La grammaire générative

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Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte La grammaire générative Noam Chomsky, né en 1928 à Philadelphie (Etats‐Unis) But : expliquer que : ‐
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Une langue puisse être acquise par l’enfant en si peu de temps (voir les progrès si rapides entre 0 et 4 ans) Des phénomènes de langue soient immédiatement interprétés sans besoin d’apprentissage particulier, par exemple : o Structure en constituants des phrases (comment savoir le morceau de phrase qu’on doit déplacer quand on transforme une phrase affirmative en une question en oui/ non) o Liens de coréférence dans la phrase entre des unités distinctes, par exemple un nom et un pronom (savoit que dans « Pierre croit qu’il est malade » le « il » peut renvoyer à Pierre, mais pas dans « il croit que Pierre est malade ») Quelques idées : ‐
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La langue est enracinée dans l’appareil biologique du cerveau. Il existe une « faculté de langage » innée chez l’homme. Elle le distingue de l’animal. (cf. on a pu essayer d’apprendre des rudiments de langage à des chimpanzés mais cela n’a pu aller très loin et surtout cela a nécessité un apprentissage laborieux, à la différence de l’enfant humain). Une propriété remarquable du langage humain est sa capacité à engendrer toujours des phrases nouvelles (que l’on a n’a encore jamais produites, cf. la littérature) et aussi à interpréter toujours des phrases nouvelles. Or, nous ne disposons en principe que de moyens finis (les dictionnaires sont des listes finies de mots, les phonèmes sont en nombre fini etc.). D’où le rôle d’une grammaire : être un dispositif qui explique comment on peut engendrer un nombre potentiellement infini de phrases à l’aide de moyens finis. C’était déjà ce que Humboldt avait posé comme problème. Cette propriété est la créativité du langage. Une autre propriété, reliée à la précédente, est le fait que l’on peut toujours construire des phrases arbitrairement complexes par enchâssements (par exemple des relatives). Autrement dit, quand on a appliqué une opération pour construire une phrase à partir d’une phrase antérieure (par exemple ajouter une relative à un nom à l’intérieur d’une phrase donnée, comme « donne‐moi de la farine » Æ « donne‐moi de la farine que je donnerai au boulanger »), on peut réappliquer la même opération à la phrase qu’on vient juste d’obtenir (« donne‐moi de la farine que je donnerai au boulanger qui me donnera du pain »). Cette propriété est nommée récursivité. Quelques solutions : ‐
1 Au début (années cinquante), Chomsky a proposé comme schéma de grammaire un système de règles, que l’on peut appeler des règles de production. Si on part d’un répertoire de catégories syntaxiques (qui comprend les abbréviations : S, pour « phrase », SN, pour Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte « syntagme nominal », SV, pour « syntagme verbal », SP, pour « syntagme prépositionnel », SA, pour « syntagme adjectival », N, pour « nom », V, pour « verbe », A, pour « adjectif », P, pour « préposition » etc.) on peut par exemple exprimer l’idée que toute phrase se décompose en un syntagme nominal suivi d’un syntagme verbal par la « règle » : S Æ SN SV Et l’idée que tout syntagme verbal se décompose en un verbe éventuellement suivi d’un syntagme nominal et/ou d’un syntagme prépositionnel par les règles : SV Æ V SV Æ V SN SV Æ V SP SV Æ V SN SP Par exemple, le syntagme verbal « donne une lettre à Marie » correspondrait à la règle 4, alors que « monte sur une chaise » correspondrait à la règle 3, « regarde Marie » à la règle 2, et « éternue » à la règle 1. En mettant ces règles bout à bout et en supposant qu’on a aussi des règles pour le SN, du genre : SN Æ N SN Æ Det N SN Æ Det A N SN Æ Det A N A Ainsi que des appartenances lexicales comme le fait que « chat » appartient à la catégorie N, « le » à la catégorie