
En approfondissant leur nature de Profonds, les êtres
humains reconnaissent la Gravité de toute existence à la
symbolique reconquise sur le monde de l’insignifiant. Car
la Reliance de tout le vivant les oblige à s’apercevoir de la
pertinence de la non-dualité, de l’unicité de tout ce qui vit,
dans la complexité et au delà des clivages de races, de
religions, de nationalités, de sexes, d’âges etc. Être grave,
c’est se conduire en être humain conscient de sa
responsabilité singulière dans le jeu du monde et dans le
jeu de l’homme si bien décrits par le philosophe Kostas
Axelos. Un bouddhiste dirait que c’est suivre l’octuple
sentier du bouddha historique : ne pas tuer, ne pas voler,
161
avoir des moyens d’existence juste, prononcer des paroles
justes, des actes justes etc...
C’est découvrir la transversalité et la gravité de la
compassion
3. Profondeur, ambivalence et transparence
L'être humain semble osciller entre deux profondeurs.
La première est celle de l'épaisseur, du compact, du massif.
Dans cet espace intérieur, il se replie sur lui-même, se
durcit, se coupe du monde et même des personnes qui lui
sont le plus proches. Sa forteresse vide devient imprenable
Il tombe peu à peu dans un isolement de plus en plus
évident. Sa solitude n'est pas créatrice. Sa vie bascule dans
la folie plus ou moins prononcée. E.Morin parle de cet
espace mental de chacun d'entre nous comme « homo
demens », inévitable, qui affleure sans cesse dans le
mouvement même de toute vie.
L'autre espace est celui de la transparence. Sa profondeur
est sans fond. Le sujet devient aérien, éthéré. Il s'espace de
jour en jour. Il semble perdre toute son incarnation.
Pourtant il soutient qu'il est singulièrement « présent » au
monde, dans une « perception immédiate de la réalité ». Il
devient lumière, fluidité absolue. Il se donne à ce qui vit et
même à tout ce qui est. Il est Cela. Son mystère est tout
aussi impossible à saisir. Sa voie est celle de la sainteté.
Quand il rencontre l'illumination, son bouleversement est
tel que personne ne peut le comprendre tant il dérange le
désordre établi. Lui-même se connaît-il d'ailleurs ?
Krishnamurti affirmait qu'il ne savait pas qui était
Krishnamurti ?
L'être humain habituel, l'être du banal et du quotidien,
n'atteint que rarement les frontières du fou et du saint, bien
qu'il en porte les inclinations dans le fond de sa psyché. Il
évolue dans un monde de complexité où les désirs tissent
leur langage contradictoire. Souvent, il ne comprend pas
ce qui lui arrive. Pourquoi tant de haine ou d'amour162
passion ? Pourquoi se sentir d'une tristesse infinie et peu
de temps après d'une joie apparemment fécondante. En
vain, cherche-t-il des recours pour trouver un équilibre qui
lui échappe. Psychanalyse, sexualité, aventure et voyages,
enfermement dans une secte, refuge dans le travail sans
frein, sont là pour tenter de le rassurer. En fait, rien ne
l'empêche de dériver vers l'un ou l'autre des deux pôles qui
agissent comme de mystérieux aimants : Le saint et le fou
le regardent venir dans une indécision remarquable. Le
sujet humain peut tout aussi bien tomber dans la folie ou
s'envoler dans la sainteté. Dans les deux cas, il se perd et
change d'être.
D'un côté, c'est le philosophe Althusser qui, d'un coup de
folie, tue sa femme, et termine ainsi son parcours
philosophique.
De l'autre, c'est le sage de l'Inde, Ramana Maharshi qui
quitte à seize ans sa famille pour vivre pendant des années
dans une grotte, après une expérience spirituelle qui le
transforme totalement.
D'un côté c'est la folie d'Hölderlin ou celle de Nietzsche
qui les ronge jusqu'à la mort. De l'autre, c'est la conversion
de Saint Paul sur le chemin de Damas ou la posture du
Bouddha au pied de son arbre jusqu'à l'Éveil.
Entre les deux, c'est monsieur et madame tout le monde,
avec leur cortège de tourments, de soucis quotidiens, leurs
envies et leurs rancœurs, leurs petites lâchetés, leurs
vanités ridicules, mais aussi leur générosité parfois
étonnante. Peut-on sortir de ces impasses ? Peut-on vivre
une vie dans le monde sans s'abîmer dans une sainteté qui
n'est plus de ce monde ou une folie qui nous cimente dans
l'impossibilité de toute rencontre ?
La mort en filigrane
163
La mort comme processus fécondant la pensée agit dans
tous les cas. Le saint dilue la mort dans la lumière. Il en
fait un enjeu permanent, une interrogation de chaque
instant. Le christianisme résout la question dans la
résurrection, le salut dans la croyance en un homme - le
Christ - qui est à la fois humain et divin. Comme l'a
montré Luc Ferry, sur ce plan, le christianisme présente
une sotériologie incomparable par rapport aux anciennes
croyances72. Encore faut-il vivre assez dans l'imaginaire
pour avoir la foi. La philosophe Simone Weil, dans son
vocabulaire de mystique chrétienne, avait, en son temps,
traduit une interrogation semblable à la dialogique
« transparence » et « épaisseur » par celle de la
« pesanteur » et de la « grâce »73. Mais, pour entrer dans
son argumentation, il fallait vraiment vivre dans
l'imaginaire énoncé plus haut.
Le fou s'engouffre dans la mort et en fait sa carapace
terrifiante car pour lui toute rencontre humaine est un
risque majeur. L'autre est, à proprement parler, la mort
ambulante et destructrice. On se souvient du Journal d'une
schizophrène du Dr Séchehaye qui montrait bien le côté
terrifiant d'une vie tournée vers une blancheur livide et
sans vie74. La folie exclut la possibilité d'aimer car, comme
dit Krishnamurti, l'amour ne commence qu'à la fin de la
souffrance et la folie est souffrance absolue.
Sur ce plan, l'idéologie post-soixante-huitarde qui
proclamait le royaume lumineux de la folie en glorifiant
Antonin Artaud, était une erreur et une méconnaissance de
la souffrance humaine. La « schizo-analyse » que Gille
Deleuze et Félix Guattari tentèrent de mettre en oeuvre,
proposait alors une opération d'ouverture à l' « homo
72
Luc Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie ?, Paris, Grasset, 2002
Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Paris, Union Générale
d'Editions, 1979, 187 p
74
Anne-Marguerite Séchehaye, Journal d'une schizophrène : autoobservation
d'une
schizophrène
pendant
le
traitement
psychothérapique... . - Paris : Presses universitaires de France, 1973
73
164
demens », certes, mais comportait une limite que ses
thuriféraires n'ont pas toujours su reconnaître75.
L'homme du quotidien évite la mort par tous les moyens.
Les plus sages l'affrontent dans une connaissance qui
donne vie à la phrase d'Héraclite : « mourir de vivre et
vivre de mourir ».
Il l'évite tant qu'il demeure dans le cycle des
conditionnements non-conscients en tant qu' « homme
fermé ». Tous les moyens lui semblent bons dans ce cas :
pouvoir, sexe, drogue, zapping, voyage, et même suicide.
Le monde « people » qui gagne jusqu'à nos politiques les
plus en vue, constitue sa face la plus moderne. Il s'agit de
jouer le jeu du spectaculaire et de la société du
clignotement. Produire un pseudo événement par jour pour,
en fin de compte, engendrer un monde de l'insignifiance.
L'homme du juste milieu l'affronte quand il demeure
"debout devant l'abîme" comme le voulait Cornelius
Castoriadis76. Il passe alors par une sorte de point de vue
stoïque sur le monde et les autres. La psychanalyse l'aide
sans doute dans l'arrimage de son désir aux prises du
principe de réalité. Mais la philosophie également, conçue
comme production de concepts sur ce qu'est le monde et
l'être humain dans le « vivre-ensemble ». Paul Ricoeur
nous en donne une leçon dans son ultime ouvrage, peu
avant sa mort 77 . Une écrivaine finement spirituelle,
Christiane Singer, à qui un jeune médecin annonce sa fin
prochaine d'une façon brutale, nous livre une méditation
75
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L'antiOedipe, Paris, Editions de Minuit,1972, 494 p., et , Capitalisme et
Schizophrénie, tome 2 : Mille Plateaux , Paris, Editions de Minuit,
1980, 645 p.
76
Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris,
Seuil, 1975
77
Paul Ricoeur, Vivant jusqu'à la mort, suivi de fragments, Paris,
Seuil, 2007
165
remarquable sur la fin de vie, dans un acte de création
littéraire qui donne à réfléchir78.
Certains êtres ne peuvent plus résister et choisissent d'en
finir, face à la souffrance physique ou morale
insupportable. Ainsi de Gilles Deleuze qui se jette par la
fenêtre soumis à un étouffement physique inévitable. Ainsi
du sociologue Nikos Poulantzas qui s'abîme avec la faillite
de ses idéaux de jeunesse. Ainsi de Primo Lévi qui
s'enfonce dans la désespérance de l'avenir hypothéqué par
l'horreur de la Shoah. Ainsi de psychologue Bruno
Bettelheim qui s'étouffe dans un sac en plastic. Ainsi du
poète hongrois Attila Jozsef qui se jette sous un train.
Le saint ne se suicide jamais. Mais il peut se sacrifier au
nom de la transparence comme ces moines bouddhistes
qui se donnent la mort en s'enflammant, face aux
militaires des régimes totalitaires. Au sein même de la
tragédie la plus inhumaine, il peut donner l'exemple d'une
transfiguration existentielle comme ce fut le cas d'Etty
Hillsum dans les camps nazis79
L'être du milieu, l'homme du quotidien, entre transparence
et épaisseur, affirme ainsi le caractère tragique de
l'existence humaine. Certes, il est probablement animé par
ce que Raimon Panikkar nomme ‘l'archétype du moine" »
et un sens du sacré profondément enfoui dans son
inconscient80.
Mircea Eliade soutenait que l'être humain est un « homo
religiosus » en ce sens. À en croire certains philosophes
contemporains, qui se déclarent athées, comme André
78
Christiane Singer, Derniers fragments d'un long voyage, Paris,
Albin Michel, 2007.
79
Alain Delaye, 2003, Sagesses concordantes. Quatre maîtres pour
notre temps : Etty Hillesum, Vimala Thakar, Prajnânpad,
Krishnamurti, ed. Accarias, L'originel, 2 volumes
80
Raimon Panikkar, L'éloge du simple, le moine comme archétype
universel, Paris, Albin Michel,1995
166
Comte-Sponville,
cette
dimension
proprement
« mystique » peut être également éprouvée au sein d'une
spiritualité laïque 81 . La neurothéologie aujourd'hui,
découvrant « le module de dieu » dans le cerveau, soutient
notre capacité physique à explorer cet autre niveau de
réalité82.
Dès lors que nous acceptons la complexité de l'humain,
nous nous devons de reconnaître, chez l'homme du juste
milieu, le jeu des deux polarités dégagées et leurs effets
dans la vie quotidienne. Cela revient à affirmer la pluralité
des « niveaux de réalité » dont parle Basarab Nicolescu83
et la mise en oeuvre d'un principe du « doute libérateur »
dont nous entretient la sagesse asiatique non-dualiste84.
Ce doute créateur achemine le sujet, un peu philosophe, de
« l'homme fermé » vers « l'homme noétique », en passant
par « l'homme existentiel » et « l'homme mytho-poétique ».
L'homme fermé
C'est l'homme de tous les conditionnements. L'homme de
l'habitus jamais vraiment remis en question. Pourquoi
sent-il ce qu'il aime ou rejette ? Pourquoi hait-il ce qui le
questionne ? Pourquoi parle-t-il ainsi de façon péremptoire
sans voir que son discours est totalement enfermé et
enfermant ? Il se veut homme des certitudes, des « il n'y
qu'à », du « il faut que ». Il n'y a qu'à enfermer à tout
jamais les déviants sexuels. Il n'y a qu'à imposer à jeune
enfant d'ancrer dans sa mémoire la culpabilisation
individualisée de l'abomination de l'Histoire.
81
André Comte-Sponville, L'esprit de l'athéisme, Albin Michel, 2006
voir l'enquête du Monde des religions, La science face à la foi, Le
mystérieux "point de Dieu", Le monde des religions, Janvier-février
2008, pages 6 à 11
83
Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité, manifeste, Le Rocher,
collection "Transdisciplinarité", Monaco, 1996
84
E.Alexis Preyre, Le Doute libérateur, Paris, Fayard, 1971
82 82
167
L'homme fermé développe des stratégies de guerre. Il est
l'être le plus antidémocratique sous le couvert d'un
discours humaniste. Il sévit en politique, évidemment,
mais également en philosophie, en sciences humaines et
sciences dites « dures », dans les sports, dans les loisirs etc.
Il raisonne en tout ou rien. Sa pensée est digitale : noir ou
blanc, Grand Satan ou Axe du Mal. Le contraire d'une
pensée de la complexité.
Sur le plan scientifique, l'homme fermé traque les
hésitations, les doutes, les histoires de vie, la recherche
clinique, les contradictions, les incertitudes, les
ambivalences, les faiblesses et les failles. Il n'approuve
que ce qui est chiffrable, mesurable, bureaucratisable. Il ne
reconnaît que ce qui est publié dans les revues
scientifiques dont il a la maîtrise de près ou de loin. Il
s'arroge le droit de dire ce qui est légitime et ce qui ne l'est
pas au nom d'un « mètre étalon » de la scientificité qui lui
permet de contrôler ce qu'il a déjà décidé, depuis
longtemps, de laisser vivre parce que cela ne dérangera
pas son ordre établi et immuable de « l'homo académicus »
(P.Bourdieu)85 .
Pour qu'il sorte de sa suffisance aveugle, l'homme fermé
devra passer par un « coup dur », un événement qui
révolutionne son petit genre de vie, son esprit sécuritaire,
ses rituels rectilignes. Ce peut être alors, pour lui, un flash
existentiel bouleversant qui le soumet à une
déstructuration complète. La vie revient vers lui, dans
toute son ampleur et sa complexité. Il ne comprend plus
rien. C'est sa « nuit obscure ». peut-être entrera-t-il alors
dans l'attitude de « l'homme existentiel » ?
L'homme existentiel
85
Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris : Éd. de Minuit ; 1984 ,
302 p
168
C'est l'homme qui accepte sa finitude et son incomplétude.
Il se sait faillible, contradictoire. Il n'hésite pas à vivre
selon des modes ambivalents en liaison avec des désirs
problématiques. Il entre facilement dans une logique
dialectique ou paradoxale. Il accepte le point de vue de
l'autre et ne cherche pas à le détruire ou l'invalider
immédiatement. Il a conscience que la sensibilité,
l'affectivité, l'imaginaire jouent leurs jeux dans une
existence humaine et qu'il faut leur donner une juste place.
Il sort de la raison mortifère pour entrer dans l'intelligence
de la vie.
Évidemment, il existe assez peu dans les institutions. Il ne
peut y faire que des passages rapides et conflictuels. Les
institutions et leurs hommes (femmes) de pouvoir ne
supportent pas la contradiction ou l'éclairage de leurs
blindages théoriques par le biais des rituels et des
idéologies.
L'homme existentiel est nécessairement tragique. Une
partie de lui-même l'appelle vers un dépassement des
contradictions au sein de la transparence et une autre le
retient dans des fixations et des crispations relevant de
l'homme ferme et du domaine de l'épaisseur. Il affronte
quotidiennement ses conflits intérieurs. Il éprouve,
souvent dans la difficulté, les impérialismes habituels du
désir de l'autre comme de son propre désir à l'égard
d'autrui. Il raisonne en terme de projet, de liberté,
d'engagement, de choix, de responsabilité, d'angoisse,
mais il en connaît, en même temps, ou il en pressent, toute
la relativité. Il a perdu le côté obtus, dichotomique,
rassurant de l'homme fermé. Il lui reste l'incertitude, le
doute, la déroute de l'imprévu.
S'il plonge au fond de ce tragique, peut-être trouvera-t-il la
voie vers « l’homme mytho-poétique » ?
L'homme mytho-poétique
169
Au bout de la nuit de l'homme existentiel, s'ouvre une
certaine clarté : celle de la création, du mythe et du
symbole poétique.
Habiter poétiquement sur terre, comme le voulait
Hölderlin, ce n'est pas seulement écrire des poèmes ou
réciter par coeur les grandes épopées de la mythologie
humaine.
C'est déstructurer et restructurer sa vision du monde en
réconciliant l'enracinement et le surgissement du mode
d'être de soi-même dans le vivre-ensemble au sein de son
environnement. L'énergie qui se déploie à ce moment est
torrentielle. L'imagination active fomente, sans cesse, de
nouvelles formes symboliques qui "relient" l'être humain
au passé et à l'avenir.
L'intuition du devenir devient extrêmement sensible. La
symbolique poétique intègre l'imprévu du réel inconnu
dans le processus continuel de l'improvisation. La
reconnaissance du passé et de son effet toujours actuel, fait
partie de la lucidité de l'homme mytho-poétique. Il
échafaude ainsi sa vie entre l'émergence du toujours neuf
et la « terrestreté » (G.Amar)86 du toujours enraciné.
En cela, l'homme mytho-poétique n'est plus un être de la
fermeture et de l'épaisseur, ni un être de l'ouverture totale
de la transparence, tout en dépassant, malgré tout, le risque
d'enfermement dans le monde des désirs toujours
insatisfaisants parce que jamais satisfaits dans la réalité du
monde. L'homme mytho-poétique assume ainsi la lenteur
face à l'omnipotence de la vitesse contemporaine, la
contemplation face au clignotement et au zapping de la
modernité, la simplicité face à la spectacularisation
tonitruante de notre société, la gravité face à la pseudo
responsabilité, « responsables mais non coupables »
86
Georges Amar, Du surréallisme à la géopoétique, 2e partie,
http://www.geopoetique.net/archipel_fr/institut/cahiers/cah3_ga2.html
#11.
170
comme disent les tenants du pouvoir pris en flagrant délit
de destruction ou d'accaparement du bien commun.
Peu à peu, l'homme de la création réelle et non factice,
l'homme mytho-poétique, s'ouvre à l'accueil de la
transparence. Il fait du silence en lui-même. Il ouvre des
brèches par où le surplus des choses insignifiantes de la
modernité peut dégouliner de sa conscience.
Le caillou trop taillé que nous portons
Ne vient pas du dehors
Mais dévale depuis le haut de l'esprit
Jusqu'en bas de nos larmes
.
Ce n'est qu'en bas des larmes
Qu'il casse la pointe de son sabre
Qu'il s'éduque
Qu'il se transforme
.
Pour tout cela
Seul le regard du dedans compte
.
Certains ruisseaux de montagne
Qui lui font la pente raide
Le savent aussi.
Christophe Forgeot87 .
Un vide créateur s'installe plus justement, plus
quotidiennement, en lui. Il opère une reliance véritable
avec les valeurs les plus sûres des sagesses de l'humanité.
Il est prêt pour découvrir, ou peut-être inventer, « l'homme
noétique » dans son être.
L'homme noétique
87
Christophe Forgeot, extrait de l'anthologie poétique « Devant le
monde, le poète », Grenoble, coll, éditions Alzieu, 2000, p.77
171
L'homme noétique est l'être humain qui sait être tangentiel
à la Profondeur. La transparence est la luminosité de celleci, sans commencement ni fin. En tant qu'être tangentiel, il
connaît cette Profondeur d'une manière sensuelle et
intuitive, à l'intérieur même de son existence concrète.
Mais il se gardera bien de dire qu'il sait ou qu'il peut
nommer la nature de celle-ci. Il est au plus près de ce que
j’ai nommé le Profond.
La Profondeur et sa transparence font partie de son être
qui rayonne littéralement. Psychologiquement, il ne sent
plus de distance entre lui et les êtres qui l'entourent. Il peut,
évidemment, opérer une distinction entre les éléments du
monde sans, pour autant, figer ceux-ci dans une
objectivation séparatrice. L'homme noétique est l'être de la
reliance par excellence. C'est, du même coup, l'être de la
joie, du « clair-joyeux » réalisé, et, parce qu'il n'est plus
dans la souffrance, l'homme noétique est l'être de l'amour
accompli, au-delà du Bien et du Mal. En termes
philosophiques, nous dirons que c'est le sage, celui dont,
justement, la philosophie (grecque) du Logos a entériné la
mort, comme le remarquent Gilles Deleuze et Félix
Guattari dans leur ouvrage Qu'est-ce que la philosophie ?.
Le destin d'un être humain n'est-il pas de cheminer vers la
vérité, « ce pays sans chemin » dont nous parle
Krishnamurti, parce qu'intérieur à soi-même, déjà-là de
toute éternité, prêt à advenir à la conscience, pour peu que
la personne lui laisse une place vacante ?
La personne devient alors cet individu (qu'on ne peut plus
diviser) totalement intégré au cours du monde, de telle
sorte qu'il n'y a plus, chez lui, personne à nommer.
172
Chapitre 9
Transversalité de la compassion
Voyageur, il n’y a pas de chemin, juste des sillages dans
la mer
Antonio Machado
(Poèmes et chansons)
Définition
J’appelle « transversalité » toute action matérielle,
physique ou symbolique qui traverse et modifie ce qu’elle
touche.
La transversalité de la compassion est une action animée
par un sentiment de reliance avec tout le vivant. La
reliance est la conscience à la fois affective et intuitive,
illuminative sur le plan cognitif, de faire partie d’un même
ensemble dynamique où tout est en interrelations. Cet état
de conscience nous place à un niveau de réalité qui n’est
pas habituel, car, de fait, nous considérons le monde, en
général, sous l’angle de la fragmentation.
Malgré ses proclamations récentes de bonnes intentions,
l’université ne va guère loin dans une prise en compte de
la transdisciplinarité qui développerait ce sens de la
reliance de soi à soi, de soi à l’autre et aux autres, et de soi
au monde.
La compassion surgit spontanément lorsque nous sommes
au plus près de notre être intime qui réalise notre reliance
avec le vivant.
Pour la comprendre il faut distinguer trois niveaux de
réalité.
Premier niveau : celui du plaisir/souffrance.
Deuxième niveau : celui de la tranquillité d’esprit.
Troisième niveau : celui de la Joie/peine.
Chaque niveau est englobant : le deuxième niveau englobe
le premier et est englobé par le troisième niveau. Ainsi
l’être du troisième niveau connaît aussi bien la tranquillité
d’esprit que le plaisir/souffrance, mais dans une attitude de
173
non-attachement. Ainsi le sage comprend, de l’intérieur, le
sens de la souffrance, mais sans jamais s’y complaire.
1.
Le niveau du plaisir/souffrance.
C’est le niveau reconnu de tous temps par les sagesses du
monde.
Pour le comprendre, ainsi que le deuxième niveau,
imaginons une maison qui serait notre « maison
intérieure », celle qui constitue notre refuge intime lorsque
nous sommes agressés par les duretés de la vie.
Elle présente un toit et des murs solides. Un salon où brûle
un feu de cheminée tandis que nous écoutons une
symphonie.
Mais voici un orage terrifiant. Les éclairs zèbrent le ciel.
Le tonnerre gronde sans cesse. Toute notre maison
intérieure tremble. Le toit qui nous protège reçoit les
coups de la grêle et même risque la foudre et le feu. Mais
nous avons un paratonnerre et l’éclair sera conduit jusqu’à
la terre où il se dissoudra. Nous sommes en sécurité.
Malgré tout, après l’ouragan, il nous faudra constater si
notre toit n’a pas subi quelques dégâts importants.
Pendant qu’il pleuvait, nous étions bien au calme au centre
de notre salon en contemplant le feu de notre cheminée.
C’est à peine si nous entendions le déchirement de
l’univers.
Se peut-il que nous puissions vivre dans cette maison
intérieure quelle que soit notre situation extérieure, notre
vie commune, même dans les tragédies les plus
importantes de l’existence ?
Dans la réalité habituelle, nous sommes animés sans cesse
par la double polarité plaisir/souffrance que le bouddhisme,
comme sagesse expérientielle, a bien analysée. Le DalaïLama expose dans un de ses ouvrages le constat suivant :
nous dînons d’un repas succulent, à nul autre pareil. Nous
en sommes particulièrement réjouis et, évidemment, nous
aimerions bien que ce moment se reproduise le plus tôt
possible. Mais, si nous regardons bien, immédiatement
ingérés, les aliments si fins, vont être transformés à
174
l’intérieur de notre estomac pour terminer en excréments
nauséabonds. Tout plaisir comporte intrinsèquement son
négatif. Toute sécurité matérielle présente sa face cachée
de risque de perte et de catastrophe. S’attacher au seul
bien-être matériel nous conduit irrémédiablement à la
souffrance et au malheur.
Que nous faut-il de plus pour être heureux ?
N’y aurait-il pas un besoin d’être autrement chez l’être
humain, une « autreté » comme la nommait Krishnamurti ?
Un besoin qui se transforme en appel et que Raimon
Panikkar nomme « l’esprit du moine » dans son « éloge du
simple » (Albin Michel).
2.
La tranquillité de l’esprit.
Impossible d’être vraiment en sécurité sans reconnaître en
soi-même une zone de sérénité où vient se dissoudre tous
les soucis de la vie. Je nomme ce vide créateur intime le
« Grand Bleu », qui conduit à la pleine réalisation d’un
clair-joyeux au fond de soi-même. Une capacité nonintentionnelle à faire le vide de l’esprit, c’est-à-dire à ne
pas se laisser agiter par des pensées, des images
bouleversantes. Mettre la conscience en jachère. Respecter
son fertile humus.
De nombreuses sagesses proposent des techniques de
méditation et de prière qui peuvent avoir leurs raisons
d’être. Mais toute technique présente un danger
d’attachement. Le sage montre la lune au disciple avec son
doigt tendu et le disciple regarde le doigt. Le livre dit
« sacré » devient un objet de culte et on tuerait si jamais
quelqu’un venait à s’en emparer. Les pèlerinages et les
sanctuaires se multiplient, en même temps que les
superstitions. Les lieux dits « saints » ont fait l’objet de
tant de morts et de plusieurs croisades chez les chrétiens.
La Djihad islamique comme guerre contre l’incroyant est
du même type, alors qu’elle devrait être, avant tout, une
guerre contre l’ignorance spirituelle en soi-même.
Krishnamurti a demandé à être incinéré immédiatement
après sa mort et ses cendres ont été dispersées dans trois
175
régions du monde, sans qu’aucun lieu ne puisse être
sanctifié. La « dent de Bouddha » n’est qu’une dent sans
importance, même si en Asie, elle fait marcher le
commerce.
Il est intéressant de constater que toutes les grandes
religions monothéistes ont engendré des tueries sans
nombre depuis leur création.
Je demandais souvent à mes étudiantes qui semblaient les
plus « religieuses » (par le port de signes distinctifs, et
contre lesquels je n’ai aucune intention de réagir, même si
cela n’est pas dans l’ordre de ma philosophie de la vie),
dans mon cours sur Krishnamurti, ce qu’elles feraient et à
quoi elles croiraient si, du jour au lendemain, tous les
livres « sacrés » et tous les lieux saints étaient détruits par
un phénomène mystérieux.
La tranquillité de l’esprit implique un non-attachement à
l’égard de toutes les religions du monde. Elle est
l’expression d’une spiritualité laïque qui reconnaît le sacré
sans entrer dans les arcanes de son organisation humaine,
trop humaine...
Elle n’implique aucune croyance en dieu a priori. Au
disciple que demande gravement « quelle est l’essence de
la bouddhéité » ? le maître de sagesse répond « le cyprès
est dans le jardin ». Krishnamurti se demandait pourquoi
les hommes avaient-ils besoin de coller - en plus - un ange
au sommet d’une magnifique montagne pour la
contempler ?
Je ne prône pas ici de « prendre refuge » dans le
bouddhisme. Aujourd’hui, la voie du Bouddha demeure
une organisation religieuse, dans ses diverses variantes
(zen, tantrique, bouddhisme amitâbha (écoles de la Terre
Pure), bouddhisme hinayâna). En Extrême-Orient, ce
bouddhisme perd du terrain, comme le catholicisme en
Occident. L’oeuvre et l’action humanitaires de l’actuel
Dalaï-Lama, Prix Nobel de la paix, ne sont pas pour rien
dans sa reconnaissance par l’Occident. Ce sage ne
demande d’ailleurs aucune conversion aux Occidentaux. Il
n’a rien d’un Saint-Dominique.
176
Mais, pour rencontrer cette zone de tranquillité au fond de
soi-même, aucun besoin de « sangha » (communauté de
fidèles), de rituels, de prières toutes faites, de livres sacrés,
de moralisme pré-établi, ou d’explications scientifiques.
Une simple capacité d’éveil à voir la forêt dans l’arbre, la
nature entière dans la forêt, l’univers dans la nature
circonscrite, le vide lumineux dans l’univers et, en fin de
compte, ce vide profond dans la moindre brindille. Le tout
dans un processus incessant de structuration,
déstructuration et restructuration des formes singulières,
aussi bien dans notre représentation du monde que dans
notre constitution physique et psychologique.
Un sage du XXe siècle, Jiddu Krishnamurti (1895-1986)
encore trop peu connu, nous a indiqué la voie à suivre. Sa
voie est celle d’un « éveil de l’intelligence » proche de
celle du Bouddha et, à mon avis, plus encore d’un sage
chinois conjuguant Lao-Tseu, Confucius et Bouddha, dans
une quête intérieure de « l’homme de bien », mais sans
maître spirituel, sans rituel, sans institution, sans
communauté de fidèles. Une véritable spiritualité laïque et
éthique, une « insoumission de l’esprit » pour notre temps,
comme le nomme le poète Zéno Bianu, où le besoin
d’autonomie critique de la personne va de pair avec son
besoin de dépassement personnel.
Mais la tranquillité d’esprit suppose un mode de vie non
perturbant et à orientation éthique dont le principe réside
dans la non-violence à l’égard de la vie. Aucun être
acceptant la peine de mort ne peut se prévaloir d’une
éthique de la vie. Il n’y a pas de guerre « juste ». Toute
guerre est un massacre de la vie et toutes les arguties des
fanatiques, des « politiques », voire des « philosophes » de
la guerre ne sont que paroles fallacieuses. Laisser sur le
terrain des millions de mines anti-personnelles demeure
une abomination.
3.
La Joie et la peine
La Joie n’est pas liée à la volonté de l’obtenir ni aux
moyens d’y parvenir. Elle n’a aucun rapport avec
177
l’intentionnalité. Elle est donnée par surcroît au terme de
la tranquillité d’esprit.
La Joie dont il s’agit n’est pas « personnelle » même si
elle est éprouvée très existentiellement. C’est la joie d’être
en vie, parmi d’autres, par une participation active au
processus de vie dans ses aspects les plus universels. Le
sage est l’être de la vie dans laquelle la mort est l’une des
composantes inéluctables. Peut-être que Spinoza l’a
connue avant d’y réfléchir ? et Robert Misrahi, qui en
parle si justement dans la foulée spinoziste et de Martin
Buber, est-il un philosophe de l’expérience comme le
souhaite Pierre Hadot ?
C’est une joie non exubérante. Une joie d’une simplicité
déconcertante. La joie de l’état T réalisé dans la
philosophie de Stéphane Lupasco. La joie de la marche,
seul dans la nature qui animait Krishnamurti tous les jours,
comme elle anime un éducateur comme Christian Verrier
aujourd’hui. La joie du poète taoïste sur sa montagne. La
joie dans la compassion d’un moine zen comme Thich
Nhat Hanh (dans « l’instant d’aimer »). La joie de ce
couple de paysans rencontrés par le héros du « soleil
même la nuit » dans le film des frères Taviani. « J’ai été
fait simple » soutient Krishnamurti en 1927, aux termes
d’un itinéraire spirituel des plus dépouillés.
Mais ce niveau de réalité ne va pas sans le sentiment de la
peine qui l’accompagne toujours.
Le peine est celle du constat de la souffrance des êtres
vivants et, surtout, des relations de causes à effet de cette
souffrance. Un véritable sage est capable d’avoir de la
peine, non seulement pour les victimes de la barbarie,
mais pour les barbares eux-mêmes. Car toute souffrance
infligée à autrui est le signe manifeste de l’ignorance de la
vie réelle et, en fin de compte, une souffrance qu’on
s’inflige à soi-même.
Le Dalaï-Lama raconte cette histoire éclairante d’un
moine rencontré en Inde et qui avait subi l’internement
dans un goulag communiste pendant 18 ans. Ce moine lui
dit qu’il avait dû résister à tous les dangers. « Quels
dangers » ? lui demanda le Dalaï-Lama ? « Le danger de
178
perdre ma compassion envers les Chinois » lui répondit le
moine.
Qui peut, authentiquement, prononcer une telle phrase
dans de telles circonstances ?
Le sens de la compassion naît et se perpétue à partir de ce
constat. L’amour oblatif n’est-il qu’une partie de la
compassion ? Celle - peut-être préférable d’après Luc
Ferry - qui se dirige principalement vers l’être humain,
comme il le soutient dans son dialogue avec André
Comte-Sponville (dans « la sagesse des sages »).
La compassion embrasse l’ensemble du vivant sans
accepter de priorité absolue. La peine ressentie n’est pas la
souffrance. Cette dernière est liée intrinsèquement au
plaisir et au risque de la perte.
Le sage qui compatît et qui a de la peine, demeure dans la
Joie. Avec lui, il s’agit d’une logique du tiers inclus. Il n’y
a pas la joie ou la peine comme éléments séparés et
opposés, mais la joie et la peine, formant le tiers, dans un
processus d’actualisation et de potentialisation relatives.
C’est l’esprit du bodhisattva qui a consacré sa vie à tous
les êtres vivants encore en souffrance.
La Joie, dans son extrême finesse, appartient encore à un
autre niveau de réalité, au-delà de toute contingence
naturelle et humaine. Elle est celle du Nirvilkalpasamadhi
dans le Vedanta ou du « Parinirvâna » bouddhique.
Le sentiment de compassion naît, en dernière instance, de
cette Joie, traverse et modifie notre monde, même si en
tant qu’humain et simple chercheur de vérité, nous n’en
connaissons que des éclairs intuitifs.
4. La Profondeur, les Profonds et la voyage intérieur
Le Profond représente toute être créé qui est relié à la
Profondeur comme partie indissociable. Tous les êtres
vivants sont des êtres « profonds », mais également tous
les objets du monde. Toutefois, il faut distinguer les êtres
profonds capables de ressentir la Profondeur de leur être,
voire de la nommer, de l’exprimer d’une manière ou d’une
autre et ceux qui restent muets sur ce plan (un rocher par
179
exemple). L’être humain est un « Profond » qui parle. Le
plus subtil parle comme la fleur donne son parfum. Le
plus lourd s’hérisse de citations.
Un lien intrinsèque unit Profondeur, Gravité et Reliance.
Le voyage intérieur fait découvrir ce lien imperceptible.
La Profondeur invite à l’intuition. Celle-ci conduit à la
Reliance qui reconduit à une intuition supérieure. Celle-ci,
tôt ou tard, débouche sur la Gravité.
La Gravité constitue le moment éthique du Profond
humain qui prend conscience de sa Reliance avec tout ce
qui est.
L’écologie de l’esprit élabore la philosophie fondamentale
de ce processus.
Tout sage est « grave », jusqu’à dans son rire torrentiel, à
la manière d’un maître zen. Tout acte, même infime, est
« grave » de conséquences parce que non-séparé de tout le
reste, même s’il apparaît comme distinct. Un battement
d’ailes de papillon ici, déclenche une tempête là-bas. Mon
absence de parole ou une parole trop tranchante un jour,
entraîne un suicide d’autrui un autre jour.
Entre la Profondeur et le Profond, une dialogique
permanente se construit. La dialogique dans la ligne
d’Edgar Morin, maintient les deux termes en relation, sans
pouvoir en éliminer l’un ou l’autre, sans pouvoir opérer
une synthèse hegelienne. La dialogique n’a pas peur du
paradoxe.
« Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? »
s’interroge le philosophe occidental (Heidegger),
cherchant, du même coup, par le Logos, une vérité qui lui
échappe sans cesse. Le sage chinois, lui, se contente aller
rendre hommage à la « pierre de rêve » dans sa plus
splendide réalité, sur un chemin de montagne.
D’un côté, chez le philosophe depuis Aristote, le Logos
implique un postulat sur l’origine et la fin de toute chose
nommée. La parole aurait toujours pour finalité de dire
quelque chose.
De l’autre, chez le penseur chinois traditionnel, il s’agit
plutôt de « nourrir la vie », les « souffles », l’énergie qui
180
nous mettent en mouvement, sans discuter indéfiniment
des origines ou des finalités.
Ce n’est que chez les stoïciens de la Grèce antique que
l’on trouve des analogies troublantes avec les anciens
penseurs chinois, notamment sur la question du Mal (en
Occident) ou du « négatif » (en Chine).
Le voyage intérieur à affaire avec la façon dont nous
pensons ces deux concepts : Mal et Négatif (F.Jullien).
Rester au niveau du « Mal », nous entraîne vers une
existence dramatique, qui requiert l’appel à la religion, à
une transcendance qui nous rassure sur le Bien, toujours là,
mais avec lequel nous ne savons pas vivre. Évoluer vers
son remplacement par le négatif dans tout « positif », nous
achemine vers une sérénité stoïque, dans un dépassement
permanent de nos affects vers une totalité plus vaste, mais
réduit peut-être nos possibilités d’exister comme sujet
capable de projet et de choix.
Le voyage intérieur de la personne contemporaine doit
passer sous les fourches caudines de ce dilemme : Mal ou
Négatif pour entrer dans une sorte de médiation/défi, de
métissage culturel. Le Mal permet l’émergence de
l’éthique, après dépassemenent du religieux. Le Négatif
implique le devenir permanent de toute certitude établie
ves une incertitude radicale, un horizon ouvert.
Il est intéressant de noter qu’un intellectuel et poète
chinois, formé en l’Occident, comme François Cheng,
réussit à vivre sur ces deux plans apparemment
antinomiques. Dans son livre sur Cinq méditations sur la
beauté, il développe une pensée taoïste, notamment de
l’art et de la poésie, et, en même temps, il se démarque
d’un absolu du « Négatif » pour aborder de front la
question du Mal.
Certains diront qu’il manifeste ainsi une personnalité
dotée de « dissociation ordinaire » (Lapassade) : tantôt il
est un Occidental pris au piège du Mal et de sa
dramaturgie ; tantôt il est l’Asiatique qui transforme le
Mal en négatif au sein d’un mouvement universel.
J’aurai plutôt tendance à le voir comme un « clairvoyant »
qui concrétise une logique du tiers-inclus et qui dérange,
181
du même coup, le bel édifice linéaire d’une pensée de
l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu.
