TRAVAUX ET DOCUMENTS
Responsable de la collection : Patrick Quantin
Y a-t-il une vie après le pouvoir ?
Le devenir des anciens chefs dÉtat africains
Sandrine Perrot
Doctorante, Centre détude dAfrique noire
N° 51-52 - 1996
CENTRE D'ÉTUDE D'AFRIQUE NOIRE
Institut d'Études politiques de Bordeaux
B.P. 101 - Domaine universitaire
F-33405 TALENCE CEDEX
Tél. (33) 05 56 84 42 82
Fax (33) 05 56 84 43 24
E-mail : [email protected]-bordeaux.fr
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l peut paraître bien anodin de traiter des présidents sortis du pouvoir *. Boudée par la science politique, qui
focalise légitimement son attention sur les hommes au pouvoir, cette partie de la carrière des entrepreneurs
politiques ne manque pourtant pas dintérêt. Les démêlés de Kenneth Kaunda avec le nouveau gouvernement
zambien, lexil doré du tchadien Hissein Habré perturbant le gouvernement sénégalais et surtout les récents retours
à la magistrature suprême de Pierre Buyoya au Burundi et de Mathieu Kérékou au Bénin ont démontré, si besoin
était, quune trajectoire politique ne sarrêtait pas toujours à la sortie du pouvoir. Les présidents sortants ne sont
pas tous (loin de là) de paisibles “retraitésdu pouvoir.
Nous nemployons pas ici les termes dentrepreneuret de carrière politiqueau hasard car nous partons de
lidée que dans le contexte très particulier dun État africain néo-patrimonial, un chef dÉtat accumule au cours de
sa présidence un stock de ressources (politiques, économiques ou sociales) considérable dont lÉtat, monopolisé par
une élite restreinte, est le plus grand fournisseur. Devant linégalité du contrôle et de la distribution des ressources,
cest principalement dans laccès aux dépouilles de lÉtat que réside lenjeu de la compétition politique (1).
R. Dahl définit simplement une ressource comme “un moyen par lequel une personne peut influencer le
comportement dautrui(2). Parmi les ressources politiques, ce même auteur cite “largent, linformation, la
nourriture, la menace de la force physique, les emplois, lamitié, le rang social, le droit de légiférer, les votes et
toute une variété dautres phénomènes(3). La liste est loin dêtre exhaustive. Une fois son “stockaccumulé,
lentrepreneur politique aura pour tâche, tout au long de sa carrière, de gérer ses ressources, de les mobiliser de
façon rationnelle pour parvenir à ses fins (4). Le politicien investisseurfait alors fructifier ses ressources, les
utilise, les néglige, les active et les désactive selon les stratégies quil élabore pour sa survie politique (5). Ilchman,
Uphoff, et bien dautres, donnent à la mobilisation des ressources limage dune évaluation de la “valeur
marchandedes stocks de ressources qui permettrait ensuite de répondre au jeu de loffre et de la demande sur un
marché politique (6). Pourtant, si la métaphore olsonienne des coûts et bénéfices semble en effet appropriée pour
évoquer ce processus, la vision économiciste qui en résulte est de toute évidence simpliste et illusoire.
En effet, contrairement à ce quaffirmait C. Tilly, les ressources mobilisables ne possèdent pas toutes et à tout
moment des caractères intrinsèques, une réalité “en soi, qui permettent une estimation quantitative précise (7).
Comment mesurer le charisme ou la légitimité dun acteur politique? Ces deux avantages ne prennent en effet leur
valeur que par rapport au contexte dans lequel ils sont utilisés :
_________________
(*) Je tiens à remercier J.-P. Daloz pour mavoir suggéré le thème de cette étude et avoir dirigé mon travail de DEA, P. Quantin, directeur de cette
publication, pour avoir porté son attention sur ce texte et mavoir apporté son aide au cours des corrections, J.-F. Médard, mon directeur de thèse, pour sa lecture
attentive et enfin les différents chercheurs ou doctorants qui ont bien voulu maccorder un peu de leur temps pour discuter du devenir des anciens présidents
africains (M. Cahen, R. Buijtenhuijs, C. Toulabor, M. Gazibo et E. Gauvrit). Bien sûr, toutes les erreurs, lacunes ou inexactitudes qui pourraient se trouver dans
ce texte mincombent personnellement et nengagent en rien la responsabilité des personnes précédemment citées.
Les données ne prennent pas en compte les événements postérieurs à septembre 1996, comme la mort de
Bokassa ou la réélection de D. Ratsiraka.