Det, etc. on voit qu’on peut obtenir des phrases comme : Marie dort Le chat éternue Le petit chat donne une souris à Marie Le petit chat noir donne une souris à Marie Etc. Autrement dit, on part du symbole S et on applique les règles dont le symbole gauche est S, puis pour chaque symbole ainsi introduit, on fait la même opération qui consiste à appliquer une règle quelconque ayant ce symbole en partie gauche, jusqu’à ce qu’on n’obtienne plus que des mots du lexique. L’ « historique » de l’application des règles s’appelle une dérivation. Par exemple, pour la phrase « le chat éternue », on a la dérivation : 2 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte S SN SV (par la règle S Æ SN SV) Det N SV (par la règle SN Æ Det N) Det N V (par la règle SV Æ V) Le N V (par appartenance de « le » à la catégorie Det) Le chat V (par appartenance de « chat » à la catégorie N) Le chat éternue (par appartenance de « éternue » à la catégorie V) Une dérivation possède une représentation au moyen de la notion d’arbre. Un tel arbre est appelé arbre syntaxique (ou arbre de dérivation). Ex : S SN SV Det le N chat V éternue La représentation sous forme d’arbre nous permet de définir des positions structurelles pour les différents éléments de la phrase. Ainsi, dans le cas ci‐dessus, le SN « le chat » a la position structurelle qui consiste à être immédiatement dominé par le nœud S et à avoir pour nœud frère le nœud SV. Une telle position est associée à celle de sujet grammatical. L’arbre de la phrase « Marie regarde le chat » ferait apparaître « le chat » dans la position d’un nœud immédiatement dominé par un nœud SV, et précédé d’un nœud V. Une telle position structurelle est associée à celle de complément d’objet direct. Les notions d’objet et de sujet peuvent donc se définir de manière configurationnelle. Exercice : écrire sur ce modèle une grammaire qui engendrerait des phrases contenant des relatives, comme Le gâteau que la boulangère a vendu ressemblait à un animal Le gâteau que la boulangère que l’épicier a dénoncé a vendu ressemblait à un animal Pierre a acheté un sac de farine qui contenait du sable Pierre a acheté un sac de farine qui contenait du sable qui venait de la rivière 3 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte Pierre a acheté un sac de farine qui contenait du sable qui venait de la rivière qui délimite le champ Sur ces derniers exemples, qu’est‐ce que nous constatons ? Prenons par exemple le syntagme nominal : « le gâteau que la boulangère a vendu ». Il faut traduire l’idée que « le gâteau » en question est l’objet de « vendre », même s’il n’est pas à la place régulière de l’objet (ce qui serait le cas dans « la boulangère a vendu le gâteau »). Dans ce syntagme, « gâteau » est un nom qui est modifié par la relative « que la boulangère a vendu ». « que » sert en quelque sorte de pont pour établir un lien entre le nom « gâteau » (qui est juste à gauche de « que ») et la phrase incomplète « la boulangère a vendu ». On appelle ce « que » un complémenteur (parce qu’il sert à introduire une phrase complément, on dit aussi une complétive). Une idée pour représenter ce phénomène complexe est de dire que la structure qu’on obtient par application des règles est : Le gâteau1 que1 la boulangère a vendu [e]1 La répétition de l’indice « 1 » indique que les unités qui en sont affectés renvoient à la même chose (ici, un « gâteau ») et le « [e] » indique seulement qu’il y a là un élément non prononcé. On pourrait imaginer des langues où ce « e » serait prononcé, des langues où on dirait par exemple : Le gâteau1 que1 la boulangère a vendu le gâteau1 Mais il se trouve que, probablement pour des raisons d’économie, dans la plupart des langues, ce n’est pas le cas : on ne prononce pas le deuxième membre identique à celui qui est devant. Plus tard, nous dirons que s’il en est ainsi, c’est parce que le SN « le gâteau », qui était au départ dans la position du [e] s’est ensuite déplacé, en laissant derrière lui une trace, et que cette trace lui demeure coindexée. Pour l’instant, imaginons simplement qu’il y a désormais, dans la phrase des éléments qui peuvent ne pas se prononcer (on les appelle parfois des catégories vides). Nous pourrions représenter la structure du syntagme nominal « le gâteau que la boulangère a vendu » par l’arbre : SN