La
société
contemporaine,
considérée
comme
hypermoderne, plus encore que postmoderne, déconstruit
toute forme de sentiment, en élément disjoints, séparés,
dont le sujet ne peut plus reconnaître le moindre sens.
4.1 Profondeur et voyage intérieur
D’emblée, le dictionnaire nous propose ses balises pour le
mot « voyage » (Trésor informatisé de la langue française)
Le dictionnaire nous précise :
A. Déplacement que l’on fait, généralement sur une
longue distance, hors de son domicile habituel. 1.
Déplacement considéré en fonction de la nécessité que
l’on a de se rendre dans un lieu déterminé. 2. Déplacement
que l’on fait dans un but précis (généralement politique,
économique, scientifique, religieux...). a) Long périple
effectué jadis par les grands voyageurs qui se déplaçaient
par terre ou par mer pour aller à la découverte et à la
conquête de contrées nouvelles. b) Déplacement fait par
des savants dans le cadre de leur spécialité (écrivains,
géographes, ethnologues, etc.) dans un but d’études,
d’observation et de recherche. c) Vx. Déplacement à des
fins religieuses. d) Déplacement effectué dans le cadre
d’une activité institutionnelle, rémunérée ou non. e)
Déplacement d’un personnage officiel dans l’exercice de
ses fonctions. f) Exploration de l’espace par des savants.
Déplacement fait par des particuliers dans un but
d’agrément, de loisirs, de dépaysement, de découverte. a)
Parcours organisé par un/des particulier(s) et prévoyant
des étapes de repos et de découverte (culturelle,
géographique, etc.). b) P. méton. Ensemble de services et
de prestations assurés par un organisme spécialisé qui
permettent aux clients de voyager pour leur agrément et
sans soucis, le plus souvent en groupe, sur un parcours
établi à l’avance. c) ÉDUC. NAT. Voyage (scolaire, de fin
d’année). Voyage proposé aux élèves de l’enseignement
général pour clôturer une année d’étude. Etc…
182
Ainsi le « voyage » se laisse entendre par l’idée de
« déplacement » avant tout, de mouvement d’un point à un
autre.
Or, dans le voyage intérieur, on ne se « déplace » pas
physiquement a priori. Sans doute, bouge-t-on dans sa
tête ? Est-ce parce que nous sommes « en chemin » ? Mais
vers où et qui bouge ? Ainsi j’irai plus loin : est-ce qu’on
entre vraiment sur un chemin et qui irait vers quoi ? la
réussite, le bonheur, l’amour, la vérité ?
Le voyage intérieur est un espace-temps de conscience qui
n’est pas de l’ordre de la durée, mais de l’intuition de
l’instant. Ce n’est pas aller d’un point A à un point B,
horizontalement, mais, au contraire, c’est une plongée à la
verticale, dans la Profondeur, d’instant en instant..
Le mot Profondeur, je l’ai dit, me sert de métaphore pour
nommer ce que l’on ne peut énoncer, ce qui est de l’ordre
de l’ineffable parce qu’il s’agit de la totalité du Réel. Un
« réel voilé » comme le pense un physicien comme
Bernard d’Espagnat ? Le Cosmos des philosophes
stoïciens de l’Antiquité grecque ? La déité subtile sous
tous les noms de dieu, comme le propose l’apophase des
mystiques rhénans ? Le noumène kantien sous tous les
phénomènes ? La Nature spinoziste où le « conatus »
s’affirme ? Ou encore le Tao des anciens Chinois au sein
duquel le « Vide médian » (F.Cheng) puise ses ressources ?
Le Chaos-Abîme-Sans-Fond » de Cornelius Castoriadis ?
L’ »Otherness » de Krishnamurti ? Je ne me prononce pas
à cet égard.
La Profondeur nous propulse dans l’errance en tant que
nous sommes parties intégrantes de la Nature. Le poète le
sait d’emblée :
Terre qui nous a fait
Ces errants que tu portes
Incertains du local
Incertains du parcours
(Eugène Guillevic)
183
Dans le voyage intérieur, on ne se prépare pas. Il se peut
même que toute préparation, empêche ainsi le véritable
voyage sur ce plan. Programmer son itinéraire revient à ne
jamais comprendre de quoi il s’agit. D’ailleurs l’ultime
« voyage », vers la mort, peut-il se « programmer »,
excepté en cas de suicide ?
Tout voyage intérieur est de l’ordre de l’itinérance
personnelle, en synchronie avec, radicalement, l’Errance
du Monde, et, principalement, « la poéticité du jeu du
monde » dont parle le philosophe Kostas Axelos dans son
oeuvre.88.
Sous cet angle, le voyage intérieur va de « commencement
et commencement », sans fin. Il est porté par les ailes de
l’improvisation. Contrairement aux créationnistes
intégristes, je ne vois aucun « dessein » divin dans cette
errance. Plutôt un « déploiement » de ce qui est.
Il implique la reconnaissance de l’inconnu, de la nonmaîtrise, de la surprise parfois difficile à assumer.
Mais surtout, il nous fait vivre le saut qualitatif dans un
autre niveau de réalité. Ainsi, dès la naissance, lorsque le
nouveau-né, sortant du ventre de sa mère, respire pour la
première fois à l’air libre et découvre le « cri primal » et le
sens (ici avant tout sensoriel) d’être en vie. Tout voyage
intérieur est de cet ordre : surgir dans un autre niveau de
réalité, au risque de s’y perdre, d’en mourir sur un plan de
conscience rassurant.
Le voyage intérieur nous conduit à une réflexion sur la
naissance, d’instant en instant, de nous-même, de notre
relation aux autres et au monde. Hannah Arendt a
beaucoup médité sur ce concept. Elle en tire une
philosophie qui enrichit l’existence humaine.(cf. Françoise
Collin, « Agir et dormir »)89.
88
89
Kostas Axelos, Le jeu du monde, Paris, les éditions de minuit, 1969
F.Colin, in « Hannah Arendt et la modernité », Paris, Vrin, 1992, 27-46
184
Peut-être faut-il parler de cinq naissances, comme je le
pense, dans ce voyage intérieur vers un état instable de
« sérénité crispée » (René Char).
A chaque naissance son risque spécifique, ses rituels, ses
obstacles, ses réussites relatives.
4.2 Les cinq naissances de l’être humain dans la
psychologie d’accomplissement de soi
La psychologie d’accomplissement est celle, en vérité
toujours inachevée, qui tente le développement complet du
développement du potentiel humain, sans oublier ses
dimensions désirantes, ses dimensons sociales et ses
dimensions spirituelles.
Elle demande une ouverture à ce que j’ai nommé
« l’approche transversale, l’écoute sensible en sciences
humaines »
(Anthropos,
1997).
Psychologie
transpersonnelle, elle s’ouvre sur le Sans-Fond du réel,
dans une relation d’incertitude, de doute créateur et
d’imprévisibilité.
Le Sans-Fond
à ma fille Laurianne pour ses 18 ans
Le Sans-Fond n’est pas une pierre
Pour alourdir l’univers
Le Sans-Fond
N’est pas la mer à boire
Au bord des cils d’un enfant
Le Sans-Fond n’est pas le bruit de la ville
Qui reste là
Au creux des arbres
immobile comme un chat
Le Sans-Fond n’est plus l’amour
Posé sur la lanière du Temps
185
Ni la mort
Ni le rien
Le Sans-Fond n’est pas la coccinelle rouge
De l’instant
Ni la fumée dans la flamme
Ni le soleil dans un verre d’eau
Le Sans-Fond ne fait ni rire ni pleurer
Mais donne à voir
Le Sans-Fond est sans pourquoi
Brindilles
Chaos rampant
Ouverture jaillissante
Pour s’énoncer, la psychologie d’accomplissement appelle
une forme d’expression essentiellement symbolique et
mythopoétique, sans ignorer des formes plus académiques
et prosaïques.
Elle est une psychologie parce que j’insiste, comme dans
de nombreuses sagesses, sur le fait que tout changement
commence par une révolution expérientielle dans la
conscience individuelle. Cette nouvelle conscience est une
conscience « autre ». Elle n’est plus « conscience de »
quelque chose mais conscience sans attribut, équivalent à
la plénitude du vivre et d’être totalement présent dans
l’espace-temps de l’instant vécu.
Cinq naissances me semblent indispensables dans cette
perspective. Ces cinq naissances prendront effet au cours
du déroulement processuel d’une vie, dans la mesure ou la
personne en prendra conscience dans une sorte d’insight à
la fois lié à sa capacité de discernement et d’intuition.
- La première naissance est celle intrinsèque à la pulsion
sexuelle. Une naissance potentielle au niveau du désir de
nos parents, qui nous enracine à jamais dans la complexité
et l’imaginaire.
186
- La deuxième éclate avec la naissance proprement
biologique et le cri primal. Une naissance viscérale, qui
nous met au jour, avec ce premier cri, et nous fait entrer
dans le tragique de l’humain.
- La troisième apparaît par le truchement de la fonction
paternelle initiant à la Loi symbolique et permettant au
petit homme de se séparer de sa mère. Une naissance
symbolique que la fonction paternelle nous impose en
nous décortiquant de la sphère maternante.
- La quatrième nous introduit à la naissance sociale et à la
citoyenneté comme élément-clé de la « polis » grecque.
Une naissance sociale qui nous fait comprendre le sens du
mot « nous » et « responsabilité ».
- La cinquième, la plus subtile et la plus importante sans
doute, nous ouvre à l’infini et à notre place dans la nature.
Une naissance sacrale qui nous ouvre à la relation
d’Inconnu et au dépassement de toute singularité dans une
totalisation en cours.
Pas de voyage intérieur sans prise de risque. Son
déploiement constitue une série d’événements qui
bousculent le caractère institué d’une existence « adulte ».
C’est du côté de l’inachèvement qu’il faut regarder pour
comprendre le sens même du « chemin qui mène vers
l’intérieur » dont parlait Novalis. Avec le risque (et la
« peur » qui l’accompagne) une brèche est introduite dans
les hauts murs de l’existence établie. Un doute se profile
sur le « qui l’on est ». Le « je » perd de sa consistance
absolue. Au fur et à mesure, il se délite. Souvent, cela se
fait tout à coup, sans pouvoir le prévoir.
Dans un premier temps du voyage intérieur, le monde
environnant est remis en question. Le sujet voyageur
plante ses questionnements en son sein comme le toréador
sur le dos musclé du taureau.
Il peut se complaire dans ce jeu, souvent intellectuel. Il
capitalise alors son savoir livresque sur le monde et se
cache derrière les mots, comme les Sophistes. Un jour il
comprend que les mots cachent trop souvent le désert de la
pensée. Parfois, une phrase suffit, malgré tout, à
187
l’éclairement de toute une partie de l’essentiel, de la
Profondeur.
4.3 Le voyageur devient un » Profond » : vers un
réenchantement du monde
Le Profond représente toute être créé qui est relié à la
Profondeur comme partie indissociable. Tous les êtres
vivants sont des êtres « profonds », mais également tous
les objets du monde. Toutefois, il faut distinguer les êtres
profonds capables de ressentir la Profondeur de leur être,
voire de la nommer, de l’exprimer d’une manière ou d’une
autre et ceux qui restent muets sur ce plan (un rocher par
exemple). L’être humain est un « Profond » qui parle. Le
plus subtil parle comme la fleur donne son parfum. Le
plus lourd s’hérisse de citations.
Un lien intrinsèque unit Profondeur, Gravité et Reliance.
Le voyage intérieur fait découvrir ce lien imperceptible.
La Profondeur invite à l’intuition. Celle-ci conduit à la
Reliance qui reconduit à une intuition supérieure. Celle-ci,
tôt ou tard, débouche sur la Gravité.
La Gravité constitue le moment éthique du Profond
humain qui prend conscience de sa Reliance avec tout ce
qui est.
L’écologie de l’esprit élabore la philosophie fondamentale
de ce processus.
Tout sage, ce Profond par excellence, est « grave »,
jusqu’à dans son rire torrentiel, à la manière d’un maître
zen. Tout acte, même infime, est « grave » de
conséquences parce que non-séparé de tout le reste, même
s’il apparaît comme distinct. Un battement d’ailes de
papillon ici, déclenche une tempète là-bas. Mon absence
de parole ou une parole trop tranchante un jour, entraîne
un suicide d’autrui un autre jour.
Entre la Profondeur et le Profond, une dialogique
permanente se construit. La dialogique dans la ligne
d’Edgar Morin, maintient les deux termes en relation, sans
pouvoir en éliminer l’un ou l’autre, sans pouvoir opérer
188
une « synthèse » hégelienne. La dialogique n’a pas peur
du paradoxe.
« Pourquoi y-a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? »
s’interroge le philosophe occidental (Leibniz, Heidegger),
cherchant, du même coup, par le Logos, une vérité qui lui
échappe sans cesse. Le sage chinois, lui, se contente aller
rendre hommage à la « pierre de rêve » dans sa plus
splendide réalité, sur un chemin de montagne. D’un côté,
chez le philosophe depuis Aristote, le Logos implique un
postulat sur l’origine et la fin de toute chose nommée. La
parole aurait toujours pour finalité de dire quelque chose.
De l’autre, chez le penseur chinois traditionnel, il s’agit
plutôt de « nourrir la vie », les « souffles », l’énergie qui
nous mettent en mouvement, sans discuter indéfiniment
des origines ou des finalités.
Ce n’est que chez les stoïciens de la Grèce antique que
l’on trouve des analogies troublantes avec les anciens
penseurs chinois, notamment sur la question du Mal (en
Occident) ou du « négatif » (en Chine).
Le voyage intérieur à affaire avec la façon dont nous
pensons ces deux concepts : Mal et Négatif (F.Jullien).90.
Rester au niveau du « Mal », nous entraîne vers une
existence dramatique, qui requiert l’appel à la religion, à
une transcendance qui nous rassure sur le Bien, toujours là,
mais avec lequel nous ne savons pas vivre. Evoluer vers
son remplacement par le « négatif » dans tout « positif »,
nous achemine vers une sérénité stoïque, dans un
dépassement permanent de nos affects vers une totalité
plus vaste, mais réduit peut-être nos possibilités d’exister
comme sujet capable de projet et de choix.
Le voyage intérieur de la personne contemporaine doit
passer sous les fourches caudines de ce dilemme : Mal ou
Négatif pour entrer dans une sorte de médiation/défi, de
métissage culturel. Le Mal permet l’émergence de
l’éthique, après dépassemenent du religieux. Le Négatif
implique le devenir permanent de toute certitude établie
ves une incertitude radicale, un horizon ouvert.
90
François Jullien, Du mal/Du négatif, Paris, Points-essais, 2006, 182
p.
189
Il est intéressant de noter qu’un intellectuel et poète
chinois, formé en l’Occident, comme François Cheng,
réussit à vivre sur ces deux plans apparemment
antinomiques. Dans son livre sur « Cinq méditations sur la
beauté », il développe une pensée taoïste, notamment de
l’art et de la poésie, et, en même temps, il se démarque
d’un absolu du « Négatif » pour aborder de front la
question du Mal91.
Certains diront qu’il manifeste ainsi une personnalité
dotée de « dissociation ordinaire » : tantôt il est un
Occidental pris au piège du Mal et de sa dramaturgie ;
tantôt il est l’Asiatique qui transforme le Mal en négatif au
sein d’un mouvement universel.
J’aurai plutôt tendance à le voir comme un « clairvoyant »
qui concrétise une logique du tiers-inclus et qui dérange,
du même coup, le bel édifice linéaire d’une pensée de
l’identité, de la non-contradiction et du tiers exclu.
La
société
contemporaine,
considérée
comme
hypermoderne, plus encore que postmoderne, déconstruit
toute forme de sentiment, en élément disjoints, séparés,
dont le sujet ne peut plus reconnaître le moindre sens.
Le mot sentiment, lui-même, devient tellement « mou »
qu’on ne saurait le discerner de l’émotion ou de la passion.
Tout se vaut dans une équivalence généralisée fondée sur
la marchandisation de l’humain.
Entre les hypermodernes « flamboyants » (Nicole
Aubert)92 et ceux qui sont laissés pour compte, exclus, les
« loosers », les sociologues, les philosophes de la
modernité n’en peuvent plus de disserter et d’interpréter
des données sans cesse répétitives. Ils débouchent sur « la
fatigue
d’être
soi »
(Alain
Ehrenberg),
le
« désenchantement du monde » (Marcel Gauchet), le
constat d’un « art de réduire les têtes » (Dany-Robert
Dufour), sans compter tous ceux qui n’arrêtent de
91
François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin
Michel, 2006, 160 p.
92
Nicole Aubert, L’individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004, 320 p.
190
vilipender les pédagogues du haut de leur énorme
suffisance médiatique (Alain Finkielkraut).
Mais ils en arrivent, nécessairement, à poser des
équivalences, mettre en relation intrinsèque des instances
qui
s’appellent
mutuellement :
l’hypermoderne
« flamboyant » demande le « looser » pour exister ; le
premier de la classe nomme le dernier ; la star des médias
indique, ipso facto, l’anonyme qui se sert à rien, le « chef
d’entreprise » suppose le salarié convaincu de sa légitimité.
Tous ces raisonnements sont de l’ordre d’une logique
identitaire, fondée sur le tiers exclu et le principe de noncontradiction. Nous appelons de nos voeux une autre
logique trinitaire ouverte sur la complexité, dans laquelle
un processus d’actualisation et de potentialisation
lupascienne est en jeu.
Nous devons, pour nous faire comprendre, proposer un
schéma pour montrer deux espaces de sens de notre
modernité :
Une zone 1 qui réunit les discours habituels sur la société
hyper ou postmoderne, avec ses membres hypermodernes
« flamboyants » et ceux qui sont en perte de vitesse, les
« loosers ».
Une zone 2 qui introduit un troisième terme (les
« clairvoyants ») et qui vient bouleverser la logique du oui
ou du non du premier espace.
L’émergence de ce troisième terme n’est pas sans relation
avec celle d’une troisième Renaissance spécifiquement
contemporaine, sous la Première Renaissance humaniste,
rationnelle, scientifique, laïque, et la deuxième,
coexistante, mais cachée, plus ou moins traquée par la
première à cause de son intérêt pour l’approche
« imaginale » (H.Corbin)93 de la réalité.
93
Henri Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, de l’Iran mazdéen à
l’Iran shî’ite, Paris, Buchet-Castel, 2005(réed), 303 p., le Prélude à la
deuxième édition (1978) s’intitule « Pour une charte de l’Imaginal ».
On peut y lire ceci : « La fonction du mundus imaginalis et des
Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice
entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle
immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise »
191
Les trois Renaissances
L’épistémologie contemporaine ne peut méconnaître la
manière dont s’est nouée l’histoire de la pensée sur le
monde depuis l’Antiquité (Mohamed Taleb)94.
On sait que la Renaissance au XVe-XVIe siècles à repris à
son compte l’apport de la Grèce et de Rome, dès le
Moyen-Age. C’est à travers la pensée d’Aristote, puis de
Saint-Thomas d’Aquin en Occident, ou d’Averroès en
pays musulmans (Cordoue, 1126 - Marrakech, 1198), et
d’un nouveau regard sur l’art et la littérature antiques,
qu’elle s’est constituée. Pour Thomas d’Aquin, et malgré
ses accusations de trahison à l’égard d’Averroès à la fin de
sa vie, celui-ci est le « commentateur » par excellence
d’Aristote, l’autorité qui fait loi. Attaquant Averroès, les
augustiniens du XIIe siècle, avec saint Bonaventure,
seront persuadés d’atteindre Aristote, de même que les
averroïstes, avec Siger, croiront suivre le philosophe grec.
Il semble bien en effet qu’Averroès ait surtout visé à être
un disciple fervent d’Aristote, dont la doctrine lui
apparaissait comme « la souveraine vérité » et dont il sut
expliciter certains aspects mal éclairés.
La Renaissance s’est affermie avec le siècle des Lumières
(XVIIe-XVIIIe) durant lequel les philosophes ont proposé
une autre façon d’être au monde inspirée par la raison, la
science et l’humanisme.
C’est le triomphe de ce que je nomme la Renaissance
affichée.
Mais sous cette Renaissance, une autre existait, plus ou
moins cachée, occultée. Cette Renaissance cachée
les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le
monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles,
d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation
médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une
discipline impensable là où elle s’est dégradée en « fantaisie », ne
secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les
dévergondages. »
94
Mohamed Taleb, Sciences et archétypes, Dervy, 2003
192
remontait, elle aussi, à l’Antiquité, mais se refusait à rester
dans l’orbite intellectuelle d’Aristote. Elle prenait ses
racines dans l’alchimie, l’occultisme, la puissance du
mythe, un rapport différent à la divinité.
Elle fut traquée et étouffée, en apparence, à commencer
par les femmes, les « béguines » qui dès la fin du MoyenAge jusqu’à la grande purge des « sorcières » sous
l’Inquisition payèrent un lourd tribut à la Renaissance
affichée.
L’apophase des théologiens (théologie négative de Maître
Eckhart) qui s’est ouverte sur l’hénologie (la philosophie
de l’Un) fut un des fleurons de cette Renaissance cachée,
depuis la fin du Moyen-Age.
Pourtant la Renaissance cachée n’a jamais disparu. Ses
membres sont restés dans l’ombre mais ont oeuvré. On
peut dire, avec René Lourau, qui raisonne en terme
révolutionnaire, que nous avons assisté jusqu’à nos jours à
un « continuum onirique révolutionnaire » de ce type de
Renaissance. Bien des scientifiques jouaient sur deux
tableaux : une face diurne fondée sur une raison
aristotélicienne et une face nocturne animée par une
expérience et une interpellation plus magique ou
imaginaire. Ainsi ils conciliaient la science et la foi.
Nous assistons aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle,
avec la transition du XXe siècle qui a vu un
bouleversement complet dans les représentations
scientifiques du monde, à un retour du refoulé, une
Renaissance moderne qui prend deux voies essentielles.
Une liaison avec l’ « Imaginal » (Henri Corbin) et ses
archétypes, ses mythes et ses symboles, bien analysée par
Gilbert Durand et relayée par la psychologie des
profondeurs de Carl Gustav Jung.
Une expérience de la déité, l’Un, sous le dieu apparent
(avec sa théologie négative chez Maître Eckhart), la
nomination d’un « réel voilé » dans la science des hautes
énergies (Bernard d’Espagnat), le sens de la nature chez
Spinoza ou encore la notion de « noumène » chez Kant.
Mais plus encore, peut-être, une troisième voie se dessine
qui comprend les deux premières.
193
C’est la complémentarité des approches et des visions du
monde, avec une conception plus immanentiste proche de
la pensée chinoise (F.Jullien) 95 . Il se peut que la
reconnaissance de la pensée chinoise soit le germe d’une
pensée de notre siècle qui s’ouvre. Le philosophe Liang
Shumming soutenait que la culture chinoise était celle qui
convenait à notre modernité libérale, dès les années vingt.
Peut-être avait-il raison ?
Je pense, également, que la philosophie non-dualiste de
Krishnamurti correspond à cette attente spirituelle de notre
temps.
Cette troisième Renaissance, propre sans doute au XXIe
siècle, nous indique la voie vers la complexité assumée, la
multiréférentialité, la transdisciplinarité. Elle est la voie
des « clairs-voyants », à la fois rationnels et
mythopoétiques, corporels et spirituels, mortels et ouverts
à l’éternité. Le clairvoyant voit « clair » dans l’opacité de
la réalité car ses deux capacités de compréhension son le
saisissement et le discernement.
Par le saisissement il vit, dans son corps même, dans ses
sensations, les effets immédiats de l’environnement.
Par le discernement, il prend ses distances sans se
désimpliquer, sans se séparer du monde pour considérer ce
dernier avec un regard intérieur à la fois d’intellection et
d’intuition.
Car le clairvoyant sait réunir l’intuition et la reliance.
Chapitre 10
Intuition et reliance en éducation
J’ai décidé de participer à ce congrès 96 parce que sa
thématique me semble essentielle à l’heure actuelle. Nous
95
François Jullien, Si parler va sans dire. Du logos et d’autres
resssources, Seuil, 2006
96
extrait de la Conférence aux Rencontres mondiales Kolisko – Congrès
inter-et transdisciplinaires, médecine, pédagogie, éducation sociale –
194
avons, en effet, à reconnaître, au-delà et à travers les
données des sciences contemporaines, l’impact et
l’imprégnation de ressources qui sont le propre d’une
conscience humaine élaborée, et dont l’intuition est, sans
doute, un des plus beau fleuron, à côté de la raison et de
l’imagination. Pour ma part, en tant qu’éducateur, j’ai
toujours pensé que cette capacité humaine jouait un rôle
déterminant dans la juste appréciation du « moment
propice » en situation éducative, pour parler comme la
philosophie chinoise. Une longue pratique de l’écriture
poétique m’a fait comprendre, de l’intérieur, à quel point
l’intuition intrinsèque à la psyché rejoignait la reliance
centrée sur le monde naturel et social. Si l’intuition nous
ouvre, spontanément, à la beauté du monde, la reliance
nous éclaire sur la fondamentale unité du monde vivant et,
du même coup, à l’intense souffrance de sa mutilation
permanente. Dans son dernier ouvrage consacré à « Cinq
méditations sur la beauté » (2006), le poète et philosophe
François Cheng, nous confirme, avec son esprit de finesse
habituelle, notre aventure vers cette intelligence de la
relation à soi-même, aux autres et à l’univers.
Les deux concepts qui nous sont proposés par le Congrès
Kolisko sont à la fois essentiels en éducation et, en même
temps, d’un flou artistique qui laisse les chercheurs un
peu sceptiques sur leur caractère opératoire.
Certes, l’intuition est bien connue des philosophes depuis
longtemps. Celui de reliance est plus récent et date de la
deuxième moitié du XXe siècle. Pourtant, ils restent
encore méconnus des sciences de l’éducation.
Les sciences de l’éducation sont allergiques à tout ce qui
ne relève pas de la raison et même d’une certaine « raison
française » si j’ose dire. Elles se sont construites sur une
opposition à la religion et à la croyance que la pédagogie
serait innée à toute personne bien intentionnée. On
retrouve encore cette croyance chez certains cadres
L’intuition dans la relation éducative, 21-25 août 2006 - UNESCO
195
d’entreprises, malgré tous les stages de formation destinés
à les sensibiliser à ce propos.
Les deux concepts d’intuition et de reliance viennent
plutôt de la philosophie plus ou moins ouverte à la
spiritualité et de la sociologie moderne prudente à l’égard
des idéologies trop rigides.
Ces deux concepts sont fondamentaux en éducation. Je
veux tenter d’argumenter en ce sens dans cette conférence.
Il s’agit également de montrer leur dialogique subtile et
leurs effets sur l’éducation et la recherché.
Deux idées-clés, en guise d’ouverture :
Une articulation centripète et centrifuge
L’intuition est centripète. Elle relève d’un
processus interne à la personne. Elle va vers l’intérieur du
psychisme, au sein d’une vision du monde dont les
représentations dessinent le rapport qu’entretient le sujet
avec son monde.
La reliance est centrifuge. Elle part du sujet pour
aller vers les autres et le monde. Cette interaction et cette
interférence lui rappellent à quel point il est toujours un
élément d’un ensemble plus vaste que lui-même, inscrit
dans une dynamique complexe qui le dépasse et l’inclut en
même temps.
Une dialogique incontournable des deux concepts
s’ouvrant sur une pensée paradoxale
L’intuition s’ouvre sur la reliance, dans la mesure
où cette faculté humaine, au-delà de toute raison
raisonnante, impose au sujet l’idée qu’il n’est jamais
qu’un élément d’une totalité vivante dotée d’une énergie
spécifique dont la source demeure largement inconnue.
La reliance pleinement vécue permet au sujet de
coconstruire sa propre vie et la vie collective dans la
relation avec les autres et la nature. Mais, au fur et à
mesure qu’elle s’approfondit, la reliance débouche sur une
relation d’inconnu par la complexité qu’elle découvre et
196
par le sens de la finitude et de la mort, qui s’impose à elle.
Aucune formation complexe, de la vie individuelle et
sociale, économique et politique, culturelle et religieuse,
ne résiste au temps. Sous cet angle, la reliance est une lutte
contre la mort qu’elle intègre à la vie, mais dans un regard
lucide qui ne l’élimine pas magiquement. Au fond de la
reliance, la personne s’aperçoit qu’elle n’est plus
“personne” justement, qu’elle remet en question sa
supposée identité, pour s’insérer dans une totalité
dynamique dont la non-dualité est la nature profonde. À la
fois du monde et avec le monde, le sujet reconnaît
pourtant qu’il n’y a plus personne à nommer, au terme de
sa reliance accomplie.
Ce constat est bouleversant et réanime une
intuition nouvelle qui lui fait voir d’autres niveaux de
réalité. Le processus ne finit pas et le sujet demeure sur
une voie qui n’a pas de chemin car tout est là, dans
l’attention vigilante de soi-même, des autres et du monde.
La pensée qui résulte de ce processus est paradoxale. Elle
exige de conjoindre des choses opposées, contradictoires,
sans qu’une dialectique ne débouche nécessairement sur
une synthèse acceptable. La logique identitaire, sans être
refusée, devient secondaire et perd son impérialisme
occidental. C’est plutôt le goût de la métaphore, de
l’analogie qui s’impose. La personne comprend bien
mieux la poésie et l’art en général. Elle accepte les zones
d’incertitude, les déraillements du sens. L’homo sapiens
devient le frère de l’homo demens pour reprendre E.Morin.
L’homo demens toujours en arrière-fond de l’homo
sapiens. C’est le coup de tête inimaginable de Zenédine
Zidane lors de la finale de la coupe du monde de football,
le 9 juillet 2006 et son exclusion. La pensée chinoise lui
paraît plus claire et la philosophie apophatique plus
pertinente.
Mais reprenons cette argumentation en détail
1. De l’intuition et de l’intuitif
197
Définition
Selon le dictionnaire, l’intuition est une connaissance
directe et immédiate d'une vérité qui se présente à la
pensée avec la clarté d'une évidence, qui servira de
principe et de fondement au raisonnement discursif.
Intuition directe, fondamentale, première, pure; intuition
de l'espace, du temps; connaître une vérité par
intuition.(Trésor de la langue française). Il s’agit d’une
pure intelligence qui épuise son objet lorsqu'il le perçoit
clairement et qui donc ne peut faillir dans cet acte.
Pour Kant, dans son idéalisme transcendantal, la pensée
intuitive opère sur les contenus et des formes sensibles. Le
noumène au sens positif est la chose en soi, en tant qu'elle
est objet d'une intuition intellectuelle et au sens négatif
c’est la chose en soi, en tant qu'elle n'est pas objet de notre
intuition sensible. Mais Kant dont la critique est à l’origine
de la plupart des épistémologies modernes, maintient le
rôle fondamental de l’intuition, et lui donne un sens tout
nouveau. En vertu du principe de l’idéalisme
transcendantal, qui est une philosophie du sujet, cette
notion perd son caractère réceptif ou contemplatif; elle
relève de l’acte ou de l’objet comme produit d’un acte.
Pour Bergson, l’intuition est la sympathie par laquelle on
se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce
qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable97. Le
savoir intuitif est de l’ordre de la vision.
Étymologiquement, intueor , intuitus se rapportent à l’acte
et à l’attention du regard. Aussi, dans son sens large, sera
intuitive une atteinte directe de l’objet qui se présente dans
sa pleine gratuité.
Plus récemment, et sous l’influence de la pensée
allemande, le terme a récupéré les valeurs de
l’Anschauung ou de l’Erschauung , c’est-à-dire d’une
synthèse opérée par l’imagination sur les bases d’une
expérience sensible. “Ainsi, par son origine et par ses
97
Bergson, La Pensée et le mouvant, Genève, A. Skira, 1946 [1934], p.
174
198
développements, le terme d’intuition est apte à désigner
toute forme de compréhension immédiate, et concerne des
couches très diverses du savoir.”(Encyclopédia
Universalis). : L’intuition est fondatrice et fournit des
vérités qui ne peuvent venir ni de l’expérience ni de
l’argumentation. Ainsi de La fameuse affirmation de
Pascal, que les principes de la géométrie viennent du cœur
et non de la raison.
Si l’on rattache les états intuitifs de la conception aux
transitions historiques d’un savoir qui change sa logique et
ses référentiels, ces états apparaîtront, comme l’avait déjà
bien noté Gaston Bachelard, comme des instances très
dialectiques. Ce sont des instances de blocage, dans la
mesure où elles fixent les acquis du passé du savoir; et ce
sont des instances de novation, dans la mesure où elles
projettent sur le futur des possibilités encore indéterminées.
L’intuition nous demande de nous détourner des habitudes
de l'intelligence scientifique classique mais aussi celles du
sens commun. Toute recherché sur cette thématique, nous
prévient Bergson, nous conduit aux railleries faciles98.
Pour Bergson, l'être vivant doué d'instinct n'est pas
inconscient au même titre que l'est une pierre, seulement
sa conscience est virtuelle, endormie, puisque l'être ayant
un instinct développé n'a pas besoin d'éveiller sa
conscience pour vivre. Cet instinct comporte une
connaissance des choses, au sens où par exemple le
nouveau-né connaît instinctivement le sein de sa mère.
C'est une connaissance pleine, mais qui ne s'applique qu'à
un objet restreint. L'intelligence est une connaissance des
rapports. Sa première signification est vitale : c'est une
fonction d'adaptation permettant la survie. L'objet auquel
elle s'applique est la matière. L'intelligence est avant tout
la faculté d'établir des rapports et de les varier
indéfiniment. Son opération principale consiste à produire
du nouveau par le réarrangement d'éléments préexistants.
L'avantage de l'intelligence sur l'instinct est qu'elle n'est
98
Dans sa conférence « Fantômes de vivants », Énergie Spirituelle,
p.61
199
pas limitée à ce qui est utile, alors que, par l'instinct, l'être
vivant ne connaît que ce qui l'intéresse pour vivre. C'est
pourquoi un être intelligent porte en lui de quoi se
dépasser lui-même. Mais l'intelligence ayant pour objet
principal la matière, elle ne se représente clairement que
l'immobile. Elle n'est donc pas faite pour penser
l'évolution, c'est-à-dire la continuité d'un changement qui
serait mobilité pure. Elle est donc caractérisée par une
incompréhension naturelle de la vie. A contrario, l'instinct
est tourné vers la vie, comme l'intelligence vers la matière.
“Il est de la nature de l'intuition, il serait intuition s'il était
devenu désintéressé, conscient de lui-même et capable de
réfléchir son objet. Une connaissance de la vie ne peut
donc naître que d'une collaboration entre l'intelligence et
l'intuition. L'intuition – selon Céline Tarrade - montre à
l'intelligence qu'aucun de ses cadres ne convient
parfaitement à la saisie du processus vital, mais l'éveil de
l'intuition suppose les inquiétudes et interrogations de
l'intelligence, et elle aura besoin de celle-ci pour expliciter
ses résultats, les développer et les communiquer en
concepts
On voit ainsi chez Bergson une dialogique entre intuition
et intelligence et entre intelligence et instinct. Pour
Bergson, penser intuitivement est penser en durée et c'est
par l'expérience intérieure qu'on peut acquérir une
connaissance très concrète de la durée. Cette conversion
de l’esprit est une vision intérieure de l’esprit par l’esprit.
La conscience saisit la continuité indivisible du flux de la
vie intérieure, le premier degré d'intuition est donc une
intuition de soi par soi, une coïncidence du sujet avec luimême dans une saisie de son propre élan.
Mais l’intuition va plus loin que nous-même et nous fait
rencontrer d’autres consciences. Par la sympathie, ce
« sentir ensemble », l’intuition nous permet une
interpénétration des consciences dans un partage de la
durée. Ainsi de l’intuition philosophique qui, par une seule
image, nous fait saisir toute la philosophie d’un auteur.
L'intuition nous permet de saisir la durée et de coïncider
avec ce qui dure. De même que le physicien étudie dans le
200
vivant ce qu'il a d'inerte (ses propriétés physicochimiques), le philosophe peut saisir dans la matière ce en
quoi elle dure, et participe donc de la spiritualité. Pour
Bergson, l'intuition est ce qui atteint l'esprit, la durée, le
changement pur : nous faisons partie du monde et le
monde est en nous, par l'intuition la conscience humaine
saisit qu'elle est « apparentée à une conscience plus vaste
et plus haute ». Cet élargissement par degré du champ de
l'intuition signifie que par elle nous sentons « les forces
qui travaillent en toutes choses », car nous participons de
l'essence de tout ce qui est.
Ainsi l'intuition est une saisie par le dedans de ce qui dure,
et permet une connaissance profonde du monde.
Bachelard, on le sait, à partir de la critique einsteinienne
de la durée objective, s’est opposé aux thèses de Bergson
concernant sa conception de la durée, dans son Intuition
de l’instant 99 . Seul le présent est conscient et tissé
d’instants éphémères. Notamment, Roupnel et Bachelard
pensaient qu’on ne pouvait comparer que dans l’espace et
le temps, ce qui implique une philosophie de la durée et
une nécessaire emprise de l’imaginaire. Or, on ne saurait
comparer ce qui advient immédiatement, ce qui sans cesse
naît et meurt, dans la succession d’instant inédits. Toute
comparaison relève de l’imaginaire et d’un arrêt sur un
entre-deux d’instants séparés. La durée intime, synonyme
de sagesse, est constituée d’instants sans durée, et propose
au sujet une harmonie préétablie dans la raison, mais elle
n’est pas une donnée immédiate de la conscience comme
chez Bergson. Bachelard souligne que « l’intuition
temporelle de M.Roupnel affirme :
1° le caractère absolument discontinu du temps ;
2° le caractère absolument ponctiforme de l’instant. »
(p.38, op.cité).
Par cette intuition, Bachelard développe une conception du
temps qui s’accorde assez bien avec celle d’une pensée
chinoise taoïste ou bouddhiste. Il ne prouve rien, parce
qu’il le dit : « une intuition ne se prouve pas, elle
99
G.Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Le livre de poche,
Biblio-essqais, Stock, (1931), 1992
201
s’expérimente ». Dès lors, Bachelard aura l’intuition de
concevoir la poésie comme « une métaphysique
instantanée » (op.cité, p.103) dans laquelle le poème « se
tisse de nœuds à nœuds (p.107), ce que je ressens moimême complètement dans l’écriture poétique.
Chez Freud, l’intuition est regardée avec circonspection. Il
l’utilise, dans son acception de connaissance immédiate et
non « travaillée » quand il la reconnaît chez Anna O. dont
il dit : « Elle est remarquablement intelligente,
étonnamment ingénieuse et très intuitive. Étant donné ses
belles qualités mentales, elle aurait pu et dû assimiler une
riche nourriture intellectuelle qu’on ne lui donna pas au
sortir de l’école. On remarquait en elle de grands dons
poétiques, une grande imagination contrôlée par un sens
critique aiguisé qui, d’ailleurs, la rendait totalement
inaccessible à la suggestion100.
