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Sociétal
N° 33
3etrimestre
2001
1Bob Woodward,
Maestro.
Greenspan’s Fed and
the American Boom,
New York et
Londres, Simon &
Schuster, 2000, 272
pages.
2On utilise en
général en France
le féminin (par
référence à la
Réserve fédérale).
3« Nous l’avons
eu, ce fils de p… ».
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
Maestro
Par Bob Woodward
Sans tomber dans les excès du
« verbatim », mais sans aucun
recul historique permettant la
comparaison, et sans mise en relief
théorique ou doctrinale, le livre
de Woodward est avant tout
l'occasion de connaître l'arrière-
plan des décisions de la politique
monétaire américaine depuis
1987. C'est en effet en 1987 que le
Président républicain Reagan a
nommé Alan Greenspan à la
présidence du Système de réserve
fédéral (la Fed2) en remplacement
de Paul Volcker (une démission
appréciée à sa juste valeur par
James Baker qui, selon l’auteur, la
salua en privé par un retentissant
« We got the son of a bitch »3). En
2000, le Président démocrate
Clinton reconduira le même
Greenspan dans ses fonctions,
pour la deuxième fois de sa
présidence. Sans doute pourrait-
on songer à appliquer à cet
ouvrage le reproche adressé à
certains livres de Flaubert, de
« couper beaucoup de bois » pour
des affaires de quart ou de demi-
point de taux d'intérêt de refinan-
cement bancaire mais ce serait
douter de l'intérêt de la politique
monétaire elle-même, dont
Woodward démontre au
contraire
l'importance pratique pour la
marche des affaires.
Au-delà de cet arrière-plan, ce
livre est aussi l'occasion de se
rappeler la divergence entre la
constitution monétaire américaine
et son récent équivalent européen.
Enfin, dans ces temps de dénoncia-
tion de la toute-puissance des
marchés financiers, il montre que
ce pouvoir est pondéré par
l'influence du politique et de
l’administration, qui semble jouer
en amont un rôle non négligeable.
Du talent manifesté par Greens-
pan dans ce subtil équilibre, nous
retiendrons trois illustrations.
D’abord, la crise boursière de
1987, un mois après sa nomination.
La mémoire des économistes – et
des Américains est nourrie de
l'histoire, souvent répétée, selon
laquelle la gravité de la crise des
années 30, après le krach boursier
de 1929, est imputable au resser-
rement monétaire à contretemps
pratiqué par la Fed, qui a plongé
lconomie américaine et, par
contagion, mondiale dans la défla-
tion et la récession. Sans doute
faut-il attribuer une bonne part
du crédit dont jouit le « maestro »
Greenspan,
le virtuose ambigu
BERNARD CHERLONNEIX*
Le journaliste d'investigation Bob Woodward , qui
fut pour le Washington Post le limier de l'af-
faire du Watergate, livre une fidèle narration de
l'action d'Alan Greenspan à la tête de la banque
centrale américaine (la Fed) : portrait d’un éco-
nomiste virtuose, mais aussi d'un manœuvrier
avisé dans les arcanes du pouvoir washingtonien1.
*Economiste de banque.
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L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
de la monnaie américaine auprès
des milieux d'affaires, du monde
universitaire et de la presse à la
manière dont il géra la crise
boursière de 1987 depuis le vaste
siège de marbre de la Fed, situé sur
Constitution Avenue à Washington.
L’HOMME QUI ÉVITA
LA DÉPRESSION ?
C'est en effet le 3
août 1987 que le
Sénat confirma (par
91 voix contre 2) sa
nomination à la pré-
sidence de la Fed.
Promu à ce poste à
61 ans à l'instigation
de James Baker,
Greenspan avait
été président des
conseillers écono-
miques de Gerald
Ford de 1974 à 1976,
après avoir co-dirigé
pendant plus de vingt
ans l'entreprise new-
yorkaise de prévision économique
Townsend-Greenspan, fondée en
1953, alors qu'il avait 27 ans et fré-
quentait assiment le cercle de
la « libertarienne » Ayn Rand.