SN SComp
Det
le N
gâteau
Comp
SN
que
SN
SN SN
la
4 SN
boulangère
SN
a vendu SN [e] Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte Il y aurait néanmoins quelques petites difficultés : la complétive « que la boulangère a vendu » ne se rattache‐t‐elle pas plutôt au nom « gâteau » tout seul qu’au syntagme entier « le gâteau » ? Et puis comment faire pour que, en utilisant seulement des règles de production, on puisse à coup sûr identifier [e] et « le gâteau » comme ayant même indice ? Il faudrait à la rigueur les insérer en même temps dans l’arbre, ce qui n’apparaît pas possible avec l’état actuel de notre théorie. C’est d’observations de ce genre que viendra l’idée d’insérer « que » à la place de [e], puis de le déplacer dans l’arbre vers le nœud Comp. On voit alors qu’aux étapes d’engendrement d’arbre au moyen des règles de production, se rajoute une couche de transformations des arbres. Ces « transformations » se résument presque entièrement à des déplacements : on fait « voyager » le contenu d’un nœud de ce nœud vers un autre. La position qui supporte Comp est ainsi un lieu de destination privilégié… Exercice : sur ce modèle, faire une grammaire des questions, du genre : Qui Marie a (t‐elle) rencontré ? Qui tu crois que Marie a rencontré ? Quel livre penses‐tu que Marie aimerait lire ? (Dans le premier exemple, on ne tiendra pas compte de l’insertion de « t‐elle ». Noter que les inversions comme « tu sais » Æ « sais‐tu » ou « elle a » Æ a‐t‐elle » sont une autre sorte de transformation que les déplacements). On peut dire : Quel livre tu penses que Marie aimerait lire ? Mais peut‐on dire : Quel livre tu penses que plairait à Marie ? Les règles de production sont‐elles vraiment nécessaires ? On se rend compte très vite qu’elles servent uniquement à fabriquer des arbres. S’il s’avère que les différents domaines syntaxiques (ceux du nom, du verbe, de la préposition, de l’adjectif) ont des structures similaires, alors on pourra se passer de règles pour chaque domaine et en rester à des schémas de règles très généraux qui s’instancieront de manière particulière pour chaque domaine. C’est ce que tente de faire la théorie dite « X‐barre ». La structure du SN est bien représentative : elle comporte (sauf si elle est occupée par un nœud vide !) un N directement puisé dans le lexique, qui peut avoir des modifieurs et des compléments. Un modifieur de N est un adjectif, ou bien un syntagme prépositionnel, ou bien (comme on l’a vu) une relative. Un complément de N est un syntagme que le N rend en principe nécessaire (ou bien quand il est absent, il est sous‐entendu). Par exemple le nom « fils » sous‐entend un complément : fils… de qui ? donc on a naturellement « fils de Pierre » ou « fils de la boulangère ». De même certains noms, qui dérivent morphologiquement de verbes, comme « destruction », sous‐entendent aussi un complément : « la destruction de l’immeuble », par exemple. Et puis, à un niveau supérieur, le regroupement fait à partir du N 5 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte de ses modifieurs et de ses compléments éventuels finit par recevoir un déterminant ou bien un syntagme qui indique la présence d’un agent ou d’un possesseur. Par exemple, en français : « le fils de la boulangère » (déterminant « le »), en anglais : « John’s book on Linguistics » (le livre de John sur la linguistique). Il est intéressant de noter que dans la syntagme anglais, « John » tient le rôle de possesseur. Dans une phrase, on aurait : « John a un livre sur la linguistique », autrement dit, John aurait une position de sujet. Ceci fonde à considérer que la position de « John » ou bien