Crises des années quatre-vingt-dix,
ajustements budgétaires et dépenses
sociales dans les pays nordiques
de l’Union européenne
Christel Gilles et Michèle Lelièvre*
nProblématique
L’avenir de l’État providence dans un environnement économique en
pleine transformation et encore marqué par la crise économique de la der-
nière décennie a été une préoccupation et un des champs d’analyse particu-
lièrement investi par les chercheurs scandinaves au cours des quinze
dernières années. Des auteurs comme Kautto et al. (1999), Palme et Wen-
nemo (1998) ainsi que Pierson (2002) se sont interrogés, en particulier, sur
la résistance du modèle nordique de protection sociale à la crise écono-
mique des années quatre-vingt-dix : la Finlande, la Suède, et le Danemark,
qui ont entre autres pour caractéristique un niveau élevé de dépenses de
protection sociale en pourcentage du PIB, ont fait face au début des années
quatre-vingt-dix à une crise économique de grande ampleur qui a contribué
à dégrader les comptes de leurs administrations publiques. Or, ces pays ont
renoué avec une croissance économique forte et retrouvé, à partir de 1997,
des soldes budgétaires équilibrés au prix de politiques budgétaires restricti-
ves. Ces auteurs ont tenté ainsi de répondre à deux questions : la crise a-t-
elle modifié les systèmes nordiques de protection sociale ? Les change-
ments, qu’ont connus ces systèmes, seraient-ils – le cas échéant – d’ordre
structurel ou refléteraient-ils une capacité d’adaptation du modèle nordique
à des chocs conjoncturels ?
S’inscrivant dans ces problématiques, cette étude se propose d’apporter une
lecture empirique des ajustements budgétaires qui ont porté sur les dépenses
sociales publiques dans une approche comparative, et restreinte aux trois
pays nordiques de l’Union européenne. Nous inscrirons cette question du lien
entre crise économique et transformations du modèle de protection sociale
nordique dans une problématique économique formalisée par la contribution
des dépenses sociales publiques aux ajustements budgétaires. Dans ce cadre
d’analyse, on caractérisera le modèle nordique de protection sociale à la fois
par le niveau et la structure des dépenses sociales publiques. Les transforma-
tions structurelles de celui-ci seront appréhendées par l’évolution des dépen-
ses sociales et de leur structure corrigées des effets du cycle économique
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*Sous-direction « Synthèses, études économiques et évaluation » de la DREES.
(cf. annexe). Notre démarche vise à analyser les évolutions budgétaires dis-
crétionnaires afin d’éliminer l’incidence du jeu des stabilisateurs automati-
ques sur ces grandeurs, particulièrement important dans ces pays.
Encadré : Définitions des concepts utilisés
Les politiques budgétaires discrétionnaires traduisent les orientations
budgétaires exogènes à la situation conjoncturelle par opposition aux politi-
ques budgétaires conjoncturelles, endogènes au cycle économique (Bruno,
1999). Leur degré de restriction ou d’expansion, synonyme de
l’ampleur de
l’ajustement budgétaire
, se mesure par un
indicateur d’impulsion budgétaire
.
Ce dernier peut prendre plusieurs formes (Creel, Sterdyniak, 1995) et corres-
pond selon l’OCDE à
la variation du solde structurel primaire exprimé en
pourcentage du PIB potentiel (SSP)
. Le solde budgétaire primaire est égal au
solde budgétaire moins les charges d’intérêt sur la dette publique. Le solde
structurel correspond au solde budgétaire obtenu lorsque le PIB est à son
potentiel (cf. annexe). Il est égal à la différence entre les recettes et les
dépenses publiques structurelles.
