Les concepts fondamentaux de la géomorphologie océanique The

Abridged English Version
The geomorphology of the sea floor has long been consi-
dered as little more than the topography of a passive and
unchanging marine reservoir. Today, the ocean floor is
thought to be continuously changing in size and depth, and
is therefore a dynamic environment. The discovery of a vast
range of sea-floor features has been enhanced by the use of
new tools in deep-sea exploration (swath bathymetry, visual
observations, deep-sea drillings, etc.) and promoted by the
global tectonics paradigm. According to plate tectonics
theory, the Earth consists of about twelve great lithospheric
compartments among which almost two thirds incorporate
oceanic crust. One of the most stimulating trends of oceanic
research has been the formulation of a certain number of
laws relative, for instance, to the relationship between age
and basin deepening. Geomorphic patterns are dependent
upon spreading rates at oceanic ridges and sinking rates at
plate leading edges. The most important consequence of
including the sea floor in a global theory has been the iden-
tification of endogenous processes distinct from those that
operate on continents. The processes specific to sea-floor
geomorphology can be summarised in the form of five
governing concepts. (1) Mobility: every oceanic landform
undergoes permanent change both in profile (e.g. lowering
and flattening with crustal age) and in plan (e.g. by
encroachment of plate boundaries due to propagation along
a ridge axis, or the frontal elongation of accretionary
prisms); (2) instability, i.e. abrupt interruptions in the gra-
dual evolution of landforms and geomorphic patterns cau-
sed by sudden variations in sea-floor spreading rates and
directions (ridge jumps, etc.); (3) territoriality: within-plate
spatial redistribution of oceanic provinces depending on
within-plate relative redistribution of active and passive tec-
tonic settings; (4) globality: adjustment of plate displace-
ment and configuration to the Earth's sphericity as eviden-
ced by the curvilinear tracks of plate rotations and plate
boundaries (e.g. fracture zones, island arcs) ; (5) "trans-
mersibility": crossing of sea-level by positive (emergence)
and negative (submergence) vertical crustal movements.
Géomorphologie : relief, processus, environnement, 2005, n° 2, p. 165-172
Les concepts fondamentaux de la
géomorphologie océanique
The basic principles of the oceanic geomorphology
Jean-René Vanney*
Résumé
La reconnaissance du rôle déterminant tenu par le renouvellement du fond océanique est l'acquisition la plus significative du temps pré-
sent, qui va à l'encontre de la vision conventionnelle d'une géomorphologie confinée aux terres émergées. Dans le nouveau cadre de la
tectonique globale, plusieurs lois et principes ont été formulés. L'article passe en revue un jeu de cinq principes (mobilité, instabilité,
territorialité, globalité et « transmersibilité »), leurs caractères génériques, puis examine leur plausible extension à l'extérieur des
océans. L'idée d'une géomorphologie unitaire à l'échelle de la planète est défendue.
Mots clés : géomorphologie des plaques, principes morphogéniques, provinces inter et intraplaque.
Abstract
A highly significant development in modern global tectonics is the recognition of the decisive role of sea-floor renewal compared to the
long-standing vision of subaerial geomorphology as the dominant theme shaping the morphology of the Earth. Within this global tec-
tonic setting, several rules and concepts have emerged. In this paper, the generic characteristics of five of these new concepts (mobi-
lity, instability, plate territoriality, globality and «transmersibility») are briefly considered, and their potential relevance to continental
environments is highlighted. These concepts provide strong arguments in support of a truly unified global geomorphology that inte-
grates subaerial and suboceanic geomorphic systems.
Key words: plate geomorphology, morphogenetic principles, intraplate settings, plate boundary settings.