celle du déterminant est analogue à celle qu’occupe le sujet dans une phrase. D’une manière générale, on appelle position de spécifieur cette position immédiatement dominée, dans un cas par S, dans l’autre par SN, et qui est suivie par un nœud qui contient le verbe (dans le cas de la phrase) ou le nom (dans le cas du SN). Et on continue d’appeler complément la position qui suit celle du nœud V ou celle du nœud N. Mais comme on voit, il y a au moins une position intermédiaire entre la position dominante et celle où s’insère l’unité lexicale. Dans le cas de la phrase, jusqu’à présent, nous avons considéré que cette position intermédiaire était celle du SV. Dans le cas du syntagme nominal, nous la noterons N1. Nous pouvons donc avoir désormais : SN
N1
Spec
N
Compl
où Spec est occupé par un déterminant (en français) ou par un autre SN avec ‘s (en anglais), et Compl en général par un SP (syntagme prépositionnel). Nous admettrons qu’un modifieur s’applique à un N pour redonner un N (on ne change pas de catégorie), de sorte que « le petit chat jaune de Marie » puisse se représenter par : SN
le N
N1
Spec
A SP
de Marie N petit N chat A jaune Le modèle général de ces structures est fourni par ce que Noam Chomsky a appelé la « théorie X‐barre », l’idée étant qu’à partir d’une catégorie majeure de la syntaxe, X (X = N, V, P ou A), on peut toujours avoir une structure avec au moins trois niveaux : le niveau 0 6 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte (correspondant à 0 barre !), qui est celui où on insère X, le niveau 1 (une barre !) qui correspond au niveau intermédiaire (N1 ou bien SV) et le niveau 2 (deux barres !) qui correspond au niveau le plus haut (SN ou S). On appelle alors X : la tête du syntagme (quand X correspond à une unité lexicale, on parle de tête lexicale), le niveau 1, ou X’ la projection intermédiaire de la tête, et le niveau 2, ou X’’ la projection maximale. Les schémas de règles valables pour toutes les catégories seraient : X’’ Æ (Spec) X’ X’ Æ X (Compl)* (où les parenthèses signifient l’optionalité et l’étoile une répétition possible). Les modifieurs sont introduits par des règles : X Æ (Mod) X X Æ X (Mod) Comme on le voit, ce sont des règles récursives, ce qui correspond à l’idée qu’on peut toujours ajouter autant de modifieurs qu’on veut. Par exemple : Le charmant petit bonhomme tout en jaune avec une capuche rouge qui se promène au parc Une question qui apparaît tout de suite est celle de savoir où se situe la phrase désormais. Fait‐elle bien toujours partie de ce qu’on a appelé les domaines majeurs de la syntaxe ? Correspond‐elle au modèle X‐barre ? Jusqu’ici, on a fait comme si le nœud S était une projection maximale, celle du verbe (V), avec SV pour projection intermédiaire. Mais alors ce serait SV qui échapperait au modèle X‐barre ? Comment ne pas penser que SV est un syntagme du même type que les autres, simplement de tête V, avec une projection intermédiaire qu’on appellerait V1, comme c’est le cas du SN ? En fait, il y a évidemment une différence entre : grimper au Mont‐Blanc dans « Pierre propose à Jean de l’emmener [e] grimper au Mont‐Blanc », et grimpera au Mont‐Blanc dans « ce week‐end, Jean grimpera au Mont‐Blanc ». « grimper au Mont‐Blanc » n’est tout simplement pas une phrase susceptible de donner une proposition indépendante, même si on lui rajoute un sujet, car *Pierre grimper au Mont‐
Blanc n’est pas une suite acceptable. Il faut qu’une phrase enchâssante (une « matrice ») lui donne un sujet, ici représenté par un nœud vide (e), mais encore cela reste une proposition dépendante. A l’opposé, « grimpera au Mont‐Blanc » devient une phrase dès qu’on lui ajoute un sujet (ici Jean). Cela signifie qu’il existe un élément de plus que le sujet, dont dispose déjà « grimpera », qui manque à « grimper » pour que « grimper au Mont‐Blanc » devienne une phrase. Cet élément est évidemment le temps. Le temps (réalisé en général par une inflexion verbale, mais aussi par un auxiliaire) est donc la catégorie dominante pour la phrase, qu’on 7 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte identifiera à un syntagme tensé, ST (ou, dans la terminologie anglophone TP), et dans ce contexte, le syntagme verbal (SV) devient complément de la tête T d’un ST. Si nous représentons Pierre emmène Marie grimper au Mont‐Blanc par un arbre, nous obtenons : ST (Spec) T’ T SV (Spec) V1 Pierre