Le lundi 19 octobre de la même
année, alors qu’il se révélait im-
possible de trouver un acheteur
pour la caisse d'épargne américaine
la plus importante, en état de
faillite virtuelle, l’indice Dow Jones
plongea de 508 points (à partir
d'un niveau de 2500), soit une
baisse de 22,6 % en un jour, le
double de la baisse du Mardi noir
de 1929 (11,7 %).A 8h 41, le mardi
20 octobre, avant l'ouverture des
marchés, la Fed publia le commu-
niqué suivant : « Le système de
réserve fédéral, cohérent dans ses
responsabilités de banquier central
de la nation, a affirmé aujourd'hui
être prêt à fournir les liquidités
nécessaires au soutien du système
économique et financier ». Après
quelques coups de fil passés par
E. Gerald Corrigan, président de la
Banque de réserve fédérale de
New York (bras séculier de la Fed)
aux présidents des principales
banques et maisons de courtage,
pour rappeler à chacun l'interdé-
pendance systémique, puis un
lourd suspense sur l'éventualité
d’une fermeture temporaire du
marché, la catastrophe fut évitée
grâce au sang-froid et à la rapidité
de réaction du nouveau Président
de la Fed.
Deuxième illustra-
tion, l’attitude ambi-
guë d'Alan Greens-
pan à propos de la «
nouvelle économie
», cette hypothèse
d'une élévation struc-
turelle du « taux de
croissance potentielle
» non inflationniste à
un palier supérieur,
en raison de gains
d e productivité
durablement accrus
par l'investissement
dans les nouvelles
technologies.
On se souvient du propos très «
orthodoxe » du gardien de la mon-
naie américaine sur l'« exubérance
irrationnelle » des marchés bour-
siers américains, lors de son
discours devant l'American Enter-
prise Institute en décembre 1996
(l’indice Dow Jones était en effet
passé de 2 500 à 6 000 en cinq ans,
de fin 1991 à fin 1996, la hausse
ayant été de 26 % en 1996). Et
pourtant, dans les coulisses du
monde de la statistique améri-
caine, Greenspan était un des
premiers et plus ardents défen-
seurs de la réévaluation des
statistiques de productivité, afin
d'expliquer la hausse du taux de
profit moyen de l'économie et la
chute du NAIRU4en dessous de
son niveau consensuel de 6 %… et
de pouvoir justifier ainsi la hausse
extraordinaire du cours des actions.
Cette histoire est racontée en
détail dans le chapitre 11, et nous
montre soudain un président de la
Fed, longtemps présenté comme
un « faucon » de la lutte anti-
inflationniste, prenant à contre-pied
même les « colombes » du FOMC5
et les équipes de la Fed, qui se
déclaraient unanimement en
faveur d’une hausse préventive
rapide et importante des taux :
Greenspan sest opposé à la
hausse des taux de refinancement
bancaire en septembre 1996 deux
mois avant la réélection du prési-
dent sortant Clinton, et trois mois
avant son propre discours de
décembre.
DE L’UTILITÉ DE LA
NOUVELLE ÉCONOMIE
Le « maestro » justifie certes sa
position : il explique l’absence
(ou le retard) des hausses de
salaires par une hypothèse d'insé-
curité des travailleurs, causée par
le changement technique et la
crainte devant le risque d'obsoles-
cence accrue de leur savoir. Dans
cette tentative de formalisation, il
recevra l’appui de Janet Yellen, éco-
nomiste spécialiste du marché du
travail, …nommée par Bill Clinton
au Conseil des Gouverneurs en
même temps qu'Alan Blinder, en
1994. En filigrane, Bob Woodward
trace ici le portrait d'un intellec-
tuel opportuniste, qui se passion-
nerait spontanément et de bonne
foi pour la thèse donnant les
meilleurs gages de sa bonne
volonté à l’administration démo-
crate une administration qui
devait précisément se prononcer
peu après sur la reconduction de
ce président de la Fed, ou son
remplacement par Alan Blinder…
Il faut ici rendre hommage à
l'auteur, qui ne tombe ni dans le
panégyrique (que le titre de
l'ouvrage pouvait faire redouter),
ni dans la critique systématique,
pour s'en tenir à un portrait fait
d'ombre et de lumière, se
dessine le profil d'un très habile
politique.
Beaucoup de statisticiens et
d’économistes ont soulig la
faiblesse de l'argument sur la
4Non
Accelerating
Inflation Rate of
Unemployment :
taux de chômage
au-dessous
duquel les
tensions
salariales sont
censées relancer
l’inflation.
5 Federal Open
Market
Committee,
l’organe de
décision de la Fed.
Woodward trace le
portrait d’un
intellectuel
opportuniste, qui se
passionnerait de bonne
foi pour la thèse
donnant les meilleurs
gages de sa bonne
volonté à
l’administration
démocrate.