Il décrit une forme d’intuition, au sens d’une divination
appuyée sur les indices et les failles du secret à propos de
la découverte par le petit garçon de deux ou trois ans des
relations sexuelles dans le cadre de son vécu oedipien.
Pour Freud, l’intuition ne pouvant être soumis à la critique,
ne s’ouvre pas sur une connaissance fiable. Néanmoins,
l’être intuitif provoque chez Freud une admiration certaine.
Pour l’intuitif, écrit Freud, “La psychanalyse ne pouvait
pas lui enseigner grand chose du point de vue de sa
pratique, mais elle lui en donna l’intelligence théorique et
lui permit d’en expliquer les bases et d’en rendre compte.
Mais on ne doit pas croire qu’un tel don de compréhension
100
S. Freud et J.Breuer, Études sur l’hystérie, PUF, traduction Anne
Berman, p.14. Voici le texte en anglais : « She was markedly
intelligent, with an astonishingly quick grasp of things and
penetrating intuition. She possessed a powerful intellect which would
have been capable of digesting solid mental pabulum and which stood
in need of it - though without receiving it after she had left school. She
had great poetic and imaginative gifts » (On the psychical
mechanism of hysterical phenomena: preliminary communication Breuer and Freud – 1893 / Freud, Complete Works p.14»
202
intuitive est partagé par tous ceux qui ont en charge
d’élever des enfants »101.
L’intuition ne peut pas plus fonder la religion ou la
philosophie. Freud s’en prend directement à Bergson dont
l’appel à l’introspection se confond avec la notion
d’intuition. Nulle connaissance n’est dérivée de la
révélation, l’intuition ou la divination.
Cependant, dans l’interprétation des rêves, le succès
dépend de l’ingéniosité, de l’intuition immédiate, c’est
pourquoi l’interprétation symbolique des songes a pu
s’élever à la dignité d’un art qui exigeait des dons
particuliers.
L’intuition prémonitoire n’est pas exclue à ce moment.
Néanmoins, toute activité intuitive est commandée par des
idées en grande partie subconscientes. Seules les pensées
les plus claires, les plus fortes, sont saisies par la
conscience propre, tandis que la grande masse des
représentations actuelles mais plus faibles reste
inconsciente. L’intuition, de quelque nature qu’elle soit,
« ne peut nous montrer rien d’autre que des motions et des
attitudes primitives, proches de la pulsion, très précieuses
pour une embryologie de l’âme si elles sont bien
101
The author had worked for many years in an official capacity as a
director of municipal institutions for delinquents before he became
acquainted with psycho-analysis. His attitude to his charges sprang
from a warm sympathy with the fate of those unfortunates and was
correctly guided by an intuitive perception of their mental needs.
Psycho-analysis could teach him little that was new of a practical kind,
but it brought him a clear theoretical insight into the justification of
his way of acting and put him in a position to explain its basis to other
people. It must not be assumed that this gift of intuitive understanding
will be found in everyone concerned with the bringing-up of children”.
(Preface to Aichhorn’s wayward youth, 1925 / Freud, Complete
Works p.3247) cité par B.Auriol, “remarque sur l’idée d’intuition chez
Freud”,
http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/Intuition_Freud.htm#_ft
nref19
203
comprises, mais inutilisables pour nous orienter dans le
monde extérieur qui nous est étranger102.
De son côté Carl Gustav Jung donne une place essentielle
à l’intuition dans sa typologie psychologique.
On sait que pour lui, l'individu dispose, pour s'adapter au
monde extérieur et aux conditions de sa propre structure,
de quatre fonctions principales qui sont : la Pensée, le
Sentiment, la Sensation et l'Intuition.
Chaque être humain possède ces quatre fonctions à des
degrés d'évolution différents. L'une d'elles est, en général,
plus développée et plus consciente que les trois autres,
c'est la fonction principale. C’est la plus sûre, celle qui
réagît le plus spontanément. Une autre lui sert de fonction
auxiliaire (ou adjointe). La troisième et la quatrième sont
plus ou moins inconscientes et rudimentaires.
Les quatre fonctions principales agissent de la façon
suivante :
1.
La Sensation constate ce qui existe autour de nous
elle est perception pure. On l'appelle aussi «fonction du
réel ».
2.
La Pensée nous indique ce que signifie la chose
perçue.
3.
Le Sentiment nous transmet la valeur que cette chose
a pour nous. Il établit le rapport entre le sujet et l'objet, il
admet ou refuse.
4.
L'intuition, enfin, vise les possibilités que cachent
une chose, un être ou une situation. C'est la fonction de
compréhension spontanée, non réfléchie, venue par la voie
de l'inconscient. On dit de quelqu’un qu’il est intuitif s’il
porte avec aisance des jugements justes sans justification
logique ni possibilité d’analyse.
Le type intuition extraverti est constamment à la recherche
de possibilités nouvelles. Il saisit d'un coup d’œil toutes
les éventualités d'une situation. C'est l'inconnu, la
nouveauté qui l'attirent. Il vit toujours en avant de luimême.
102
S. Freud : Lettre du 19-1-1930 publiée dans Correspondance
[1873-1939] Gallimard – 1991
204
Le type intuition introverti ne s'intéresse pas plus que
l'extraverti à la réalisation de ses idées, qui sont plutôt des
visions, des inspirations. Sa réalité à lui, c'est son
inconscient peuplé d'images, son monde intérieur
inépuisable de richesses. Absorbé par sa vie intérieure, il
perçoit insuffisamment les réalités extérieures, le sens de
l'observation lui fait souvent défaut. Désemparé devant les
obligations de la vie pratique, il oublie ou néglige sa
personne (cf.Ania Teillard)103.
Pour Jung, il s’agit «d’une perception via inconscient »,
une de ses particularités étant que l'on ne saurait préciser
où et comment. Elle prend naissance; elle paraît pouvoir
cheminer le long de multiples voies et permet, par son
jaillissement, de voir, pour ainsi dire, ce qui se passe « audelà d'un tournant ». Jung affirme ainsi : « Je m'en tiens là
et avoue ne pas savoir au fond comment l'intuition opère;
je ne sais pas ce qui s'est passé lorsqu'un homme sait tout à
coup une chose que, par définition, il ne devrait pas savoir;
je ne sais pas, comment il est parvenu à cette connaissance,
mais je sais qu'elle est réelle et peut servir de base à son
action. Les rêves prémonitoires, la télépathie et tous les
faits de cet ordre sont des intuitions. J'ai constaté de ces
phénomènes en quantité et suis convaincu qu'ils existent;
on en trouve chez les primitifs et l’on en trouve partout
dès qu'on prête attention aux perceptions qui nous
parviennent à travers les couches subliminales de notre
être. »104.
C’est une fonction très naturelle qui nous permet de penser
l’impensable « par-delà les choses
Pour Jung, le type intuitif – je cite - « 'employant, avec la
plus rigoureuse conséquence, à évincer en lui la réalité des
choses telles qu'elles sont. Pour lui, leur atmosphère, leur
103
Ania Teillard , L’âme et l’Ecriture (Stock) et Bernard Auriol, le
type
intuition
chez
Jung,
http://auriol.free.fr/parapsychologie/intuition/intuition-jung.htm#_ftn2
104
C.G.Jung, L’Homme à la découverte de son âme, pp. 130-131,
Préface et adaptation du Dr Roland Cahen, Albin Michel, 1928-1987
205
climat, voilà la vérité qui importe. C'est pourquoi l'intuitif
se sent à l'étroit, « malheureux comme les pierres »,
lorsqu'il se trouve inclus dans une situation réelle; celle--ci,
bien établie, dépourvue de virtualités nouvelles, est pour
lui comme une vraie prison; il éprouve, quitte à en pâtir, le
besoin immédiat de forcer le réseau qui l'enserre. Tels sont
les intuitifs qui papillonnent perpétuellement dans le
monde, ne supportant pas et fuyant Ia réalité des choses.
Ce comportement peut étendre fort loin ses ramifications,
si loin qu'un intuitif peut, par exemple, arriver à perdre
l'impression de sa corporalité, la sensation qu'il a de son
corps. »
En fin de compte, que retenir du concept d’intuition pour
notre propos ?
Précisions d'emblée que pour nous il s’agit d’une aptitude
ou d’une capacité de l’être humain :
Capacité de voir le fond dans la forme, l'essentiel dans le
phénomène, le sens dans l'expression, le spirituel dans le
matériel, la beauté dans l'informe, la bonté dans
l'ignorance.
L'intuition relève de la personne, dans son existentialité
singulière. Ce n'est pas seulement une aptitude innée, c'est
également liée à une histoire vivante qui la développe ou
non.
Elle est en rapport avec la culture dans laquelle on a
baigné, l'éducation reçue.
Il y a une pédagogie de l'intuition que l'on retrouve bien
dans celle de Steiner
L’intuition de l’instant ou intuition comme médiation
instant-durée ?
L'intuition paraît nous relier plus à l'instant qu’à la durée,
comme le pensait Bachelard (l'intuition de l'instant). Et
contrairement à Bergson, elle met en cause la durée qui
tend à éliminer le singulier éphémère au profit d'une
abstraction durable et rationalisable même s'il est illusoire.
206
Elle souligne l'importance de la "présence" comme
catégorie fondamentale de l'être humain.
Mais n’est-elle pas cette faculté qui relierait dans une
dialogique essentielle, l’instant et la durée ?
J’ai à la fois l’intuition de l’instant dans l’appréhension du
temps qui s’enfuit. Mais, en même temps, j’ai un sens inné
d’un continuum temporel qui fait que le « je » que je suis
maintenant à quelque chose à voir avec le « je » que j’étais
il y a vingt ans et le « je » que je serai dans vingt ans,
malgré les changements inéluctables et profonds que je
vais vivre dans mon corps et dans mon être. L’intuition ne
serait-elle pas cette faculté qui nous murmure tu es sans
cesse un autre, mais tu es toujours le même. Un autre, en
tant qu’être de changement, le même, en tant que tu fais
partie d’une substance qui dépasse toute explication ou
compréhension, mais dont tu es une composante majeure.
Sur le plan épistémologique, l'intuition saisit le continu
possible entre sciences dures et sciences humaines. Elle
impose l'idée de la sagesse contre toutes les tentatives liées
à l' « effet de débordement », comme le nomme, c’est-àdire de la volonté de toutes sciences de s'imposer au-delà
de son propre domaine. Elle contribue a dialectiser
sciences réellement humaines et sciences de la matière et
de l'énergie. Elle maintient une relation inéluctable entre
homo sapiens et homo demens, entre corps et esprit entre
culture et individu.
L'intuition informe l'imagination d'une manière subtile et,
du même coup, forge les images, les concepts, les
pratiques qui vont changer le monde. Les « expériences de
pensée », comme le paradoxe EPR (Einstein-PodolkyRosen) ont comme source une intuition créatrice.
L'intuition créatrice est fondamentale en art et poésie
comme l’a si bien montré Jacques Maritain, dans
« L'intuition créatrice dans l'art et la poésie », selon
Philippe Filliot105.
105
P.Filliot, in « Le Journal des Chercheurs », site Web, 2006,
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=559
207
L’intuition pleinement reconnue instaure la catégorie de
l’être intuitif.
Ce dernier est le médiateur entre l’être sensoriel et l’être
spirituel
Il réalise un entre-deux relativement autonome qui est en
même temps reliaison et prise de conscience
Du côté du sensoriel, l’intuitif « inférieur » est encore aux
prises avec les contradictions les plus intenses des
instances du corps et de leurs exigences d’effectuation
immédiate.
L’attraction du sensoriel (corps, pulsions, instincts)
quoique déjà fécondé par le néocortex, ne permet pas
encore des ouvertures heuristiques déterminantes dans le
domaine de la vie spirituelle. C’est par excellence le
moment d’existence à la fois désirante et conflictuelle par
nature qui fait dire à Albert Camus : « les hommes vivent
et ne sont pas heureux »
208
Du côté du spirituel, l’intuitif « supérieur » pressent
l’avènement d’une autre dimension plus subtile et plus
sereine.
209
L’intuitif
conjugue simultanément la raison (R),
l’imagination (I) et la sensibilité (S).
Dans l’intuitif supérieur, le sujet se trouve dans un état de
conscience de dépassement (D) vers une ouverture à
l’inconnu du Réel (Zone ?) qui relie ce qui semble être
séparé et distingue ce qui paraît être confondu, du plus
grand au plus petit niveau de réalité.
Peut-être faut-il comprendre l’être humain dans toute sa
reliance, du cosmos au plus intime de ses constituants,
selon le schéma suivant, dans lequel ce que je nomme
« Zone ? » demeure du ressort d’un « réel voilé » au sens à
la fois du physicien Bernard d’Espagnat, du docteur
Deepak Chopra et de son « corps quantique » et de la
théologie négative .
2 Ce qui nous fonde
Qu'est-ce qui nous fonde ? Cette interrogation est, sans
doute, une toute première marque de l’esprit
philosophique. Elle débouche sur la question de la "vérité"
pour la pensée occidentale et s'affirme avec des nuances
subtiles, comme l’analyse Jacques Ardoino106.
De quoi sommes-nous faits ? Et, pas seulement, d'où
venons-nous et où allons-nous ? car de là découlent
d'autres conséquences : le bien, le beau, l'amour, la liberté,
la joie, la vérité non opposée à l'erreur mais à l'ignorance.
Les réponses se profilent au regard de la philosophie, de la
théologie, de l'histoire, de la sociologie, de la
psychanalyse, de l'anthropologie, de la biologie etc. Les
sciences de la nature, de la vie, de la société sont
convoquées pour proposer leurs solutions. Les artistes, les
poètes, les mystiques et les religieux arrivent à la
rescousse. L'éducateur, également, tente une réponse, à
partir du constat de son impermanence radicale et
instantanée.
Cependant, rien ne nous paraît satisfaisant dans ces
interprétations venues de l'extérieur de nous-mêmes.
106
J.Ardoino, in Le Jounral des chercheurs, De la vérité,
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=388
210
Même René Descartes, avec son cogito ergo sum, « je
pense donc je suis », qui met la pensée au pinacle, ne peut
arrêter notre réflexion, car pourquoi tant de grands
méditants reconnus comme des maîtres, en Orient, ont-ils
alors nié à la pensée, toute tentative pour accéder à la
réalité ultime ?
Ce qui nous fonde, personne d'autre que nous-mêmes, ne
peut y répondre.
Le questionnement revient, de plein fouet, sur notre
consistance identitaire, sur le "moi-je" qui est censé nous
convaincre de notre réelle existence.
Répondre à cette question, même en partie, est, pourtant,
essentiel. C'est à partir de ce fondement que nous pourrons
nous étayer pour aller de l'avant. D'aucuns pensent même
que s'appuyer sur ce fondement nous permet de donner un
but à notre élan vital. Ne parle-t-on pas, alors, d'un "point
Omega" à l'horizon de la complexité du Monde ? D'un
Monde issu d'un Créateur divin (Teilhard de Chardin,
Hubert Reeves).
Le philosophe cherche dans la pensée, le lieu de la réponse.
N'est-il pas, par excellence, un "créateur de concepts"
comme le veulent Gilles Deleuze et Felix Guattari ?
Mais, dans les recoins de sa pensée la plus alambiquée, il
ne trouve que le vent des mots.
Le poète lui emboite le pas et propose, au moins, un envol
avec cette brise qui monte de l'image. Avec Octavio Paz,
la poésie devient transparence dans l'immanence. Avec
René Char l'aphorisme touche les cimes d'une réalité
« autre » : « fascinante, on la tue en l'émerveillant » dit-il
dans la chute du poème l'alouette.
Une envolée, certes, majestueuse, mais qui se dissipe
également, au final, comme une étoile retombe dans son
trou noir. Que deviendra le récit homérique dans un
milliard d'années ?
L'être questionnant demeure, là, avec sa question plombée,
à ne plus rien savoir
Lorsque sa culture est en charpie. Lorsque sa parole est
devenue une estafilade sur le Monde et qu'il en reconnaît
la superbe vanité et la fonctionnelle nécessité. Lorsque son
211
savoir a disparu dans les tourbillons du réel, il est prêt à
parcourir "un pays sans chemin", socle de la vision du
monde de Krishnamurti.
Il peut commencer sa descente vers l'intérieur. Prendre
appui sur son royaume d'existence pour observer jusqu'à
l'arrache-coeur, la réalité de ses perceptions, de ses
sensations, de ses désirs.
Ce processus d'attention vigilante présente le tranchant
d'un couteau bien effilé.
Puisse-t-il, comme celui du boucher Ding du célèbre
taoïste Zhuangzi, descendre dans la Profondeur de réel en
distinguant ce qui est à distinguer sans, pour autant,
séparer ce qui ne saurait être séparé, dans la totalité
dynamique de la vie. Devenir l'entre-deux et dans cet
entre-deux, la relation même, qui fait disparaître tout ce
qui semblerait ressembler à un "bout", à un
commencement et à une fin, à une naissance et à une mort,
à un "moi-je" et à un "nous-autres".
Ici l'amour (de l'autre) s'ouvre sur la compassion pour tout
ce qui est. Bouddha contemple le Christ comme un fils.
La plupart des philosophes occidentaux ne vont pas juqu'à
ce point d'être. Luc Ferry, dans son dialogue sur la sagesse
moderne avec André Comte-Sponville, s'arrête là.
Il faudrait, pour aller plus loin, que pensée philosophique
et expérience humaine, coincident avec pertinence, comme
chez les Anciens Grecs, dont nous entretient Pierre Hadot
(qui ressemble si fort à ces derniers).
Spinoza, qui revendique la notion de « substance », y
découvre le sens de la Joie.
Kostas Axelos, celui de la « poéticité du jeu du monde »
au sein d'une « Systématique ouverte ».
Mais Krishnamurti parle de l' « autreté ». Jean Klein de
« la joie sans objet ». Maïtre Eckhart poursuit avec Paul
qui « se releva de terre, les yeux ouverts il ne vit rien, et ce
néant était Dieu ».
Le philosophe et poète Michel Camus ne disait-il pas :
« Si l'homme intérieur doit faire quelque chose/avec toi ou
en toi,/il faut d'abord que tu sois néantisé ». (Paraphrases
hérétiques)
212
Commencer par une compréhension de l'Energie
Notre corps, c'est de l'énergie en acte. Prendre appui sur le
corps pour réfléchir sur ce qui nous fonde, me paraît le
premier pas à faire pour comprendre. A condition que
l'énergétique, refusant de se cantonner dans le mécanique,
dépasse également le biologique, pour s'interroger sur une
certaine « Zone ? », que les anciens Chinois auraient sans
doute nommée le « Tao ».
On sait que W.Reich, avec sa mystique révolutionnaire de
l'énergie sexuelle, a pressenti quelque chose à ce sujet,
sans pouvoir se libérer d'un carcan idéologique de son
époque (G.Bertin, 2004)107.
D'abord, mon corps se fait rivière qui n'arrête pas d'écouler
ses flux transformateurs. Tous les mois, la peau se
renouvelle. Tous les quatre jours, la paroi de l'estomac
change et les cellules superficielles en contact avec les
aliments, toutes les cinq minutes. Le squelette qui semble
si durable, n'était pas le même trois mois auparavant. Un
nouveau foie est produit toutes les six semaines.
à Brindille
Ton corps se fait rivière De soleils en soleils
Tes yeux ouvrent des mondes
Les pierres des roses rouges
Tes lèvres ourlent des mots Tissés dans le silence
Tes seins des étamines Pour mon désir d'abeille
Ton ventre de vague en vague Change tous les contours
Tes cuisses offrent leur nacre À la paume qui les ouvre
Tes fesses sont deux mangues
Au milieu des broussailles
107
G.Bertin, Un imaginaire de la pulsation. Lecture de Wilhem Reich,
Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2004, 173 p.
213
Ton sexe se déguise De ses flux d'artifice
Ton être s'illumine Au plus fort de l'exquis
Les ruines deviennent châteaux
Les déserts océans
L'univers nous rencontre Dans le cri qui nous scelle
Mais notre corps n'est pas que le juste fonctionnement de
nos organes et de nos membres, de notre système nerveux
et des interconnexions des quinze milliards de neurones de
notre cerveau. Notre corps est l'énergie même qui le
constitue et le relie à toutes les formes du vivant et de ce
qui est. Un endocrinologue américain, par ailleurs
spécialiste de la médecine traditionnelle de l'Inde ancienne
(l'Ayur Véda), le Dr Deepak Chopra, parle de « corps
quantique » (2003). En fonction de cette perspective
compréhensive du corps, on peut montrer que le corps se
décline, d'une façon holistique, suivant le schéma :
214
215
Zone ?
la « zone ? » est celle du Vide créateur qui empêche toute
véritable séparabilité entre les éléments les plus éloignés
en apparence, à partir duquel les transformations s'opèrent
entre les différents niveaux d'échange phénoménal.
Deepak Chopra nous propose une interprétation
intéressante, par exemple, de ce qui se passe au niveau de
l'ADN, lorsque qu'une molécule donne naissance à une
pensée, en passant par cette « zone ? ». « Au niveau
quantique, il s'avère que matière et énergie proviennent de
quelque chose qui n'est ni la matière ni l'énergie » (p.121).
L'énergie comme puissance
Je traduirais l'énergie comme puissance, en reprenant la
formule d'Einstein, mais en reprenant l'indétermination de
cette « zone ? », que je nommerai « zone d'étrangeté »
intrinsèque à ce qui est, par la formule suivante : Non
seulement E=MC2 (Einstein) mais E = MC2 ?, le point
d'interrogation étant essentiel.
L'énergie est égale à la masse de matière multipliée par le
carré de la vitesse de la lumière au sein d'une zone
d'étrangeté inexplicable à notre capacité de comprendre.
A bien considérer ce qu'est toute forme de vie et, même,
toute chose ou tout être matériel, le "fond de la forme" est
tramé par l'énergie (du Vide) qui, elle, n'est tramée par
rien et qui contient tout d'une manière actualisée ou
potentialisée.
L'énergie, c'est la puissance. Une puissance extraordinaire.
Celle qui nous fait trembler lorsque, sous un orage, seul
dans une plaine, nous voyons les éclairs zébrer le ciel noir
et mettre en feu les collines. Celle qui surgit d'un volcan à
grands jets de laves qui courent vers la mer en brûlant tout
sur son passage. Celle d'un tsunami qui tue, d'un seul coup,
trois cents milles personnes.
Celle d'une infinité de matière, qui permet la déflagration
d'une bombe thermonucléaire.
216
La puissance des chocs des mondes dans les espaces
intergalactiques. Celle des "trous noirs" et des explosions
stellaires.
Cette puissance, synonyme d'énergie, nous plonge,
immédiatement, dans un imaginaire du sacré, considéré
comme mysterium fascinans et mysterium trememdum,
comme le remarquent les phénoménologues des religions
(R.Otto).
A la puissance énergétique, l'être humain ajoute la
puissance de ses rêves, tout aussi destructeurs et créateurs.
Samson peut alors faire tomber les colonnes du temple.
L'énergie est hors du temps et de l'espace
Mais l'énergie n'est pas seulement puissance. Elle est
également sans commencement, ni fin. Elle demeure, au
coeur de multiples transformations de formes qui en
émanent. Elle est hors du temps et de l'espace, dans la
mesure où elle constitue le temps et l'espace dans son
déploiement, peut-être à la fois en expansion et en
rétraction, incessant. En Orient, les textes anciens parlent
volontiers de cycles et d' « éternel retour » avec leurs
cortèges imaginaires d'un âge d'or à un âge sombre (dans
lequel nous serions immergés).
Ce que nous appelons Nature est l'énergie dans son entier,
l'autre face du Vide, sans séparation possible.
Nous sommes Cela, comme répond le grand sage nondualiste Shri Ramana Maharshi (Inde, mort en 1950) à la
question « qui suis-je ? ».
Il a fallu bien des artifices de pensée pour dichotomiser
notre être en corps, âme, esprit.
On sait que la philosophie a trouvé son maître-penseur, à
ce sujet, avec Baruch Spinoza, le sage au manteau troué
(d'un coup de couteau d'un fanatique "intégriste" de
l'époque), simple polisseur de verres de lunettes. Descartes
a instauré la grande coupure entre le corps et l'esprit ;
Spinoza, à la même époque, les a réunis et, surtout, a su
voir dans les émotions le fondement même de la survie et
de la culture humaines. D'où ce voyage accompli par un
scientifique pionnier afin de redécouvrir le génie
visionnaire de l'Ethique. Car c'est Spinoza « qui a raison »
217
et qui préfigure le mieux ce que doit être pour le
neurologue américain Antonio R Damasio la
neurobiologie moderne de l'émotion, du sentiment et du
comportement social. C'est lui qui fournit ainsi les
concepts et les perspectives nécessaires au progrès de
notre connaissance de nous-mêmes.
Spinoza rejette un Dieu personnel et transcendant le
monde ; il identifie Dieu à la Nature, achevant ainsi la
philosophie stoïcienne, et considère que le salut de
l'homme consiste à se saisir clairement dans sa relation à
cette Nature divine. La sagesse est connaissance et amour
intellectuel du vrai Dieu.
Dieu est conçu comme un être absolument infini, c'est-àdire une substance constituée par une infinité d'attributs.
En dehors de Dieu, aucune substance ne peut être donnée
ni être conçue. Chaque attribut exprime une essence
éternelle et infinie. Dieu est synonyme de la Nature. Deus
sive natura : « Dieu, ou la Nature » ;
La « substance » représente ce qui est en soi et est conçu
par soi, c'est-à-dire ce dont le concept n'a pas besoin d'une
autre chose, duquel il doive être formé.
Après Spinoza, la pensée philosophique, ayant atteint
l'apogée du pensable, ne pourra que redescendre dans les
arcanes de la logique systématique constructrice de
mondes chimériques. Hegel sera peut-être, en ce sens, le
dernier grand constructeur de système philosophique.
On sait que nombre de philosophes contemporains se sont
inspirés de Spinoza (Gilles Deleuze, Robert Misrahi).
Esquisse d'une interprétation comme élan de l'être
Réfléchir sur ce qui fait sens dans une vie revient à
proposer, à soi-même d'abord et aux autres ensuite, un
regard symbolique sur ce qui est.
Il est évident que ce « prêt de sens », non imposable
comme aime à le dire Jacques Ardoino, est toujours une
illusion. Mais, les psychanalystes savent bien que l'illusion
est nécessaire à la vie même. Tout être humain – parlètre –
suivant Jacques Lacan, évolue dans un monde de
significations qu'il contribue à construire et à reproduire
par ses actes de parole. Les sages vont au delà et se
218
tiennent souvent dans un silence sans fond. Ils parlent
quand ils ne peuvent pas faire autrement, comme une fleur
ne peut s'empêcher de donner son parfum.
Les poètes parlent aussi108. Au cœur de leur expérience
sensible de la vie, après avoir dépassé un certain niveau
narcissique et aveuglant, leur parole est une pensée qui
s'improvise à la tangente de la Profondeur, c'est à dire du
Réel. Par cet effleurement, le poème se colore de quelque
chose liée à l'infini, tandis que la vie du poète devient
proprement d'une symbolicité totalement nouvelle que je
nomme « la poétique ».
A la fin d'une vie, j'en arrive, par expérience, à reconnaître
la pertinence de vue sur le réel de quelques sages nondualistes, anciens comme Laozi, Zhuangzi, Confucius,
Mengzi, ou contemporains comme Krishnamurti,
Prajnânpad, Vimala Thakar. Mais, une authentique figure
de sagesse comme Etty Hillesum, bien que se référant aux
religions du Livre, me touche particulièrement , par son
sens de l'amour humain qui intègre le pardon, au cœur
d'une existence humaine où le tragique n'est pas absent109 ..
Autour de trois grandes thématiques, leur vision du monde
nous éclaire singulièrement, à partir de trois versants :
La relation au Monde qui s'articule autour de : Voir,
accepter.
La relation aux Autres, autour de aimer, agir.
La relation à Soi-même, autour de : Être libre, vivre.
Ces trois types de relations sont interdépendants et
forment une totalité dynamique non séparable.
108
René Barbier, Qu’est-ce qu’un poète ?, in Le journal des
chercheurs,
http://www.barbierrd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=483
109
Alain Delaye, 2003, Sagesses concordantes. Quatre maîtres pour
notre temps : Etty Hillesum, Vimala Thakar, Prajnânpad,
Krishnamurti, ed. Accarias, L'originel, 2 volumes.
219
Chapitre 11
Flash existentiel et moment de retournement
On a vu que l’improvisation était un des points-clé de la
nouvelle vision du monde. Elle va de pair avec le « regard
neuf » qui surgit, lors d’un flash existentiel. Et produit un
véritable « moment de retournement » pour le sujet.
1. Le flash existentiel
les petits poissons blancs
Ne dirait-on pas tout à fait
L'esprit de l'eau qui court ?
Konishi Raizan (1654-1712)
Il nous arrive parfois de rencontrer cette « inquiétante
étrangeté » dont parle Freud très existentiellement110. Mais,
chez lui, la perspective est tragique. La rencontre n'est pas
de bonne augure. D'autres personnes plus ouvertes au
"sentiment océanique" découvrent soudainement en ellesmêmes un horizon inimaginable. C'est l'expérience du
bodhi de la sagesse orientale. Un « flash » qui bouleverse
une vie. Les expériences vécues de flash existentiel sont
innombrables. Qu'on se souvienne de l'épisode de la
madeleine détrempée de thé de Marcel Proust ou Marcel
Proust et de son sentiment de félicité à la vue du léger
déséquilibre provoqué par la différence de niveau entre
deux pavés dans la cour de l'hôtel de Guermantes lui
rappelant une dalle mal jointée dans le baptistère de SaintMarc à Venise 111 . Il m'est arrivé, comme à beaucoup
d'autres, de vivre ces instantanés de connaissance dans le
110
Sigmund Freud, L'inquiétante étrangeté et autres essais, 1985,
Paris, Gallimard
111 111
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard,
La pléiade, vol. III, p. 872-873.
220
cours de ma vie. Une fois dans une forêt, au pied d'un
arbre dans ma vingtième année ; une autre fois dans le
métro, au milieu de la cohue ; une autre fois à la mort de
mon père ou encore au cours d'un rêve lucide à l'âge mûr.
Cette intuition qu'une bribe de l'essentiel nous est révélée
fait partie de l'existence quotidienne, pour peu que l'on
sache écouter le moment exceptionnel sans avoir peur.
Fournissons encore quelques exemples puisés dans la
littérature ou dans la vie mystique. Jean-Jacques Rousseau
dans sa Cinquième promenade des Rêveries du promeneur
solitaire nous fait participer à cet instant contemplatif à
partir duquel il a le sentiment d'exister et « ... où le présent
dure toujours, (...) sans aucun autre sentiment de privation
ou de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de
crainte, que celui de notre existence, et que ce sentiment
seul puisse la remplir tout entière ». Plus près de nous, à la
fin du siècle dernier, le sage hindou Ramana Maharshi
relate sa première et essentielle expérience spirituelle
survenue en 1896 : « Ainsi donc en ce jour où j'étais assis
seul, je me sentais bien. Mais tout à coup me saisit une
peur de mourir sur laquelle il était impossible de se
tromper... Le choc de cette peur... me rendit soudainement
"introspectif" ou "introverti"... J'éprouvai toute la force de
ma personnalité et même... le "Je" en moi, à part le corps...
J'étais quelque chose de réel, de très réel, la seule chose
réelle en cet état... Depuis ce moment le « Je » ou le
« Soi » s'est tenu au foyer de l'attention par une fascination
toute-puissante »112 . On pourrait comparer l'expérience du
Maharshi avec celle du psychologue Karlfried Graf Von
Dürckheim, telle qu'il l'exprimait dans un dialogue avec A.
C. Bhaktivedanta, Swami Prabhupada, du Centre rural de
Francfort en 1974 :
- « durant la Première Guerre mondiale, lorsque j'étais
jeune homme, j'ai passé quatre ans au front. Je suis l'un
des deux officiers de mon régiment à ne pas avoir été
blessé. Sur le champ de bataille, je vis la mort à maintes
112
Cité par Olivier Lacombe, l'expérience du Soi, étude de mystique
comparée , (en coll. avec L. Gardet), Paris, Desclee de Brouwer , 1981,
p. 34.
221
reprises. J'ai vu des hommes qui se tenaient tout près de
moi être foudroyés, et la force vitale les quitter
soudainement. Tout ce qu'il en restait, comme vous le
dites, c'était un corps sans âme. Mais, lorsque la mort était
proche et que j'acceptais le fait que j'allais peut-être mourir,
je me rendais compte que mon moi était une chose
totalement étrangère à mon corps... Cette expérience de
guerre m'a profondément marqué. Elle a été le
commencement de mon cheminement intérieur ». Je
possède dans mes archives plusieurs cas cliniques de ce
genre, d'ailleurs confirmés par de nombreuses et sérieuses
enquêtes en parapsychologie .
La notion de « flash existentiel »
Les moments exceptionnels de vie décrits par certains
mystiques, mais que nous avons tous connus plus ou
moins, m'incitent à tenter une théorisation de ce type de
vécu que je nomme le « flash existentiel ».
Je préfère le mot « flash » à celui d' « insight » trop
connoté par la psychanalyse freudienne. Le terme de
« peak experience » (expérience des sommets) d'Abraham
Maslow me semble trop statique. Le mot flash renvoie à
un éclair photographique qui illumine, en un clin d'oeil, ce
que risquait de rester dans la pénombre, ce qui ne pouvait
être vu. Il présente l'intérêt d'être quotidien, d'appartenir à
la vie de chacun d'entre nous. Car il s'agit bien de cela : le
« flash existentiel » nous est donné à tous, à plusieurs
moments de notre existence ; il suffit de savoir le vivre et
de le laisser fructifier en nous pour changer le cours de
notre vie. On trouve la notion de « flash » d'abord chez
Michaël Balint pour désigner un nouveau type de relation
médecin-malade : c'est le moment où un éclair surgit dans
la relation médecin-malade et joue le rôle d'une
reconnaissance de nature interprétative, capable d'opérer
un renouveau, souvent lié au deuil du « défaut
fondamental ».
C'est E. Morin qui emploie la notion pour la deuxième fois
dans son ouvrage sociologie (Fayard) en distinguant, en
222
même temps, un balzacisme et un stendhalisme
sociologiques : « Nous croyons en la nécessité d'un
balzacisme et d'un stendhalisme sociologiques. Le
balzacisme serait le sens de la description encyclopédique,
le stendhalisme serait le sens du "détail significatif". A
cela doit s'ajouter le sens de l'instantané ou flash » (p. 167).
Il s'agit bien d'un instantané existentiel qui révèle, d'un
seul coup, la trame de l'itinérance d'une vie. Le flash
existentiel participe à ce que Paul Watzlawick nomme
"l'instant éternel" en empruntant une image d'écartement
d'huile à la philosophie Zen113. En général « notre esprit ne
peut saisir le temps dans un sens parménidien de « total,
unique, immuable et sans fin », sauf en des circonstances
très particulières et fugitives, qu'à tort ou à raison on dit
mystiques » . Prenons l'exemple d'Arthur Koestler dans la
cellule des condamnés à mort d'une prison espagnole :
« (Il) passa sur moi comme une vague. La vague s'était
formée sur l'émergence d'une phrase articulée, mais qui
s'évapora tout de suite, ne laissant dans son sillage qu'une
essence muette, un parfum d'éternité, un frémissement du
trait dans le bleu. J'ai dû rester ainsi plusieurs minutes, en
transe, avec une conscience indicible que « cela est
parfait.. . parfait » (.. . ) Puis j'étais sur le dos, flottant à la
surface d'un fleuve de paix, sous des ponts de silence. Il
venait de nulle part et ne s'écoulait nulle part. Puis il n'y
eut plus de fleuve et plus de « je ». Le « je » avait cessé
d'exister (....) Quand je dis "le « je » avait cessé d'exister je
me réfère à une expérience concrète qui est aussi
incommunicable verbalement que la sensation ressentie à
l'écoute d'un concerto pour piano, et pourtant tout aussi
réelle - seulement beaucoup plus réelle. En fait, sa
première marque est le sentiment que cet état est plus réel
que tout autre éprouvé auparavant' » .
En fin de compte, deux idées-clé prévalent dans la notion
de flash existentiel : celle d'éclairement et celle
d'instantanéité.
113
Paul Watzlawick, La réalité de la réalité, Paris, Points/Seuil, p.
226
223
L'éclairement
Par ce terme je voudrais désigner une prise de conscience
spécifique qui peut être comprise comme un processus
d'élucidation ultra-rapide conduisant à un état de lucidité.
La lucidité n'est pas l'explication. Elle ne se réfère
aucunement à l'analyse rationnelle des données du réel. La
lucidité n'est pas plus la synthèse d'une multitude de
fragments du réel reconstituant un univers de
significations. Elle est autre chose, une sorte d'ouverture
sur un autre système de vision du monde qui remplace,
subitement, celui qui nous fondait jusqu'alors.
Elle apparaît comme bouleversante, restructurante.
Quelque chose de soi-même se perd d'une manière
définitive, aussitôt remplacée par une autre région de
connaissance du monde. En même temps, on ressent une
impression de vérité absolue, comme si notre destinée
émergeait d'un chaos infini pour se donner à voir, l'espace
d'une seconde, dans un ordre vital. Une certitude s'inscrit
en moi : ce que je vis en ce moment ne pourra plus jamais
être effacé, seulement dépassé par un autre flash
existentiel. Cet instant éternel marque, d'une pierre
blanche, mon cheminement ontologique. J'éprouve alors la
conscience d'une vision d'un mouvement fondamental de
l'être, de sa structuration.
La lucidité, c'est la conscience du mouvement lui-même se
saisissant dans sa globalité et sa non-dualité. Instant
contemplatif par excellence où l'agir et la réflexion sont
suspendus au profit d'une perception de ce qui est, et se
révèle à moi-même, pour moi-même. La lucidité barre le
passage au bruit de fond, au superficiel. Elle engendre
l'interrogation tout en suscitant l'ouverture vers la voie
pertinente. Elle est à la fois mémoire et projet fondus sur
la vague du temps instantané. En vérité, elle sort du temps
pour s'inscrire dans l'événement absolu, sans observateur,
sans observé, pur fait sans passé ni futur, dans la structure
duquel "je" suis moi-même totalement inclus.
224
L'instantanéité
La seconde composante du concept de flash existentiel se
révèle comme étant de l'ordre temporel. Le moment de
lucidité est immédiat et sans épaisseur de temps. Tout se
passe comme si la vision intérieure de la vie du sujet était
donnée en un laps de temps qui, cependant, condense une
temporalité passée et future d'une durée beaucoup plus
longue. De nombreux témoignages existent prouvant cette
instantanéité de la vision sur sa vie passée lors de
situations cruciales pour l'être humain. On raconte que
certains sujets en situation d'extrême détresse revoient leur
vie depuis leur enfance en l'espace d'une seconde.