V SN SV emmène Marie
[e] V1 V grimper SP Prep SN au Mont‐Blanc Il reste à savoir ce que devient le sujet « Pierre » dans cette représentation. Dans beaucoup de langues, en particulier en Français, la marque de temps se trouve soit intercalée entre le sujet et le verbe (« Peter will come »), soit agglomérée au verbe sous forme de terminaison verbale (« viendra »), mais en tout cas, le sujet est avant la marque de temps. On propose donc de déplacer le SN sujet de la position de spécifieur de SV à celle de ST. Quant au sujet de « grimper », dans l’exemple, il est indiqué par une catégorie vide, et il restera à dire comment cette catégorie vide en vient à être coindexée avec le complément SN « Marie » qui est juste « à côté » et dominé par le même nœud V1. La relation de commandement Considérons les exemples suivants : (1) Quel livre tu penses que Marie a lu ? (2) Qui crois‐tu que Marie a rencontré ? (3) Le gâteau que la boulangère a vendu 8 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte (4)
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(6)
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Chacun croit qu’il est unique Pierre emmène Marie grimper au Mont‐Blanc Pierre propose à Marie de venir Pierre promet à Marie de venir Tous ces exemples ont ceci de commun qu’ils contiennent un élément qui doit être interprété grâce à un antécédent. Ecrivons en effet ici leur structure telle qu’elle découle d’un arbre de dérivation : (1’) [[Quel livre] [tu penses [que [Marie a lu [e]]]]] ? (2’) [[Qui] [crois‐tu [que [Marie a rencontré [e]]]]] ? (3’) [[Le gâteau] [que [la boulangère a vendu [e]]]] (4’) [Chacun [croit [qu’[[il] est unique]]]] (5’) [Pierre [emmène [Marie] [[e] grimper au Mont‐Blanc]]] (6’) [Pierre [propose [à Marie][de [[e] venir]]]] (7’) [Pierre [promet [à Marie][de [[e] venir]]]] En (1’) et (2’), l’élément [e] est une trace (dans un cas, trace de quel livre, dans l’autre de qui). En (3’) également (trace de que, ensuite interprété grâce à le gâteau). En (4’), c’est le pronom [il] qui doit être interprété, ce n’est pas une trace. En (5’), (6’) et (7’), l’élément [e] n’est pas non plus une trace, c’est un élément vide introduit comme sujet à une place qui devrait contenir un sujet mais qui n’en contient pas (parlons de « sujet vide »). Les antécédents sont : ‐
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En (1’) : quel livre En (2’) : qui En (3’) : le gâteau En (4’) : chacun En (5’) : Marie En (6’) : Marie En (7’) : Pierre La question que nous posons est : quelle est la position structurelle dans l’arbre que possède toujours l’antécédent par rapport à l’élément qu’il permet d’interpréter ? On peut répondre naïvement en disant que : 1) Il est « avant » 2) Il est « plus haut » Plus précisément, nous noterons qu’il est en une position immédiatement dominée par un nœud qui domine, mais sur une autre branche (et pas nécessairement « immédiatement »), le nœud terminal occupé par l’élément vide ou le pronom. On dit, en ce cas, que la position de l’antécédent commande celle de l’élément vide ou du pronom. Par ailleurs, nous supposerons que tous les syntagmes nominaux reçoivent un indice, c’est‐à‐dire un numéro (1, 2, …, i, … etc.) : ce numéro sert à les identifier, sorte de porte‐manteau où on accroche 9 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte une description. Evidemment si on accroche deux descriptions au même porte‐manteau, cela signifiera qu’elles décrivent le même objet. Ainsi deux syntagmes nominaux (qu’ils soient pleins, pronominaux ou vides) qui ont le même indice sont