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GREENSPAN, LE VIRTUOSE AMBIGU
mauvaise mesure de la producti-
vité, notamment dans les services
ou sur la surévaluation de la
hausse des prix mesurée par l’in-
dice des prix à la consommation :
une telle considération ne suffisait
pas à justifier un changement de
politique, car le biais statistique
était constant ou, tout au plus, un
peu accru. En fait, comme La-
wrence Meyer l'observait en mars
1997, alors que le président de la
Fed venait de proposer au FOMC
une hausse des taux d'un quart
de point, « Greenspan garde un
pied dans chaque camp : celui
de la nouvelle économie (tenir
compte de la
productivité en
hausse) et celle de la
vieille économie
( c o m b a t t r e
l'inflation). C'est une
gestion magistrale du
cours des choses. Quel
brio ! ».
Le troisième épi-
sode éclairé par
Woodward est celui de l'accident
de LTCM, société d’arbitrage très
s é r i e u s e
et fort bien dotée en capital
humain. Fondée en 1994
par John Merriwether, ancien vice-
président de la banque d'affaires
Salomon Brothers et David Mullins,
ancien vice-président de la Fed, elle
était parvenue, dans ses bonnes
années, à fournir à ses investisseurs
(au nombre desquels de grandes
banques françaises) des rentabilités
annuelles de 200 % ou plus. La
réaction brutale du marché
américain des obligations
à la dévaluation du rouble et au
moratoire unilatéral sur la dette
russe, prononcé par Moscou le
17 août 1998, déjouèrent les
stratégies d'arbitrage de LTCM
en gelant le marché, à ce point
qu'en septembre, la société
notifiait à ses investisseurs une
perte de 1,8 milliard de dollars.
Pour échapper à la faillite, elle
appelait à la rescousse le prési-
dent de la Banque Fédérale de
New York, W. Mc Donough. On
se souvient de la réunion de crise
convoquée à cette occasion,
toutes les banques concernées
étant fermement invitées à
apporter leur contribution pour
éviter l’aggravation de la crise.
Pour quelle raison la Fed et son
très peu interventionniste prési-
dent se sont-ils mêlés de cette
affaire ? Il n’était pas sûr, en effet,
que les marchés n’auraient pas pu
digérer la faillite de LTCM et
qu’une contagion fût à redouter
dans le système bancaire mondial.
L'investigation de Woodward
dévoile le des-
sous des cartes
en soulignant la
cohérence doc-
tri n ale de
Greenspan, et, au
passage, son atti-
tude chevale-
resque vis-à-vis
de Mc Donough.
Il nous apprend
que les réunions
et les projets de sauvetage organi-
sés par la banque centrale améri-
caine l'ont tous été à l'initiative de
Mc Donough, y compris la
tentative de reprise de LTCM par
Warren Buffett, refusée par
LTCM. Une fois l’accord trouvé
avec les principaux canciers de
LTCM (qui acceptaient d'appor-
ter 3,6 milliards de dollars pour
é v i t e r
le dépôt de bilan), Mc Donough
fit valoir que la Banque Fédérale
de New York et lui- même
n’avaient été que d'honnêtes
courtiers dans une transaction
souhaitée par les acteurs privés,
et qu'aucun argent public n'avait
été appor ni même évoqué.
Or, en réalité, Greenspan consi-
dérait que la Fed n'aurait pas
engager son crédit dans cette
affaire, et que Mc Donough avait
agi précipitamment. Ce qui
n'empêcha pas Greenspan, lors-
qu'ils furent tous deux appelés
à témoigner sur cette affaire
devant le Banking Committee de
la Chambre des Représentants,
de soutenir publiquement Mc
Donough, en dépit des assauts
vigoureux qu'il eut à subir ce
jour-là.
UNE TRADITION
DE SOUTIEN
À LA CROISSANCE
L’ouvrage montre aussi aver-
tissement utile à la Banque
centrale européenne à quel
point la constitution monétaire
américaine, dans sa lettre et sa
pratique, est centrée sur la
croissance : elle reste marquée,
quel que soit le tempérament
du président de la Fed, par l'in-
fluence keynésienne dominante
de l'après-guerre, me si l'esprit
de cette constitution, écrite et
non écrite, a bougé, depuis l'ère
Volcker, dans le sens de la priorité
à la stabilité monétaire.
Ainsi, la loi sur « le plein emploi
et la croissance équilibrée » de
1978 (Humphrey-Hawkins Act),
charge la Fed de faire tout son
possible pour atteindre l'emploi
maximum : elle laisse donc entendre
que le niveau de l'emploi pourrait
être corré durablement avec
une stimulation monétaire, alors
qu’une telle stimulation, aux yeux
de beaucoup, ne peut avoir que
des effets transitoires ou nominaux.
