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Sociétal
N° 33
3etrimestre
2001
GREENSPAN, LE VIRTUOSE AMBIGU
mauvaise mesure de la producti-
vité, notamment dans les services
ou sur la surévaluation de la
hausse des prix mesurée par l’in-
dice des prix à la consommation :
une telle considération ne suffisait
pas à justifier un changement de
politique, car le biais statistique
était constant ou, tout au plus, un
peu accru. En fait, comme La-
wrence Meyer l'observait en mars
1997, alors que le président de la
Fed venait de proposer au FOMC
une hausse des taux d'un quart
de point, « Greenspan garde un
pied dans chaque camp : celui
de la nouvelle économie (tenir
compte de la
productivité en
hausse) et celle de la
vieille économie
( c o m b a t t r e
l'inflation). C'est une
gestion magistrale du
cours des choses. Quel
brio ! ».
Le troisième épi-
sode éclairé par
Woodward est celui de l'accident
de LTCM, société d’arbitrage très
s é r i e u s e
et fort bien dotée en capital
humain. Fondée en 1994
par John Merriwether, ancien vice-
président de la banque d'affaires
Salomon Brothers et David Mullins,
ancien vice-président de la Fed, elle
était parvenue, dans ses bonnes
années, à fournir à ses investisseurs
(au nombre desquels de grandes
banques françaises) des rentabilités
annuelles de 200 % ou plus. La
réaction brutale du marché
américain des obligations
à la dévaluation du rouble et au
moratoire unilatéral sur la dette
russe, prononcé par Moscou le
17 août 1998, déjouèrent les
stratégies d'arbitrage de LTCM
en gelant le marché, à ce point
qu'en septembre, la société
notifiait à ses investisseurs une
perte de 1,8 milliard de dollars.
Pour échapper à la faillite, elle
appelait à la rescousse le prési-
dent de la Banque Fédérale de
New York, W. Mc Donough. On
se souvient de la réunion de crise
convoquée à cette occasion,
toutes les banques concernées
étant fermement invitées à
apporter leur contribution pour
éviter l’aggravation de la crise.
Pour quelle raison la Fed et son
très peu interventionniste prési-
dent se sont-ils mêlés de cette
affaire ? Il n’était pas sûr, en effet,
que les marchés n’auraient pas pu
digérer la faillite de LTCM et
qu’une contagion fût à redouter
dans le système bancaire mondial.
L'investigation de Woodward
dévoile le des-
sous des cartes
en soulignant la
cohérence doc-
tri n ale de
Greenspan, et, au
passage, son atti-
tude chevale-
resque vis-à-vis
de Mc Donough.
Il nous apprend
que les réunions
et les projets de sauvetage organi-
sés par la banque centrale améri-
caine l'ont tous été à l'initiative de
Mc Donough, y compris la
tentative de reprise de LTCM par
Warren Buffett, refusée par
LTCM. Une fois l’accord trouvé
avec les principaux créanciers de
LTCM (qui acceptaient d'appor-
ter 3,6 milliards de dollars pour
é v i t e r
le dépôt de bilan), Mc Donough
fit valoir que la Banque Fédérale
de New York et lui- même
n’avaient été que d'honnêtes
courtiers dans une transaction
souhaitée par les acteurs privés,
et qu'aucun argent public n'avait
été apporté ni même évoqué.
Or, en réalité, Greenspan consi-
dérait que la Fed n'aurait pas
dû engager son crédit dans cette
affaire, et que Mc Donough avait
agi précipitamment. Ce qui
n'empêcha pas Greenspan, lors-
qu'ils furent tous deux appelés
à témoigner sur cette affaire
devant le Banking Committee de
la Chambre des Représentants,
de soutenir publiquement Mc
Donough, en dépit des assauts
vigoureux qu'il eut à subir ce
jour-là.
UNE TRADITION
DE SOUTIEN
À LA CROISSANCE
L’ouvrage montre aussi – aver-
tissement utile à la Banque
centrale européenne – à quel
point la constitution monétaire
américaine, dans sa lettre et sa
pratique, est centrée sur la
croissance : elle reste marquée,
quel que soit le tempérament
du président de la Fed, par l'in-
fluence keynésienne dominante
de l'après-guerre, même si l'esprit
de cette constitution, écrite et
non écrite, a bougé, depuis l'ère
Volcker, dans le sens de la priorité
à la stabilité monétaire.
Ainsi, la loi sur « le plein emploi
et la croissance équilibrée » de
1978 (Humphrey-Hawkins Act),
charge la Fed de faire tout son
possible pour atteindre l'emploi
maximum : elle laisse donc entendre
que le niveau de l'emploi pourrait
être corrélé durablement avec
une stimulation monétaire, alors
qu’une telle stimulation, aux yeux
de beaucoup, ne peut avoir que
des effets transitoires ou nominaux.
C'est d’ailleurs sur une telle légis-
lation qu'Alan Blinder s’est s'appuyé
en 1994 pour critiquer la politique
Greenspan, censée incarner alors
une excessive orthodoxie. Cette
critique n’eut que peu d’écho, la
presse économique s’étant rangée
massivement du côté de Greenspan
et de son combat contre l'inflation.
Cette histoire monétaire améri-
caine des quinze dernières années
montre que, même sous l'égide
d'un président de la Fed réputé
conservateur, les délais de réac-
tion des gardiens de la monnaie
sont plus rapides quand il s’agit de
soutenir l'activité que de contrer
les pressions inflationnistes. Elle
Greenspan considérait
que la Fed n’aurait pas
dû engager son crédit
dans l’affaire LTCM, et
que Mc Donough avait
agi précipitamment.