C'est souvent le cas durant les périodes d'agonie dues à
une longue maladie ou à un accident. Ce bouleversement
de notre notion occidentale du temps, si linéaire,
rationnelle et progressive, ne va pas sans suggérer
d'importantes interrogations philosophiques, d'autant que
de nombreuses autres cultures pensent le temps d'une
façon différente. Dans l'Inde védique, l'attestation d'un
Temps indivisible et tout-puissant, au-delà du temps
divisible et mesuré, vient au langage essentiellement par le
truchement de l'hymne.
C'est dans la poésie et la tragédie que la Grèce antique
présentera une conception d'un temps lié aux travaux
quotidiens où l'ordre temporel et l'ordre moral sont
indissolublement liés, dans une méfiance de la démesure,
l'hubris, et dans l'idée d'un temps conçu comme "un dieu
qui réconforte" au coeur d'une compréhension par la
souffrance que chante le choeur dans Agamemnon
d'Eschyle
C'est la conception islamique du temps qui s'oppose tout
autant au temps cyclique qu'au temps linéaire. Conception
temporelle telle une "saisie discontinue des instants
ponctuels", "voie lactée d'instants" comme disait Louis
Massignon, qui se présente "comme autant de points de
tangence du temps humain et de l'éternité divine" écrit
225
Louis Gardet114 . Ou encore, en Afrique Noire, chez les
Bantou pour lesquels il n'existe pas de substantif théorique
pour indiquer le temps comme dans la culture européoaméricaine.
Chez les Bantou, il n'est question que du temps de ceci et
cela, du temps propice à ceci et cela. Comme le souligne
Paul Ricoeur « la pensée bantoue offre l'idée d'un temps
estampillé par l'événement » (note 93, p. 33). Mais c'est
sans doute dans la tradition de la philosophie chinoise et
dans les arts, la peinture et la poésie qui l'expriment que
l'idée d'une « saveur du temps » est le plus remarquable, à
travers la moindre des activités de la vie quotidienne liée
au rythme de la nature.
Pour les Anciens Chinois, comme l'exprime Claude Larre,
dans l'ouvrage précité, « avant qu'on ne puisse parler de
Temps, c'était l'Indistinction. Quand, au sein du Chaos
initial, il n'y avait pas encore de Commencement, il n'y
avait pas non plus de Temps.Temps et Commencement
commencent en même temps et finissent en même temps :
quand un être disparaît, ce qu'il était retourne à l'Indistinct,
il finit et son temps finit avec lui « (p. 49). Mais, audessus du Temps, il y a le Tao sans commencement ni fin,
dont tout provient et où tout retourne. De son côté MarieLouise Von Franz constate que « la notion de temps
aztèque est fortement contrastée, pour ne pas dire abrupte ;
à tel moment, ce sont l'est et les forces positives qui
dominent, à tel autre, le nord et la morosité ; aujourd'hui
nous est favorable, mais on ne sait pas ce que le lendemain
nous réserve »115 .
La compréhension actuelle de la complexité de la notion
de Temps nous invite à un relativisme culturel et à une
réforme des modes et styles de vie qu'exprime
114
Louis Gardet, les cultures et le temps, ouvr. coll.., Paris,
Payot/Unesco, 1975, p.230
115
Marie-Louise Von Franz, le temps, le fleuve et la roue, Paris, les
éditions du Chêne, 1978, p. 8
226
nécessairement tout rapport au temps. Compte tenu de ce
qui précède, il faut prendre très au sérieux l'existentialité
fondamentale de tout instant vécu d'une manière
bouleversante. Le flash existentiel plonge au coeur de
cette interrogation sur le Temps par la tangente qu'il crée
entre l'instant et l'éternité, le moment et ce que d'aucuns
appelleront le divin.
On trouve chez le fondateur des derviches tourneurs,
Djalàl-ud-Dîn Rûmî, ce contemporain de Saint-Louis,
l'idée de l' « immédiateté » dans la connaissance mystique.
Il s'agit d'une « intuition de certitude », vision comportant,
seule, une certitude subjective absolue, ne laissant aucune
place à une quelconque interprétation. Cette intuition
mystique s'ouvre comme un « aperçu ». Elle est « saisie
fulgurante », un « allumage de la connaissance au moyen
d'une image spirituelle qui y flambe », « qui s'avive en
flambant dans le subliminal » ; dans une telle « expérience
immédiate », le sentiment du temps est aboli. Cette
instantanéité existentielle s'accompagne d'un sentiment de
« présence » trancendantale d'une jouissance extrême.
« Plus profondément encore - écrit Eva Meyerovitch - il
(Rûmî) définit la présence comme « présence à soimême » - et l'on peut évoquer ici la co-naissance de
Claudel, aussi bien que la définition par Al Hallâj de la
Sagesse ésotérique : « La Sagesse (ma'rifat), c'est
l'introduction graduelle de la conscience intime (Sirr)
parmi les catégories de la pensée », c'est-à-dire, « la
présentation du "subconscient" dans le domaine de la
réflexion »116 . Plus encore cette instantanéité perceptive et
intuitive révèle soudainement le sens exact possédé par
chaque catégorie de perception. Il s'agit bien de l'ouverture
de l' « oeil intérieur » qui est l' « oeil du coeur » : devenir
tout entier regard par une sorte de transmutation spirituelle
qui conduit à l'unité de la psyché .
Une "inquiétante étrangeté"
116
Cité par Eva Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris,
Desclee de Brouwer, 1972, p. 109
227
Cet état de lucidité correspond souvent à un temps de
maturation plus ou moins long et inconscient. Peu à peu, à
travers les multiples aléas de mon existence, les drames,
les joies, les obstacles, les dépassements, une trame de vie
se construit, se resserre, dessine ses motifs. De nouveaux
chemins vont être dégagés sans que je m'en aperçoive.
Malgré tout, j'en pressens l'existence intuitivement et je
suis souvent mal à l'aise avec le parcours habituel de ma
vie.
Quelque chose s'invente en moi et je le sais, mais je ne
saurais encore le nommer, ni même en cerner le moindre
contour. Je ne crois plus guère aux rationalisations qui
tentaient de me donner une cohérence ontologique jusqu'à
présent. Je fais de plus en plus silence en moi et autour de
moi. On me dit que "je change". On s'inquiète des
bouleversements possibles. On ne me comprend plus très
bien. Parfois on s'éloigne de moi. Par crainte de
l'incompréhension, j'entre dans une phase de secret. Cette
transformation intérieure en cours de réalisation demeure
dans mon univers de pensée, de sentiments, de sensations.
Parfois je tente l'ouverture vers l'autre. À sa réponse, je
laisse filtrer des éléments de ce tremblement de l'être ou je
me referme totalement. Le « nous » devient plus difficile.
J'attends des signes de reconnaissance d'une même
expérience partagée. Ou bien il faudrait savoir vraiment
écouter à partir d' autrui pour me comprendre. Taire son
propre narcissisme omniprésent et amphigourique.
Accepter d'être soi-même transformé par ce qui arrive à
mon voisin, à mon frère, à mon ami, à mon conjoint.
« Certains êtres ont une signification qui nous manque.
Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret
même de la vie. Ils s'en approchent. Elle les tue... » (R.
Char) Pour m'ouvrir aux autres, il faudrait qu'ils
reconnaissent ce danger que je dois affronter. Peut-être
m'aideraient-ils alors au sein de leur silence accueillant ?
La nuit ferme ses grilles sur les doigts d'un enfant.
Demain est une anguille et hier n'a plus cours.
Qu'importe !
228
Quand le futur est femme la flamme est toujours mère. !
Comment ferons-nous pour nous rencontrer si tu veux
habiter avec moi là où je ne suis plus ?
« Je t'aime » me dis-tu, mais acceptes-tu que les sources
qui me parcourent ne mènent nulle part ?
Apprendre à écouter le silence pour pouvoir reconnaître le
secret de mon prochain et se méfier de la parole
envahissante, où s'englue le mystère de chaque être.
Laisser infuser en soi les proverbes Bambara issus de la
nuit des temps :
Si le parole construit le village, le silence bâtit le monde.
La parole a éparpillé le monde, le silence le rassemble. Ce
que le silence n'a pas pu améliorer, la parole ne
l'améliorera pas non plus. Le secret appartient à celui qui
se tait117.
Le silence est un pieu plongé dans l'eau courante.
Apprendre que l'eau existe dans ses miroitements
incessants, dans sa fuite perpétuelle. Prendre conscience
de son secret, qui est celui de tout être vivant, le
sempiternel changement dans l'éternel instant. Ressentir la
vie électroniquement : "C'est dans le domaine de la vie
elle-même que l'électron intervient d'une manière décisive
en sa qualité de constructeur, de rapporteur et de messager.
C'est l'électron qui bâtit les créatures nouvelles à partir de
leurs semences, et qui a fait évoluer les espèces vivantes
vers l'homo sapiens. C'est l'électron qui permet aux êtres
vivants de naître, de croître, de se nourrir, de se mouvoir,
de penser, de faire usage de leur mémoire, de percevoir le
monde extérieur et de réagir à toutes les actions des
éléments qui constituent l'univers terrestre" (Alfred
Herremann, ingénieur en physique nucléaire).
Mais où peut-on apprendre à écouter le silence
aujourd'hui ? Qui peut nous conduire à la frontière du
secret de l' instant si fugace ? Comment vivre dans un
117
Cités par Dominique Zahan, Religion, spiritualité et pensée
africaines, Payot, 1972, p. 182.
229
monde qui impose ses tambours spectaculaires ? Comment
reconnaître, sous le rire, l'extrémité de l'être ?
« Les dents ont beau rire Le coeur sait la blessure qu'il
porte » écrit Taos Amrouche118. Aujourd'hui, mon frère, tu
as contemplé le feu de la musique. Hier tu avais écouté
l'harmonie des flammes. Demain tu essaieras de
comprendre la dureté de l'eau et l'immobilité du vent. Mais
dans l'immédiat tente de pénétrer simplement le regard de
l'enfant qui joue, la beauté noueuse d'une main de
travailleur, ou le cri planétaire d'une femme qui accouche.
Approcher le secret de l'autre, c'est être patient avant tout
et savoir se dérouter. Être patient, c'est savoir faire une
balade entre deux instants. Mais approcher le secret de
l'autre, c'est savoir que, toute action, toute pensée, tout
sentiment, est relié d'une manière fondamentale à
quelqu'un, dans l'inconscience même du phénomène.
Ainsi j'écrivais en février 1984, un petit matin :
Aujourd'hui on a coupé les quatre peupliers qui faisaient
ma joie à l'horizon. Le scieur impromptu ne saura-t-il
jamais qu'il a détruit le premier regard émerveillé que je
portais sur le monde chaque matin en m'éveillant ?
La lucidité consiste essentiellement à sortir de l'innocence
pour trouver la profondeur de la responsabilité sans
recours à tous garants méta-sociaux. Comme l'écrit E.
Guillevic « Savoir nous fait porter/ tout le poids de nos
gestes ». Chacune de nos pensées, chacun de nos gestes,
est une flamme reliée : elle réchauffe ou elle tue, suivant le
cas. La lucidité nous plonge dans une autre ignorance
trouvée au coeur de l'insondable existence humaine.
L'ignorance est une pierre précieuse que découvrent les
mineurs de fond. Mais l'ignorance est aussi le chapelet du
sage. De l'ignorance torrentielle de l'enfant à l'ignorance
océanique du sage, on reconnaît l'espace d'une vie
reconquise.
Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète
étend sa santé chaque jour. René Char
118
Taos Amrouche, Le grain magique, Paris, Maspero, p. 244, 1982
230
Tu feras de l'âme qui n'existe pas un homme meilleur
qu'elle. René Char
Mais le pire est toujours D'être en dehors de soi Quand la
folie N'est plus lucide. Eugène Guillevic
On peut se rendre compte de cet état d’esprit de
l’ouverture au sens de la beauté intrinsèque à la réalité
même – comme ne cesse de l’affirmer Krishnamurti. Ce
sens s’affirme dans l’art et la poésie chinois. François
Cheng le montre bien dans ses ouvrages, et notamment
dans un “Cinq méditations sur la beauté” 119 . Il écrit,
accablé également par le mal, dès son enfance, “Je
comprends d’instinct que sans la beauté, la vie ne vaut
probablement pas la peine d’être vécue, et que d’autre part
une certaine forme de mal vient justement de l’usage
terriblement perverti de la beauté”. (op. cité, p.20)
On comprendra que reliance, intuition, beauté,
improvisation, création sont des concepts majeurs en
éducation. Beaucoup de pédagogie ont insisté sur leur
importance. Mais c’est, sans doute, dans la pédagogie des
Écoles Steiner Waldorf qu’ils ont été le plus intégrés.
119
F. Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel,
2006, 161 p.
231
Chapitre 12
Le moment de retournement
Il existe un espace-temps existentiel où une crise intérieure
entraîne un sujet vers un bouleversement de valeurs et de
sens de la vie. Ce changement radical n'est pas sans
rapport avec le rapport au savoir et à la connaissance que
le sujet entretient avec sa propre culture et la culture
d'insertion dans laquelle il peut être appelé à vivre.
Deux moments de retournement sont à distinguer.
Si par « culture d'origine » on définit celle dans laquelle le
sujet a vécu depuis son enfance en lui empruntant sa
langue et ses valeurs et, du même coup, les déterminants
expressifs de son affectivité et de son imaginaire et si, par
« culture d'insertion », on définit celle dans laquelle le
sujet vit, à un certain moment plus ou moins long, de son
existence, on distinguera :
Le « moment de retournement positif » (mr+) qualifie
l'attitude du sujet qui, à partir de sa culture, décide d'entrer
dans une autre culture dominante en général, par le
truchement d'un rapport au savoir qui devient "positif"
pour lui. Cela le conduit à accepter d'entrer dans des
valeurs-clés liées à la culture d'insertion, au moins dans un
premier temps.
le « moment de retournement négatif » (mr-) qualifie
l'attitude d'un sujet qui, au contraire, rejette l'acceptation
des valeurs de la culture dominante et refuse le rapport au
savoir qui en découle. Il peut être dans une situation
économique, sociale et culturelle dégradée, voire exclue et
opérer, très tôt, dans son parcours scolaire, un « drop out »
qui l'éloigne durablement d'un savoir diffusé par l'école.
Mais plus exceptionnellement, il peut être l'attitude
déterminée d'un sujet d'un haut niveau universitaire qui
opère une remise en cause plus ou moins radicale du
système de légitimité des savoirs occidentaux circonscrits
par une vision du monde considérée comme restrictive et
unilatérale. Dans ce cas, la personne souvent bien intégrée
232
à la culture d'insertion, décide de la quitter pour un
« retour aux sources » culturelles et souvent spirituelles.
Comment ce processus de retournement s'opère-t-il ? à
quel moment dans une vie ? par quel biais institutionnel ou
non, formel ou informel ? Peut-on en caractériser la
nature , Quelles en sont les conséquences pratiques ?
I.- La notion de « moment éducatif »
Le concept de « moment » fait l'objet depuis une dizaine
d'années d'une série de travaux de Rémi Hess et de ses
disciples, dans la ligne de Henri Lefebvre120 .
Comme l'écrit notre collègue Mohamed Daoud 121, « Chez
Hegel, trois grands moments anthropologiques ont été
distingués : le domestique, le travail, l'état. Avec Henri
Lefebvre, le découpage hégélien est poussé plus avant ; on
trouve chez lui : le moment du repos, le moment
philosophique, le moment du jeu, de l'amour, de la justice,
de la poésie. Henri Lefebvre montre que la création des
moments est spécifiquement humaine (... ) S'inscrivant
dans le continuum de la théorie des moments, Remi Hess
accepte l'idée que la chance de l'homme, c'est de se
construire dans la diversité, dans la pluralité. Remi Hess
peut être grand-père, père, fils, et petit-fils, en même
temps. Cela ne l'empêche pas d'être aussi professeur
d'université, jardinier, cuisinier, peintre. À la
diversification des moments du sujet correspond une
diversification progressive des moments au niveau de la
civilisation, du fait de la technicisation croissante de la
société moderne : à chaque moment, son temps et son
120
Gabriele Weigand en présente une excellente synthèse dans sa préface
intitulée » 'sociologie et histoire » au livre de Rémi Hess (inédit) Henri
Lefebvre, une pensée du possible. Théorie des moments et construction de la
personne, à paraître
121
dans le livre d'hommages qu'il a dirigé avec Gabriele Weigand,
Quelle éducation pour l'homme total ? Rémi Hess et la théorie des
moments, ed. Dar El Houda, Ain M'lila - Algérie, 428 p., édité en
Algérie en 2007
233
organisation sociale. La visite d'un centre commercial, en
ville ou en banlieue, montre comment la société tente de
répondre au moment du bricolage, du jardin, de la maison,
du repas, de la voiture, de l'art, de la culture, etc. ».
Le moment est conçu comme un espace-temps de vie
délimité à chaque fois par des rôles et des statuts, les
événements et les situations, dans une culture donnée. Les
moments de vie d'enchaînent les uns aux autres, se
contredisent, s'interpellent ou s'échafaudent, au fil des
jours et des années. Ils expriment dans le vécu la
multiplicité de l'identité d'une personne122 .
Rémi Hess, dans la description de son itinéraire
professionnel, délimite plusieurs moments : le moment de
l'école, le moment de l'enseignement et le moment
pédagogique. Selon M.Daoud, le moment, défini par Remi
Hess, comme un espace-temps limité mais solide, que
l'homme investit d'une signification particulière, ou qu'il
fait exister par opposition à d'autres moments, espacestemps investis d'autres significations, est le lieu de
construction de la personne, par excellence.
Reprenons ce concept de moment dans une problématique
d'approche transversale.
122
Patrick Boumard, Georges Lapassade et Michel Lobrot, Le mythe
de l'identité : Apologie de la dissociation, Paris, Economica
Anthropos, 2006, 168 p., préface de Rémi Hess et Gabriele Weigand
234
1. Définitions
L’instant, le présent et la durée
L’instant est l’impact temporel de la Profondeur
lorsqu’elle se donne à voir dans l’immanence.
La durée est le tissage imaginaire des instants comme
continuum.
Le présent est la conscience humaine de l’instant sur fond
résiduel de Profondeur.
Il faut dire que la Profondeur est tout ce qui est,
phénomènes et ce qui donna naissance à tout phénomène.
D’instant en instant, les phénomènes apparaissent, visibles
ou invisibles. Mais entre chaque instant, un espace-temps
demeure inconnu. Ce « trou noir » dans la durée relève,
néanmoins, de la Profondeur et constitue, de fait,
l’essentiel de ce qui est hors du temps. Sous cet angle, la
235
durée n’est que la trace infime du déploiement de la
Profondeur appréhendé par l’imaginaire de l’être humain.
Le présent comprend à la fois le sens de l’instant et celui
de l’intervalle entre deux instants.
Par le sens de l’instant, le présent existentialise la vie
humaine
dans
l’intensité
de
la
présentation
phénoménologique des faits. Par le sens de l’intervalle
inconnu, le présent saisit le déploiement du « neuf », de
l’ « autreté », de l’instituant inscrit dans les phénomènes.
La durée comme tissage des instants, fait l’impasse sur la
Profondeur tramée dans l’intervalle entre deux instants.
C’est la raison pour laquelle elle est de l’ordre de
l’imaginaire leurrant, mais sans doute nécessaire pour la
réalisation sociale, l’établissement institutionnel, toujours
fondé sur l’établi, l’institué, le durable, l’éternel.
L’être du présent, ce que j’ai nommé le Profond, tente du
vivre à la fois dans l’instant, sans méconnaître
l’importance de la durée, et dans l’écart entre deux instants.
Il y réussit lorsque sa capacité à méditer est suffisante.
Méditation sans objet, hors du temps et de l’espace, dont
son cerveau a l’aptitude, reconnue aujourd’hui
scientifiquement.
Le Profond dans sa présence au monde se distingue
nécessairement du superficiel. Il est reconnu comme étant
un « être remarquable » (Oupansky), doté d’une capacité
d’amour et de compassion, d’une intelligence holistique et
d’un sens de la relativité radicale de toute imposition
symbolique. De mon point de vue, c’est le philosophe
réalisé, à la fois conceptuel et hors du concept.
Le moment
Pour moi, le « moment » et la « situation » sont au
carrefour de plusieurs termes : sur l'axe temporel (instant
et durée), et sur l'axe de l'espace (endroit et lieu)
La « situation » est cette particularité de l'espace-temps en
dialogue où le « lieu » habituellement connoté par
l'universel, se trouve soudain défini par l'instant et par les
circonstances qui le déterminent dans l'éphémère, en le
caractérisant comme « endroit ». La « situation » est cet
236
espace-temps du « moment » où la durée et l'instant
entrent en dialogue, pour changer le « lieu « (universel) en
« endroit » (singulier) pour une personne ou un groupe en
puissance d'agir.
Ainsi : Le lieu est l'inscription de l'espace en liaison avec
la durée. Il se rapporte à la catégorie de l'universel et du
durable.
L' »endroit » est un « lieu » qui perd son caractère
d'universel pour devenir « singulier » par sa relation avec
l'instant
Le moment fait l'objet d'une interférence entre l'espace et
le temps. Il se réfère au lieu et à la durée dans la mesure
où il n'est pas simplement un événement spontané et
instantané, sans aucune densité temporelle. Le moment
s'inscrit bien quelque part, dans un espace qui résiste au
changement. Il se réfère à la situation parce qu'il n'est pas
de l'ordre de l'histoire mais de l'existentiel et du présent. Il
est donc toujours concerné par l'instant, par des instants
qui se déroulent en situation.
Le « moment » de la classe, par exemple, se définit par un
« endroit » : la classe, dans un établissement scolaire d'une
ville précise (lieu). Une durée : le temps programmatique
de l'enseignement officiel pour la discipline concernée
(Français, Histoire, Maths etc) qui se traduit concrètement
par l'« instant » du cours (en fait le cours est une
succession d'instants). Une situation complexe : c'est
l'activité du groupe des élèves, et leurs interactions, à
chaque instant, avec ses caractéristiques spécifiques,
psychologiques et imaginaires, sociopsychologiques,
institutionnelles, différentes du précédent ou du suivant
groupe d'élèves. Une relation à l'instant dans la mesure où
ce groupe particulier d'élèves, comme le professeur
d'ailleurs, vivent quelque chose de spécifique d'instant en
instant, au cours de cette situation scolaire.
Avec Rémi Hess, je pense que la problématique des
« moments » est essentielle dans l'interprétation en
sciences humaines car l'être humain se trouve, toujours,
dans son activité, sa réflexion, sa méditation, au cœur d'un
« moment » spécifique et plus généralement d'une
237
succession de moments qui déterminent souvent sa
« dissociation ordinaire ». Mais j'y ajoute, corrélativement,
le concept de « situation », bien proposé par M.Benasayag
(2002, (1998))123.
L'éducation, dans ma conception, déborde très largement
ses frontières dans l'institution scolaire et universitaire.
Elle est ce processus de construction du sujet, par luimême avant tout, mais en relation nécessaire et inéluctable
avec les autres et la société, qui le conduit à donner du
sens à sa vie en actes. Comme le remarque Gaston Pineau,
elle n'est pas simplement diurne et institutionnelle. Elle est
également « nocturne » et s'élabore dans l'informel, dans
les interstices de la vie réglementée.
2. Rapport au savoir et rapport à la connaissance
On ne dira jamais assez que le « rapport au savoir » n'est
qu'une infime partie du processus qui conduit un sujet à
donner du sens au monde. Il faut déjà immédiatement
ajouter que le terme « le savoir » englobe, en fait, les
« savoirs » multiples qui animent et parfois encombrent la
conscience de l'individu. On a trop souvent l'habitude de
parler du « savoir » dès qu'il s'agit de savoir livresque et
académique. Dans d'autres cas on parlera de « savoirfaire » ou de « savoir-être ». Les écoles de pensée qui
s'attachent à ce concept de « rapport au savoir »
(principalement celle de Paris 8, autour de B.Charlot à
l'origine, et celle de Nanterre, autour de Jacky Beillerot
jusqu'à sa mort et Claire Blanchard-Laville), prennent la
précaution de signaler l'importance de la vie affective et
imaginaire dans la construction de ce rapport au savoir, en
le distinguant dans « rapport de savoir ». Il s'agit d'une
élaboration intellectuelle progressive dans laquelle le
social est partie prenante, certes, mais également des
123
Miguel Benasayag, Le mythe de l'individu, La découverte, poche, pp. 81-140,
2002, (1998)
238
dimensions inconscientes du sujet aux prises avec le destin
de ses pulsions.
Ma conception de l'éducation comme médiation-défi entre
savoirs pluriels et connaissance expérientielle de soi,
détermine substantiellement la nature du « moment
éducatif » (voir chapitre six de mon cours en ligne sur
« questions sur l'éducation » 2005-2007, université Paris 8,
Sciences de l’éducation).
L'être humain n'échappe pas au fait d'avoir à se situer dans
un univers de phénomènes allant de son corps à l'infini. La
question du sens est celle de l'établissement d'un lien entre
l'homme, les autres hommes et le monde, par le
truchement de valeurs socialement reconnues. Cette
reliance essentielle et conscientisée ouvre les voies de la
connaissance de soi à partir de laquelle nous pouvons
commencer une vraie discussion sur le sens de l'éducation.
L'éducateur véritable n'est pas simplement un être de
savoir et de savoir-faire, un érudit, une « boîte à fiches »
comme Léon Bloy ironisait à propos de Marcel Mauss. Il
est cet être conscient et lucide qui s'appuie sur la
connaissance de soi, expérientiellement assumée, pour
accueillir le savoir des autres, dans leur diversité, au
bénéfice du doute, et le faire fructifier
Le sujet qui se veut être éducateur de soi-même, est de ce
fait toujours potentiellement un homme de défi avant
d'être un être de médiation. La connaissance qu'il possède
de sa réalité viendra provoquer ce qu' Emmanuel Mounier
nommait le « désordre établi ». Cet ordre fallacieux est
suscité par l'esprit sécuritaire du savoir toujours déjà-là et
apparemment indiscutable ; il agit par une sorte d' « effet
de noblesse oblige » attribué à l'homme de pouvoir dont
nous parle Pierre Bourdieu.
Le rapport à la connaissance de soi, nécessairement relié à
l'expérience méditative, introduit un « trou noir » dans la
région du savoir, en l'empêchant ainsi de devenir
totalitaire. C'est la « dissidence d'un seul » dont nous parle
un psychologue social comme Serge Moscovici 124 en
124
Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris,, PUF,
1979
239
s'appuyant sur Soljenitsyne au temps du Goulag. C'est
« l'école de dedans » et la distinction entre « savoirgnose » et « savoir-épistémé » que distingue notre
collègue Georges Lerbet125. Le schéma suivant synthétise
cette problématique éducative (cours de licence)
Schéma dans mon cours « questions sur l'éducation »
http://foad.iedparis8.net/claroline/courses/267c/
125
Georges Lerbet., L'école du dedans, Paris, Hachette, 1992
240
Savoirs académiques, sciences, philosophies occidentales,
pensées orientales, sagesses du monde, s'entrecroisent et
s'interpellent pour faire avancer le sujet vers son « vrai
lieu », sans jamais l'atteindre, si tant est que l'éducation est
comme la poésie, dont Yves Bonnefoy proposait
241
l'attirance secrète : « le désir du vrai lieu est le serment de
la poésie ».
Ce sujet éducatif toujours en route sur les chemins de la
connaissance, vit des moments intenses dont certains sont
de véritables « flashs existentiels ».
3. Retournement et conversion
Dans la succession des moments existentiels, le sujet
rencontre parfois un moment exceptionnel qui bouleverse
sa vie d'une façon déterminante. Ce moment opère un
« retournement » de la vision du monde de la personne. Le
« retournement » est une autre façon, radicale, de
considérer le sens de la vie. Donnons un exemple à travers
l'existence d'un homme remarquable de notre temps,
Pierre Rabhi 126. Pierre Rabhi, de famille paysanne pauvre
du sud algérien, est confié par son père lucide sur les
enjeux d'une éducation moderne, dans son enfance à un
couple de Français cultivés. Il entre dans la langue et la
culture françaises et doit apprendre à l'école, que ses
ancêtres sont…des Gaulois ! Il vit dans son cœur
l'appartenance à deux cultures antagonistes. Si la
modernité a quelque chose de fascinant, l'école qui lui sert
de base, l'ennuie. L'esprit et l'intérêt mercantiles de lui
parlent guère. Il se retrouve ouvrier spécialisé dans une
grande usine de la région parisienne en 1958. Il y observe
les mœurs et les manque à être de ses concitoyens, avec
une division sociale du travail qui classe les êtres humains
en « haut de gamme » (cadres, lettrés, directeurs) et « bas
de gamme (peu cultivés, ouvriers). Il écrit « Au-delà de
l'inégalité ou de la hiérarchie des rémunérations, qui peut
se justifier, je suis choqué par l'iniquité, à savoir la nonreconnaissance de chaque individu en tant que tel, avant le
statut social qui lui confère une valeur monétaire ».(p.4)
Pierre Rabhi devient de plus en plus lucide sur ce qu'il vit
dans une telle « modernité » libérale. Un jour, une prise de
conscience le fait entrer dans ce « retournement ». Il
126
voir son entretien dans le n° spécial de Politis, consacré à « vivre
autrement », octobre 2007
242
décide, avec son épouse, de « retourner à la terre ». Ils
achètent un lopin de terre en Ardèche et commence à
développer une agroécologie très productrice, dont il va
faire la théorie de la pratique, plus tard, pour des peuples
d'Afrique. Dans sa petite ferme, la monde agricole et celui
des arts et lettres se côtoient et échangent. Sa vision du
monde devient une source de sagesse pour de nombreuses
personnes, tant au niveau national qu'international.
Sollicité, un moment, d'entrer en politique, il ne suivra pas,
en fin de compte, cette voie trop hasardeuse. Pierre Rabhi
a ainsi vécu un « moment de retournement » qui lui a fait
changer sa vie et rencontrer des êtres et des lieux d'une
grande richesse intérieure.
Ce moment de retournement a quelque chose à voir avec
la conversion de l'adulte. Souvent, chez ce dernier, c'est à
la suite d'une méditation sur les épreuves de vie qu'elle
s'opère. Parfois, il s'agit d'un événement impromptu,
inimaginable, comme le cas d'André.Frossard127, fils d'un
dirigeant communiste, élevé dans l'athéisme le plus
complet, qui, dans une petite chapelle de province,
découvre soudain une clarté spirituelle au fond de luimême sans la chercher et sans s'y attendre.
J'ai nommé ces moments des « flashs existentiels ». Nous
en avons tous vécus, à notre manière. Mais rarement nous
avons la curiosité et peut-être le courage d'en évaluer les
conséquences jusqu'au bout pour notre vie. Car le
« moment de retournement » est intentionnel dans ses
prolongements. Le sujet touché décide de changer sa vie,
il ne se contente pas de la rêver ou de critiquer celle qui
l'aliénait jusqu'à présent, tout en restant bien assis en son
sein. On peut toujours, effectivement, comme c'est le cas
de nombre de nos intellectuels d'aujourd'hui, critiquer
intelligemment le style de vie des Français – ces
« beaufs » encasernés dans leur petit confort bourgeois.
Mais que propose-t-on pour en sortir ? Dany-Robert
Dufour tisse une réflexion lucide sur cet état des lieux
127
André Frossard, , Dieu existe, je l'ai rencontré , ed Le livre de Paris, 1977
243
dans son dernier livre. Il fustige ceux qui proclament à
tout venant, « Ne pensez pas, dépensez ! » au sein du
« Divin marché » avec sa nouvelle religion et ses dix
nouveaux commandements 128 . Mais, d'une part, cette
analyse l'oblige à raboter les angles et à tout ramener dans
l'orbite de la Loi du Marché, même les innovations
sociales ou éducatives marginales et, d'autre part, elle
n'ouvre sur aucune perspective pour l'homme d'aujourd'hui,
mais l'enfonce un peu plus dans son marasme intérieur129.
128
Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle
libérale, Denoël, 2007
129
Du moins, dans son chapitre 6 (p.163 à 200), traitant du « rapport au savoir »,
Dany-Robert Dufour part d'une critique acerbe de Foucault (le premier
Foucault), Deleuze et autres philosophes post-modernes qui seraient à l'origine
de tous nos maux de l'éducation et de la dérive de tous les pédagogues actifs qui
les suivent de trop près, prétenduement incultes ou refusant leur qualité
d'intellectuels et incapables de transmettre un sens de la limite et un amour des
grandes oeuvres, aux jeunes farfelus, égoïstement parfaits, dans leurs violences
tous azimuths, de nos sociétés libérales sans dessus-dessous. Evidemment, cette
analyse doit tasser et réduire au maximum la complexité de la réalité
pédagogique contemporaine, pour tenir debout. Dany-Robert Dufour en vient,
alors, à des formules à l'emporte-pièce, bien dans la ligne de, justement, ce qu'il
dénonce dans la société d'aujourd'hui où le signe et le simulacre sont
déterminants. Que nous propose-t-il pour nous en sortir : un retour à la Grèce
antique et à la "scholè" comme lieu isolé du monde et du bruit. Il semble avoir
oublié que la société du XXIe siècle est très loin de celle du temps de Périclès.
Plutôt que d'être dans une vision passéiste et absolue, la pédagogie active
contemporaine cherche beaucoup plus, au delà du "magister" et de la parole "ex
cathedra" du "maître" digne de savoir, à comprendre la réalité complexe des
jeunes et des moins jeunes en voie d'exclusion culturelle et sociale pour trouver,
244
Le numéro de la revue Politis , au moins, a le mérite de
nous faire voir, vraiment, qu'une autre vie plus humaine,
plus solidaire, est possible et déjà réalisée par de
nombreux acteurs du jeu social.
Ce « moment de retournement » peut être caractérisé par
un certain nombre de dimensions.
La soudaineté. Même si ce moment survient après une
phase de réflexion, il demeure quand même soudain dans
sa détermination. C'est le moment de l'« insght »dans la
cure psychanalytique. Il arrive bien un moment on le sujet
décide de ne plus en rester dans un état antérieur et se
comporte en conséquence.
L'imprévu. En fait le sujet ne sait jamais complètement
quand il décide vraiment de changer. Il peut rester
longtemps dans l'indécision et, un jour, il en va autrement.
La profondeur. Le changement d'attitude n'est pas
superficiel. Il va au fond et bouleverse toutes les habitudes
acquises. La vie habituelle devient fade et doit être
déconstruite. Un autre horizon se dégage et la direction de
vie devient évidente.
Le non-retour. La nouvelle vision du sens de la vie est
irréversible. Elle peut conduire à des difficultés, voire à la
mort, mais le sujet reste persuadé qu'elle est la bonne voie.
Cette certitude peut le conduire vers un prosélytisme
fanatique s'il 'y prend garde.
L'engagement. La nouvelle vision détermine une volonté
de réaliser, avec d'autres souvent, une façon nouvelle
d'être au monde. On a parlé naguère des « révolutions
minuscules » et d'un nouveau militantisme. On décrit
volontiers aujourd'hui de « nouvelles religiosités » en
liaison avec cet air du temps.
On peut citer l'exemple-type, en référence avec ces
dimensions du moment de retournement, du sage nonavec eux, les moyens de reprendre goût au savoir et à reconnaître la valeur non
de La Culture (occidentale) mais des cultures qui portent l'intelligibilité et la
sensibilité des êtres humains dans leur diversité.
245
dualiste de l'Inde du XXe siècle, Ramana Maharshi (mort
en 1950), qui, à l'âge de 16 ans, fait une expérience
spirituelle de mort déterminante qui le conduit à quitter
subitement ses parents et à vivre en ermite pendant de
nombreuses années sur la montagne d'Arounachala dans le
sud de l'Inde130.
II. Les deux moments de retournement en éducation
Il y a deux moments de retournement en éducation. Le
moment de retournement positif et le moment de
retournement négatif.
Il ne faut pas comprendre les termes « positif » et
« négatif » comme « bon » et « mauvais ».
Ces termes se rapportent essentiellement à l'aventure
existentielle de chaque sujet, dans sa singularité. Ils valent
pour lui avant tout, au sein d'une culture donnée.
Est « positif » pour un sujet ce que lui permet de donner
un peu plus de sens à l'existence, la sienne et celle des
autres avec qui il entre en contact. Est « négatif » ce qui va
dans le sens contraire, encore que, parfois, l'absence de
sens ou le « non-sens », ou ce que j'ai appelé « la Grande
fatigue » soient des éléments favorables au développement
d'une personne singulière131.
2.1 Le moment de retournement positif
Nous trouvons là des moments où le sujet se rend compte
de l'intérêt qu'il peut avoir à entrer dans les valeurs de la
culture d'insertion pour acquérir un savoir dont il a,
désormais, besoin.
Ce moment ne va pas sans questionnement et sans
souffrance. Il comprend toujours un certain sentiment
d'arrachement et de « trahison » de sa propre culture
d'origine. Vincent de Gaulejac a nommé cette blessure « la
névrose de classe ». lorsque le sujet n'arrive pas à dépasser
130
Eleonore Braitenberg ,s/dir, L'Enseignement de Ramana Maharshi,
poche, Albin Michel, 2005
131
R.Barbier, la Grande Fatigue. Le journal des chercheurs, Page web
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=842
246
un sentiment de fusion avec ses origines sociales. Sunmi
Kim dans sa thèse de doctorat en 2000, sur les étudiantes
asiatiques en France, en a montré toute l'ambivalence132.
Toutefois, dans ce moment de retournement positif, le
sujet fait le point et décide en connaissance de cause
d'avoir un rapport au savoir positif pour lui avec la culture
dominante.
Parfois l'enjeu est faible et le « savoir » très mince. Ainsi,
au sein de l'université ATD Quart-monde, les militants
issus du Quart-monde, s'enrichissent et le décident ainsi,
des apports précieux non seulement des épreuves et des
dépassements de personnes de leur monde, mais
également de volontaires ou d'intervenants dotés de
compétences plus dépendantes de la culture élaborée (par
exemple le droit). Le résultat d'une recherche-action
exemplaire à cet égard, intitulé « le croisement des
savoirs », qui réunissait des universitaires, des volontaires
(travailleurs sociaux) et des militants du milieu du Quartmonde, permet de se rendre compte du moment de
retournement positif que peut entraîner un dispositif de
formation-recherche pertinent 133 . C'est d'ailleurs en
discutant avec l'une de mes doctorantes – Malini Sumputh,
qui travaille avec des publics de bas niveau de
qualification dans des dispositifs pédagogiques innovants,
que je lui ai proposé, devant sa perplexité issue de la
richesse de ses données de terrain, ce concept de
« moment de retournement » inventé alors sur le champ
par intuition inductive. Cet article ne fait que développer
un peu plus cette conceptualisation de départ. Le temps de
132
Sunmi Kim, Jeunes femmes asiatiques en France. Conglit de valeurs ou
métissage culturel, préface de Jacques Ardoino, Paris, L’Harmattan, coll.