dits coréférents. Bien sûr, deux SN sont coréférents sans nécessairement entrer dans une relation de commandement, cf. dans un texte : « Pierre1 est entré dans le magasin. Le jeune garçon1 a demandé une baguette », ou bien « [le fils de Pierre1]2 lui1 a demandé s’il2 pouvait lui1 emprunter son auto » (ici, les positions numérotées 2 illustrent la relation de commandement, mais pas les positions numérotées 1). Exercice : Indexer correctement les pronoms (y compris les relatifs) dans les phrases suivantes : volé Quand Marie est arrivée, la fille de la maison lui a dit qu’elle devait rendre ce qu’elle avait Dans cette course, chaque coureur avait devant lui un champion qui l’avait déjà battu Mais on peut néanmoins énoncer certains principes. Ainsi, une trace doit être toujours commandée par son antécédent (autrement dit, les déplacements se font toujours vers une position de commandement). La coindexation va alors de pair avec le commandement. Nous dirons que : Un nœud A dans un arbre syntaxique lie un nœud B si et seulement si le nœud A commande le nœud B et si les deux nœuds portent le même indice (sont coindexés). On en déduit qu’une trace est liée par son antécédent. De même un pronom peut être lié par un syntagme nominal qui le commande (mais, comme nous le verrons plus loin, pas par n’importe lequel : il s’introduira alors quelques interdictions de liage). Un sujet vide est également lié par son antécédent, mais cela dépend alors du type de verbe de la phrase enchâssante. On notera que, de ce point de vue, proposer et promettre ne se comportent pas de la même façon. On dit que leurs propriétés de contrôle sont différentes. Proposer est un verbe à contrôle par l’objet alors que promettre est un verbe à contrôle par le sujet. Exercice : Dire dans les phrases suivantes, celles dont les liens de coréférence sont correctement établis et celles qui ne le sont pas et expliquer pourquoi il en est ainsi : (1) Chacun1 espère que quelqu’un l1’ aime. (2) Les enfants de chacun1 espèrent que quelqu’un l1’aime (3) Cet homme1 espère que quelqu’un l1’aime (4) Les enfants ont promis à leur mère1 d’ [e]1 être sages (5) Pierre1 se demande s’il1 va pouvoir gagner sa1 vie (6) Chacun1 se demande s’il1 va pouvoir gagner sa1 vie un jour (7) Quand Pierre1 a trouvé du travail, il1 a su tout de suite qu’il1 allait s’en sortir (8) Quand chaque étudiant1 trouve du travail, il1 sait qu’il1 va s’en sortir (9) Personne1 ne demandera s’il1 a gagné (10) Si Pierre1 n’a pas gagné, il1 demandera pourquoi (11) Quand personne1 n’a gagné, il1 ne demande jamais pourquoi Contraintes sur les déplacements Comme on peut le voir sur les exemples suivants : 10 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte *Qui son frère a‐t‐il rencontré Paul et _ ? *Qui Marie possède un livre qui plaît à _ ? *Quoi Pierre se demande qui va gagner_ ? Il existe un certain nombre d’interdictions concernant les possibilités de déplacement d’un syntagme nominal dans la phrase. On aura ainsi : Contrainte des SN complexes Aucun élément dans un S dominé par un SN et précédé par un SN ne peut être extrait. Cf : *Qui Marie possède un livre qui plaît à _ ? Contraintes des SN coordonnés Dans une structure coordonnée, aucun conjoint ou membre d’un conjoint ne peut être déplacé tout seul Cf : *Qui son frère a‐t‐il rencontré Paul et _ ? Contrainte des îlots interrogatifs Un SN qui fait partie d’une question indirecte ne peut être extrait. Cf : *Quoi Pierre se demande qui va gagner_ ? Contrainte sur les sujets phrastiques Aucun élément dominé par un S dominé par un SN lui‐même dominé par un S ne peut être extrait 11 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte Cf : *Quelle musique que Pierre apprécie semble étrange à ses amis (comme venant de Que Pierre aime cette musique semble étrange à ses amis) Contrainte sur les phrases à temps fini Cf : *Pierre semble que _ dorme Aucun élément ne peut être extrait vers une position où il doit franchir un nœud inflexion Contrainte