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“En résumé et plus abruptement, ni la valeurou lefficacité des ressources politiques, ni leurs propriétés- aussi
intrinsèquessoient-elles -, ni les calculs ou même les manipulations dont elles sont lobjet ne peuvent être
appréhendés indépendamment de leurs rapports aux contextes sociaux dans lesquels les mobilisations sinscrivent, et
surtout, pour ce qui est des crises politiques, des bouleversements que ces contextes peuvent connaître” (8).
Ainsi la valeurdes ressources varie de manière très sensible, notamment dans des conjonctures de fluidité
politique comme le sont les sorties de pouvoir (9).
La perte de pouvoir en effet rend complexe toute analyse de la situation, autant par le repositionnement
stratégique et multilatéral des acteurs politiques que par le brouillage conséquent des instruments dévaluation. Le
génie de lancien chef dÉtat se mesurera alors, non seulement à la façon dont il gérera la fin de son accès privilégié
aux ressources de lÉtat, mais surtout au succès de ses choix stratégiques et à sa capacité à maîtriser le mieux
possible le jeu politique. Son capital ne sera plus jamais alimenté de façon aussi féconde que lors de sa présidence.
Son entreprise politique enregistre donc des déperditions qui mènent parfois à une pénurie complète, voire à la
faillite de lentrepreneur. En dautres termes, lancien président nest plus alors en position de limiter les contraintes
et délaborer librement des stratégies de repositionnement politique ou de remobilisation des ressources. Son stock
se tarit ou perd sa valeur : cest la chute du big man évoquée par Jean-François Médard (10).
Toutefois, ces pertes peuvent varier considérablement selon la nature et limportance du stock accumulé, la
valeur de ces ressources lors de la disgrâce présidentielle et le contexte de la sortie de pouvoir. Un entrepreneur qui
quittera volontairement ses fonctions (démission, acceptation des résultats électoraux, alternance constitutionnelle)
aura certainement plus de chance de conserver et de restructurer son capital que celui qui épuisera son stock à
tenter dassurer sa survie politique et sera chassé par un coup dÉtat. Aussi nest-ce pas seulement la quantité de
ressources ni même sa valeur sur le marché qui est ici en jeu, mais le savoir-faire de lentrepreneur, sa capacité non
seulement à accumuler mais aussi à restructurer son capital en fonction de son obsolescence, de son usure ou au
contraire de sa pertinence dans la dynamique contextuelle, à utiliser la ressource qui, pour un moindre coût, lui
rapportera un plus grand bénéfice et à évaluer, à un moment t, les ressources des autres acteurs politiques.
Contrairement à une entreprise menée au pouvoir, celle dirigée par un ancien président a pour particularité de
voir ses contraintes environnementales se multiplier de façon incontrôlée puisquau sommet de la pyramide étatique
se trouve un autre entrepreneur dont les intérêts entrent en collision avec ceux de lancien président. Le contexte de
non-institutionnalisation du pouvoir permet alors au successeur de contrecarrer les stratégies de lancien président,
de ponctionner son capital ou de le neutraliser définitivement, et ce malgré lexistence dans certains pays de statuts
légaux concernant les anciens chefs dÉtat (11).
Mais lidée préconçue selon laquelle tous les anciens dirigeants auraient été mis hors circuit par les nouveaux
gouvernements ne rend pas du tout compte de la diversité extrême des devenirs postprésidentiels : nombreux sont
ceux qui ont été destitués par un coup dÉtat, assassinés ou emprisonnés, mais dautres se sont reconvertis dans
léconomie ou les carrières internationales, sont revenus sur la scène politique ou sont tout simplement retraités.
Cest cette hétérogénéité qui nous a poussée à recueillir minutieusement toutes les données concernant ces acteurs
politiques particuliers. Pour des besoins comparatifs et afin de combler le manque dinformation sur ce sujet, nous
avons regroupé dans un même tableau tous les pays dAfrique subsaharienne et pris comme dates butoirs celles des
indépendances.
Tout dabord conçu en annexe dun mémoire de DEA, ce tableau récapitulatif est ici présenté dans le corps du
texte car il nous a semblé que sa conception originale et son apport de matières brutes seraient utiles en tant que
base de données à léchelle du sous-continent (12). Notre corpus comprend cent cinquante-quatre cas (13). Le gros
travail préliminaire de recueil dinformations éparses effectué pour cette étude na pas empêché, à notre grand
regret, certaines lacunes ou peut-être même certaines erreurs ou imprécisions quun spécialiste de tel ou tel pays
africain relèvera sans doute. Cependant, nous estimons sincèrement que ces imperfections ne nuisent pas à lanalyse
de la situation des anciens présidents dans son ensemble. Le bref traitement des données qui est fait ici sous langle
des ressources, et qui nous semblait le plus pertinent, nest bien sûr pas le seul possible. Il nous permettra de
dégager les stratégies décelables des acteurs politiques en termes de mobilisation des ressources, que ce soit à la
sortie du pouvoir ou au cours du devenir ultérieur des anciens présidents. Par souci démonstratif, nous avons classé
les sorties de pouvoir et les devenirs ultérieurs sous de grands chapitres ce qui permet dordonner une réalité très
complexe. Notons que les exemples traités ici sont de grandes tendances quil nous semblait intéressant de relever.