Logiques sociales, 2008, 222 p.
133
René Barbier, Enseigner les savoirs de la grande pauvreté. In Le journal des
chercheurs,
page
web
rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=291
247
,
http://barbier-
formation est souvent un espace transitionnel, au sens
Winnicottien, pour les stagiaires. Il leur permet de faire le
point sur leurs manques de savoir et sur leur désir d'un
autre savoir.. Il opère une transitionnalilté entre le savoir
(et son manque) chez la personne et son passage vers la
connaissance qui est toujours connaissance expérientielle
de soi.
Une des plus beaux exemples de ce moment de
retournement positif apparaît régulièrement durant la
formation de formateurs que j'anime depuis plus de vingtcinq ans à l'université (DUFA, université Paris 8). Pendant
cette formation explicitement existentielle, les stagiaires
redécouvrent un rapport au savoir d'un autre type que celui,
trop connu pour ses méfaits, de leur scolarisation
douloureuse. Certains entrent dans une véritable fringale
de savoir et lisent tous les livres proposés, pourtant sans
aucun contrôle à la clé. Naguère élèves médiocres ou
étudiants désabusés, ils retrouvent un goût de savoir qui
les surprend par sa puissance. Plusieurs s'achemineront
d'ailleurs vers un Master après la réussite à leur diplôme.
Ils en seront des étudiants que tous les enseignants
reconnaissent comme brillants.
Plus récemment, dans notre licence en ligne de Sciences
de l'éducation, dans le cadre de l'Institut d'Enseignement à
Distance de l'université Paris 8, les évaluations ont
largement révélé l'importance de ce « moment de
retournement positif » par rapport au savoir académique,
chez des adultes naguère revêches à son égard. Le
dispositif pédagogique d'implication mis en place joue,
dans ce cas, un rôle déterminant dans ce « retournement »
des étudiants salariés d'un certain âge134.
C'est assurément une joie pour un pédagogue de voir
surgir chez son étudiant, ce « moment de retournement
positif ». même si ce moment l'entraîne sur des chemins
très différents de ceux empruntés par lui-même. Il vit alors
pleinement la réussite éducative dont les maîtres
134
Sunmi Kim, Christian Verrier, s/dir, Le plaisir d’apprendre en
ligne à l’université. Implication et pédagogie, Belgique, De BoeckUniversité, 2009
248
bouddhistes disent toujours qu'elle est la mort symbolique
de l'enseignant pour l'étudiant en question désireux de
suivre sa propre voie.
2.2. Le moment de retournement négatif
Pas de retournement positif sans retournement négatif. Ce
dernier n'est pas à considérer comme une mauvaise part,
même dans le cas de l'exclusion scolaire. Le « drop out »
(déperdition scolaire), la fuite hors de l'école si habituelle
de nos jours, est l'expression directe de ce moment de
retournement négatif, notamment dans les pays du sud et
dans l'enseignement primaire135. En France, l'instruction
étant obligatoire jusqu'à 16 ans, le drop out se joue
beaucoup plus en fin de parcours scolaire ou à l'université.
L'élève ou l'étudiant prend conscience que ce qu'on lui
offre sur les bancs de l' »école ou de la faculté, l'ennuie
singulièrement et, de plus, de lui fournit aucun débouché
sérieux pour gagner sa vie.
Comme l'écrit Louise Bourdages en 2001, à propos de
l'enseignement supérieur en ligne au Québec, « De
nombreux établissements d'enseignement universitaires
s'intéressent, depuis les trente dernières années environ, au
phénomène de l'abandon aux études supérieures. Les
abandons croissants représentent pour eux des défis
considérables, autant sur le plan de la gestion que sur celui
de la pédagogie et de l'encadrement des étudiants. Du
point de vue des étudiants, les effets ne sont pas moindres.
S'inscrire à des études, puis les abandonner, peut avoir des
répercussions sur toutes les sphères de leur vie . La
question de l'abandon est encore plus cruciale pour les
établissements de formation à distance dont la survie
dépend d'une clientèle plus ou moins palpable qui ne leur
est attachée que par un contrat formel, et où le sentiment
135
le
UNESCO, Occasions perdues. Quand l'école faillit à sa mission, l'abandon et
redoublement
dans
l'enseignement
primaire,
http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001139/113958f.pdf
249
1998.
d'appartenanceet l'« intégration à l'institution » demeurent
un défi »136.
Certes, les statistiques montrent, au moins pour les
diplômes les plus élevés, que cette représentation est
relativement fausse. Mais, dans le vécu de ces élèves,
souvent originaires de classes sociales défavorisées,
« l'école, c'est Alcatraz ! ». Le plus révoltés la désertent,
quitte à aller, de temps en temps, la narguer à l'entrée de
l'établissement.
Dans ce moment de retournement négatif, ce sont les
valeurs de l'école républicaine qui sont mises en question,
souvent pour leur hypocrisie entre les faits et l'idéal, dans
la réalité du quotidien. On sait bien que contrairement à
l'idéologie libérale, c'est toujours le plus riche qui gagne,
le plus mondain qui échappe à la sanction, Alors assez des
discours scolaires bardés d'érudition incompréhensible qui
présente la vie comme un bonheur pour tous, sans
exception. Le jeune constate que son père ouvrier peine à
gagner en un mois ce que lui, éventuellement, par un léger
trafic délictueux dans les banlieues, peut gagner en
quelques jours. Sur ce point, les valeurs « humanistes » de
l'école ne font pas le poids. Il suffit au jeune de savoir lire
les journaux pour constater que les responsables de EADS
ont fraudé pour s'enrichir aux dépens de la collectivité et
qu'ils passeront, vraisemblablement, au travers des
sanctions judiciaires conséquentes. Ils savent aussi qu'il
n'en va pas de même pour la mère de famille nombreuse
qui, dans un supermarché, vole un peu de viande pour ses
enfants. Dans une société libérale du carnage, les jeunes
du « drop out » vont jouer le jeu de la débrouille et,
souvent, de la délinquance.
Ce retournement négatif a de quoi inquiéter les
pédagogues lucides, si jamais l'éducation les intéressent
136
Louise Bourdages, « La persistance aux études universitaires à distance »,
Journal
of
distance
éducation,
2001.
http://cade.athabascau.ca/vol16.2/bourdages-delmotte.html
250
Page
web
encore un peu, même si les plus « anarchistes » y trouvent
des raisons d'espérer de la « révolte » des scolarisés »137.
Mais, comme je le disais au début de cet article, les
intellectuels préfèrent souvent analyser la faillite du
système plutôt que de proposer des solutions concrètes et
réalistes. On connaît les anathèmes portés contre Philippe
Meirieu par les Finkielkraut, Brighelli et consorts. Jamais
le questionnement sur le « drop out » n'aboutit à une
invention d'un autre dispositif plus approprié pour ces
jeunes en rupture de ban, sauf exceptions marginales.
Un autre moment de retournement négatif, plus
questionnant encore, apparaît de plus en plus aujourd'hui.
Il s'agit de celui qui développe un refus ou une fuite de
l'école ou, plutôt de l'université, voire d'emplois de haute
qualification, parce que les valeurs de notre société de
consommation dirigée ne font plus sens. C'est,
paradoxalement, au cours d'un parcours de savoir de haut
niveau que des sujets décident d'en finir avec la course aux
diplômes et à la carrière.
J'ai connu plusieurs de mes étudiants dans ce cas. Je me
souviens d'une étudiante en maîtrise très intéressée par la
philosophie hindoue, envoyée par mes collègues de
Toulouse, qui a commencé sa recherche avec moi. Mais en
approfondissant sa problématique, elle s'est aperçue que ce
n'était pas les études qui lui donneraient du sens mais sa
pratique du yoga. Elle a abandonné son cursus.
Une autre, après un DEA très apprécié, en cheminant en
profondeur dans la vision du monde de Krishnamurti, a
préféré arrêter son doctorat et poursuivre sa quête de sens
ailleurs qu'à l'université.
J'ai également été frappé par le retournement négatif à
l'égard du savoir académique a priori, de l'une de mes
étudiantes en DEA qui, à l'issue d'une recherche très
sérieuse sur la pensée chinoise, a préféré quitter pour
plusieurs années les études universitaires et aller
137
voir
« éducation
libertaire »
http://fra.anarchopedia.org/Éducation_libertaire
251
page
web :
s'immerger dans la culture chinoise pour vivre
complètement ce qu'elle avait découvert.
Dernièrement, l'une de mes doctorantes responsable de
service à l'UNESCO a préféré démissionner de son poste,
pourtant très rémunérateur, parce que le sens manquait
dans cette organisation internationale dominée aujourd'hui
par la politique américaine de lutte contre le terrorisme au
détriment d'une véritable réflexion sur l'éducation à la paix.
Elle était sans doute trop engagée dans une philosophie de
la vie proche d'Auroville et de Sri Aurobindo.
Mais c'est peut-être le cas d'une autre de mes doctorantes,
d'origine hindoue, très engagée dans son doctorat en
direction des innovations pédagogiques pour les
intouchables, qui m'a le plus interrogé. Elle a décidé
d'arrêter ses études et de partir avec son mari français et
ses enfants pour créer une communauté de vie dans l'Inde
du nord. Cette communauté doit rassembler des personnes
d'origine asiatique, ayant eu une bonne culture occidentale,
mais désireuses de retrouver le sens des valeurs propres à
leurs traditions. Dans ce désir de « vivre autrement » que
le mode de vie imposé par la société libérale avancée, le
moment de retournement négatif n'est en rien « négatif »
pour les personnes intéressées et, peut-être, pour notre
société si tant est que nous acceptions d'être interpellés par
ce type d'innovation sociale.
Ainsi le moment de retournement négatif, sous cet angle,
nous permet de réfléchir sur nos modes de vie, sur nos
valeurs diffusées dans nos savoirs légitimes à l'université
et dans nos grandes écoles. Il s'ouvre sur une autre façon
d'exister et, paradoxalement, il nous conduit, peut-être, à
proposer des voies originales en pédagogie pour réanimer
le « moment de retournement positif » des élèves en
perdition.
252
Chapitre 13
Le rêve, l’archétype et la Profondeur
Jung, dans sa théorie psychologique, parle de « grands
rêves » qui mettent en oeuvre des archétypes. J’ai toujours
pensé que cette approche est vraiment pertinente pour en
avoir fait maintes fois l’expérience personnelle.
Certes, je n’ai pas analysé mes rêves comme mon ami
Patrick Paul, qui en a comptabilisé des centaines pour
constituer une théorie de l’imaginaire. Mais quelques uns
d emes rêves m’ont très largement donné à penser et ont
modifié durablement ma vision du monde.
L’archétype représente pour moi, chez l’être humain, la
matrice des mythes et des symboles issue de la Profondeur.
Lorsque dans un rêve (souvent « lucide »), nous imaginons
suivant l’ordre intime de l’archétype, nous savons que
nous avons affaire avec un « grand rêve » parce que nous
en gardons la trace au réveil et que, surtout, son influence
modifie profondément notre attitude quotidienne et notre
regard sur le monde.
Certains grands rêves sont très proches de dynamiques
inconscientes au sens freudien du terme. D’autres,
beaucoup plus en rapport avec l’inconnu de la Profondeur.
Prenons le cas de rêves représentant ces deux types de
rêves.
1. - la jeune fille et l’anaconda
Produis ce que la connaissance veut garder
secret, la connaissance au cent passages.
René Char
( à la santé du serpent )
253
L'approche transversale, par sa multiréférentialité générale,
ouverte à la diversité des sciences anthropo-sociales, à
l'interrogation philosophique et au retentissement poétique,
est une voie appropriée de compréhension des
phénomènes oniriques qu'on se refuse à réduire à des
schèmes explicatifs unidimensionnels.
Comme beaucoup d'analystes qui n'ont pas hésité à décrire
et faire parler leur rêve (je pense à Freud, bien sûr, mais
encore plus à C.G. Jung), c'est un de mes rêves, déjà
ancien, que je tenterai d’approcher ici.
Les images du rêve.
La scène se passe en Amérique du Sud, plus précisément
au Brésil. Je suis suspendu au dessus d'un ravin au fond
duquel coule un rivière. Je suis accompagné d'autres
personnes, dont une femme qui paraît être la mère de ma
fille. Nous sommes dans une sorte de cabine de
téléphérique qui monte vers le sommet d'une montagne.
En scrutant le précipice, j'aperçois dans l'ombre un
énorme serpent qui se meut lentement en déroulant un à
un des anneaux multicolores. Il mesure au moins 20
mètres de long. Je trouve qu'il semble bien dangereux, en
particulier si nous devions tomber dans la rivière. J'en
parle autour de moi et on me dit que le cas c'est déjà
produit plusieurs fois et que les personnes ont été
dévorées par le monstre. Je demande alors pourquoi les
autorités ne l'ont pas encore tué . On me répond qu'il ne
saurait en être question car le serpent, un immense
Anaconda, est le dieu vénéré des habitants de ce pays.
A ce moment, nous ne sommes plus dans la cabine et tout
à coup je réalise que nous sommes tout près du reptile. Ma
fille, âgée alors de 14 ans, d'origine indienne par sa mère,
s'est approchée du serpent sans que je m'en aperçoive. Je
crie qu'elle s'éloigne très vite dès que je m'en rends
compte. Je l'appelle, je suis pris de panique. Ma fille ne
semble pas avoir la moindre peur. Elle continue à avancer
sans m'entendre. Tout à coup le monstre l'enroule dans
254
ses circonvolutions mouvantes et elle disparaît dans ses
noeuds. Je me précipite et prenant un couteau recourbé au
passage et j'attaque le reptile à la tête. Je lui donne des
coups de couteau comme si je taillais un crayon. Je
constate que sa gueule béante porte une sorte de dard noir
et venimeux et que je risque ma vie. Peu à peu je lui coupe
la tête mais apparemment cela ne l'empêche pas de
continuer à vivre. Je me réveille alors.
Je pense immédiatement à ce rêve comme d'un « grand
rêve », celui qui charrie des « images primordiales » liées
aux archétypes, en même temps que des fantasmes
archaïques et des états concrets d'existence.
La scène se déroule au Brésil. J'associe en pensant que j'ai
plusieurs étudiants sud-américains, en particulier
brésiliens, depuis que mon livre sur la recherche-action
dans l'institution éducative a été traduit en portugais au
Brésil justement138. Ma traductrice, Estela dos Santos, une
sociologue universitaire de Rio de Janeiro, m'a écrit qu'il
« marchait » très bien là-bas. Un des étudiants de mon
atelier de D.E.A. de cette année est professeur de
sociologie à Rio. Il est venu, en particulier pour travailler
avec moi. J'ai pu constater qu'il était très intéressé par
l'ouverture mytho-poétique dans laquelle j'oriente mes
travaux de recherche-action depuis la parution de mon
livre en 1977. Il me propose d'organiser un séjour pour
moi au Brésil, avec des conférences dans plusieurs
universités (que je réaliserai en 1992). Je lui ait dit
« pourquoi pas ? » Comme d'habitude, je ne fais aucune
démarche active pour aller ailleurs, dans d'autres pays. Je
prends ce qui vient, dans le cours des choses, comme
diraient les anciens Chinois.
Je crois que mon rêve sur ce plan manifeste, malgré tout,
un certain désir de voir cette possibilité se réaliser. Ma
fille vient d'avoir ses 14 ans au mois de mai 1988. Elle est
métissée puisque sa mère - dont je suis séparée depuis
138
René Barbier, La recherche-action dans l’institution
éducative, Paris, Gauthier-Villars, 1977 ; A Pesquisa-açao na
instituiçaoeducativa, Rio de Janeiro, Brésil, 1985, 280 p.
255
quelques années - est d'origine indienne ( de l'Inde), mais
née à l'île de la Réunion.
Ma fille n'est pas encore nubile, bien que ses formes
commencent modestement à pointer. Sa mère et moi nous
avons toujours parlé très ouvertement et directement des
« choses de la vie » avec elle.
Il me semble que la problématique oedipienne est en jeu,
en partie, dans ce rêve. Ma fille avance en âge. Elle est à la
frontière de sa féminité. Je viens de faire ce rêve alors que
nous étions encore il y a deux jours ensemble à la
montagne (d'où le téléphérique que nous avons
effectivement pris une fois). Dans le centre où nous
logions des activités étaient prévues pour les adolescents,
notamment une discothèque qui fonctionnait tous les soirs
et le “flirt” était un élément attrayant pour les jeunes gens
et jeunes filles présents à cet endroit. Ma fille n'y
participait pas encore, préférant rester avec son amie un
peu plus jeune qu'elle. Mais je la sens intéressée, à l'écoute
des « problèmes » amoureux des jeunes. Elle aime bien les
films d'amour. Consciemment je souhaite qu'elle réalise au
mieux son passage vers la femme et qu'elle découvre les
joies de la sensualité et du plaisir sexuel. Je crois avoir eu
une parole libre avec elle depuis longtemps. Ne m'a-t-elle
pas accompagné dans mes pérégrinations communautaires
dès l'âge de cinq ans ? Je trouve qu'elle est une belle jeune
fille et qu'elle fera sans doute, le bonheur de plus d'un
garçon dans quelque temps. Pourtant mon rêve montre
mon ambivalence par rapport à cette liberté . Ma fille n'a
pas peur devant le serpent. Elle est curieuse. Elle n'hésite
pas à s'approcher. Elle disparaît sans appeler au secours.
Cette scène de mon rêve me rassure sur son équilibre
psychique face à ce problème. Inconsciemment je ne la
sens pas, pour et par elle-même, en danger. Pourtant, de
toute évidence ce serpent phallique avait quelque chose de
“venimeux”, de dangereux. Ma fille a “fait corps” avec ce
serpent, cet “autre extérieur” pour lequel elle peut
fusionner et se lier.
Selon la mythologie grecque, Zeus détermina la région de
Delphes comme le nombril et le centre du monde. Ce lieu
256
était sous la coupe d'un serpent monstrueux, fils de Gaïa,
la déesse Terre, symbole de la démesure des forces
naturelles et doué de pouvoirs prophétiques. Apollon, fils
de Zeus et de Létô (la Nuit), dieu du soleil et de la lumière,
était chargé par son père de purifier et d'harmoniser la
nature, la cité et l'homme. Il lui fallait pour cela détruire le
monstre qui représentait les forces telluriques. Il tua la
« bête énorme et géante » comme dit l'hymne homérique,
avec son arc. Elle rendit l'esprit en exhalant un souffle
ensanglanté . Alors Apollon dit fièrement : « Maintenant
pourris ici sur la terre nourricière des hommes ». Le soleil
la fit pourrir en ce lieu même. Depuis on l'appelle Pythô
(pourri) et on donne au Seigneur le nom de Pythien, parce
que c'est là que l'ardeur pénétrante du soleil fit pourrir le
monstre. L'oracle ne vient plus désormais de l'antre de la
terre, mais d'Apollon, par pythie interposée (une vierge,
porte-parole du dieu). Le python enterré dans
« « l'omphalos » (pierre conique indiquant le Centre), a
servi à enraciner la matrice du ciel et de la terre, à partir de
laquelle s'organisent la complémentarité , l'ordre et la
maîtrise du monde. Mais où règne Apollon, dieu de
l'ordre, règne aussi Dionysos, dieu de l'anarchie, du désir
et des plaisirs sexuels, de la fécondation et de la création.
Par le vin et la transe, il fait oublier la souffrance et porte à
la lumière ce qui a été caché . Il est le dieu de l'unité et de
la pérennité (confusion de l'animal, de l'humain et du
divin).
Les pensées qui me viennent à propos de la dangerosité de
l'animal, vont des drames multiples qu'engendre
nécessairement toute relation amoureuse, surtout à
l'adolescence, aux nouveaux dangers que représente le
S.I.D.A. aujourd'hui. Est-ce un hasard si, justement, la
veille j'avais entendu à la radio que les autorités bavaroises
mettaient en garde leurs ressortissants, d'une manière
paranoïaque, devant le « french kiss », le baiser profond ?
Par ailleurs j'ai connaissance dans mon entourage de cas
douloureux concernant des adolescents soumis à cette
épreuve. Je connais fort bien le problème du S.I.D.A.
257
depuis son origine car la « symbolique du sang » est un de
mes thèmes de recherche depuis plus de dix années.
Une fois de plus je me rends compte de l'histoire sociale
des rêves. Ces derniers sont toujours plus ou moins pris au
piège des fantasmes et de l'imaginaire social de l'époque
et de la société considérées. Ils se développent sur une
toile de fond qui reste éminemment politique et culturelle.
Ainsi l'anthropologue Dorothy Eggan, qui a travaillé
longtemps sur la culture des indiens Hopi, décrit dans
leurs rêves, la dominante d'un serpent d'eau qui représente
l'autorité dans leur mythologie. Les enfants hopi élevés
dans ces mythes rêvent donc de serpents et leur
interprétation doit être référée à leur culture, en premier
lieu, avant d'être fondée sur une symbolique des organes
génitaux masculins à la manière freudienne. Des études
sur les Zoulous, les villageois du Rajasthan , les Noirs de
Sao Paulo, les étudiants de Tokyo et du Kentucky, ont
confirmé l'hypothèse d'une signification sociale des rêves.
Ces études suggèrent que les rêves sont modelés de deux
façons par la société à laquelle appartient le rêveur.
En premier lieu, les symboles du rêve peuvent avoir une
signification particulière à l'intérieur d'une culture donnée
comme c'est le cas du Serpent d'Eau dans la culture hopi.
Il ne s'agit donc pas toujours d'une réactualisation d'un
“archétype” jungien venu d'un “inconscient collectif” si le
rêveur connaît le mythe.
En second lieu, on peut soutenir que le contenu latent du
rêve est en partie modelé par la culture du rêveur dont les
tensions spécifiques, les conflits, les anxiétés, varient
d'une société à une autre. Ainsi les Américains rêvent
davantage que les Japonais qu'ils arrivent en retard à des
rendez-vous ou qu'ils sont embarrassés d'être vus nus. Par
contre les Japonais rêvent plus que les Américains d'être
attaqués. Dans les rêves, on doit voir s'exprimer, au niveau
du contenu latent, ce qui est de l'ordre d'une répression
culturelle et pouvoir en faire l'Histoire 139 . Il se peut
139
Paul Burke, "l'histoire sociale des rêves", Annales, marsavril 1972, A.Colin, pp.329-342
258
également que ma crainte du passage de ma fille vers cet
autre monde des femmes, soit l'expression d'un sentiment
refoulé de « perte ». Ma fille est en train de m'échapper.
Elle va vers le large d'elle-même, vers son horizon sexué
et maternel, vers l'Autre qui ne sera pas moi. Le serpent l'a
“engloutie” dans ses anneaux sans qu'elle appelle à l'aide.
J'ai eu peur, mais pas elle.
Et me revient en mémoire le tendre poème de René Char
intitulé compagnie de l'écolière dont j'ai médité plus d'une
fois les retombées psychologiques et existentielles140.
Je sais bien que les chemins marchent
Plus vite que les écoliers
Attelés à leur cartable
Roulant dans la glu des fumées
où l'automne perd le souffle
Jamais douce à vos sujets
Est-ce vous que j'ai vu sourire
Ma fille ma fille je tremble
N'aviez-vous donc pas méfiance
De ce vagabond étranger
Quand il enleva sa casquette
Pour vous demander son chemin
Vous n'avez pas paru surprise
Vous vous êtes abordés
Comme coquelicot et blé
Ma fille ma fille je tremble...
Mais je suis également par identification, une partie de ma
fille. Elle représente pour moi inconsciemment, à la fois la
140
René Char, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade,
p.98, 1983
259
partie féminine de ma personnalité et l' « Enfant qui joue
le Jeu du Monde » comme dit Heraclite (fragment 52).
Sous l'angle mythique, le serpent est vraiment une figure
archétypale de la connaissance des profondeurs de l'être.
Il est « un des symboles les plus importants de
l’imagination humaine (...) Le serpent est le triple symbole
de la transformation temporelle, de la fécondité, et enfin
de la pérennité ancestrale » (Gilbert Durand)141. Peut-être
représente-t-il le symbole même de ce « Pli de l'être et de
l'étant » dont parle Heidegger. En tout cas le serpent paraît
être, de tous les animaux, celui dont la symbolique est la
plus riche. Une étude sur ce thème montrera ainsi le
serpent comme symbole :
• chtonien,
• de connaissance et de sagesse,
• du mal,
• de fertilité , de renaissance, d'immortalité ,
• funéraire,
• ancêtre mythique,
• des serpents des sources et des eaux,
• de la lune,
• de protection,
• sexuel,
• de guérison (caducée),
• de divers symbolismes du serpent
sans compter tous les symbolismes du dragon et de celui
de tel ou tel être mi-humain, mi-serpent142.
Quant à l'image de ma fille, il s'agit vraiment de cette
partie de moi-même qui représente le pôle anima.
Pôle de la nuit, de la courbe, de l'épaisseur, des
frondaisons, de l'eau courante, du plus profond, du plus
obscur , du plus terrien.
Pôle du silence, du seuil, de la faille, de la blessure.
141
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de
l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, pp.363-364
142
Philippe Seringe, les symboles dans l'art, dans les religions
et dans la vie de tous les jours, Suisse, Genève, éd. Helios,
1985, pp.71-111
260
Pôle de l'enlisement, de la totalité close, de l'étouffement,
de l'indifférenciation, de l'indistinct.
Pôle du secret, du mystère, du volcanique, de la force
crocheteuse des profondeurs.
Pôle de la sensualité diffuse, de l'orgasme au long cours,
du cri qui pénètre tout.
Pôle de la fusion, du don intégral de soi, de l'espérance
pour rien, de l'extase et de la transe.
Je n'ai commencé à reconnaître, vraiment et consciemment,
ce pôle anima que vers l’âge de 35 ans. Sans doute
n'était-il pas encore complètement intégré à l’époque du
rêve, en équilibre avec le pôle animus plus aérien, plus
ensoleillé, plus jupiterien. Sans doute fallait-il encore
quelques secousses existentielles particulièrement
tragiques ? Le sera-t-il un jour d'ailleurs ? Notre culture
n'est-elle pas exclusivement celle de Prométhée, laissant
dans l'ombre Epiméthée, son double essentiel comme
aimait à le rappeler I. Illich à la fin de son ouvrage sur la
“société sans école” 143 ? Sans entrer dans une étude
approfondie d'Anima et Animus, comme l'ont tentée
Emma Jung et James Hillman144, n'oublions pas que tout
processus d'individuation réussie passe par l'articulation de
ces deux pôles de la psyché, dans une sorte de conjonctio
oppositorum.
L'anima représente la composante féminine de l'homme
mais aussi l'image qu'il porte en lui de la femme en
général, autrement dit, elle représente l'archétype féminin
qui s'exprime, en particulier dans le mythe de la femmecygne. Vivre son anima consiste à s'ouvrir et à être de plus
en plus disponible à ce qui vient, sans chercher
immédiatement des armes pour se défendre. Anima
symbolise la réceptivité à ce qu'il y a de plus mystérieux
dans la vie. Dans mon rêve, ma fille (mon anima) se
présente « désarmée » devant l'Anaconda, le Serpent-Dieu.
Elle se livre sans angoisse et « disparaît » en son sein. A
143
Ivan Illich, La société sans école, Paris, Seuil, 1971
Emma Jung, J. Hillman, Anima et Animus, Paris, Seghers,
l'esprit Jungien, 1981
144
261
noter que le serpent de l'avale pas. Il la capte dans sa
mouvance reptilienne, dans son monde aquatique, dans sa
nuit d'étoiles de mer.
« L’anima étant la partie féminine de l'homme, elle
possède justement cette réceptivité et cette liberté vis-à vis de l'irrationnel ; pour cette raison elle est considérée
comme l'intermédiaire entre l'inconscient et le conscient.
Ce comportement féminin joue un rôle important chez
l'homme créateur »145.
Depuis longtemps je sais que « l'anima représente la
relation à la source de vie se trouvant dans
l'inconscient »(Jung, Hillman, p.39). E. Jung note
l'importance relative du serpent dans beaucoup de mythes
et de contes, avec une connotation d'anima (p.51). La
figure la plus impressionnante de la littérature moderne
qui montre l'anima élémentaire possédant en même
temps les caractéristiques d'un serpent et celles d'un fauve
est l'Antinéa du roman de Pierre Benoit, l'Atlantide. Elle
possède la beauté de Vénus, l'intelligence du serpent et la
cruauté d'un animal féroce. Elle exerce une puissante
fascination sur tous les hommes de son entourage qui sont
tous anéantis par leur amour et transformés en statues
placées dans un mausolée approprié . Antinéa est l'anima
destructrice, partie négative de l'archétype féminin. C'est
pourquoi « L'homme doit se confronter à son anima
personnelle, sa propre féminité et celle-ci doit
l'accompagner et le compléter mais elle ne doit pas le
dominer »146. Dans ce cas, nous rejoignons les dangers
d'une pulsion fusionnelle archaïque bien dégagés par
l'approche freudienne
dans son éclairage de
« l'inquiétante fraternité originaire » comme dit Blaise
Ollivier 147 . Peut-être perçoit-on là, l'ultime danger
d'absorption, de confusion ontologique pour l'individu
déstructuré. Ainsi Monsieur Voisin, le héros de Gros
145
E. Jung, op.cit.p.25
E. Jung, op.cit, p.61
147
B. Ollivier, L’inquiétante fraternité originaire, cahiers de
Plougrescant", scop avel-nevez, 1976
146
262
Câlin, roman d'Emile Ajar (1974), employé
d'administration, célibataire, élève chez lui un serpent
python de deux mètres vingt, dénommé Gros Câlin. Un
serpent « très attachant » et très « liant » qui réalise, par
là même, la possibilité d'une identification-fusion et d'un
attachement-liant dans cette « forteresse vide » que
constitue le moi défaillant de Voisin, comme le pense
Pierre Tap148.
L'Anaconda divin et le « dieu inconscient ».
Ce rêve me parle d'une inclination présente chez moi
depuis mon enfance rêveuse dans une famille ouvrière très
anti-cléricale et plutôt anarchisante. Je n'ai jamais
vraiment pu m'exprimer sur cette tendance dans ma
famille. Je sentais beaucoup trop d'hostilité, souvent
justifiée sociologiquement, envers une classe sacerdotale
alliée de la classe sociale dominante. De même que Jung
n'osait pas raconter ses rêves de mort-passage à Freud, de
crainte de le voir immédiatement entrer dans une
interprétation péremptoire et obsessionnelle 149 , je ne
pouvais parler de mes premières interrogations
métaphysiques à mes parents, sachant à quel point ils
étaient hostiles à toute ouverture sur ce plan150.
148
Pierre Tap, le corps et la personne, in Regards sur la
personne, ouvr.coll., Université de Toulouse-Le-Mirail,
1986, pp 47-50
149
Carl Gustav Jung, L’homme et ses symboles, Paris,
R.Laffont, 1964, pp.56-58
150
Je n’affirmerai jamais assez que la dimension noétique de
l’existence est à reconnaître absolument dans toute éducation
authentique. A.S.Neill ne s’y dérobait point. Il consacre un
chapitre entier à ce sujet dans son livre “Libres enfants de
Summerhill” (p.225 sq). En 1991, Le Monde de l’éducation
sortait une étude au titre un peu racoleur, sur le thème “faut-il
enseigner dieu ?” où il apparaissait en clair que l’opinion
publique était préparée à voir les enfants se former dans ce
domaine. Les numéros suivants nuancèrent l’affirmation.
263
Je n'ai reçu aucune éducation religieuse et je ne suis pas
baptisé à ce jour, comme le sont la plupart des gens de ma
génération. Pourtant, à la suite d'une lecture de Pascal
pendant mon adolescence, j'ai commencé à me former aux
diverses spiritualités humaines, sans exclusive. Je
reconnais, pour ma part, le bien-fondé de la position
théorique, fortement argumentée, de Mircea Eliade qui
affirme que le sens du sacré n'est pas une étape de
l'évolution de la conscience mais une structure
fondamentale de celle-ci. Faut-il parler d'un dieu
inconscient comme le propose le psychanalyste Victor
Frankl 151 ou de cet humanum et d’un état monachal
fondamental dont le moine serait l’archétype comme
Raimon Panikkar152 ?
On sait que pour Sören Kiergegaard « L'homme est une
synthèse d'infini et de fini, de temporel et d'éternel, de
liberté et de nécessité, bref une synthèse »153. L'homme
intérieur poursuit une évolution spirituelle qui est un appel
de l'être dont les textes sacrés font état: « L'Eternel m'a
appelé dès ma naissance » (Isaïe,XLIX,1),
« Je t'ai appelé avant que tu me connusses »(Isaïe,XLV,4),
« Yahwé m'a appelé dès le sein de ma mère: il a prononcé
mon nom »(Jérémie,I,5).
De même que selon le poète l'homme doit trouver son vrai
lieu, il a également à trouver son vrai nom, son nom secret
qui n'est pas son nom patronymique. D'aucuns peuvent
penser que « trouver son vrai nom » consiste à découvrir
celui de son désir et à l'assumer. La vérité de l'être devient
celle de cette réalisation, ou de son assomption. Je partage
ce point de vue à condition de signifier par le terme
« désir » désigne un mystère qui ne saurait être réduit à un
univers simplement libidinal-sexuel. Il s'agit du Désir
d'individuation, d'autorisation spirituelle, de réalisation du
Soi, dans les épreuves de la vie. Je le nomme
151
Victor Frankl, Le dieu inconscient, Paris, Le Centurion,
1975
152
Raimon Panikkar, L’éloge du simple. Le moine comme
archétype universel, Paris, Albin Michel, 1995
153
Sören Kiergegaard, Traité du Désespoir , Paris, 1939, p.62
264
« autorisation noétique ». Il s'agit là d'un pari (au sens
pascalien) car personne ne pourra jamais prouver
scientifiquement la vérité d'une présence essentielle du Soi
ou, au contraire, de son absence. Je fais pourtant
l'hypothèse que parier sur sa présence et sur sa possible
assomption
est
psychothérapeutiquement
et
ontologiquement bénéfique pour la personne-en-devenir.
Le poète, en particulier, est attentif à cet appel : « Ce que
tu cherches, cela est proche et vient déjà à ta rencontre »
écrit Hölderlin, même si, comme dit G. Bachelard : « dans
l'homme tout est chemin perdu ».
Cet appel se réalise dans une conversion qui est un
véritable bouleversement de l'être, parfois fulgurant,
parfois progressif et imperceptible. « Ce retournement des
racines provoque une nouvelle alimentation intérieure et
extérieure et une nouvelle vision de l'existence; il modifie
les rapports avec autrui. Le "converti" va peu à peu saisir
ce qui convient à son être nouveau. Sa bouche retirée du
terreux happe une nourriture subtile. Tout est inversé, le
haut apparaît désormais le bas et la droite la gauche »
(Marie-Madeleine Davy)154. Cette conversion intime reste
le plus souvent secrète et singulière, dépourvue de clé pour
autrui si ce n'est la clé du sourire.
Le Serpent, sur ce plan d'individuation, est un symbole
exemplaire : « Le Serpent symbolise le Chaos, l'amorphe,
le non-manifesté. Le décapiter équivaut à un acte de
création, au passage du virtuel et de l'amorphe au formel.
On se rappelle que c'est du corps du monstre marin
primordial, Tiémat, que le dieu Marduk a faconné le
monde » affirme Mircea Eliade155.
Il existe d'innombrables variantes rituelles de
l'engloutissement par un monstre, comme le note encore
154
Marie-Madeleine Davy, l'homme intérieur et ses
métamorphoses , Paris, Epi, 1974, p.22
155
M. Eliade, le sacré et le profane, Paris, Gallimard,
idées/NRF,1965,p.50
265
M. Eliade dans un autre texte156. Cet engloutissement dans
un monstre marin symbolise la mort d'une part, mais
également la ré-intégration d'un état pré-formel,
embryonnaire : « Autrement dit, nous avons affaire à un
double symbolisme : celui de la mort, c'est-à-dire de la fin
d'une existence temporelle, et par conséquent, de la fin du
Temps - et le symbolisme du retour à la modalité
germinale, qui précède toute forme et aussi toute existence
temporelle. » (M. Eliade, op.cit. p.273).
Le Serpent est dans l’eau, au fond d'un ravin . L'eau est
elle-même éminemment symbolique. Les anciens Grecs
croyaient que toutes les eaux sortaient des profondeurs de
la terre où circulaient les grands fleuves souterrains
l'Achéron et le Cocyte, et où se trouvait aussi le Styx. Le
maître de ces eaux était Hadès, dieu souverain du monde
d'en bas où toutes les sources prenaient naissance. De ce
monde souterrain et sacré dépendaient les mariages, les
guérisons et les « renouvellements de vie ». Le noir Styx
pourtant était le pays des morts. Boire son eau entraînait la
mort, mais pouvait aussi rendre immortel si on la buvait
certains jours. L'eau est en relation avec les états nocturnes
de l'âme, l'image de l'inconscient collectif. En Egypte
pharaonique, l'eau du Nil, « c'est l'eau originelle venue de
Noun, le père de l'Univers et père des dieux eux-mêmes.
Noun étant le réceptacle de l'eau créatrice de toutes
choses, l'eau portée en procession, qui est aussi le feu,
symbolise l'inconscient collectif, dans lequel le côté
« eau » représente la matrice des images et des intuitions
symboliques et le côté « feu » la qualité émotionnelle »
(Marie-Louise Von Franz)157.
L'enfant merveilleux et l'enfant divin.
156
M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, idées/Gallimard,
1972,p.269
157
Marie-Louise von Franz, Les rêves et la mort, Paris, Fayard,
1985, p.167
266
Cette enfant qui va d'un pas tranquille vers l'anaconda
réveille en moi des figures archétypales : celles de l'enfant
divin et celle plus psychanalytique de l « 'enfant
merveilleux » (S.Leclaire). Rappelons, avec Ch. Kerenyi,
dans son étude sur l'enfant divin à travers les mythes, que
« l'enfant divin qui se sent chez soi dans la solitude de
l'élément originel, le prototype de l'orphelin prodigieux se
présente dans toute la plénitude de sa signification quand
le théâtre de son épiphanie est l'eau » (Jung/Kerenyi)158.
Ainsi l'enfant divin que rencontre Mârkendaya, l'ermite
éternellement jeune, dans le récit se trouvant dans le
Mârkandeyasamasyâparvan du Mahâbhârata, c'est le dieu
de Tout, Nârâyana « celui qui a les eaux pour lieu de
séjour » (p.65). Cet enfant divin est sorti d'un oeuf qui s'est
formé dans les eaux de l'origine et du premier début, dans
le Néant. Il repose sur le dos de monstres marins et vogue
dans le calice de fleurs aquatiques : « c'est l'enfant originel
dans la solitude originelle de l'élément originel » (p.69).