du sujet spécifié Cf : Pierre semble aimer Marie ‐/‐> *Marie semble Pierre aimer_ Aucun élément ne peut être extrait en « passant par‐dessus » un sujet plein Anaphores et pronominaux Exercice : Parmi les phrases suivantes, lesquelles sont correctement analysées en termes de coréférence et lesquelles ne le sont pas : (1) Pierre1 croit qu’il1 est immortel (2) Pierre1 cherche la guitare qu’il1 a apporté (3) Pierre1 cherche la guitare qu’il2 a apporté (4) Pierre regarde Jean1 se1 raser (5) Pierre2 regarde Jean1 se2 raser (6) Pierre2 regarde Jean1 le2 raser (7) Pierre2 regarde Jean1 le1 raser (8) Pierre1 dit à Marie2 qu’elle2 devrait lui1 donner son2 livre (9) Pierre1 dit à Marie2 qu’elle2 devrait lui1 donner son1 livre (10)Pierre1 dit à Marie2 qu’elle2 devrait se1 donner du temps (11) Pierre1 dit à Marie2 qu’elle2 devrait se2 donner du temps (12) Pierre1 dit à Paul2 qu’il2 devrait se2 donner du temps (13) Pierre1 dit à Paul2 qu’il1 devrait se2 donner du temps (14) Pierre1 dit à Paul2 qu’il1 devrait se1 donner du temps (15) Pierre1 dit à Paul2 qu’il2 devrait se1 donner du temps On peut observer une sorte de complémentarité de distribution entre les pronoms comme il, elle, lui et le pronom réflexif se. Là où le pronom réflexif coréfère à un nom comme en (4), le pronom personnel ne le peut pas (cf. (7)), et réciproquement là où le pronom personnel coréfère à un nom comme en (6), le réflexif ne le peut pas (cf. (5)). On peut donc établir une séparation entre deux classes de pronoms : 12 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte ‐
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Les personnels (plus tard élargis aux « pronominaux ») Les réflexifs Notons également les exemples : (16) Ils1 se sont embrassés l’un1 l’autre1 (17) Ils ont vu que (Pierre et Marie) 1 se faisaient des clins d’yeux (l’un à l’autre) 1 (18) Ils1 ont vu que (Pierre et Marie) 2 se faisaient des clins d’yeux (l’un à l’autre) 1 Où il apparaît que les pronoms dits « réciproques » se comportent comme les réfléchis. On mettra donc les réciproques avec les réfléchis. Noter que dans tous les cas envisagés qui donnent une structure acceptable, l’antécédent commande le pronom. On peut donc dire que le pronom (personnel ou réflexif) est lié par son antécédent. Noter cependant l’ exemple : (19) Le chien de Luc1 le1 regarde (20) * (Le chien de Luc)1 le1 regarde où l’antécédent Luc ne commande pas le. En revanche : (21) (Le chien de Luc) 1 se1 regarde où l’antécédent le chien de Luc commande se. On pourrait conclure qu’un réflexif doit être lié par son antécédent, donc en particulier commandé par lui. Mais cela ne suffit pas, car alors, (5) serait admis, ce qui n’est pas le cas. On devine que le réflexif ne peut être lié qu’à un antécédent qui est très proche de lui (dans son environnement immédiat). Un tel environnement immédiat est par exemple : la phrase la plus petite qui le contient et on pourrait énoncer : un réflexif (ou un réciproque) doit être lié dans sa phrase minimale ce qui autorise bien (4), (12) et (14). Il semble alors que la règle pour les pronominaux (non réflexifs, non réciproques) soit : Un pronominal doit avoir une référence disjointe par rapport à tout nominal qui le commande dans sa phrase minimale On dira plus simplement : Un pronominal doit être libre dans sa phrase minimale « Libre » signifie ici la négation de « lié ». Or, si nous nous souvenons de la définition de « lié », il y avait deux conditions : être coindexé et être commandé. Un pronom est donc libre dans sa phrase minimale s’il n’est coindexé avec aucune expression nominale qui le commande dans cette phrase ou s’il est coindexé avec une expression nominale qui ne le commande pas (le « ou » étant inclusif). Principe C Un SN lexicalement plein doit être libre 13 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte •
Il dit que Jean est malade : il ≠ Jean •