Les dépenses et recettes structurelles correspondent aux dépenses et
recettes « corrigées des effets du cycle économique ». En effet, certaines
composantes des recettes et des dépenses publiques fluctuent au gré du
cycle économique et exercent, en l’absence de réactions des autorités, un
effet de « lissage » sur l’activité appelé « stabilisateur automatique ». En
phase de ralentissement économique, les impôts (sur les ménages et les
sociétés, les impôts indirects et les cotisations sociales) diminuent et contri-
buent ainsi à soutenir un niveau de revenu et donc de consommation et de
demande globale. Du côté des dépenses publiques, le ralentissement de
l’activité se traduit par une hausse des prestations chômage, et contribue
ainsi à soutenir la demande globale. En période de croissance économique,
ces effets s’inversent et limitent le niveau de demande globale. Toutefois,
l’incidence des stabilisateurs automatiques peut être accentuée ou
amoindrie par l’évolution des échanges extérieurs, des comportements de
consommation et d’épargne et de la productivité du travail ou encore par la
réaction des marchés financiers.
Le principe économique de
correction des effets du cycle économique sur les
dépenses sociales
consiste selon Blanchard (1990) et l’OCDE (cf. annexe) à
corriger de ces effets les dépenses sociales liées au chômage exclusive-
ment. En vertu de ce principe, les effets associés aux évolutions démogra-
phiques sur, par exemple, les dépenses sociales relatives à la famille et/ou
aux personnes âgées ne sont pas distingués.
Le PIB potentiel (calculé par l’OCDE), est le niveau au-delà duquel, à fac-
teurs de production donnés, des tensions inflationnistes peuvent apparaître.
L’écart entre le PIB effectif et le PIB potentiel correspond à ce qu’on appelle
« l’écart de production ».
Dans cette étude, la part des dépenses sociales
publiques structurelles sera exprimée en proportion du PIB potentiel
(on rai-
sonne donc ici toutes choses égales par ailleurs, le numérateur et le dénomi-
nateur étant corrigés des effets du cycle).
Les épisodes d’ajustement budgétaires sont détectés à partir de la valeur
de l’indicateur d’impulsion budgétaire au cours d’une période donnée. Selon
cette valeur, les épisodes budgétaires sont considérés « de grande
ampleur » ou standard. Toutefois, il n’existe pas de référence de l’indicateur
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d’impulsion budgétaire, les définitions des épisodes variant donc selon les
études. Ainsi selon Alesina et Perotti (1995), une période d’ajustement bud-
gétaire « de grande ampleur » se caractérise par une année durant laquelle
le
SSP
varie de plus de 1,5 point ou bien, par deux années consécutives
durant lesquelles le SSP varie de 1,25 point chaque année. Une seconde
définition repose sur le choix d’une constante que multiplie l’écart type de
l’indicateur d’impulsion budgétaire. Enfin, selon Cour
et alii
(1996), un épi-
sode d’ajustement budgétaire de grande ampleur se caractérise par une
variation du solde structurel primaire en pourcentage du PIB potentiel d’au
moins 3 points au cours d’une période de trois ans au plus. Nous retenons
cette dernière définition dans cette étude. En outre, une hausse du solde
structurel primaire (en pourcentage du PIB potentiel) sur une période donnée
correspond à une période d’ajustement budgétaire discrétionnaire restrictif et
une stabilité de cet indicateur traduit une période de neutralité budgétaire
(comme c’est le cas pour la Finlande et le Danemark entre 1994 et 1998).
La contribution, traduit la part « expliquée » par une variableXàlavariation
d’une variable Y, ces deux variables étant liées par une relation économique
ou comptable. Par exemple, la contribution des dépenses sociales à un ajus-
tement budgétaire se calcule comme le rapport de la variation des premières
à la variation du
SSP
, pour une période donnée.
L’élasticité d’une variable X à une variable Y traduit la sensibilité relative de la
première (X/X) à celle de la seconde (Y/Y). Ainsi, si l’élasticité du nombre
de chômeurs à la croissance du PIB était égale à -1, cela traduirait qu’une
hausse de 1 % de la croissance conduirait à une diminution de 1 % du
nombre de chômeurs.