Lutilisation des informations est rendue plus aisée par la conception du tableau qui facilite non seulement le
décompte, mais aussi le traitement informatique des données dont lapport visuel sera dune aide précieuse.
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Les sorties de pouvoir
Violence et pouvoir
Souvent mise en avant par les afro-pessimistes ou ceux qui analysent ce phénomène comme un atavisme de
comportements précoloniaux, lutilisation de la violence au cours du transfert de pouvoir est sans aucun doute un
symptôme non pas des Africains, mais de lÉtat en Afrique, de sa non-institutionnalisation et de lhypertrophie de
son chef dÉtat. Le contrôle de lÉtat et de ses ressources par un seul homme - ou plus exactement un homme et sa
famille, son clan, son ethnie - ne laisse dans la plupart des cas aucune chance à des ambitions extérieures de se
manifester si ce nest en sexprimant par la force.
Les coups dÉtat
Les coups dÉtat sont sans conteste le mode le plus répandu dalternance politique utilisé en Afrique depuis
lindépendance, que ce soit le fait des militaires ou du moins des dirigeants des forces de coercition, lorganisation
dun complot par une faction dun groupe armé ou une partie dune institution, une émeute récupérée par une
institution comme prétexte à son intervention, une insurrection demandant à larmée dintervenir, une révolte
populaire, des manifestations de masse dans tout le pays.
Les chiffres dénombrent quatre-vingt-six coups dÉtat en Afrique noire depuis le premier, en 1958, qui fit
tomber au Soudan Ismaïl al-Azhari jusquau plus récent, celui qui destitua le président malgache Albert Zafy suite
à la confirmation, le 5 septembre 1996, par la Cour constitutionnelle de lempêchement définitifdu chef de lÉtat
suite à des violations répétées de la Constitution. Cette sortie de pouvoir est placée loin devant les assassinats
(17 cas dont 8 au cours dun coup dÉtat), les présidents décédés au pouvoir (12 cas), les démissionnaires (12 cas)
et enfin les présidents tout nouvellement battus aux élections (10 cas). En dehors de toute proportion, lamplitude
de ce phénomène est dautant plus frappante quelle est concentrée à la fois dans le temps et dans lespace.
Il nest pas dans notre propos de nous attarder sur les raisons des coups dÉtat (14). Remarquons simplement
leur importance, notamment au cours des années 1966 et 1979 où les militaires se sont imposés sur la scène
politique dans de nombreux pays dAfrique. Mais notons surtout quun rapide coup dœil sur le tableau établit sans
conteste la concentration géographique du phénomène. Alors que les pays dAfrique australe semblent épargnés par
ce phénomène, lAfrique de lOuest et du Centre, notamment le Bénin, le Burkina, le Ghana et le Nigéria détiennent
des records avec, par exemple, six coups dÉtat au Bénin sur une période de dix ans.
Graphique n° 1 : les coups dÉtat
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Repas Essence Hotel
Examinée sous langle de la mobilisation des ressources, cette abrupte interruption du pouvoir est sans doute la
faillite la plus effective de lentrepreneur politique. La neutralisation de lancien président est immédiate
politiquement, économiquement et très souvent physiquement. Coupé du contrôle physique de ses ressources,
aucune stratégie ne peut être mise en place immédiatement. La captation du capital, quelle que soit son importance,
est automatique et lentrepreneur se voit réduit à gérer un stock de ressources, soit nulles, soit entièrement
inutilisables dans le nouveau contexte, quelle que soit la taille du stock accumulé. Lexemple de Jean-Bedel
Bokassa, aussi démesuré quil puisse être, est sur ce point édifiant. Craignant de subir lui aussi le sort de Fulbert
Youlou (Congo), il avait ponctionné de façon phénoménale les richesses de la République centrafricaine, en plaçant
son argent dans des sociétés agricoles, commerciales et industrielles installées à Bangui et à Berengo. Il avait
également ouvert divers comptes en France et en Suisse (15). Il possédait une fabrique de disques, un atelier pour
ustensiles de cuisine, des marchés de caféIl contrôlait lexploitation de livoire, les sociétés minières Diadème,
Diafin ou Sicamine, lexploitation de caféiers, dhévéasEnfin, restaurants, quincailleries, pharmacies, garages,
immeubles commerciaux et autres compagnies aériennes constituaient son capital (16). Pourtant rien de tout cela
na résisté au retour au pouvoir de David Dacko qui lui a confisqué tous ses biens, à part ses deux châteaux
français où vivent encore sa femme Augustine et ses enfants, ainsi que son fils aîné, Georges (17). Cest donc dans
la plus grande pauvreté quil a rejoint son palais de Berengo vidé de ses meubles par une vente aux enchères et de
ses documents compromettants par les services de renseignements français (18).