Thalès le premier philosophe grec faisait tout venir de
l'eau, comme Homère qui qualifiait l'Okéanos tantôt de
« source originelle des dieux », tantôt de « source
originelle du Tout ».
Dans la tradition hindoue, l'enfant originel qui reçoit le
nom du dieu Vishnu, est en même temps poisson,
embryon et corps maternel.
La mythologie grecque connaît un poisson identique, qui
est en même temps porteur d'enfants et de jeunes gens et
représente l'aspect transformé d'un enfant divin. Les Grecs
le nomment « l'animal-utérus ». Cet être vivant très vénéré
est le dauphin, la bête sacrée d'Apollon. L'enfant - Eros le chevauche une fleur dans les cheveux. Gageons qu'un
film fort prisé il y a quelques années : « le Grand Bleu »,
qui relate l'attirance quasi religieuse d'un homme depuis
son enfance pour la mer et les dauphins, présente une
connotation mythique de ce type, sans doute inconsciente
chez la plupart de ses admirateurs.
158
Carl Gustav Jung, Charles Kérényi, L’essence de la
mythologie, Paris, Payot, 1980 (pbp), p.64
267
Sous cet angle, la petite fille de mon rêve est une enfant
divine qui va faire corps, faire « un », avec le Serpent
d'eau, symbole d'une Totalité mouvante et chtonienne,
parfois dangereuse en tant qu'âme de l'instinct. L'enfant de
mon rêve s' abandonne au monstre. Or, comme l'écrit
encore Kerenyi, « l' « enfant » signifie quelque chose qui
grandit à l'indépendance. Il ne peut devenir sans se
détacher de l'origine : l'abandon est donc condition
nécessaire et non seulement syndrome » (p.128). Ce qui
devrait provoquer chez elle une panique incommensurable,
comme dans la nuit des tribus du Mount Eglon, l'être de
l'obscurité Ayik, le “faiseur de peur” se glissant sous la
forme de serpents géants, n'engendre aucune angoisse
chez ma fille.
L'Imaginaire Social a repris et accentué la puissance quasi
magique de l'enfant dans une amplification idéalisante,
notamment après la deuxième moitié du XIX° siècle,
comme le montre l'analyse de la littérature pour enfant de
cette période. Dans son grand livre Marie-José Chombart
de Lauwe en retrace les traits typologiques : enfant
authentique, non socialisé, au corps simple ; enfant présent,
libre, vrai et exigeant ; enfant capable de communiquer
directement avec les êtres et les choses ; enfant secret,
apparemment indifférent159. Par le regard, le sourire, la
main, le sommeil, la voix, l'enfant idéalisé manifeste sa
particularité existentielle. « L'enfant, c'est l'homme
authentique, l'humanité à son origine perçue comme plus
belle, plus vraie que la société actuelle telle que l'ont faite
les adultes » (p.48)
Il est significatif que le thème de l’ « enfant symbole d'un
Paradis antérieur » ne varie quasiment pas de 1850 à nos
jours, à travers la littérature analysée. Tout se passe
comme si à l'origine, il y eut une première vie humaine :
159
Marie-José Chombart de Lauwe, Un monde autre : l'enfance,
de ses représentations à son mythe, Paris, Payot, 1971, pp 3542. Sur ce thème, voir aussi Bernard Charlot, La mystification
pédagogique. Réalités sociales et processus idéologiques dans
la théorie de l’éducation, Paris, Payot, 1977
268
un être pur, simple, vrai, non encore déformé par la société,
inculte et sauvage, innocent parce qu'inconscient du bien,
du mal, ignorant des préjugés et des lois, doué d'autres
dons, ouvert à un autre monde. L'enfant reste le seul être
proche de cette image originelle et c'est la raison pour
laquelle il ne peut grandir. Il reste enfant éternel (le Petit
Prince), il meurt ou il subit une mutation douloureuse.
« Dans le langage du mythe, la première forme d'une
chose est généralement la plus significative, et elle
explique sa nature. Le personnage de l'enfant donne
l'espoir de récupérer, de recréer les origines. Porteur de
puissance, comme tout personnage mythique, et de valeurs
qui ont fait jadis le bonheur de l'humanité première, ou
autrefois de chaque homme, on en fait un guide, une voie,
afin de tenter de recouvrer ces valeurs »160.
Par ailleurs l'enfant idéalisé est un enfant qui est attiré par
le monde étrange, lointain, « autre ». Il est l'aventurier par
excellence qui attend quelque chose mais sans vraiment
savoir quoi. Il est l'enfant enlevé, l'enfant ravi (au deux
sens du terme). L'enfant est, d'autre part, l'enfant confiant :
« un enfant qui dort dans les bras d'un adulte, donne une
image de confiance absolue, d'abandon total ». Cette
confiance va de pair avec un besoin de s'affirmer de
s'affranchir du poids des exigences de l'adulte. Dans la
dialectique mythique, l'enfant authentique est l'anti-adulte
emprisonné dans son rôle social ou familial, sa classe, ses
normes, ses peurs, ses mesquineries : « l'enfant ne s'est
pas limité, il n'a pas choisi, le monde lui apparaît donc
dans toutes ses dimensions, sans oeillères. Il est hors du
temps. De plus, parfaitement naturel, il n'y a chez lui que
pureté... ». L'enfance paraît l'état où l'angoisse et la
contrainte n'ont pas de prise. Sa façon d'exister échappe à
la conscience du temps et à celle des règles. Comme le
petit Jean (Giono), l'enfant n'a pas peur du serpent, mais,
au contraire, semble le comprendre : « Je voyais monter
derrière sa peau sa colère, sa peur, sa curiosité, et peutêtre un peu de cette tendresse que - je l'ai su plus tard 160
M-J. Chombart De Lauwe, op.cit., p.57
269
tous les serpents ont pour les hommes »(...) « La vieille
hostilité des hommes et du serpent semble se transformer
et s'inverser dans la pensée poétique et mythique sur
l'enfance » 161 . Ainsi également l'enfant symbolique, le
Petit Prince de Saint-Exupéry, dialogue avec le serpent,
signe de mort, et comprend son langage.
Mais l'enfant de mon rêve est aussi une « jeune fille »
puisqu'il s'agit de ma fille âgée de 14 ans. Une jeune fille à
« initier ».
A la réflexion, mon rêve a grandement à voir avec les
divers mythes qui tournent autour des rites de puberté dans
les multiples cultures humaines. Mircea Eliade a
admirablement montré que, sur ce point, les rites féminins
et masculins de puberté appartiennent à deux sphères
autonomes et quasiment en tension dialectique. Les
initiations des jeunes filles sont commandées par un
mystère qui leur est naturel, l'apparition de la menstruation,
avec tout ce que cela implique dans l'univers de la pensée
primitive : purification périodique, fécondité, puissance
curative, force magique,etc. : « il s'agit, en somme, de
prendre conscience d'une manière « naturelle » et
d'assumer le mode d'être qui en résulte, le mode d'être de
la femme adulte. L'initiation ne comporte pas, comme chez
les garçons, la révélation d'un Etre divin, d'un objet sacré
(le « bull-roarer ») et d'un mythe d'origine ; bref, la
révélation d'un évènement qui s'est passé « in illo
tempore » qui fait partie intégrante de l'histoire sacrée de
la tribu, et, par là même, appartient à la « culture » et non
plus au monde naturel...L'initiation constitue pour les
garçons, l'introduction dans un monde qui n'est plus
« immédiat » : le monde de l'esprit et de la culture » 162.
Dans ces mythes et rites d'initation pubertaire, la figure
archétypale du Serpent intervient souvent 163. Le mythe
161
M-J. Chombart De Lauwe, op.cit., pp.191, 239, 269
M. Eliade, Naissances mystiques, Essai sur quelques types
d'initiation, Paris, Gallimard, 1959, p.102-103
163
M. Eliade, op.cit., par exemple p.82, pp 105-110, p.168,
p.208
162
270
d'initiation des aborigènes australiens, repris de
l'anthropologue R. M. Berndt par M. Eliade, me semble
intéressant à noter dans le cadre d'une signification
mythique de mon rêve : Dans le Temps du Rêve, deux
soeurs, Wauwalak, dont l'aînée venait d'accoucher, sont
parties vers le Nord. Ces deux Soeurs sont en réalité des
Mères. Le nom du culte, Kunapipi, se traduit par « Mère »
ou « Vieille Femme ». Après un long voyage, elles se sont
arrêtées auprès d'un puits, se sont fait une hutte, ont
allumé le feu et ont essayé de cuire quelques animaux.
Mais les animaux s'enfuyaient du feu et allaient se jeter
dans le puits. Car, expliquent maintenant les aborigènes,
les animaux savaient qu'une des Soeurs, impure à cause de
ses couches récentes, ne devait pas s'approcher du puits où
se trouvait le Grand Serpent Julunggui.
En effet, attiré par l'odeur du sang, Julunggui sortit de son
repaire souterrain, se dressa menaçant - ce qui provoqua
les nuages et les éclairs - et s'approcha de la hutte. La
soeur puinée essaya de l'éloigner en dansant, et ces danses
sont réactualisées durant le cérémonial Kunapipi.
Finalement, le Serpent enveloppa de salive la hutte où se
trouvaient les deux Soeurs et l'enfant, et l'engloutit, se
dressant ensuite tout droit, la tête vers le Ciel. Peu de
temps après il vomit les deux Soeurs et l'enfant. Mordus
par des fourmis blanches, ils revinrent à la vie - mais
Julunggui les engloutit de nouveau, et cette fois pour de
bon.164.
Ce mythe, alliée avec celui de la Korè indonésienne déjà
cité, éclaire mon rêve d'une façon prémonitoire : mon
inconscient ne m'annonce-t-il pas que ma fille va, dans les
jours prochains, devenir une « jeune fille » ? et que je me
retrouverai aux prises avec les problèmes de cet âge dont,
comme le montre ma réaction dans le rêve, je me passerais
bien. D'autant que je sais à quel point la présence
164
M. Eliade, op.cit., p.105-106
271
paternelle pour la fille est d'une importance capitale,
récemment reconnue165.
La jeune fille divine
La Jeune fille divine est une autre forme de l'archétype.
étudiée par Charles Kerenyi. Sous la forme d'Aphrodite
Anadyomède qu'évoque le tableau célèbre de Botticelli,
elle apparaît comme venant de la haute mer, portée par les
vents, sortant d'un coquillage : jeune fille originelle.
Dans son état virginal elle est la Korè chez les Grecs.
Perséphone appelée la Korè ou Pais par excellence
cueillait des fleurs au parfum captivant quand elle fut
enlevée par le maître du royaume de la mort. Au bord d'un
autre monde, elle est enlevée pour “une autre vie” et le
ravisseur, le roi des enfers, représente le fiancé ou l'époux
terrestre dans une vision réductrice et allégorique.
En sens contraire elle est vénérée comme reine des morts :
« la perte de la virginité et le passage de la frontière de
l'Hadès sont des allégories équivalentes : l'un peut être
mis à la place de l'autre, et vice versa »166.
Dans un autre mythe de jeune fille divine, une Korè
indonésienne, Rabié, que ses parents ne voulaient pas
donner en mariage à Touwalé, l'homme-soleil, et qu'ils
avaient remplacée sur la couche nuptiale par un porc tué, il
est dit que la jeune fille sortit du village et posa le pied sur
une racine d'un arbre. Celle-ci s'enfonça lentement dans la
terre entraînant Rabié avec elle. Malgré tous les efforts
qu'elle fit, elle ne put sortir de terre et s'enfonça toujours
plus bas sans que les villageois puissent la secourir:
« C'est Touwalé qui est venu me prendre » dit-elle à sa
mère, « égorgez un porc et célébrez une fête, car je meurs
maintenant. Quand dans trois jours il fera nuit, regardez
165
W.S. Appleton, Pères et filles, le complexe d'Electre,
Belgique, Marabout, 1983, mais aussi Georges Mauco, La
paternité, Paris, éditions universitaires, 1971 et Bernard This
Le Père: acte de naissance ,Paris, Seuil, 1980
166
C.G. Jung, Ch. Kérényi, op. cit., p.154
272
tous vers le ciel, et là je vous apparaîtrai sous forme de
lumière... »
Les parents firent ce qui était demandé par la jeune fille et
le troisième jour regardèrent le ciel. C'est alors que pour la
première fois la pleine lune se leva à l'Orient167.
Je pense à ce mythe à propos de la jeune fille de mon rêve,
les anneaux du serpent évoquant pour moi les racines de
l'arbre en question et l'engloutissement étant semblables.
Nous sommes d'ailleurs là en présence également d'un
autre mythe, celui du Dieu-lieur et du symbolisme des
noeuds, étudié par M. Eliade168.
Qui donc sera le Touwalé potentiel de ma fille ? et est-ce
que quelque chose en moi résiste inconsciemment à la
« donner » au prétendant malgré ma conscience claire
d'une attitude libertaire ? Et le mythologème du rapt de la
Korè dans les mystères d'Eleusis, avec son rituel dansé
rappelant la danse du labyrinthe, a-t-il à voir avec
l'ondulation captivante de mon Serpent onirique ? Pour C.
G. Jung la Korè « correspond, dans la psychologie, à ces
types que j'ai désignés d'une part par les noms de « Soi »
ou "personnalité sur-ordonnée, et d'autre part par
Anima » et Jung de préciser « Fréquemment la figure de
Korè, comme aussi celle de la mère, glisse dans le règne
animal ; ses représentants les plus fréquents sont le chat,
parfois le serpent ou l'ours, ou bien un monstre infernal,
c'est-à-dire un être dans le genre du crocodile, de la
salamandre ou d'un saurien. La candeur de la jeune fille
l'expose à tous les dangers possibles, par exemple à être
dévorée par des monstres ou être immolée rituellement
comme une bête de sacrifice »”169 .
Contrairement au mythe de la Korè indonésienne, ma
jeune fille n'appelle personne, ni sa mère, ni son père, ni
d'autres gens. Elle paraît tranquille et sans angoisse devant
son destin. Serait-elle la représentation de mon “anima”
167
C.G. Jung, Ch. Kérényi, op.cit., p.184
M. Eliade, Images et symboles , op.cit, pp 120-163
169
C.G. Jung, Ch. Kérényi, op.cit., pp.215 et 218
168
273
suffisamment intégrée à l'animus pour être devenue
« sophia » porteuse de la sagesse du Soi ?
Une autre ouverture interprétative moins glorieuse, plus
modeste et plus réaliste viserait à considérer mon rêve
sous l'angle de « l'enfant merveilleux » au sens de la
psychanalyse freudienne avec Serge Leclaire170.
L'enfant ne représente-t-il pas pour les parents un
sempiternel vecteur de leur désir inconscient ? Tout ce qui
leur manque, et leur manquera à jamais, la béance qui, au
coeur de leur être fortifie sans cesse leur désir de
complétude, demande, exige une réalisation, même tardive,
du fait de leur progéniture. L'enfant merveilleux ou
l'enfant catastrophe peut-il échapper à cette imposition
fantasmatique ? Connaîtra-t-il un jour son propre désir
sous l'avalanche des images parentales ? Et cette
revendication personnifiante n'engendrera-t-elle pas une
cassure affective presqu'insupportable pour l'enfant
comme pour les parents ? l' « enfant authentique » dont j'ai
parlé dans la foulée de M-J. Chombart De Lauwe n'est-il
pas un « enfant merveilleux » pris au piège de l'imaginaire
social d'une époque et d'une société considérée , c'est-àdire également inscrit dans l'imaginaire des parents ?
Aujourd'hui on nous parle volontiers des « enfants divins ».
Que de films à grand spectacle à ce sujet ! Les magazines
de grande diffusion font facilement leur gros titre avec lui.
Que nous les nommions des « tulkus » tibétains - ces
enfants prétendument être des ré-incarnations de maîtres
spirituels récemment décédés - ou que nous les appelions
« Thérèse » (de Lisieux) ou « Bernadette » (Soubirous)
dans des films récents.
Voire même, d'une façon plus existentielle, plus laïcisée,
mais non moins porteur « d'autre chose », que nous
dressions le portrait d' « un enfant de Calabre » destiné
mystérieusement à la course à pieds comme dans le film
de Commencini, l' « enfant divin » est toujours présent
dans les figures variées de l' enfant merveilleux.
170
Serge Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975
274
L'enfant de mon rêve n'est-il dans ce cas que la figure
idéalisée de ce désir du Tout-Autre omnipotent, complet,
sans faille, transparent, qui m'habiterait et viendrait
prendre possession de l'image de ma fille ? Le rêve
m'indiquerait-il que j'exige inconsciemment de ma fille
qu'elle réalise un désir de totalité sans totalisation,
d'enfermement matriciel et étoilé, dont je ne suis pourtant
pas capable dans ma vie consciente et lucide ? Suis-je pris
dans les rets d'un défaut fondamental (Michael Balint)
dont je n'arrive pas à faire le deuil et dont ma fille risque
de faire les frais ? N'est-elle que la projection rêvée d'un
idéal du moi emberlificoté avec ce désir d'éternité dont
parle Fernand Alquié171 ? La question reste ouverte même
si je dois avouer, après réflexion tranquille, que je n'y
crois pas trop. Je penche plutôt vers le concept de
« surenfance » développée par G. Bachelard qui reste, à
bien des égards, mon maître de sagesse, comme pour
beaucoup de poètes.
Pour lui l'enfance se déroule en deux temps et sur deux
plans. Nous vivons tout d'abord notre enfance réelle, celle
que notre entourage nous impose et dont nous parvenons
imparfaitement à nous souvenir sur un plan surtout
anecdotique. C'est une enfance, en général, coupée du
cosmos, non reliée, du fait de l'éducation. C'est plus tard,
dans le troisième âge que l'enfance revient pour prendre
conscience d'elle-même comme accueillante au monde et
directement plongée dans les matières élémentaires qui
nous environnent et nous constituent.
Cette surenfance est une conquête de la joie et de la
souffrance. Bachelard cite à ce propos Victor-Emile
Michelet méditant l'oeuvre de Villiers De L'Isle-Adam :
« Hélas ! il faut avancer en âge pour conquérir la
jeunesse, pour la délivrer des entraves, pour vivre selon
son élan initial. »172.
Rien, pour autant, ne remplace une enfance heureuse,
comme ce fut le cas, vraisemblablement pour Bachelard.
171
172
Fernand Alquié, Le désir d’éternité, Paris, PUF, 1976, 8¯éd.
Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, Paris, PUF, p.47
275
Fritz Perls qui n’a pas eu la même chance, reste marqué
par un traumatisme d’enfance malheureuse toute sa vie,
malgré son imagination psychothérapeutique. Cette
conquête ne pourra jamais remplacer la vraie jeunesse,
mais elle nous fait voir la vie avec un véritable troisième
oeil que seuls quelques sages, ou quelques poètes, savent
mettre en relation avec l'Ouvert. Grâce à « la poéticoanalyse » nous rêvons en images et réinventons ainsi notre
enfance. Il s'agit d'une rêverie et non d'un rêve non
maîtrisable : « alors que le rêveur de rêve nocturne est une
ombre qui a perdu son moi, le rêveur de rêverie qui est un
peu philosophe, peut, au centre de son moi rêveur,
formuler un cogito. Autrement dit, la rêverie est une
activité dans laquelle une ligne de conscience subsiste. Le
rêveur de rêverie est présent à sa rêverie »173.
Bachelard ignorait sans doute que les maîtres de sagesse
sont capables de diriger leurs rêves nocturnes (rêves
lucides) et même que certains pensent qu'un être
pleinement réalisé, totalement unifié, ne rêve plus (c'était
l'attitude de Krishnamurti ). Sans jouer à « faire l'enfant »
je suivrais Georges Jean lorsqu'il écrit que « la subtile
dialectique Bachelardienne « pour retrouver l'enfance »
apparaît en quelque sorte comme une méthode par
laquelle l'homme pourra éviter le « meurtre » de l'enfant
qu'il fut »174.
Alors les archétypes revivent parce qu'ils sont l'enfance
même ; le feu, l'eau, la lumière font partie des rêveries de
l'enfance : « Dans nos rêveries vers l'enfance, tous les
archétypes qui lient l'homme au monde, qui donnent un
accord poétique de l'homme et de l'univers, tous ces
archétypes sont, en quelque manière, revivifiés »
173
G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF,1965,
p.129
174
Georges Jean, Bachelard, l'enfance et la pédagogie, Paris,
scarabée, CEMEA,1983, p.44
276
( Bachelard)175. Les poètes sont, sans cesse, touchés et
inspirés par ces thèmes176 .
En vérité, il faut bien l'avouer, passer un été avec
Bachelard (et avec Jean Lescure qui a écrit ce livre
remarquable)177, nous relie au centre de nous-mêmes car
si le sage est le futur du poète, le poète est l'enfance du
sage. Une enfance retrouvée, réinventée plutôt, dans le
jaillissement des images primordiales où se dessine
l'expressivité mythique de l'humanité. Dans la luminosité
Bachelardienne, mon rêve prend une coloration fruitée et
s'ouvre, à mes yeux, sur un avenir de lavandes.
175
G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, op.cit., p.107
Jean-Hugues Malineau, Le feu, la terre, l'eau et l'air,
Paris, Casterman, 1977
177
Jean Lescure, Un été avec Bachelard, éd.Luneau Ascot,
Paris, 1983
176
277
Retentissement poétique
Il est des jeunes filles
qui rôdent près des lacs,
Sans prendre garde aux êtres
Qui prolongent la vase.
Elles se défont aux rives,
Penchées comme des saules,
Et lissent leurs cheveux clairs
Au dessus des eaux noires.
Elles plongent dans les reflets,
Elles échangent leurs joies,
A mi-chemin du ciel
Et de la mer étale.
Elles versent leurs saisons
Au lisse de l'instant.
Leur rire est une amande
Dans la crypte du jour.
Elles cueillent sous les roseaux
La félure de l'eau vive
Pour faire danser leurs rêves.
Quelque chose a bougé au creux des profondeurs.
C'est à minuit sonnant
Qu'elles ont le corps soumis.
Leur ventre est une église
Que la Chose renifle.
Les arbres sont aux aguets.
Les oiseaux dans leur nid.
La Chose qui allait prendre
S'arrête et s'interroge.
2. Un autre grand rêve : l’Univers
278
Dans un autre de mes « grands rêves », je dors dans une
chambre quelque part dans un pays inconnu. Tout à coup
j’entends du bruit et je vois, sur le pas de la port qui s’est
entrouverte, une immense forme noire qui ressemble à s’y
méprendre à un personnage de la Guerre des étoiles, un
film à la mode à ce moment. Dans mon rêve, je sais
immédiatement qu’il s’agit de la mort. Mon rêve est
« lucide », c’est à dire que je peux le diriger
volontairement tout en rêvant. Une peur panique me prend
et je tente de me réfugier dans un coin de la chambre
plongée dans la pénombre. Je me fais tout petit mais je
sais, en même temps, que tout cela n’a pas de sens et qu’il
me faut absolument affronter la mort.
Je m’arme de courage et, après un temps, je saute à la
gorge de la forme obscure, cet immense Chevalier noir,
Au moment même où je l’atteins, je me retrouvai tout à
coup au milieu des étoiles du ciel, dans une nuit bleutée,
avec le sentiment d'être l'espace même, l'Univers tout
entier, au plus juste d'une joie sans pareille.
J'écris alors l’un de mes poèmes les plus « mystiques » à
partir de ce rêve.
Univers,
Roulement presque nu à l'intérieur de soi.
Petite bête de lumière.
Tempête de seconde en seconde.
Univers,
D'abord une étendue d'eau et de nuitée.
Echo venu d'un coquillage
qui ne dira jamais son nom.
Profondeur du printemps.
Silence de l'hiver.
279
Univers,
Un jour je m'habillai de toi-même
derrière l'Homme noir démantelé.
Beauté en chaque région.
Bonté en toute chose.
Immensité de la quiétude posée là
sur un seul point.
Vieillesse et Jeunesse à jamais réunies
sous la vague.
Univers,
Presque une bulle d'air à la surface
de l'Ailleurs.
Changements et chaos, mouvances et stabilités
dérisoires.
Tout est Rien.
Les siècles passent comme des éponges.
Le feu se nourrit de l'eau.
La terre n'est qu'une branche de l'air.
Univers,
Inutile de te parler.
Tu es la porte derrière chaque mot,
l'imperceptible frontière, le vol d'un papillon.
Univers
dans une poignée de mains
quand vient la longue douleur de ne plus rien savoir.
280
Quand le dernier être aimé a disparu dans tes sillons.
Quand la solitude arrache le bleu des images.
Univers impensé et pourtant perçu
comme une trappe dans le futur.
A mi-chemin de toute trace.
Derrière le bruit.
Au coeur de l'élan.
Univers
pareil à l'enfant qui danse
au son d'un pipeau.
Univers,
Confiance
dans ce qui nous arrive.
Je suis toi à même le jour.
Tant d'ombres font des pirouettes
dans l'espace d'une vision.
Je pars à l'aventure avec en guise d'oranges
le mot amour et l'Invisible.
J’ai le sentiment que ce rêve m’a permis de ressentir en
quoi je peux être un être de la Profondeur, un Profond. Je
sais bien qu’il ne s’agit que d’un rêve, mais il a transformé
ma vision du monde. Il m’a donné une confiance radicale
dans la vie et une joie durable, imperceptible, toujours
présente malgré les vicissitudes de l’existence. Il
représente pour moi un vérité ontologique, le socle d’une
foi qui relève d’une spiritualité laïque.
281
282
Chapitre 14
Le renouveau de la pédagogie
Rudolf Steiner (1861-1925) est certainement l’un des plus
prestigieux et prolixes pédagogues du carrefour du XXe
siècle. Son oeuvre est considérable et est encore loin d’être
pleinement exploitée. Il est à l’origine d’un nombre très
important d’écoles à travers le monde, qui véhiculent son
système philosophique et éducatif. Autrichien d’origine, il
faut toute sa vie un homme de dialogue entre les sciences
de la matière et celles de l’esprit, avec la fondation de
l’anthroposophie178.
1. La pédagogie Steiner, l’intuition et la
reliance.
Je suis frappé de constater à quel point les deux concepts
dégagés dans mon exposé vont dans le sens de cette
pédagogie.
178
F.Favre, « Fondateur de l'Anthroposophie, l'autrichien R. Steiner
(1861-1925) fut sa vie durant, l'homme du dialogue entre sciences de la
Matière et sciences de l'Esprit. «Homme de conscience» et «homme de
science» (…), il est le premier, à notre connaissance, à avoir tenté de
donner un fondement rationnel à une authentique «science de l'esprit
fondée sur «l'élargissement de la conscience» (ou encore «connaissance
élargie») et conçue comme un «prolongement des sciences de la nature».
«Par anthroposophie, écrit R. Steiner, j'entends une exploration
scientifique du monde spirituel qui met en évidence les limites d'une simple
connaissance de la nature ainsi que celles de la mystique ordinaire et qui,
avant d'entreprendre de pénétrer dans le monde suprasensible, commence
par développer dans l'âme connaissante les forces non encore agissantes
dans la conscience ordinaire et dans la science ordinaire, par lesquelles
une telle pénétration est rendue possible» , DEA en Sciences de l’éducation,
Rudolf Steiner et l'anthroposophie : un chemin vers une «philo-théosophie»
de l'éducation, 114 p., université Paris 8.
283
Commençons par la synthèse de sa conception de
l’homme, fortement soutenue par une tripartition
intégrative fondamentale du penser, du sentir, et du
vouloir. Pour Steiner, le corporel consiste dans un
processus neurosensoriel, circulatoire et métabolique. Le
psychique s’anime en permanence selon un mode duel de
sympathie et d’antipathie, avec un juste équilibre entre les
deux. Le spirituel également doté de la tripartition, active
la vie éveillée, le sommeil et le rêve, (cf. R.Steiner, Vers
un renouveau de la pédagogie par la science de l’esprit179)
Contre le séparatisme antivie
Tout ce qui visera à un séparatisme dans la compréhension
de la vie humaine, et qu’il considère comme une vue trop
matérialiste conduisant à une méconnaissance de la
matérialité elle-même, est mis en doute. Ainsi de cette
dichotomie, à son époque, entre les nerfs moteurs et les
nerfs sensitifs180. Il développe avant la lettre, une vision de
la complexité de l’organisme humain pris dans le cosmos.
N’écrit-il pas, à propos de l’être humain, cet « être
merveilleux qui rassemble en lui toutes les lois de
l’univers, et qui à son tour renferme en lui un univers, un
petit univers au sein du grand univers » 181 . Certes, sa
vision reste nécessairement circonscrite aux données
scientifiques de son époque, qu’il connaît d’ailleurs fort
bien, mais elle manifeste une intuition très juste de ce en
quoi, aujourd’hui, les apports les plus récents des
neurosciences, nous renseignent sur la conjonction
nécessaire entre l’affectif et le rationnel.
1.1 - Une pensée fondamentale de l’intuition et de la
reliance
179
R.Steiner, Vers un renouveau de la pédagogie par la science de
l’esprit, Paris, Ed.Triades, 2001, p.53
180
R.Steiner, op. cité p.48
181
R.Steiner, op.cité, p.33
284
Rudolf Steiner n’a de cesse de demander à ses éducateurs
de se relier à leurs composantes essentielles (leurs corps
physique, éthérique, astral), comme à leur relation aux
enfants, ou aux institutions sociales. Sans s’arrêter, il
insiste pour que chacun se trouve inclus dans un vaste
mouvement de totalité en acte dans lequel toute séparation
doit être réexaminée pour limiter les effets d’abstraction
dont elle est porteuse.
Que ce soient en mathématiques, en art, dessin, poésie ou
musique, en lecture, en écriture, en anthropologie générale
– qu’il considère d’une façon très moderne dès les
premières années du XXe siècle – R.Steiner donne une
âme à la pédagogie de ce que je pourrais nommer, avec
Jacques Maritain, l’ « homme intégral ». C’est une
pédagogie vraiment transversale, qui ne néglige ni la
culture, ni le corps, ni les sentiments, ni l’imagination
active et qui procède par étapes, en fonction de l’évolution
de l’enfant : avant 7 ans, de 7 à 12-14 ans, après 14-15 ans.
Sans doute son christianisme christique, sa centration sur
la personne de l’enfant en rapport avec d’abord l’imitation
puis sur une autorité morale, avant de pouvoir entrer dans
un processus de réelle autonomisation, son sens de la
singularité, lui fait voir avec beaucoup d’esprit critique le
matérialisme historique” des bolcheviques de la récente
union soviétique (il parle dans les années 1920). Mais
s’est-il vraiment trompé dans ses mises en garde, parfois
assez virulentes, lorsque l’on considère l’histoire, au début
de ce XXIe siècle ? Cornelius Castoriadis, en politologue
et en psychanalyste, a lui aussi, montré que le marxisme
devait être repensé d’une manière critique182, sans pour
autant le rejeter complètement, surtout aujourd’hui où la
mondialisation bat son plein, sous le règne des inégalités
sociales et économiques et d’une pensée unique centrée
sur le libéralisme.
Revenons, d’une façon plus précise, sur quelques points,
en liaison avec nos concepts.
182
C.Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil,
1975
285
Sur l’intuition
Dans son ouvrage Vers un renouveau de la pédagogie (op
cité), Rudolf Steiner nous offre l’occasion de réfléchir à
son importance chez lui.
Il parle ainsi « d’intuition instinctive » explicitement.
« Pour celui qui sait comment l’élément psycho-spirituel
oeuvre en l’homme jusqu’à la 14e, 15e année, qui sait
percevoir cela directement, par une intuition instinctive,
chez les élèves de l’école primaire, cette observation se
transforme en vie immédiate »183.
Ailleurs, en parlant de la composition du corps humain en
eau (plus de 70%, on le sait, Steiner parle de 80%), Rudolf
Steiner fait ce commentaire “intuitif” très pertinent, à
propos du processus de représentation.
« Pourquoi le processus de représentation, par exemple,
devrait-il n’être qu’en rapport – ce qui n’est en effet pas le
cas – avec certaines vibrations ou processus analogues, au
niveau des cordons nerveux ? Pourquoi ne serait-il pas en
rapport avec les vibrations qui se produisent au sein des
constituants fluides de l’homme ? » 184 . Il a largement
développé le caractère essentiel de l’eau dans le corps.
Pour lui, « l’homme est une colonne de liquide » 185 .
Depuis les recherches controversées – il est vrai – de
Jacques Benveniste sur la « mémoire de l’eau » et –
surtout – les étranges découvertes du Japonais Masaru
Emoto sur la cristallisation de l’eau en fonction de
l’influence positive ou négative qu’elle reçoit (son, et
même pensée)186, on peut, en effet, s’interroger.
R. Steiner est, sans aucun doute, un intuitif créateur.
Preuve en est de cette intuition d’une relation entre
l’apparition de la dentition à deux moments d’existence de
l’enfant et la relation cognitive, symbolique et affective au
monde, des sujets.
183 183
R.Steiner, p31
R.Steiner, op.cité, p.64
185
R.Steiner, op.cité, p.63
186
M.Emoto, voir le site Web http://www.hado.net/index2.html, 2006
184
286
Autres preuves, ses intuitions concernant l’apprentissage
de la lecture à partir du dessin chez le petit enfant, le sens
de la musique, et surtout le sens du mouvement corporel
intégré à la vie intellectuelle et affective dans ce qu’il
nomme l’eurythmie, cette gymnastique qui a de l’âme,
comme il le pense.
Sa considération très attentive au sommeil, au rêve et à la
vie éveillée comme totalité inhérente à l’être humain lui
fait imaginer la “force du sommeil” et la pédagogie qui en
découle.
De même, l’insistance sur la nécessaire faculté de
méditation, de silence intérieur, de reliance avec soi, les
autres, le monde, y compris spirituel, lui permet de
proposer “les paroles du matin” avant toute activité
cognitive, dans un but de recentrement de la personne des
éduqués comme des éducateurs.
Cette faculté intuitive débouche chez lui sur un sens aigu
de la reliance
Sur la reliance
Sur ce point, Rudolf Steiner est explicite, bien qu’il
n’emploie pas, évidemment, le mot même de reliance. Il
dit exactement, page 86 de son livre, « Et ce qui importe,
c’est que l’on prenne l’habitude de se relier à chaque
instant au spirituel ».
J’ai trouvé près d’une quinzaine de pages, dans son
ouvrage (op.cité) qui traite, à mon avis, de ce concept, en
liaison avec celui de totalité et – a contrario – de
séparation d’option matérialiste selon lui187.
Rudolf Steiner situe toujours l’homme dans un contexte de
totalité.
« L’homme est un petit monde, l’homme est microcosme.
Et en vérité, tout état maladif provient de ce que l’homme
se coupe des grandes lois du tout universel. On pourrait
illustrer cela par une image en disant : Si je prends mon
doigt et que je l’arrache de mon organisme, il n’est plus un
187
Voir : pages 25, 31, 35, 41, 46, 48, 86, 156, 169, 174, 175, 177,
250, 290, 254, 306, 331, 349)
287
doigt ; il se dessèche, il n’a de légitimité interne qu’en
rapport avec l’ensemble de l’organisme »188.
Pour Steiner, l’être humain change de jour en jour, avec
une importance accordée à la dentition. « Si l’on envisage
vraiment l’homme dans sa totalité, on s’aperçoit alors que
sa vie psychique tout entière se déroule autrement avant et
après le changement de dentition »189.
Reliance interne, en particulier, entre les différents
organes et fonctions de l'être humain. « De façon tout
aussi directe que la vie de la représentation est rattachée à
la vie neurosensorielle, la vie affective de l’homme est
rattachée à son système rythmique. La vie du sentiment en
tant que vie psychique, accompagne à la fois la respiration,
la circulation sanguines, la circulation de la lymphe, et est
rattachée de façon tout aussi directe à ce système que l’est
le système de la représentation au système nerveux »190.
Sur le plan pédagogique, Rudolf traduit cette reliance par
la nécessité d’une relation interpersonnelle enseignantenseigné. On peut philosopher là-dessus autant que l’on
veut, « toute philosophie qui ne reconnaît pas le rôle
déterminant de la relation personnelle dans la formation de
la volonté et du sentiment péchera contre la vie »191. Sur le
plan cognitif, il précise encore : « il reste possible que le
rappel de notre enfance nous soit une source stimulante de
vie, dans la mesure toutefois où la possibilité nous a été
donnée de nous relier au monde par quelque moyen que ce
soit. L’enfant doit pouvoir se relier au monde justement
par le fait de recevoir de façon juste ce qui fait le contenu
de l’enseignement de l’histoire naturelle »192.
1.2 – Une pensée d’avant-garde
Un écologiste avant la lettre
188
R.Steiner, op.cit., p.331
R.Steiner, op.cit., p.25-26
190
(R.Steiner, op.cit., p.41
191 191
R.Steiner, op.cit., p.136
192
R.Steiner, op.cit., p.169
189
288
On ne s’étonnera pas que Rudolf Steiner soit un écologiste
avant la lettre, et même un écologiste de l’écologie
profonde (deep ecology), de ce qu’on appellera plus tard
l’hypothèse Gaïa193. Pour lui « la contemplation d’un arbre
se confond avec la contemplation de la terre. On pénètre
dans le vivant » 194 . On croirait entendre Krishnamurti
parlant de la nature.
Analogies avec Krishnamurti
On est surpris par les analogies entre la vision de Rudolf
Steiner et Krishnamurti, qu’il n’a connu que dans son
moment de vie sous le contrôle de la société théosophique,
puisque Steiner est décédé en 1925. C’est à cette l’époque
que – justement – Krishnamurti, après avoir perdu son
frère Nitya, commençait à prendre des distances avec ce
Mouvement qui l’avait mis sous sa coupe (voir René
Barbier, cours en ligne de licence en sciences de
l’éducation) 195 . Ainsi de l’insistance de Rudolf Steiner
pour une dimension fondamentale de l’expérience
humaine. Regarder le monde d’un oeil toujours neuf et
savoir improviser (p.87, 114) d’instant en instant, en
s’appropriant les données, intellectuelles ou sensorielles,
d’une manière personnelle (p.85, 190, 281, op.cité).
2. Les trois pédagogies
Deux pédagogies se déchirent habituellement en
éducation : la pédagogie de l'enracinement et la pédagogie
du surgissement. La pédagogie transversale envisage la
193 193
Comme semble le faire penser la page 174 de l’op.cité
R.Steiner, op.cit., p.178
195
René Barbier, cours en ligne de licence en sciences de l’éducation,
université
Paris
8,
2002-2006,
http://www.icampus.ucl.ac.be/claroline/course/index.php?cid=KRISH
2008
194 194
289
perspective d'un dépassement d'un conflit qui ne cesse
d'alimenter les jeux et les enjeux de la société du spectacle,
pour mieux obscurcir la complexité du fait éducatif. Nous
avons longuement et âprement débattus de ce conflit avec
l'équipe de recherche Paideia de l'université Paris 8. Un
colloque épistolaire est encore en cours sur le WEB.