Plus précisément, nous essaierons d’apporter des éléments de réponse à
trois questions : dans quelle mesure les ajustements budgétaires discrétion-
naires ont-ils porté sur une réduction des dépenses sociales structurelles ?
Ces ajustements ont-ils conduit à des arbitrages au sein même des dépenses
sociales ? Enfin, en quoi ces ajustements budgétaires relevant de politiques
discrétionnaires ont-ils modifié les principales caractéristiques du modèle
nordique de protection sociale ?
Ainsi, dans un premier temps, le calcul des contributions des dépenses
publiques sociales aux ajustements budgétaires, effectué à partir des comp-
tes des administrations publiques de la base OCDE « Perspectives écono-
miques », permettra de relativiser l’ampleur de l’effort budgétaire réalisé
dans le « champ social », qui couvre ici uniquement les prestations en espè-
ces (hors transferts sociaux en nature 1). La base SOCX de l’OCDE, dont le
champ est plus détaillé et recouvre dans l’ensemble celui des comptes de la
protection sociale SESPROS d’Eurostat (prestations monétaires et services
Crises des années quatre-vingt-dix, ajustements budgétaires
et dépenses sociales dans les pays nordiques de l’Union européenne
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1Les données de la base OCDE « Perspectives économiques » des comptes nationaux des
administrations publiques distinguent explicitement, au sein des dépenses publiques, les
dépenses de prestations en espèces autres que transferts sociaux en nature (D62). En revanche,
les transferts sociaux en nature de biens et services marchands (partie du D63) ainsi que les
prestations de services sociaux qui correspondent en grande partie au budget global des hôpi-
taux (D732) sont comptabilisés sans distinction dans les dépenses de consommation des admi-
nistrations publiques. Le champ des dépenses sociales provenant des comptes nationaux a
donc été restreint aux seules prestations en espèces en dehors des autres transferts sociaux.
compris), permettra ensuite d’appréhender la contribution des dépenses
sociales ventilées selon leur nature (espèces ou services) et selon le risque
social à leur évolution globale, et d’analyser les caractéristiques des arbitra-
ges effectués au sein de ces dépenses.
L’analyse se limitera aux consolidations budgétaires restrictives consécuti-
ves à la crise. En raison de l’absence de données sociales désagrégées à par-
tir de 1999, cette étude portera principalement sur les épisodes budgétaires
qui lui sont antérieurs. Plus précisément, en retenant la méthodologie de
Cour et alii (1996), nous étudierons les épisodes budgétaires restrictifs qua-
lifiés de « grande ampleur » (cf. tableau 1). En Suède, ces épisodes com-
prennent les périodes 1994-1995 et 1996-1998 que nous étudierons, dans
un but d’exhaustivité, comme un seul « épisode » allant de 1994 à 1998 ; en
Finlande, ils concernent les années 1993 et 1994. Enfin, le Danemark aurait
mis en œuvre une politique budgétaire discrétionnaire de nature restrictive
entre 1997 et 1999. Toutefois, afin de mieux rendre compte des caractéristi-
ques des épisodes budgétaires de grande ampleur, il sera fait référence en
filigrane à la période 1994-1998, correspondant en Finlande à une période
de restriction budgétaire et au Danemark à une période de neutralité budgé-
taire (cf. annexe).