La difficulté la plus grande qui se pose à un Président victime dun coup dÉtat est la vitesse de réalisation des
événements qui le mettent souvent “échec et matavant quil ait le temps de réfléchir à un coup. Pourtant, cet arrêt
brusque dans la carrière dun président nest pas donné une fois pour toutes. Il apparaît sur un total de quatre-
vingt-six coups dÉtat que huit présidents ont été assassinés pendant lévénement, huit ont été exécutés
ultérieurement, trente ont été mis en détention, trente-huit se sont exilés (cinq étaient déjà à létranger lors des
événements), dix ont pu se reconvertir dans un autre domaine, cinq se retirer de toute vie publique et enfin dix-neuf
sont revenus sur la scène politique dont cinq à la magistrature suprême.
Ainsi, sans stopper de façon automatique une carrière postprésidentielle, un coup dÉtat entrave
considérablement la liberté daction dun entrepreneur et réduit proportionnellement ses choix. Lexil reste un
réflexe sécuritaire pour ceux qui, en quittant le pouvoir, ont perdu une ressource institutionnelle fondamentale pour
sa survie : lusage des forces de coercition. Lemprisonnement est lui aussi très fréquent, car de la neutralisation du
chef dÉtat dépend souvent la réussite du coup dÉtat. Mais les chiffres montrent que dautres retraitessouvrent
aux anciens présidents. Nous y reviendrons dans la deuxième partie.
Les assassinats
Cest le même processus de neutralisation de lentrepreneur politique qui se met en place lors des assassinats.
Nous avons déjà compté huit présidents décédés pendant des coups dÉtat réussis, deux pendant des coups avortés.
Mais les assassinats présidentiels ne marquent pas forcément la fin du régime en place. Le meurtre du général
Murtala Mohammed le 13 février 1976 au Nigéria au cours dune tentative de coup dÉtat na pas provoqué la
chute du Conseil militaire suprême, pas plus que celle de Marien Ngouabi en mars 1977 na mené à la dissolution
du Parti congolais du travail (PCT). En prenant donc en considération cet autre cas de figure, ainsi que les
accidentsdavion ou autres qui apparaissent dans les représentations populaires comme de véritables assassinats
- Samora Machel par exemple (19) -, le nombre des chefs dÉtat africains assassinés sélève à dix-sept.
La caractéristique de ces cas dalternance politique réside dans la nature symbolique des ressources quils
produisent. Indéniablement, lélimination physique dun Président, fut-il sorti du pouvoir, se répercute sur
limaginaire populaire, que ce soit de façon productive ou contre-productive. Autant par exemple le meurtre du
libérien Samuel K. Doe renforça par sa violence la valeur des ressources coercitives de son commanditaire, autant
lassassinat de Sylvanius Olympio (Togo), de François Tombalbaye (Tchad) ou de Thomas Sankara (Burkina)
rejaillissent de façon contre-productive sur le pouvoir en place (20). A tel point quaujourdhui les fils de S.
Olympio et de F. Tombalbaye sont dotés de ressources de légitimité héréditaire, en quelque sorte, très utiles pour
renforcer leur carrière politique (21). On assiste alors au transfert, à lhéritagedes ressources du père,
revalorisées par sa mort, vers son fils.
Les lieux de sépulture clandestine choisis par le nouveau gouvernement vont tout à fait dans le même sens.
Ainsi, au Tchad, ce nest que sur les recommandations de la Conférence nationale en 1993, soit dix-huit ans après
son décès, que les restes de F. Tombalbaye ont été exhumés près de laéroport de Faya-Largeau où, craignant que
les pèlerinages ne sorganisent autour de son tombeau, le Conseil supérieur militaire lavait transporté
clandestinement (22). Le corps de T. Sankara a été jeté dans une fosse commune. En dehors de notre corpus, les
ossements de lempereur Haïlé Sélassié furent découverts le 16 février 1992 sous le bureau de lancien président H.
Mengistu à trois mètres sous terre là où il avait été enterré en secret dans la nuit du 27 août 1975. Déposé par des
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