1. La pédagogie traditionnelle de l'enracinement
La pédagogie d'enracinement retrouve le lien entre
l'éducation et la transmission du savoir. Elle soulève la
question de l'engendrement et de la culture cultivée et
proclame volontiers les bienfaits du cours magistral et
l'inutilité de l'implication. Elle ne veut rien savoir de la
mentalité contemporaine des jeunes et demeure sur des
positions classiques du rapport au savoir. Elle n'est pas
sans intérêt par son insistance sur la valeur cognitive de
l'enseignement, sur la question de la mémoire historique
des œuvres majeures de l'Humanité, sur l'importance de
savoir s'exprimer en fonction de la culture légitime et de la
pensée héritée. Malheureusement, elle implique un
élitisme évident du fait que seuls ceux qui n'ont pas des
handicaps socioculturels trop marqués, peuvent entrer et
profiter de ce type de pédagogie. Elle ne peut comprendre
l'évolution socio-historique de la culture quotidienne qui la
déconcerte et qu'elle méprise. Dans ses aspects les plus
draconiens, c'est la pédagogie de la formation des érudits,
des grands spécialistes des objets minuscules de
connaissance qui animent les cénacles où l'on accède par
tout un jeu de rituels académiques. Dans sa dimension la
plus autoritaire, elle insiste sur : Le savoir considéré
comme un absolu indiscutable dans la transmission d'un
héritage culturel L'autorité du maître qui ne peut être
remise en question que dans la mesure où ce maître est
dépassé par un nouveau maître reconnu par ses pairs. La
négation du temps et des questions posées par la
quotidienneté La négation du travail en équipe dans la
formation au profit de la parole magistrale du maître. La
négation du travail de recherche dans la formation. Le
290
formé étant considéré comme un être inachevé sans
connaissance véritable pour aller vers une recherche digne
de ce nom. La négation de l'importance de la relation
humaine avec ses variables affectives et imaginaires, qui
doit se plier à l'exigence de travail sur le savoir.
2. La pédagogie révolutionnaire du surgissement
La pédagogie de surgissement réagit contre les dérives de
la première lorsque ses thuriféraires proclament
l'impossibilité de tout changement. Le surgissement est le
propre de toute vie en acte. La pédagogie qui suit le
processus du vivant ne peut qu'inventer sans cesse ses
propres méthodes en fonction d'une pertinence toujours
inachevée avec la réalité. Elle s'origine dans une tout autre
philosophie de la vie. Celle-ci n'est plus le stable, l'institué,
le déjà-là légitimé. La vie surgit comme neuve à chaque
instant. Elle dérange l'ordre établi et crée de nouveaux
liens, de nouveaux rapports humains. Elle manifeste une
capacité radicale d'imagination propre à l'être humain. Elle
conteste toute forme de vie instituée et fonde la
dynamique instituante. La pédagogie du surgissement
relève d'une philosophie du processus, du « procès » du
cours du monde comme dirait la pensée chinoise. Elle
cherche à « réguler » la transmission de connaissance au
cœur même du bouleversement permanent de la vie
complexe. Sensible à la relation humaine, elle relativise le
savoir savant par l'actualisation de son sens pour les
générations actuelles. Pour examiner le pôle très
praxéologique de cette pédagogie de la relation, voici ce
qu'il implique, à mon avis : Développer la formation
plutôt que l'instruction. Etre en relation plutôt que brandir
le savoir. Écouter plutôt que parler. Échanger plutôt
qu'imposer. Agir ensemble plutôt qu'expliquer tout seul. Se situer dans un contexte plutôt que se distancer et
prétendre être séparé. Inventer plutôt que reproduire. Se
faire plaisir plutôt que souffrir. Accepter l'incertitude
plutôt que conforter le déjà-connu. S'inscrire dans
l'histoire événementielle plutôt que se considérer dans
291
l'histoire de longue durée. Reconnaître la complexité
plutôt que s'illusionner sur l'homogène. Proposer des
limites plutôt qu'imposer des règles. Développer la
confiance en soi plutôt que miser sur la comparaison et la
stigmatisation par la notation. Valoriser le processus
plutôt que contrôler le résultat. Etre dans une logique
d'accompagnement plutôt que dans une logique de
direction.
On peut dire que la pédagogie du surgissement conteste
point par point tout ce que la pédagogie de l'enracinement
vise à établir chez ses thuriféraires extrémistes. C'est-àdire, la nécessité du cours magistral, la mise en doute du
travail d'équipe, la notation chiffrée, la comparaison
stigmatisante, la discipline militarisée et le contrôle
pointilleux, l'évaluation sommative sans lien avec
l'évaluation formative, l'absence d'esprit de recherche,
l'exclusion de l'imagination active, la sélection élitiste
3. La pédagogie de médiation-défi dite transversale
La pédagogie transversale promeut le paradoxe éducatif en
acceptant les deux voies sans en exclure aucune, mais en
les acceptant dans une perspective dynamique de
dépassement. Elle les met en perspective l'une par l'autre.
Elle contribue alors à renouveler l'éducation en n'ayant pas
peur d'envisager une véritable spiritualité laïque
débarrassée des vieilles idoles, des tendances à la maîtrise
et respectueuse de chaque personne.
C'est la pédagogie qui a ma préférence : pédagogie de la
médiation et du défi, pédagogie du paradoxe, pédagogie
réaliste par excellence. Elle est liée à l'écoute sensible et à
l'approche transversale des situations humaines. Elle
conjugue à la fois l'enracinement et le surgissement dans
une infinie variation de formes possibles. Elle s'intéresse
aussi bien à la rationalité qu'à l'affectivité, au réel qu'à
l'imaginaire et au symbolique. Elle tient compte des
292
situations vécues concrètement et à la temporalité
localisée. Elle s'ouvre sur l'improvisation mythopoétique
de la vie éducative et accentue l'esprit de recherche chez
l'élève et l'étudiant.
C'est une pédagogie de l'enracinement
L'enracinement est fondement et connaissance de
l'engendrement. En tant que tel, tout éducateur se doit de
la reconnaître comme élément clé de sa pratique. Etre
enraciné signifie que nous sommes nés quelque part, dans
un temps déterminé et de parents porteurs de valeurs et
d'imaginaire. A la limite et en remontant le temps, nous
sommes façonnés par l'Origine, c'est la raison pour
laquelle nous sommes toujours sensibles aux grands
mythes qui n'arrêtent pas de « réciter » notre destin.
Connaître l'Histoire, sous cet angle, c'est un peu mieux
nous connaître dans notre présent. Connaître les différents
systèmes symboliques qui donnent et ont donné du sens à
l'ensemble des citoyens, semble être une nécessité de l'être
humain cultivé. Par le champ symbolique, nous existons
dans la durée, du passé à l'avenir. L'enracinement nous
permet de penser le futur. Êtres de culture, nous sommes
enracinés dans la culture multiforme de l'humanité. Le
savoir qui en découle est pluriel, occidental et d'ailleurs.
Les disciplines scientifiques, littéraires, philosophiques,
artistiques, spirituelles qui tentent de le formuler sont en
interaction permanente. L'approche est multiréférentielle.
La discipline s'ouvre sur la transdisciplinarité telle qu'elle
est proposée par un certain nombre de savants à l'heure
actuelle (dans le cadre du Centre de Recherche
Internationale
de
Recherche
et
d'Études
Transdisciplinaires - CIRET, France). Notre quête de la
liberté exige de nous de savoir d'où nous venons, comment
nous avons été produits, quels sont nos conditionnements
majeurs et nos expériences positives et négatives.
« L'honneur de l'école », suivant le livre d'André de Peretti
(de Perreti, 2000), c'est cela : ne jamais jeter le bébé avec
l'eau du bain mais, également, ne jamais se laver dans la
293
même eau « touffée » de nos résidus.
C'est une pédagogie du surgissement
Le surgissement est une composante majeure du processus.
Le Big Bang d'il y a 15 milliards d'années est surgissement
d'énergie dense au sein d'un univers sans temps ni espace,
impossible à connaître ou à imaginer. La naissance d'un
être humain est un big-bang existentiel. Ensuite, tout ce
que les yeux contemplent – si vraiment ils savent
contempler – c'est-à-dire passer de l'intention à l'attention,
ressemblent à des surgissements de vie instantanée. La
pédagogie transversale dans son écoute sensible est
attentive à ce qui advient, ce qui émerge, ce qui dérange.
Elle est du côté de la « dissidence d'un seul » suivant la
formulation de Serge Moscovici, (Moscovici, 1979) Elle
est poétique puisque toute poésie bouscule l'ordre habituel
du langage.
C'est une pédagogie paradoxale
La pédagogie transversale maintient les deux types de
pédagogie précédente dans un lien indissociable. Plus
exactement il s'agit d'une interaction proche des poissons
tête-bêche de la symbolique du yin et du yang. Quand le
pédagogue transversal actualise le surgissement, il
potentialise l'enracinement, mais, en même temps, il n'est
jamais si près du surgissement qu'il porte l'enracinement à
son acmé, et réciproquement. Si la pédagogie de
l'enracinement soutient très fortement le pôle du savoir
(des savoirs) et la pédagogie du surgissement, le pôle de la
connaissance de soi dans la dialogique du sens de
l'éducation, ces deux pédagogies, malgré tout, sont
toujours en filigrane dans chacun des deux pôles. Pour se
connaître, nous devons pouvoir suivre le processus
événementiel de notre vie, mais, en même temps, nous
devons pouvoir interpréter les différents éléments qui
influencent le cours de notre existence à partir de savoirs
294
théoriques pertinents. Plus largement la pédagogie
transversale met en œuvre une éducation plurielle propre à
notre temps. Loin d'être une pédagogie impossible à
réaliser, elle est peut-être la seule pédagogie réaliste
adaptée à la pédagogie des enfants, des adultes et à
l'éducation en générale.
C'est une pédagogie écologique
L'écologie est la science de notre temps. Elle nous permet
de comprendre les systèmes vivants dans leurs interactions
incessantes et nécessaires avec leurs environnements. La
vision écologique du monde apparaît comme une
ouverture essentielle pour la survie de l'humanité
(Goldsmith, 2002). La pédagogie inspirée par l'écologie
vise à nous montrer "le Chemin" qui accompagne le
processus de la vie dans sa totalité. C'est une pédagogie de
la joie, qualitative et affective, subjective, axiologique,
adaptative, compréhensive à l'égard du Tout, non
compétitive, solidaire et coopérative, créative, au carrefour
du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Elle ne refuse
pas le Progrès mais insiste sur la bonne distance critique à
son égard, en fonction de valeurs humaines qui dépassent
son caractère idéologique.
4. Éducation du sujet et pédagogie transversale
Revenons au fond de la thématique d'une journée d'étude
de mon université qui s'ouvrait sur « Éduquer, c'est
convertir une personne en sujet » et organisée par une
équipe doctorale de mon département d'enseignement
(Païdeia) Je veux développer ici un paradoxe. D'ordinaire
on parle d'éducation au futur, (ou on regrette un ancien
régime mythique), en pensant en terme de projet de société
par la formation et l'instruction de nouveaux élèves et
étudiants, dans une visée de citoyenneté. Cette perspective
est liée à une planification de l'éducation qui inscrit le
pouvoir d'État dans les faits économiques pour des années
295
à venir. Malgré les aléas plus que jamais évidents et la
quasi impossibilité de prévoir vraiment la demande future
d'éducation en fonction des besoins contradictoires de
l'économie, liés à l'évolution des technologies et
l'émergence imprévisible des aspirations personnelles, les
pouvoirs publics, relayés par les médias, s'ingénient à
parler de « futur de l'éducation »(Barbier)196. Cet ordre de
légitimation s'accompagne évidemment d'un échec de la
prophétie. Tôt ou tard, la société s'aperçoit de
l'inadéquation entre les besoins de l'économie et la réalité
de la formation dispensée. L'école est alors accusée de
tous les maux de l'incivilité sociale régnante. Il faut en
finir avec cet impérialisme de la quantophrénie (obsession
de la mesure quantifiée) économique, même si personne
ne peut récuser les données chiffrées pour penser
l'organisation scolaire et universitaire. L'éducation
authentique n'a rien à voir avec une planification
quelconque. Voire, elle n'est pas, fondamentalement, liée à
un projet social et politique. Elle n'est pas, pour autant,
inscrite dans une quelconque scholè, en dehors du monde
et du bruit. L'éducation, qui déborde le scolaire de toutes
parts, est un événement personnel, directement en rapport
avec une expérience de l'être en devenir et de l'être
ensemble. Elle engage la totalité de la personne dans ses
« intelligences multiples » (Howard Gardner, 1996) dans
son « intelligence émotionnelle » (David Goleman, 1997).
Elle se joue toujours dans l'instant de la présence
situationnelle à l'objet de connaissance et à
l'environnement. Même si elle dure, nécessairement, elle
se tisse d'instant en instant, accompagnée par une
symbolique personnelle qui se démarque de la symbolique
instituée des grandes figures d'imposition ancestrales. Si
les philosophes parlent du sujet « soumis », il ne peut
s'agir que d'un individu qui a perdu le sens de son propre
soleil et que recouvre l'ombre gardienne de la société.
Mais, nous disent-ils, existe-t-il d'autres sujets que celui-là
même ? Leur vision est tragique, presque fataliste. Ne
196
Barbier René, Le formateur d'adultes comme homme à venir, sur le
site de CRISE (http://www.barbier-rd.nom.fr/formateur.html)
296
sont-ils pas loin de penser à être les seuls à pouvoir mettre
le sujet au monde de la conscience, comme on l'a fait
remarquer, un jour, à Pierre Bourdieu ?
Éducation du présent
L'éducation n'est pas au futur mais au présent. Elle est la
surprise même et l'avènement d'un regard neuf dans notre
rapport au monde, aux autres et à soi-même. Le monde
postmoderne de Jean François Lyotard ou celui
d'ultracontemporain de Marcel Gauchet, ou le sujet
autoréférencé de Dany-Robert Dufour, avec la ruine
accentuée des grandes figures du symbolique (politique,
religion, art, science) n'instaure-t-il pas les prémisses d'un
renouveau de l'éducation, malgré l'apparente situation
anomique dans laquelle les « républicains de l'école » se
désespèrent ? Derrière leur désespérance tonitruante,
appuyée par les interprétations des philosophies tragiques,
certains pédagogues peuvent apercevoir, dans les faits,
d'autres perspectives plus pertinentes. L'éducation est un
processus sans cesse actualisé d'articulation conflictuelle
et souvent paradoxale entre une instance de savoir et de
savoir-faire (la culture légitime) et une instance
d'expérientialité personnelle visant à la connaissance de
soi. Du côté de la culture légitime, revendiquée par les
tenants des options républicaines de l'école, on ne peut
plus admettre aujourd'hui l'omnipotence d'un savoir
traditionnel intouchable et « tabou », sans refuser pour
autant le bien-fondé d'un héritage culturel qui donne les
clés de notre identité nationale et singulière. La question
n'est plus aujourd'hui « faut-il conserver coûte que coûte le
latin et le grec dans les collèges ? » mais plutôt qui décide
de les maintenir, nécessairement au détriment d'autres
savoirs et savoir-faire requis par la civilisation moderne
(langues étrangères, nouvelle technologie de l'information
et de la communication, initiation à la pensée complexe et
transdisciplinaire, méthodes de travail en équipe,
apprendre à apprendre, par exemple). Le savoir imposé
devient problématique et objet de luttes entre les groupes
297
sociaux qui se positionnent différemment dans la
postmodernité. Du côté de la connaissance de soi, la chute
de l'idéal du moi, souvent retraduit névrotiquement en moi
idéal, tissé par les institutions majestueuses de naguère
comme la Religion, le Progrès, la Science etc, reconduit le
sujet de raison vers une implication différente du rapport à
soi. Certains pensent que les dés sont jetés, voire pipés, et
que nous allons vers le règne d'une nouvelle barbarie :
folie et démocratie seraient en synergie comme le pense
Dany-Robert Dufour (Dufour, 1996). On entend fortement
leur voix dans les rangs des « républicains de l'éducation ».
D'autres refusent d'être simplement des philosophes
idéalistes, mais tentent d'inscrire leur projet citoyen dans
des réalisations concrètes et découvrent dans les faits
souvent méconnus des médias, des innovations
institutionnelles et éducatives personnalisées qui
fomentent les pouvoirs de l'instituant. Ces travailleurs
lucides de l'espoir se nomment pédagogues. Pour eux
l'aphorisme de René Char : « À chaque effondrement des
preuves, le poète répond par une salve d'avenir ».
298
Chapitre 15
La pensée en éducation
On ne peut bien écrire qu’en allant vers l’inconnu - et non
pour le connaître, mais pour l’aimer, écrit Christian Bobin
(Eloge du rien)
La philosophie transversale de l’éducation révèle notre
prise de conscience vers cet espace d’inconnu. Le
processus d’éducation qui en résulte, comme
reconnaissance d’un autre niveau de réalité que celui qui
demeure entre un moment d’enracinement et un moment
de surgissement, éclaire le non-savoir radical sur le
déroulement de la vie individuelle et collective. Le poète
argentin Antonio Porchia nous a offert ses « Voix » pour
comprendre cette ouverture 197 . Il est évident que cette
position critique de l’éducation, plus de l’ordre de la
négation apophatique que de l’affirmation des Lumières,
demande une personnalité stable et bien reconquise sur
apparats de la modernité.
Il se peut que la religion chrétienne, comme dernier avatar
de la sortie des religions, comme le pense Marcel
197
Antonio Porchia, Voix, suivi de Autres Voix (Voces ; Voces
secunda serie), préface de Jorge Luis Borges, postface de Roberto
Juarroz, traduit de l’espagnol par Roger Munier. [Paris], Editions
Fayard, “ Documents spirituels ” n° 16, 1978.
299
Gauchet198, soit le dernier vestige, dans le futur, d’une
inclination à donner du sens selon un ordre extrahumain.
Le poète René Char écrivait cet aphorisme si puissant :
« je ferai de l’âme qui n’existe pas, un homme meilleur
qu’elle ».
C’est toute l’ambition de la philosophie transversale de
l’éducation, dans la perspective d’un « devenir-sage » plus
qu’à l’avènement de personnalités mystiques et
extatiques 199 . Nous nous devons de nous dégager du
« culte de l’émotion » dont parle Michel Lacroix200, mais
sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Le poète Claude Roy,
si méfiant à l’égard des « chercheurs de Dieux », nous
proposait, cependant, d’explorer les sentiers de la sagesse
chinoise201. Quelques philosophes contemporains, inscrits
dans un athéisme complexe parce que contemporain,
comme André Comte-Sponville, n’héistent pas à
s’enquérir de ce qui peut faire sens dans d’autres cultures
fécondées par la non-dualité202.
Jidddu Krishnamurti, dans ses « Carnets »203, nous donne
une idée de ce que peut vouloir dire une personne accédant
à ce type de regard sur le monde.
Que demande-t-on aux étudiants dans nos cours et
198
Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Paris, Gallimard,
).
folio-essais, 2002 (1998
199
René Barbier (s/dir), Education et sagesse. La quête de sens, Paris,
Albin Michel, Question de, n°123, 2001.
200
Michel Lacroix, Le culte de l’émotion, Paris, Flammarion, 2001.
201
Claude Roy, Les chercheurs de Dieux. Délivrez-nous des dieux
vivants, des pères du peuple et du besoin de croire, Paris, Gallimard
1981.
202
André Comte-Sponville, De l’autre côté du désespoir. Introduction
à la pensée de Svâmi Prajnânpad, Paris, Edition Acaarias, L’originel,
1997.
203
,
Jiddu Krishnamurti Carnets, Paris, les éditions du Rocher, 1988.
300
séminaires ? Quel est notre degré d’exigence quant au
rapport au savoir ? Comment concilie-t-on savoir (en
liaison avec l’hétéroformation) et la connaissance (en
liaison avec l’autoformation) ? Pour ma part, les étudiants
le savent : je demande l’impossible… J’ai toujours pensé,
avec Nietzsche, que l’homme est un être fait pour être
dépassé… et, avec Saint-François d’Assise, qu’il vaut
mieux comprendre qu’être compris ; aimer qu’être aimé.
Placer la barre le plus haut possible, un cran au dessus de
ce que tout le monde attend. Respecter l’étudiant ensuite
dans le travail réalisé. Faire soutenir une maîtrise suivant
un rituel correspondant à ce respect du travail rendu, a
fortiori un DEA ou un doctorat. Repenser la fonction
symbolique des rites de passage laïcisés, à la lumière des
sagesses d’autres civilisations. Mais, en même temps,
évaluer le travail d’une manière singulière. Le
dépassement dont j’ai parlé doit être toujours personnalisé.
Chaque étudiant est pris dans son contexte, dans son
histoire sociale, dans sa psychologie, dans son effort
particulier pour aller au-delà de soi-même. Donc refuser
toute comparaison. L’esprit de comparaison est la momie
de l’éducation et la notation, son sarcophage incolore. Les
traditionnaires (D. Hameline) de l’institution éducative
nous ont obligés à rétablir la notation à Paris 8, aidés par
les étudiants encasernés dans leur habitus scolaire.
Essayons, malgré tout, de donner à voir aux étudiants, ce
que signifie, pour nous, faire écrire, lire et réfléchir.
Il faut replacer
d’interprétation.
la
discussion
dans
un
modèle
Le Réel
Tout est à situer dans le Réel. Mais, à ce niveau plus que
jamais, nous sommes dans une représentation très
personnelle et nécessairement philosophique. Personne ne
301
peut dire vraiment ce qu’est le réel. Simplement, il est là.
On le sait parce qu’on se cogne dessus, parce qu’il éclate
de partout. Pour ma part, le Réel est énergie-matière
fondamentale. Il a toujours existé. Il est sans
commencement ni fin. Il est la trame de tout ce qui existe
sur le plan phénoménal. Soutenir qu’il est, ou non,
Conscience spirituelle dotée d’une capacité d’amour infini
est du ressort de la vie intérieure et de l’expérience intime
de chacun. Sur ce dernier point, il vaut mieux savoir se
taire et refuser de sortir son artillerie d’idéologue bien
pensant. Il s’exprime par un Procès, un processus de
structuration, déstructuration, restructuration incessantes,
de formes, figures, images… Nous sommes, évidemment,
la trame même de ce Procès, jusqu’à nos plus intimes
cellules de notre sang, nos plus secrètes pensées. En
prendre conscience, c’est devenir sage, au moins dans
l’esprit d’une philosophie non-dualiste (Krishnamurti).
Cette conception du monde n’est pas sans analogie avec la
pensée chinoise traditionnelle204. Toute théorie en sciences
humaines est animée par une représentation philosophique
du monde. Encore faut-il savoir l’énoncer. Elle détermine
la structure même de la théorie. C’est ainsi que ma
théorisation en psychosociologie clinique de l’éducation
est influencée par cette conception philosophique205.
1- Ecrire, lire et parler
204
François Jullien, Procès ou création, Une introduction à la pensée
des Lettrés chinois, Seuil, 1989.
205
René Barbier (s.dir,), Regards autres sur l’éducation en Chine,
Paris, Pratiques de Formation/Analyse, n°45-46, Université Paris 8,
Formation Permanente, décembre 2003.
302
Ecrire
Ecrire, lire et parler font partie d’un même ensemble
indissociable. Sans lui, la communication devient presque
impossible. Une partie importante de l’œuvre de
303
l’éducateur psychologue Michel Lobrot206 est consacrée à
cette dimension de l’existence humaine. Les récentes
recherches, venues d’Australie, sur la Communication
Facilitée (C.F.) avec les autistes, nous révèlent
l’indispensable activité de l’écriture, ici par ordinateur,
pour accéder à leur monde d’une extraordinaire et tragique
lucidité métaphorique207. La lecture du langage des signes,
réinventée et réappropriée dans un état de confiance, ouvre
également ce monde de souffrance des autistes vers une
communication possible208. Je veux faire comprendre aux
étudiants qu’écrire est le trait d’union entre soi et les
autres, soi et l’univers, et, par là même, entre soi et la
partie de soi-même la plus secrète, la plus reliée à l’ordre
subtil du monde. Nous sommes des humains. Nous avons
l’extrême chance de pouvoir écrire. Comment ne pas en
profiter ? Ecrire, c’est manier la langue. Se colleter avec le
langage, dans une amitié conflictuelle dont nous parle si
bien le philosophe Kostas Axelos. Ecrire, c’est devenir
styliste - dessiner une robe pour nos sentiments, architecte
et maçon - construire la maison de nos pensées. L’écriture
est l’art de bricoler avec la mort. C’est, comme l’écrit
Christian Bobin, « la tombée de la foudre dans une
encre » 209 . Ecrire ne consiste donc pas à rabâcher,
recracher le cours de l’enseignant ou les livres de classe.
J’ai horreur des vomissures lettrées. L’acte d’écrire
suppose une distanciation avec l’hétéroformation pour
entrer dans une véritable autoformation. Je demande aux
étudiants de devenir auteurs. De trouver leur style
d’écriture. De prendre garde aux académismes. D’entrer
dans ce qu’Isabelle Stengers nomme la qualité de sujet
récalcitrant, nécessaire, en sciences humaines, pour faire
206
Maria Antonia Santandreu Caldentey, Michel Lobrot, une aventure
humaine, Doctorat d’anthropologie, université Paris 7, novembre 2002,
375 pages, direction Pr. Patrick Boumard, Université Rennes II
207
Anne-Marguerite Vexiau, Je choisis ta main pour parler, Robert
Laffont, 1996.
208
Jean-Marie Vidal, dialoguer avec les autistes, La Recherche,
septembre 1997, 36-39
209
Christian Bobin, La part manquante, Gallimard, 1996.
304
une authentique recherche210. Jacques Ardoino parlerait de
négatricité. Je ne cherche pas le moutonnage universitaire.
Seul le cheval sauvage m’intéresse, même et surtout quand
il galope avec les autres. L’écriture en sciences humaines
doit devenir plurielle, métissée. Le langage savant se veut
inodore et sans saveur. Impartial et neutre, soi-disant.
Sans la moindre ambiguïté. La structure du langage savant
se distinguerait ainsi de celle du langage poétique selon les
linguistes211. Je réclame, au contraire, un langage imagé,
sans exclure le prosaïque, un langage sensible, sans
méconnaître la logique.
Une charge de taureau et un vol d’hirondelle.
Une cathédrale de lumière et une chaumière ceinturée de
vigne vierge.
Tout acte d’écriture consiste à tirer un feu d’artifice
symbolique dans l’univers du sens.
Je n’aime pas les lignes droites.
Ce qui est trop rangé me désespère.
Ce qui ne tremble pas, n’est pas humain.
J’apprécie Feyerabend et sa théorie anarchiste de la
connaissance212.
210
Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, La Découverte, 1996.
Jean Cohen, Structure du langage poétique, Flammarion, 1966.
212
Paul Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Le Seuil, 1979 ;
Adieu la Raison, Paris, Seuil, 1989 ; Dialogues sur la connaissance,
Paris, Seuil 1996.
211
305
Connaissez-vous l’Américain Richard Brown213 ?
Lire
On ne sait pas écrire si on ne veut rien lire. Les trop jeunes
poètes sont souvent incultes en poésie. Ils ne connaissent
que les poètes de Lagarde et Michard. Plus tard ils
apprennent à se confronter aux créateurs. A sortir de
l’imitation. Ils lisent Plume, font le ménage dans leur texte.
Ils deviennent vraiment des poètes. Que toute lecture se
transforme en lecturisation active214 ! Mais sans oublier ce
que Patrick Berthier nomme le deuxième apprentissage de
la lecture en critiquant Foucambert, c’est-à-dire une
lecture d’approfondissement, de compréhension hors de
toute mode, une lecture non superficielle ou purement
informationnelle215. Il faudrait faire de même en Sciences
de l’éducation. Lire et lire encore pour ne pas refaire du
Bourdieu ou du Piaget. S’imprégner, d’une manière
critique, d’une foultitude de théories et de regards sur le
monde. Descendre dans les pratiques énoncées. Faire son
marché du savoir dans les bibliothèques universitaires,
certes, mais aussi chez les bouquinistes du quai de Seine.
Partir à l’aventure de l’éducation, là où l’on n’attend
surtout pas des chercheurs en pédagogie. Explorer toutes
les régions de la connaissance, sans se limiter à ce qu’il
faut apprendre pour être un bon cadre efficace de la
mondialisation financière.
Aller vers le savoir comme on va vers la mer.
213
Richard Brown, clefs pour une poétique de la sociologie, Actes
Sud, 1989
214
Jean Foucambert, La manière d’être lecteur, (1976), Albin Michel,
1994.
215
Patrick Berthier, Le deuxième apprentissage de la lecture,
Anthropos, 1999.
306
Contempler le désert dans la pluie.
Ouvrir le monde comme une mangue.
Savoir raconter son rêve.
Parler
J’écris et je lis pour pouvoir parler - te parler - à toi lecteur.
L’écriture est comme le chat de Schrödinger. Elle est à la
fois morte et vive. Seul le lecteur lui donne une existence,
par son regard interprétatif, dans une sorte de collapse du
psi lecteur. Mais n’oublions pas que le premier lecteur est
toujours l’auteur. L’écriture lui révèle les continents de
l’invisible dont il est le Prince d’un instant. Parfois le mot
émerge, île volcanique de la page planche. Ailleurs la
phrase devient houleuse et l’image, une mouette bousculée.
Toute écriture est une parole silencieuse qui implique un
écoutant susceptible de répondre. J’aime que mes
doctorants puissent exposer la synthèse de leurs travaux à
mi-chemin, lors des journées d’études ouvertes à tous. Je
leur rappelle l’importance de la disputatio dans la tradition
occidentale ou orientale (Bouddhisme tibétain). Le Jury
universitaire digne de ce nom ne cherche jamais à détruire
mais à questionner ce qui résiste à toute logique et que
l’impétrant n’a pas osé nommer.
Parler, c’est sortir du savoir bancaire. Communiquer ce
que l’on a pu glaner pour l’échanger. Parfois contre un
sourire. Souvent contre une nouvelle interrogation.
En éducation, qui doute, dîne.
Conserver son savoir, c’est faire avec les livres, comme
l’élevage industriel avec les volailles. Les poulets aux
307
hormones me donnent des boutons. Je les laisse à la
culture de Mac Donald, de Coca-Cola et de Disney Land !
Dire son savoir, sans en faire une légion d’honneur : toute
la question !
Les étudiants ont besoin d’air. Les étouffer sous les
citations d’auteurs inconnus est le plus grand risque des
universitaires. Mais masquer son savoir, pour un
intellectuel, est une escroquerie. Faire partager et créer
ensemble… un pari ?
L’humour est sans doute un remède. L’amour-amitié, la
Philia, une nécessité.
Après la vigilance éthique de rigueur, prendre garde à
l’hypocrisie des censeurs et au politiquement correct. Aux
Etats-Unis, derrière chaque enseignant, derrière chaque
médecin, se cache un avocat.
Ne jamais oublier que dans un livre, comme chez un être
vivant, il y a toujours une faille étoilée par où le sens se
perd dans l’infini.
Parler pour me faire comprendre
Me faire comprendre pour susciter le questionnement
Susciter le questionnement pour devenir humain
Devenir humain pour trouver le sens de la vie.
Trouver le sens de la vie pour pouvoir la donner
Sinon, à quoi bon les sciences de l’homme et de la société ?
308
2- Réfléchir, Agir et méditer
Réfléchir
Réfléchir résulte de l’ensemble dynamique et interactif :
écrire, lire, parler. Toute réflexion est de l’ordre de
l’unidualité. A la fois Une et complètement personnelle,
mais en même temps reliée nécessairement à un autre qui
implique la société tout entière. C’est la mère (avant le
père) qui commence à faire réfléchir son petit enfant car,
avec elle, l’univers des significations imaginaires sociales
- la société - entre nécessairement et déclôture la monade
psychique de l’infans, comme le pense Cornelius
Castoriadis. Je demande aux étudiants, ainsi, de
comprendre à quel point ils sont seuls et à quel point ils
sont solidaires dans la réflexion. Je tente de créer des
dispositifs par lesquels ils peuvent faire l’expérience
collective de ce processus.
Agir
La vie est activité. Rien n’est immobile, pas même la mort.
Dans un cadavre, que de turbulences !
Agir correspond à l’insertion de la personne humaine dans
l’ordre de l’univers. Elle agit avec une intentionnalité.
Mais sans méditation, l’intentionnalité devient vite
instrumentale, le projet se fait programme.
Toute la question consiste à passer de l’intention à
l’attention et réciproquement, en spirale. Le sage oriental
agit spontanément sans avoir l’intention d’agir, ce qui est
incompréhensible pour le philosophe occidental.
309
L’éthique est à la base de l’agir. Est éthique tout ce qui va
dans le sens de la vie, pris dans son acception de la TerrePatrie (E. Morin). Ce qui exclut tous les intégrismes, les
dogmatismes, les scientismes. Entre Hiroshima et les
massacres d’hommes, de vieillards, de femmes et
d’enfants en Algérie, c’est toujours la même logique du
pire et de l’anti-vie.
Méditer
Réfléchir relève, en dernière instance, de la pensée du fond
(Heidegger). Les savoirs n’ont de sens que s’ils ouvrent
sur la connaissance de soi au sein du monde.
C’est à ce moment que l’éthique jaillit au cœur de la
réflexion. Penser ne signifie pas seulement raisonner,
développer une logique aristotélicienne ou dialectique.
Penser veut dire entrer dans l’intelligence du réel.
Accroître son niveau d’autorisation noétique, c’est-à-dire
son mieux-être en tant que personne humaine (Joëlle
Macrez)216.
Découvrir que dans la méditation, la pensée de la nonpensée (hishiryo comme disent les moines japonais), la
pensée du fond est présente comme un bleu de lavandière
éparpillé dans l’eau du ciel.
Penser impose de comprendre comment les autres
civilisations ont donné et donnent encore du sens, de
l’intelligibilité et de la sensibilité, au monde rencontré.
Penser revient donc à remettre en question
l’Occidentalisation du monde qui impose l’ère de la
216
Joëlle Macrez, L’autorisation noétique, par quels chemins
parvient-on à la réalisation de soi ? Doctorat en Sciences de
l’éducation, mars 2002, Université Paris 8, S/dir R.Barbier, 635 p.
310
technologie planétaire dont parle Kostas Axelos avec
profondeur217.
Le penseur est une personne à part entière. Je définis la
personne comme l’être humain intégré au cours du réel et
chez qui il n’y a plus personne à nommer.
C’est le citoyen du monde par excellence. Le contraire du
fanatique nationaliste, de l’intellectuel imbu de son
autorité. L’être de la Terre-Patrie prise dans le flux
universel.
Penser, c’est connaître, toujours d’une façon relative, et
tenter de porter cette connaissance dans l’ordre du savoir.
Penser, c’est se savoir lucidement inachevé. La lucidité est
la blessure la plus rapprochée du soleil (René Char).
N’oublions jamais que l’inachèvement, c’est ce que l’on
contemple à l’horizon : un incendie bleu de lavandes.
Méditer, au sens du laïc, est une activité de l’esprit qui fait
partie du réel. Méditer ne veut pas dire réfléchir, penser,
imaginer. Méditer n’implique aucune position particulière,
ni assise, ni debout. Zen ou Yoga, Prières chrétienne,
hindoue ou musulmane, ne sont pas nécessaires (mais,
parfois, ces conduites religieuses ont certaines
conséquences dans l’ordre de la méditation).
Il n’existe aucun truc pour méditer. Aucun dieu n’a besoin
d’être invoqué ou révoqué.
La méditation est la blancheur neigeuse de l’esprit. La
cime du silence avant toutes les avalanches émotionnelles
du quotidien. L’état de vacuité, de réceptivité totale à ce
qui est. Une constante et sensible attention, sans effort.
217
Kostas Axelos, Ce questionnement, Editions de Minuit, 2001
311
Une observation permanente à l’imprévu qui, sans cesse,
émerge du réel.
Méditer est la non-intentionnalité en acte. Le fait de vivre,
d’être, le Procès dans sa simplicité la plus radicale. Un
poète mexicain touché par l’Orient, Octavio Paz, avait
bien vu que la poésie devenait la véritable et seule religion
possible de notre temps. Une religion sans dieu, sans
garants métasociaux, à travers laquelle s’exprime l’homme
incertain et inachevé218.
Parfois, dans cette voie abrupte, il arrive que l’on
comprenne quelque chose de non-définissable… C’est ce
que je nomme le flash existentiel.
Eduquer consiste en une médiation/défi entre les savoirs
hétéronomes et la Connaissance toujours autonome.
Eduquer est du domaine de l’entre-deux. Un trait d’union
interactif qui, à la fois, dit l’un et le deux, le latent et le
manifeste, la création et la finitude.
218
Paul-Henri Giraud, Octavio Paz. Vers la transparence, PUF, coll.
Partage du savoir, 2002, 303 p.
312
Chapitre 16
Amour, éducation et philosophie : vers un
« devenir-sage »
Peut-on conclure cet ouvrage en synthétisant l’essentiel du
propos autour de la relation dialogique qui rassemble,
d’une façon dynamique, amour, éducation et philosophie ?
Il ne s’agit certes pas d’une « école » philosophique de
l’éducation. Plus modestement, un parcours élaboré d’un
éducateur universitaire.
Il ne s’agit pas plus d’une révolution dans l’éducation,
mais peut-être d’un retour aux sources d’une philosophie
de l’expérience humaine, au jour le jour, qui s’ouvre sur le
« sens de l’apprendre », à partir d’une juste considération
sur des visions du monde d’autres cultures.
1. Une école, quelle école ?
Est-ce une École au sens étymologique ? Certainement pas
l'établissement où l'on enseigne (scholè), car la
philosophie n'est pas (ou ne devrait pas être) une
institution, ni l'ensemble des personnes représentant une
doctrine. Le philosophe n'est pas un directeur de
conscience.
Plutôt ce qui donne l'expérience, la connaissance, autre
acception du dictionnaire.
313
Le terme est, en fin de compte, mal choisi pour
caractériser ce que l'on veut dire aujourd'hui.
Non pas une « école » mais un « état d'être-en-doute en
étant en route », à la façon dont Raimon Panikkar parle
d'un "état monacal" comme archétype universel dont le
moine serait la figure fondamentale.
Quid de la philosophie ?
Comment définir la philosophie sans tomber dans la
banalité, l'esprit de chapelle ou l'érudition spectaculaire ?
J'ai déjà traité cette question en termes de « philosophie
clinique et poétique »219.
Proposons quelques réflexions.
2. Une interpellation qui refuse de donner sa langue au
chat.