Tableau 1 : Épisodes d’ajustement budgétaire de grande ampleur
Restrictions budgétaires :
variation positive du solde
structurel primaire (SSP)
Expansions budgétaires :
variation négative du solde
structurel primaire (SSP)
Épisodes Variation
du SSP Episodes Variation
du SSP
Danemark 1997-1999 3,15 % Aucun -
Finlande 1993-1994 3,15 % 1990-1992 -3,50 %
1998-2000 4,40 %
Suède
1994-1995 3,30 % 1990-1991 -4,40 %
1996-1998 9,10 % 1992-1993 -4,40 %
2000-2001 3,20 % -
Union européenne Aucun -Aucun -
Source : OCDE, « Perspectives économiques » (2002), calculs auteurs.
nLe modèle nordique de protection sociale
et la crise des années quatre-vingt-dix
Les grandes caractéristiques du modèle nordique
Un courant important de recherche en sciences politiques au cours des vingt
dernières années s’est orienté vers la description des caractéristiques et des
modes de fonctionnement des États providence contemporains, puis à leur
classification dans une optique comparative (Merrien, 2002 et Palier, 2002).
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S’il n’y a pas, de façon générale, consensus sur la reconnaissance des modèles
et sur la sélection des critères visant à les identifier, l’existence d’un « modèle
nordique » est sans doute le regroupement de pays le moins contesté. Pour
Castles (1993), l’État providence nordique embrasse une « famille de nations »
composée de pays distincts qui ont une histoire en commun et des similitudes
économiques et sociales. Selon la typologie de Gosta Esping Andersen (1990),
les pays du nord de l’Europe, relèvent du « modèle social-démocrate universa-
liste », et ont des systèmes de protection sociale qui présentent plusieurs carac-
téristiques communes par la manière dont ils influencent l’emploi et la
structure sociale. La socialisation des risques et leur prise en charge sont trai-
tées, en effet, de manière assez semblable. Ils ont d’abord la particularité d’être
fondés sur un principe universaliste basé sur le critère de résidence en vertu
duquel tout citoyen peut bénéficier de prestations sociales, et quelle que soit sa
situation familiale ou sur le marché du travail. L’unité de base de ces aides est
l’individu plutôt que la famille.
Le modèle nordique se caractérise par une protection sociale particulière-
ment développée et qui octroie des revenus de remplacement plus élevés
pendant une durée plus longue que les autres systèmes de protection
sociale : la part des dépenses publiques sociales allouées aux prestations
dites de « garantie de ressources » au profit de la population en âge de tra-
vailler atteint environ 8 % du PIB en 1998 dans ces pays contre seulement
4 % en moyenne dans l’Union européenne (OCDE, 2001). En 2001, les
dépenses publiques de ces pays représentent respectivement 48,5 % du PIB
en Finlande, 52,6 % au Danemark et 57 % en Suède contre 46,9 % dans
l’Union européenne (Commission européenne, 2001). Leurs dépenses
publiques sociales comptent environ pour un tiers de ce total en 1998, soit
10 points de plus environ que la moyenne dans l’Union européenne.
C’est en Finlande qu’elles ont progressé le plus vite en vingt ans : elles ne
représentaient en effet guère que 18,5 % du PIB en 1980 alors que ces
dépenses avaient déjà atteint le tiers du PIB à cette même date dans les deux
autres pays scandinaves (cf. graphique 1). Ces évolutions différenciées tra-
duisent le degré de maturité de ces systèmes, qui se sont édifiés de longue
date en Suède et au Danemark, avec un développement particulièrement
rapide après la seconde guère mondiale, alors que l’histoire du « Welfare
finlandais » est bien plus récente (Christiansen et Petersen, 2001). La forte
progression des dépenses publiques sociales finlandaises au cours de la
décennie quatre-vingt peut, à cet égard, s’interpréter comme un « rattra-
page » tardif mais rapide du modèle nordique de protection sociale, la
Suède ayant constitué la principale source d’inspiration des réformes entre-
prises en Finlande durant ces vingt dernières années (cf. Kautto (2000) pour
une synthèse). Il est ainsi communément admis que ce pays s’est rapproché
des « standards nordiques » (en terme de couverture et de revenus de rem-
placement des diverses prestations sociales) seulement au cours des années
quatre-vingt, sans toutefois atteindre les niveaux de prestations en espèces
garantis en Suède.
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et dépenses sociales dans les pays nordiques de l’Union européenne
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