(Jean dit qu’il est malade : il peut être co‐référent à Jean – Principe B ‐) De la grammaire au discours Les principes précédents sont assez libéraux pour autoriser des liens de coréférence dans des phrases comme : (1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
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Elle1 a toute la ville à ses pieds et pourtant Marie1 se plaint toujours Il1 ne m’a pas contacté, mais je suis sûr que Pierre1 est de retour Quand Pierre1 viendra, il1 dira ce qu’il pense Derrière lui1, le prof1 a entendu un bruit *Derrière le prof1, il1 a entendu un bruit Chez lui1, Pierre1 fume le narguilé *Chez Pierre1, il1 fume le narguilé Chez Pierre1, j’ai rencontré quelqu’un qui le1 détestait Encore faut‐il adopter des analyses structurales « convenables ». En (1) : on peut dire que « elle » peut coréférer à « Marie » puisque le pronom n’est pas commandé par le nom, de même pour (2) et (3). En (4), le pronom « lui » est commandé par le SN « le prof » mais pas dans sa phrase minimale (« lui » ne figure pas dans une phrase minimale ayant pour sujet « le prof ») ce qui autorise le liage. En (5), c’est le pronom qui commanderait « le prof » et, en ce cas, s’il y avait coréférence, « le prof » serait lié, en contradiction avec le principe C qui énonce que tout SN référentiel doit être libre. (6) et (7) sont traités parallèlement à (4) et (5). Enfin (8) doit être traité comme (1), (2) et (3). La théorie semble assez robuste, mais on notera que dans le cas d’exemples comme (1), (2), (3), la coréférence s’établit en quelque sorte par défaut : elle peut exister en vertu des principes du liage mais elle n’est pas obligatoire. Dans tous ces exemples, on peut imaginer des lectures où il n’y a pas de coréférence. Or, dans le discours, ou quand nous lisons un texte, nous savons quand de tels liens doivent (et pas seulement peuvent) avoir lieu. Il est clair par exemple que, dans le cas de la phrase (1), si nous la lisons sans un contexte qui mentionnerait une autre personne, nous sommes nécessairement conduits à établir les liens de coréférence tels qu’ils sont donnés. D’une façon générale, tout texte écrit ou discours oral suppose l’identification des entités nominales. Ne pas y arriver aboutirait à des incohérences. Considérons le court fragment d’un roman récent de Ian McEwan (« traduit en français sous le titre « Solaire ») : Michael Beard ne savait que faire, prendre du recul lui coûtait et, pour une fois, il ne se reconnaissait aucune responsabilité. C’est sa femme qui avait une liaison, au grand jour de surcroît, une liaison punitive et sûrement sans remords. Il se sentait en proie, entre autres émotions, à d’intenses accès de honte et de désir. Patrice voyait un maçon, leur maçon, celui‐là même qui avait rejointoyé leurs murs. L’établissement correct de liens de coréférence conduit à : Michael Beard1 ne savait que faire, prendre du recul lui1 coûtait et, pour une fois, il1 ne se reconnaissait aucune responsabilité. C’est sa1 femme2 qui2 avait une liaison, au grand jour de surcroît, une liaison punitive et sûrement sans remords. Il1 se sentait en proie, entre autres émotions, 14 Grammaire et Discours Cours de master 1 DDLE – par A. Lecomte à d’intenses accès de honte et de désir. Patrice2 voyait un maçon3, leur{1,2} maçon, celui‐là3 même qui3 avait rejointoyé leurs{1,2} murs. L’identification de « sa femme » avec « Patrice » paraît aller de soi pour un lecteur attentif. Noter cependant qu’un lecteur francophone peut être troublé par le prénom « Patrice » qui renvoie en français plutôt à un personnage masculin. Une lecture cursive conduirait dans ce cas à une incohérence, consistant à identifier « sa femme » avec un personnage de sexe masculin. On voit ainsi que les conditions d’établissement des liens de coréférence dans un texte dépassent le niveau de la stricte grammaire, puisqu’ils dépassent de loin la dimension d’une seule phrase. Dans la partie suivante du cours, nous allons regarder cette dimension « discursive » du problème. 15 
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