La philosophie questionne en permanence tout ce qui est
(la nature, l'homme, les choses, les situations), ce qui
conduit à une brèche incessante dans les apparences ; et à
découvrir tout à coup un "cadavre dans le placard".
Le philosophe survient comme un dérangeur du sens
institué, un bricoleur de questionnements ; un meneur de
doute ; un animateur de processus. La philosophie est une
mise en mot de ce qui se tait.
219
René Barbier, l’Approche Transversale, l’écoute sensible en
sciences humaines, Paris, Anthropos, 1997
314
Elle est l'effraction du langage dans l'ordre du silence ; un
refus de rester muet face au mystère de l'existant en même
temps qu'un doute indéracinable sur toute parole.
Elle est la création de concepts à partir d'un flux de
percepts (la science) et d'affects (l'art) (thèse de Deleuze et
Guattari).
La philosophie est une paradoxalité existentielle entre le
pôle du dire et le pôle du silence
Est-elle alors une approche du Chaos, Abîme, Sans-Fond
dont parle Castoriadis ? Peut-être, mais une « approche »
seulement. L'approche est un cheminement vers un
horizon que ne connaît pas le marcheur. Elle invente le
chemin au cours de son élan. Il s'agit toujours d'une
itinérance imprévue et non d'un itinéraire balisé, encore
moins d'une trajectoire balistique. Elle contient,
fondamentalement, une relation d'inconnu. Elle va vers le
fond des choses mais ne sait jamais à quel moment elle
l'atteindra. Les anciens sages de l'Inde védique parlent
d'un fil du Soi qui serait donné à l'être humain par intuition.
Ce « fil du Soi » n'est pas un « lien » au sens occidental du
terme (Ardoino)220 mais l'expression d'une unité essentielle
de tout ce qui est. Le « fil de l'eau » d'une rivière qui peut
être à la fois torrentielle ou un long fleuve tranquille,
représente bien le sens de la métaphore spirituelle.
Le philosophe reste au bord de l'Abîme, et voit son reflet
dans l'ombre miroitante, le mystique y plonge et disparaît.
Jung, le philosophe-psychologue, refuse l'aventure d'une
rencontre avec Ramana Maharshi et préfère ne pas aller le
voir lors de son voyage en Inde.
La philosophie flirte avec le Rien. Elle est une pensée
220
Jacques Ardoino, la notion de lien, Le Journal des chercheurs,
http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=861
315
tangentielle là où l'art, la poésie, dans la même situation,
est une trace, une estafilade, une vague torrentielle. Dans
le meilleur des cas, ce jeu avec le Rien conduit à la
relativité et à l'humilité de l'interrogation elle-même : « Ce
dont on ne peut rien dire, il faut le taire » écrit Ludwig
Wittgenstein et « j'ai été fait simple » conclut
Krishnamurti. La philosophie se change en sagesse.
Mutation soudaine qui fait perdre le goût des discours, des
conférences. Elle a trouvé ce qu'elle cherchait depuis
toujours l'amour de la sagesse, la question qui dérape, qui
décante et qui dérage.
En fin de compte, il s'agit bien d'un éprouvé : celui de
l'expérience du sens au cœur du non-sens. Une métanoïa
en toute conscience qui s'ouvre sur un grand rire. Toute
pratique réellement philosophique relève de cette
ouverture. Pierre Hadot l'a remarquablement éclairée dans
son travail d'historien de la philosophie grecque
traditionnelle221.
3. La philosophie, un réalisme praxéologique
C'est un trait-d'union entre processus et procédure, entre
l'instituant et l'institué. Une articulation entre ce qui
émerge et ce qui se fige à chaque instant dans le réel. C'est
une façon de se cogner contre ce réel et de faire des ronds
de bosse dans l'argile des mots.
C'est élaborer progressivement et par mutation, un cadre
symbolique, pour créer sa vie, une petite chaumière de
221
Pierre Hadot, La philosophie comme manière de vivre, Entretiens
avec Jeannie Carlier et Arnold I.Davidson, Albin Michel, 2001
316
significations où l'on se sent capable de ne pas mourir.
Une délimitation souple cernant un territoire qui peut être
ainsi le territoire de l'intensité avec l'autre et le monde sans
être le territoire de la folie monadique. C'est un voyage au
cœur des significations multiculturelles et la recherche
désespérée d'une transversale d'universalité.
C'est une relation permanente entre le Logos et le Mythos
et l'art de la confrontation, sans réduction des différences
et des altérités.
4. La philosophie est un art de rigueur dans la
rencontre des autres, du monde et de soi-même
En tant qu'art, la philosophie est le contraire de la
créativité gadgétisée et spectaculaire.
En tant qu'art de rigueur, elle porte une exigence de
culture savante interpellée sans cesse par l'expérience
intérieure et réciproquement. Sous cet angle le philosophe
est l'éducateur par excellence, le « passeur de sens »,
l'homme du défi et de la médiation entre les savoirs du
monde et la Connaissance de soi222.
En tant qu'efficience de la rencontre, la philosophie est
une double hélice : d'un côté la transformation de soi et
des autres dans l'implication 223 ; de l'autre côté, la
structuration d'instant en instant de soi-même par le jeu de
222
René Barbier, L’éducateur comme passeur de sens , Bulletin du
CIRET, n°12, février 1998,
http://nicol.club.fr/ciret/bulletin/b12/b12c9.htm
223
René Barbier, Implication et transversalité, http://www.barbierrd.nom.fr/implicationtransverParadigm.htm
317
la transformation. La philosophie n'est-elle pas un art de la
dialectique qui ne connaît aucun dépassement ?
5. La philosophie un art de rigueur qui unifie
Profondeur, Gravité et Reliance
Faire sens pour l'être humain peut vouloir dire une
structure de significations qui articule trois dimensions,
comme nous l’aurons remarqué dans cet ouvrage : la
Profondeur, la Gravité et la Reliance.
- La Profondeur
Elle signifie :
Une relation à un Réel conçu comme une vérité qu'on ne
saurait cerner, enfermer, circonscrire, sans le détruire.
Une relation à « un Abîme, un Chaos, un Sans-Fond »
(Castoriadis), à un « Tout-Autre » (Rudolph Otto), à un
« Otherness », une « Autreté » (Krishnamurti).
Une relation d'inconnu (Guy Rosolato) ou l'inquiétante
étrangeté freudienne s'inscrit dans l'impossibilité même de
la présence absolue et dévisageable de ce Réel voilé.
Une relation perçue comme un flux intérieur de Vie
radicale, ouvert sur le « presque-rien » et sur le « je ne sais
quoi » (V. Jankélévitch).
318
Une relation abyssale dans laquelle nous ne finissons
jamais de nous approfondir.
Une relation qui va au-delà du non-sens, qui fait fleurir le
sens au coeur même du non-sens, dans une acceptation de
non-rationalité qui n'est pas cependant un irrationnel.
Plutôt un constat qu'il peut exister "une pensée de la nonpensée" nommée hishiryo chez les bouddhistes, une
pensée extrêmement vivante et active.
Une relation qui présentifie sans cesse ce qui est en chacun
d'entre nous pour transformer chaque être en une personne
c'est-à-dire celui qui peut dire « je » parce qu'il est un
individu intégré au cours du monde et chez qui il n'y a
plus personne à nommer.
Une relation qui suscite à chaque instant une intensité
active qui n'est pas une passion, ni l'éclat d'une quelconque
"philosophie des lumières" mais l'émergence du sens au
coeur de chaque mot prononcé, de chaque geste effectué,
de chaque regard attribué.
Une relation qui s'ouvre sur l'amour pour ceux qui vivent
dans la tradition du Livre ou sur la compassion pour ceux
qui suivent certaines sagesses orientales proprement athées,
ou dans une certaine conception d'un humanisme marxiste.
Une relation surtout qui au fil du temps nous rend de plus
en plus "grave".
- La Gravité
Devenir de plus en plus grave signifie que la lucidité
"cette blessure la plus rapprochée du soleil" comme dit
René Char, nous gagne de plus en plus.
319
Il s'agit bien d'une blessure qui n'en finit pas de saigner :
celle d'une omnipotence infantile peu à peu bousculée,
mutilée, ravagée par l'épreuve de la réalité. Celle parfois
plus tardive d'une espérance collective et idéalisée de vie
sauvée du désastre, de "lendemains qui chantent". Une
espérance qui se ratatine comme une papier crépitant sous
l'incendie et qui ne laisse que des cendres bleuies.
Celle d'une vision intérieure et terriblement silencieuse,
d'un sentiment tragique de la vie dont parlait Miguel de
Unamuno quand il refusait de crier "Viva la Muerte" avec
les sbires de Franco.
La vision déchirante de ce qui est : les ethnocides et les
génocides, les "purifications ethniques", les haines
fabriquées de toute pièce par les puissances coloniales, les
terrorismes et les intégrismes meurtriers. Mais également
les catastrophes naturels évidemment, comme le
tremblement de terre de Kobé au Japon ou, il y a des
années, la mort affreuse de la petite Omeyra, en Colombie,
lors d'un glissement de terrain. N'oublions pas le
quotidien : les petites vengeances privées, les couteaux
tirés au coeur des mots, les harpons d'acier dans les
regards, les grands océans asséchés au sein d'un seul cri
humain. Comment vivre sa juste colère sans tomber dans
le ressentiment ? Comment dénoncer la tyrannie sans
blesser la personne ?
La Gravité, c'est tout cela et quelque chose en plus.
Ce qui est en plus, c'est la Joie d'être. La joie
incompréhensible, la joie soyeuse et toujours nouvelle, la
joie jaillissante, la joie bouleversante. La joie en point
d'interrogation dans le non-sens. La joie malgré tout,
comme une ombrelle dans un brûlant désert. La joie qui
transforme le destin en miracle.
Ce mélange intime, ce métissage d'être, dans la Gravité,
320
entre vision tragique et joie radicale, est de l'ordre d'un
processus que je nomme : se gravifier, c'est-à-dire à la fois
devenir d'instant en instant, de commencement en
commencement, toujours plus "profond", plus grave et
toujours plus joyeux, le plus clair-joyeux, dans l'épreuve
de réalité.
Se gravifier s'oppose à s'ingluencer, verbe "gluant" qui
signifie pour moi non s'approfondir mais s'appesantir, être
pris par la glu des intérêts et par l'influence irréfléchie de
soi-même et de quelques uns en se laissant gagner par le
jeu des sociabilités truquées, des plaisirs canalisés, des
ambitions provoquées, des vies réifiées et dépendantes.
Ce métissage est détonant. Une explosion du sens. Un
bougé des structures mentales. Sous la vague de fond
surgit l'imprévu. "Sous les pavés, la plage". Le sens n'était
pas donc pas un clou rouillé mais du blé en herbe. Au
coeur de l'intime souffrance d'être ensemble se dessine
l'intensité d'un recueillement : celui du vivre ensemble.
Mon visage passe par ton visage pour s'ouvrir au Visage
d'une relation d'inconnu : celui de la communion des
existants.
Avec cette ouverture, c'est la fulgurance de la Reliance qui
éclate soudain.
- La Reliance
Être relié c'est être unifié à soi-même, aux autres, au
monde. Le concept fait l'objet aujourd'hui de commentaire
fructueux en sciences humaines, sous l'égide du
sociologue belge Marcel Bolle de Bal [4].
321
C'est par ma Gravité même que j'entre en reliance ? Je n'ai
aucun effort à faire mais plutôt j'ai à "laisser-faire", "un
non(ré)agir". Le sens vécu de la Profondeur suscite la
Gravité singulière qui provoque inéluctablement le
sentiment de reliance. Avec la reliance c'est tout l'acte de
vivre qui devient solidaire. Pas seulement de mon petit
monde, autour de moi, narcissiquement lové. Mais un
monde qui s'élargit toujours plus pour atteindre les confins,
là où la vérité prend forme et lieu. Je suis Nous. Le Monde
est moi et je suis le Monde.
Ce que je fais, ce que je dis, ce que je ne fais pas, ce que je
ne dis pas, agit sur le monde et rétroagit sur moi. Bien que
"je" soit différent du "non-je", "je" est pourtant sans
frontière. Bienheureuse épreuve de vérité que le vécu de
cette sensibilité paradoxale. Émergence du sens de
l'Ouvert dont parlait Rainer-Maria Rilke. "Je" devient
Relation, enfin reconnue, que la vie prend en charge,
développe et approfondit de jour en jour.
« J'ai été fait simple" » dit Krishnamurti après sa
compréhension essentielle de ce qui est. C'est dans cette
simplicité que fleurit la reliance authentique.
Elle est sans projet, sans intention.
Elle ne veut pas faire le bonheur coûte que coûte.
Elle accepte de ne pas retirer la cagoule de celui qui a
encore besoin de la nuit sur son visage.
Elle est de l'ordre du don sans refuser le contre-don, mais
sans l'attendre non plus.
Elle est un permanent "tremblement de l'être" engendré
par le tremblement d'un autre être.
322
Elle est l'émotion par excellence : celle qui est l'élan de la
tige dont parle le poète Iossip Brodski. Une émotion à
l'origine, c'est-à-dire la fine fleur de la sensibilité.
Elle invente des stratégies d'action juste, des tactiques
d'instants propices. C'est avec l'accomplissement de la
reliance que l'éducation commence à voir le jour. La
philosophie devient éducation.
Qui parle ainsi d'éducation aujourd'hui dans nos colloques,
chez nos politiques, chez nos philosophes, chez nos
sociologues ?
Sans ce triptyque ontologique Profondeur, Gravité,
Reliance, l'éducation reste minuscule et se cantonne dans
l'instruction, la formation, l'enseignement. C'est une
conception de l'éducation vue alors par le petit bout de la
lorgnette.Opposons à cette éducation minuscule, la
"Grande Éducation" de Constantin Fotinas [5].
Éduquer ne se réduit ni à enseigner, ni à instruire, ni à
former. Et pourtant éduquer informe ces trois aspects de ce
qu'on nomme habituellement l'éducation dans les
institutions.
En vérité l'éducation se confond avec le sens : c'est
pourquoi elle est profondément humaine. Un animal
n'éduque pas son petit, même s'il le nourrit.
On sait qu'il existe deux acceptions étymologiques du mot
éduquer :
l'une plus probable et plus ancienne : nourrir, prendre soin
de...
l'autre plus récente : conduire hors de...
323
Mais l'être humain ne se cantonne jamais seulement à
nourrir : il fournit en plus, de l'imaginaire, des affects, et
des significations qui collent plus ou moins au réel.
6. La philosophie : Une dynamique de la conscience
La philosophie, en tant que pratique quotidienne, constitue
une dynamique de la conscience en liaison avec l'épreuve
de la réalité.
Trois états de conscience s'élaborent, au fur et à mesure de
son évolution.
Une conscience aveugle
Une conscience tragique
Une conscience noétique
324
La conscience aveugle
325
C'est l'état d'esprit de l'individu qui reste, inconsciemment
et consciemment, inscrit dans ses habitudes de pensées
héritées de son milieu, familial, social, culturel, de son
territoire, de sa nation.
Il représente l' « homme fermé », masculin ou féminin, qui
ne veut pas voir plus loin que la frontière de ses préjugés.
Tout, dans sa vie, se cristallise autour de l'idée de sécurité.
Sécurités psychologique, matérielle et économique,
idéologique, sociale et politique. Le risque est sa bête
noire. Le conflit et le dérangement, ce qu'il évite
soigneusement. Il suit les règles, les procédures, les rituels,
sans broncher. Il est, par excellence, l'homme de la
tradition. Il répète, à qui veut l'entendre, les mêmes
arguments garantissant le fondement de sa pensée. Il ne
sait pas écouter l'autre.
L'altérité se présente toujours pour lui sous une forme
effrayante. Il ne craint pas de donner sa voix électorale ou
sa caution morale à toute figure d'autorité, voire de
dictature, en cas de bouleversement de son ordre. La vie
lui fait peur, dans son processus d'impermanence et de
création/destruction incessantes. Il aime le stable, l'établi,
l'institué. Il prétend aimer mais ne sait reconnaître que ce
qui le conforte. Dans le cas contraire, il préférera
l'exclusion, la stigmatisation sociale, la victime émissaire.
Il est probable qui se mariera avec un conjoint ou une
conjointe acquis à ses idées, si possible de sa région, de
son milieu social, de sa religion. Ses enfants devront
suivre le même chemin, sans discussion. Ses amis sont des
copies de lui-même. Ses idéaux explicites, toujours très
"purs", cachent des désirs et des intérêts inavoués ou
inconscients. Il est souvent à la droite de l'échiquier
politique, mais on peut également le trouver à l'extrême
gauche. Suivant les conjonctures économiques et sociales,
il peut ainsi passer du communisme stalinien au Le
Penisme. Il se moule dans tous les systèmes autoritaires.
Le portrait dessiné dans le film de Woody Allen (Zelig) lui
convient parfaitement. Il est un caméléon politique et
326
culturel, à condition que sa sécurité soit garantie.
La conscience tragique
L'être de la conscience tragique entre, de plain pied, dans
l'existence. Plus que tout autre il éprouve une conscience
aiguë de la finitude, de la mort, de l'instant qui passe. Il
sent à quel point chaque choix est irréversible, chaque
décision, définitive. Il n'hésite pas à s'engager pour ce qu'il
croit et à prendre des risques sur ses biens, sur sa vie
même. Il est le formateur, l'animateur, le militant, tant qu'il
croit encore en un avenir meilleur.
Ouvert aux autres, à la découverte des cultures multiples,
il se rend compte de la relativité des idéaux de vie, des
systèmes collectifs d'existence. Il vit pleinement le
sentiment de liberté, en même temps que celui d'angoisse.
Il sait entrer dans le conflit quand il le faut. Il n'abandonne
pas tout à fait le sentiment de la durée qui lui permet de
croire en la progression, au devenir meilleur.
Dans sa version pessimiste, l'être de la conscience tragique
devient vite hautain, méprisant, sombre. Son narcissisme
le conduit alors à traiter les autres comme des instruments
pour satisfaire ses plaisirs. Il devient machiavélique et rusé.
Il n'hésite pas à tromper autrui, à le manipuler. Il se prend
pour un "surhomme" et parle volontiers et
superficiellement, de Nietzsche et de Schopenhauer, sans
vraiment les connaître. Il peut faire un remarquable
homme politique dans une époque au conformisme
acritique.
327
- La conscience noétique
La personne de la conscience noétique se vit comme reliée
à tout ce qui vit et, plus largement, à tout ce qui est. Elle
est une "personne", c'est-à-dire une conscience d'être
portée dans un flux de relations, d'interactions, qui la
traverse à chaque instant, la structure mais qu'elle
contribue également à engendrer. Elle n'est pas "mystique",
au sens d'une conscience qui aurait fusionné avec un Grant
Tout. Elle est encore moins "religieuse", c'est-à-dire un
croyant qui suit des codes, des rituels, des maîtres
(gourous, politiques, scientifiques).
Elle a fait l'épreuve de la réalité ultime et cela l'a
transformé de fond en comble. Sa vision du monde n'est
plus la même. Partout, elle se sent en accord avec les
choses, les êtres, les situations, sans pour autant les
conforter, dans le cas ou ils ne correspondent pas au sens
des valeurs humaines qui résultent de son expérience de
l'unité du réel dans la diversité des formes. C'est la raison
pour laquelle la personne noétique se solidarise avec l'être
de la conscience tragique qui lutte contre l'adversité. Une
onde de compassion la relie à tous ceux qui n'acceptent
pas ce qui est inacceptable, dans une axiologie proprement
humaine. Elle se sent en reliance.
Mais jamais elle n'entrera dans un processus d'exclusion,
de désignation d'une victime émissaire, contrairement à la
conscience tragique qui a, souvent, besoin d'effectuer ce
passage pour animer sa lutte. La personne noétique est
tolérante. Non par décision morale mais par nécessité
vitale. Pour elle, toute forme est vide est le vide est forme.
Chaque individu constitue une forme du monde, souvent
aveugle de son être-au-monde. Cette ignorance le conduit
à détruire la vie et à se détruire, en croyant garantir sa
sécurité. La personne noétique ressent pour le monde de
l'ignorance une infinie tristesse qui va de pair avec un
328
immense amour.
Sa lucidité toujours en éveil lui fait comprendre que le
changement intérieur est un mystère de l'existence en acte.
Une transformation qui est souvent abrupte, immédiate,
non recherchée, sans raison. Un véritable événement
personnel, non transmissible, bousculant l'être jusqu'à ses
cellules mêmes. Un regard "neuf" en surgit. Le monde est
vu "autrement". Non pas l'envers d'un décor, ou le négatif
d'un film, mais une « autreté », comme dit Krishnamurti,
un monde banal et quotidien qui apparaît, enfin, en clair,
dans sa vie turbulente et lumineuse. Le sentiment de
reliaison avec le monde est tel qu'il procure une joie
tranquille et profonde. Il ne s'agit pas d'une extase
exubérante, d'une frénésie gestuelle.
La personne noétique n'est aucunement « habitée » par une
entité quelconque. Elle ne se dédouble pas. Elle n'est pas
soumise aux visions magico-religieuses. Avant, le monde
était perçu d'une certaine couleur et, souvent, après un
effort de concentration. Maintenant il est le même, mais
les couleurs et les formes semblent vraiment plus réelles,
plus intenses, beaucoup plus présentes, et surtout sans
effort. Elle vit ainsi une sorte de sérénité ancrée au plus
juste d'elle-même. Un état d'être qui perdure, bien au delà
du moment où il est apparu pour la première fois. Tout se
passe comme si cet état d'être résidait, désormais, au coeur
de la personne, dans un silence intime.
En cas de trouble, de bouleversement, toujours possible
pour la personne aux prises avec les événements du monde,
il suffit de se recueillir, de faire silence, et de "revenir chez
soi", comme disent les anciens Chinois, pour redécouvrir
cette zone de paix imperturbable. Ce bain de jouvence est
particulièrement énergétique. L'énergie reconquise
s'accompagne d'une onde de compassion pour tout ce qui
vit. Cette source primordiale demeure en chaque être.
C'est une certitude inébranlable pour la personne noétique.
329
La personne noétique se vit toujours comme une présence
singulière mais au sein même d'une fluidité relationnelle,
d'interactions multiformes, qui la dissout, en quelque sorte.
En aucun cas, elle ne fusionne avec le Tout, critique
habituelle des intellectuels qui ne connaissent pas cet état.
Cependant, elle perd son identité, son ego. Seule demeure
la présence : sa présence au coeur de la Présence. Une
certitude d'exister totalement dans ce qui ne peut plus être
nommé. Dans cet état où rien ne transparaît
d'extraordinaire, la personne noétique ne se remarque pas.
Elle peut vivre comme monsieur tout le monde. Elle n'a
guère besoin de proclamer son expérience. Elle sait qu'elle
ne peut rien en dire de pertinent. Seule la poésie lui vient
parfois, au bord des lèvres. La poésie est l'expression
symbolique tangentielle du vide plein de vies, au centre du
réel. Mais, dès que la poésie devient mondaine, par la
force de la société spectaculaire, la personne noétique la
laisse à d'autres. Car le symbole, malgré son parfum issu
du réel, n'est jamais qu'une activité de l'imaginaire. Or
l'imaginaire, trop souvent, se sépare du réel, pour feindre
de le donner à voir. Dans le moment crucial de
l'expérience noétique, imaginaire créateur et réel sont
conjoints, inséparables, à même l'instant.
Ensuite, l'imaginaire reprend ses droits à l'illusion. Il
sépare ce qu'il propose de réunir. Sous la personne
noétique, le sujet individué, qui dichotomise le monde,
reprend sa place, avec son cortège de souffrance, de plaisir,
de passé et d'avenir tissant la trame de la durée.
7. Comment passer d'un état de conscience à un autre ?
On nous dira évidemment : comment passer de la
conscience aveugle et de la conscience tragique à la
330
conscience noétique ?
Le cheminement n'est pas un chemin. « La vérité est un
pays sans chemin », comme l'écrit Krishnamurti. Il
n'existe aucune méthode, aucun gadget électronique ou
chimique, pour passer d'un état à un autre, et encore moins
pour accéder à la conscience noétique. Aucun rituel, aucun
gourou, aucune secte ne le permet. C'est une aventure
personnelle. Un cheminement... c'est-à-dire une avancée
incessante sur une route qui s'ouvre à chaque instant et en
chaque lieu.
Un chemin qui n'est pas tracé d'avance, ni même indiqué
par une gourou ou un maître intellectuel. Seulement une
lucidité absolue à chaque épreuve de réalité, lorsque le réel
nous confronte à nos faiblesses les plus subtiles. "Le réel
sur lequel on bute" comme l'écrit Jacques Lacan, est
l'unique ressort de notre évolution spirituelle. Un réel tout
près de chez nous ou lointain, peu importe. Partout où
nous existons, le réel se présente dans toute son intensité
questionnante.
Etre attentif et non concentré. Telle est la règle d'existence.
Attentif, nous vivons et ressentons le monde et nousmême, comme une totalité mouvante et instantanée. Le
faisceau de perceptions s'élargit en des dimensions
inconnues. Aucun arrêt sur un seul point comme dans la
concentration. Une méditation sur la trame qui ne se voit
pas mais qui se ressent. Une trame qui relie tout ce qui est.
Une trame qui est énergie même et par laquelle nous
devenons nous-mêmes, énergie et vie, participation et
totalité en cours.
Laisser passer les soucis, les tracas, les émotions, les
situations, les paysages. Les vivre comme des nuages en
mouvement vers un lointain, sans les refouler, sans les
réfuter, sans les suivre. Rester chez soi. Prendre le large à
l'intérieur, sans rien chercher, sans rien vouloir. Accéder
331
au « je ne sais quoi » et « au presque rien » (Jankélévitch).
Attendre sans attendre. Voir sans regarder. Ecouter sans
entendre. Laisser le cheminement s'élargir en soi-même.
Constater le chemin qui n'existe pas. Vivre l'aventure
d'une goutte de pluie. Brûler totalement dans l'incendie
d'une seconde. Se réjouir du moindre brin d'herbe, du
premier comme du dernier sourire d'un enfant. Laisser
monter en soi le don de soi. Ne rien forcer. Ne rien
invoquer. S'ouvrir. Changer de cap. Fleurir et parfumer.
Ainsi, ce n'est pas une technique, requise ici, mais un état
d'être qui advient dans l'ouverture, la réceptivité la plus
vive.
Recevoir ce qui advient sans l'avoir recherché est un
mystère. Les partisans de la voie « subitiste » pensent qu'il
n'existe aucune évolution, simplement une mutation
soudaine. Les « gradualistes » invoquent, au contraire, le
travail intérieur, au sein de rituels qui ont fait leur preuve.
Chacun nommera ensuite ce qui advient (samadhi, satori,
illumination, éveil ...). Mais le mot n'est pas la chose et la
chose en question n'est pas une chose.
Restons « subitiste », en dernière instance. Recevoir
suppose un vide en soi qui n'a rien d'un néant. Se vider
pour recueillir, sans apprentissage. Reconnaître un lieu
d'être où cela se fait tout seul. Se vivre comme une fleur
qui n'a rien demandé mais dont l'être même est de fleurir
et de donner son parfum au monde. Oui, la fleur est sans
pourquoi...(J. Sibelius)
Ne refusons pas totalement le « gradualisme ». Il existe
bien un « travail intérieur ». Un processus est en route, à
partir d'un flash existentiel (rupture, séparation, mort,
chômage, maladie, etc.,). Chez certains le "travail" advient
lui aussi assez spontanément. Est-ce l'expression de cet
état d'esprit monacal dont nous parle Raimon Panikkar ?
332
Pourquoi cet « éveil » soudain au travail intérieur, à la
suite d'une simple lecture d'un poème ou d'un texte
spirituel ?
Le travail intérieur nous achemine sur un chemin qu'il
contribue à construire, au jour le jour. Au bout de la route,
nous nous retournons et nous constatons : il n'y a pas de
chemin, seulement un processus toujours présent. Tant de
livres lus, de rencontres, de paysages découverts, et
pourtant, rien a découvrir. Début d'un déplacement de
l'être vers l'autreté. La mutation est engagée, comme une
coulée de neige fraîche sur le flanc de la montagne.
L'avalanche, peut-être, un peu plus tard. Mais l'avalanche
est déjà dans le déplacement. La durée n'est qu'illusoire.
Le temps, un devenir de la pensée.
Le déplacement : une pincée de sel dans l'océan.
Etre attentif à ce moment où tout se dissout. Nous sommes
là et personne n'existe, comme auparavant. Ainsi la
montagne n'était pas une montagne et pourtant elle est
bien une montagne. Le réel est miroitant. Unidiversité,
unidualité. Il y a travail et non-travail. Il y a un moment
subististe et une durée gradualiste. Mais, au cœur de ces
deux, et dans l'entre- deux, Cela, la Trame, le Procès du
monde, qui se joue des distinctions et les absorbe, comme
Saturne dévorant ses enfants. Un Grand Jeu cosmique,
ontologique et poétique à reconnaître pour devenir soimême un joueur du monde dans le pouvoir rire aux éclats.
8. Pédagogie des trois consciences
Trois types de pédagogies sont en rapport avec la
dynamique des trois états de conscience
333
Une pédagogie d’enracinement centrée sur la tradition
pour la conscience aveugle
Une pédagogie de surgissement centrée sur l'autonomie
pour la conscience tragique
Une pédagogie de réconciliation centrée sur l'autorisation
noétique pour la conscience noétique
La pédagogie traditionnelle
La conscience aveugle n'aime pas l'incertitude, le mouvant,
le contradictoire. Elle préfère suivre des voies tracées
depuis des générations et se référer à des figures d'autorité.
Elle s'inscrit donc dans une pédagogie de la tradition. Mais
qu'est-ce que la tradition ?
L'article « tradition » de l'Encyclopédie Universalis, nous
en propose une approche intéressante.
Le mot « tradition » (en latin traditio , « acte de
transmettre ») vient du verbe tradere , « faire passer à un
autre, livrer, remettre ». Littré en a distingué quatre sens
principaux : « Action par laquelle on livre quelque chose à
quelqu'un » ; « transmission de faits historiques, de
doctrines religieuses, de légendes, d'âge en âge par voie
orale et sans preuve authentique et écrite » ;
« particulièrement, dans l'Église catholique, transmission
de siècle en siècle de la connaissance des choses qui
concernent la religion et qui ne sont point dans l'Écriture
sainte » ; « tout ce que l'on sait ou pratique par tradition,
c'est-à-dire par une transmission de génération en
génération à l'aide de la parole ou de l'exemple »
(Dictionnaire de la langue française ).
334
Les définitions proposées par Littré se rapportent soit au
sens particulier, juridique et liturgique, de traditio dans le
droit romain et dans certains usages de l'ancien droit
français ou lors de la remise de dignités ecclésiastiques,
soit au sens général de « transmission ». Le rhéteur
Quintilien, dans le De institutione oratoria , donne à
traditio le sens d'« enseignement ».
Il faut éviter de confondre entre eux deux verbes que sousentend la notion de « tradition » : « remettre » et
« transmettre », tradere et transmittere . Le premier se
rapporte à une « chose remise » ou à un « objet livré »
selon une convention ou un contrat entre des parties. Le
second répond à l'acte même de la transmission entre des
sujets, et désigne non seulement des contenus mais aussi
des opérations et une fonction, de portée universelle, car,
de même que l'invention ne peut être réduite à la
description, à l'histoire ou à l'analyse des objets inventés,
la tradition ne saurait l'être à celles des « contenus »
transmis, qu'il s'agisse de faits, de coutumes, de doctrines,
d'idéologies ou d'institutions particulières.
La tradition ne se borne pas, en effet, à la conservation ni à
la transmission des acquis antérieurs : elle intègre, au
cours de l'histoire, des existants nouveaux en les adaptant
à des existants anciens. Sa nature n'est pas seulement
pédagogique ni purement idéologique : elle apparaît aussi
comme dialectique et ontologique. La tradition fait être de
nouveau ce qui a été ; elle n'est pas limitée au faire savoir
d'une culture, car elle s'identifie à la vie même d'une
communauté.
Il importe donc de ressaisir activement l'expérience
traditionnelle à travers trois relations fondamentales : en
tant que médiation et intégration des cultures dans les
conditions variables de la nature, en tant qu'apparition
d'une communauté à elle-même à travers la perpétuelle
« re-création » de ses valeurs, en tant que visée de l'absolu
335
dans ses rapports avec l'expérience du sacré (...)
Ainsi l'être de la conscience aveugle évolue, malgré tout,
avec sa propre tradition. Le pédagogue le plus
traditionnaliste d'aujourd'hui doit, quand même, tenir
compte de l'attitude des jeunes gens en prise directe avec
leur siècle. Il ne peut complètement ignorer les
innovations pédagogiques qui le heurtent, certes, mais qui
existent, souvent, à deux pas de sa classe.
Nous appellerons « pédagogie traditionnelle », celle qui
proclame :
- L’'autorité savante et morale incontestable du "maître" à
l'égard de l'élève qui lui doit obéissance.
- La référence absolue à un savoir légitime à transmettre
coûte que coûte
- L'imposition de méthodes pédagogiques essentiellement
fondées sur le rapport direct du maître à l'élève
- Une organisation pédagogique centrée sur l'individu
abstrait (l'élève) dans un collectif relativement anonyme
(la classe), plus que sur une personne dans une équipe de
travail.
- Une mémorisation systématique d'un contenu des
connaissances hiérarchisées (programme).
- Un système très contrôlé et quantitatif (notation)
d'acquisition des connaissances.
- Un parti pris de méfiance à l'égard de l'élève considéré
comme un "pervers polymorphe" (Freud), ou un petit
animal sauvage, dont il s'agit de freiner les pulsions, pour
336
le bien de la société.
- Un imaginaire de la pâte à modeler (l'enfant est une
masse d'argile que l'enseignant sculpteur va "former" :
Pygmalion).
La pédagogie de l'autonomie
C'est celle en relation avec la conscience tragique.
Réfléchir et se démarquer de ses conditionnements
familiaux, sociaux, culturels, imposent une certaine
souffrance et une lucidité sur les limites d'une telle
entreprise. L'être de la conscience tragique en connaît le
prix et la pédagogie qui le mène, s'en ressent. Porté par la
dynamique de l'existence, il en connaît toutes les
ambivalences, les équivocités, la complexité. Mais il
soutient également la nécessité de choisir et de décider,
dans une discussion permanente avec autrui. L'autonomie
- la création de ses propres normes - ne va pas sans la
confrontation avec le monde et sans une conscience
supérieure qui régularise les instincts trop personnels. Le
tragique survient lorsque nous pressentons que nous ne
pouvons faire autrement que de suivre une certaine
conduite.
La pédagogie de l'autonomie s'appuie sur quelques
principes simples :
- Le respect et la confiance a priori de l'élève dans sa
singularité.
- La possibilité de croissance intellectuelle et morale de
l'élève (Rogers)
337
- Une organisation souple des études. Les programmes
doivent tenir compte de la personnalité et du rythme de
chaque élève et de chaque équipe de travail.
- L'enseignant est, avant tout, un facilitateur
d'apprentissage. Ses qualités d'animateur de groupe
n'excluent pas pour autant ses capacités à donner de
l'information, des éclairages, des conseils, des expertises.
- Le travail des élèves privilégie l'équipe, la coopération,
l'entraide.
- L'évaluation (sur le sens et le processus de
l'apprentissage) est préférée au contrôle (sur ce qui est
retenu en fonction d'une référence immuable).
- L'intérêt du savoir se déplace de la classe, au monde
social (par des échanges scolaires dans la pédagogie
Freinet, des visites sur le terrain, des intervenants issus du
milieu économique, intellectuel, culturel).
La pédagogie noétique
« La fleur est sans pourquoi" » comme dit Angelius
Silesius. L'homme-fleur est une présence et un « parlêtre »
(Lacan). Présent, il est sans parole. Parlêtre, il parle sans
sujet, dans son être-là. Lacan, par son intérêt pour la
pensée chinoise et asiatique, peut-il être pour autant
nommé comme « maître zen », comme certains le
prétendaient ? (Maurice Schneidermann)
Cependant, inutile de se cacher qu'il n'existe aucune
« pédagogie noétique » proprement dite. Simplement
parce qu'il n'existe aucun maître extérieur à soi-même
338
pour nous indiquer les moyens d'y parvenir. C’est la voie
de l’ »autorisation » spirituelle que nous indique
Krishnamurti.
Certes, en Orient, des êtres ayant atteint un haut degré de
conscience noétique sont appelés « maîtres spirituels ». Ils
n'enseignent pas, ils se contentent de vivre, d'être présents
au monde et aux autres. C'est souvent le silence qui est
leur moyen d'action, sans aucune intentionnallité. Ces
« maîtres » nous proposent une voie dite apophatique
comme, en Occident, Maître Eckhart, c'est-à-dire la voie
du négatif et de la négation de la négation. Les sages du
bouddhisme zen, de la philosophie non dualiste en inde,
ou Krishnamurti sont des figures hauturières de cette
présence.
Mais, ils ne proposent aucun truc, aucune technique,
aucune drogue, aucun rituel a priori, aucune prière ou
mantra (pour les plus rigoureux). Ils nous renvoient
toujours à nous-mêmes, à notre propre « moi » dont
chacun doit découvrir la non-substantialité.
Le « moi » n'arrête pas de produire et reproduire des
images, des pensées raisonnantes, des expériences, de
formuler des désirs de pouvoir, d'action, de maîtrise sur les
choses et les êtres. Cet ensemble constitue un nuage qui
s'amoncelle et paralyse notre vie intérieure. Un jour,
subitement, nous nous apercevons que notre moi est
également un nuage sans aucune réalité. Le ciel d'orage
qui nous constituait devient soudain un ciel d'un bleu
profond. Nous prenons conscience de la dimension
noétique de notre être. Chez beaucoup de penseurs
occidentaux, lorsqu'ils s'approchent de cet état, leur
conscience demeure malgré tout, tragique, dans la foulée à
la fois stoïque et nietzschéenne. Un exemple nous est
fourni par l'écrivain Patick Declerck à la suite de la
découverte d'une épée de Damoclès constituée par une
tumeur au cerveau inguérissable (P.Declerck) [6] Mais
339
d'autres personnes, plus ouvertes sans doute à l'inattendu,
découvrent dans la plus déchirante tragédie de la
souffrance intime, une autre perspective (cf Chritiane
Singer) [7]. Paul Roceur, quant à lui, à la fin de sa vie,
distinguant le moribond stigmatisé par le corps médical et
le « vivant jusqu'à la mort », parle alors de l'avénement de
l'Essentiel. [8]
[5] C.Fotinas, Le Tao de l'Education, Libre Expression
Québec, 1990
[6] P.Declerck, Tenir tête à la mort, Philosophie magazine,
Dec 2007-Janv 2008, n°15, pp 26-31
[7] C.Singer, Derniers fragments d'un long voyage, Albin
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[8] Paul Ricoeur, Vivant jusqu'à la mort, suivi de
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