C'est d’ailleurs sur une telle légis-
lation qu'Alan Blinder s’est s'appu
en 1994 pour critiquer la politique
Greenspan, censée incarner alors
une excessive orthodoxie. Cette
critique n’eut que peu d’écho, la
presse économique s’étant rangée
massivement du de Greenspan
et de son combat contre l'inflation.
Cette histoire monétaire améri-
caine des quinze dernières années
montre que, même sous l'égide
d'un président de la Fed réputé
conservateur, les délais de réac-
tion des gardiens de la monnaie
sont plus rapides quand il s’agit de
soutenir l'activité que de contrer
les pressions inflationnistes. Elle
Greenspan considérait
que la Fed n’aurait pas
engager son crédit
dans l’affaire LTCM, et
que Mc Donough avait
agi précipitamment.
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L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
montre également l'étonnante
inexistence, sauf circonstances
exceptionnelles, du monde extérieur,
et particulièrement de l'Europe,
dans la définition de la politique
motaire américaine. Un lien
existe entre cette préférence
implicite pour le présent et la
courte durée du mandat à la tête
de l’institution ; la quasi-coïncidence
de son terme avec celui de
l'échéance présidentielle joue dans
le même sens. Les évolutions
contemporaines des politiques
monétaires américaine et euro-
péenne sont sans doute le reflet de
cette différence constitutionnelle.
LE PARADOXE
DU CHEF
D’ORCHESTRE
Involontairement, le
livre de Woodward,
par son titre même,
met en cause une
thèse devenue un lieu
commun indiscuté :
l'économie mondiali-
sée d'aujourd'hui serait
le résultat d'une pé-
riode de libéralisation
prolone, financière
notamment, et les
problèmes écono-
miques et financiers actuels se-
raient dus à cet excès de libérali-
sation. Or ce récit de l’action du «
maestro » nous montre que les
choses sont plus subtiles et nous
invite à réfléchir sur les relations
entre politiques publiques et dé-
veloppements contemporains de
la fin a nce. C eux-c i ont
certainement plus à voir, empiri-
quement, avec l'universalisation
de la réglementation monétaire
du cours for(c'est-à-dire la dis-
parition des obligations contrac-
tuelles des banques d'émission à
l'égard des agents non-financiers),
sans laquelle il n'existerait pas de
changes flottants entre les princi-
pales monnaies, et donc sans
laquelle les marchés de dérivés, si
caractéristiques de l'économie
mondiale contemporaine, n'exis-
teraient pas non plus. L'Etat peut
avoir besoin des mar-
chés, financiers en
particulier, et agir en
leur faveur.
Ce n'est sans doute
pas le moindre des pa-
rad oxe s, pou r
Greenspan lui-même,
rigoureux partisan de
l'économie de marché,
de se voir décerner un
b r e v e t
de chef d'orchestre
d'une économie mo-
nétaire dirigée par
des banques centrales :
de fait, l’influence de celles-ci ne
doit pas être sous- estimée, si l’on
se fon de sur le s
critiques auxquelles les exposent
leurs actions comme leurs absten-
tions. A ce propos, l'amplitude des
variations des taux directeurs de la
Fed (quatre baisses de 0,5 %
depuis janvier 2001) a conduit
certains observateurs à un bilan
moins flatteur de la politique de
Greenspan. « Le regard porté sur
ces trois dernières années de taux
d'intérêt en dents de scie donne
une image d'Alan Greenspan bien
différente de la perception popu-
laire. Loin d'être un chauffeur doué
d'un calme surnaturel, conduisant
avec gularité, Greenspan n'a
cessé de changer brutalement de
direction, zigzagant d'un fossé à
l'autre, et ne réagissant à une
crise que pour en provoquer
une autre », écrivait le 19 février
dernier l'éditorialiste de Foreign
Affairs, Fareed Zakaria, dans une
tribune de Newsweek tout en
ajoutant prudemment que la
critique était plus facile rétros-
pectivement.
Juste retour de choses, sans doute,
pour ce banquier central original
qui écrivait, en juillet 1966, dans
un texte étonnant sur « l'or et
la liberté économique » : « The
abandonment of the gold standard
made it possible for the welfare
statists to use the banking system
as a mean to an unlimited expan-
sion of credit » (« L’abandon de
l’étalon-or a permis aux partisans
de lEtat-providence d’utiliser le
système bancaire comme un
moyen d’expansion illimitée du
crédit »). Un système qu’il savait
Pour le président
de la Fed,
l’abandon de
l’étalon-or était
nécessairement
générateur d’une
plus grande
instabilité, quel
que soit le talent
des banquiers
centraux.
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