*Université de Paris-Sorbonne, Institut de Géographie, 191 rue Saint-Jacques, 75005 Paris. Institut Océanographique, 195 rue Saint-Jacques, 75005
Paris. Courriel : [email protected]
The geographic and thematic scope of the five fundamen-
tal concepts may be extended to continental areas. Sea-floor
morphology influences: (1) the present and past morpho-
structure of continental margins; (2) global oceanic energy
transfers, climatic variations and sea-level changes, and,
consequently, the circumstances and conditions of continen-
tal denudation. One of the most challenging problems of
geomorphology today is to establish coherent links between
oceanic and terrestrial geomorphic systems as a means of
unifying a discipline that has to deal with one set of land-
forms which develop in an atmospheric environment affec-
ted by the runoff of fresh water, snow and ice, and another
set of landforms that develop while immersed in a haline
aquatic medium.
Introduction
H. Baulig a été l'un des rares géomorphologues de la pre-
mière moitié du XXesiècle à soupçonner que le plancher de
l'océan pouvait être plus qu'un contenant inerte. Avec le
recul d'un demi-siècle, il mérite d'être considéré comme le
premier à avoir pensé que le champ laissé en jachère de la
géomorphologie océanique donnerait quelque jour ses plus
fructueuses moissons (P. Birot, com. pers. ; Klein, 1999,
2001). Maintenant que la quasi-totalité des fonds océa-
niques est cartographiée comme H. Baulig l'espérait et,
mieux encore, forée et interprétée, apparaît distinctement
l'enrichissement sans précédent que leur connaissance
apporte à la géomorphologie générale et ipso facto à la géo-
graphie (Vanney, 2002). Citons, sans souci de classement :
l'allongement du catalogue des reliefs spécifiques (ex : bas-
sin nodal, chaîne médiane, mégameneau récemment identi-
fié par les Japonais en mer des Philippines : cf. Peulvast et
Vanney, 2002) ; l'élargissement de la gamme des processus
profonds, et d'altération (ex : la serpentinisation de la péri-
dotite dans les affleurements du manteau) aussi bien que de
dégradation (l'érosion dite "érosion tectonique") ; le dénom-
brement des causes de mobilités (progression longitudinale
du flux asthénosphérique sous l'axe des dorsales ; indivi-
dualisation et rotation des microplaques etc.) ; l'accroisse-
ment dimensionnel des mouvements de masse (méga-glisse-
ments) ; l'avènement des morphologies dites "céléro-dépen-
dantes", conditionnées par la vitesse de création ou de des-
truction crustales (Vanney, 2005), etc. Autant de phéno-
mènes à inscrire sur la liste des acquisitions les plus signifi-
catives et les plus novatrices des deux ou trois dernières
décennies dans le domaine de la géomorphologie océanique
(Peulvast et Vanney, 2001, 2002).
L'histoire de la géomorphologie devra retenir qu'au cours
du dernier quart du XXesiècle, la multiplication des données,
acquises par les nouvelles techniques sous-marines de son-
dage et d'exploration, l'a placée dans une situation inédite :
celle d'avoir à individualiser par un nom, à définir et à inter-
préter par une explication, les pièces d'une collection sans
précédent et toujours plus vaste des reliefs océaniques, tous
singuliers car souvent privés d'équivalents subaériens. Tou-
tefois l'intérêt de la géomorphologie océanique ne se réduit
pas à la singularité formelle et mécanique, révélée par la
révolution de l'imagerie acoustique ou par la profondeur
croissante de l'observation par submersible, de l'auscultation
par sondage et de la pénétration grâce aux forages. À la flo-
raison des trouvailles, on doit, plus que des compléments
sémantiques ou taxinomiques, surtout des questionnements
et des ordonnancements nouveaux et, surtout, le réexamen
critique des limites traditionnelles du savoir, notamment la
sempiternelle dichotomie des morphologies émergée et
immergée.
Les tentatives d'interprétation, inévitablement fixistes et
analogiques (par exemple les axes de dorsale assimilés à
l'origine aux "rifts"de l'Afrique orientale), ont révélé qu'il
était difficile de transposer à la morphologie océanique des
concepts conçus pour l'air libre et de les intégrer dans les
systèmes formels antérieurs. L'accroissement numérique des
formes inexpliquées et l'extension du champ factuel mor-
phologique ont provoqué la rupture brutale dans la conti-
nuité des certitudes jusque-là inébranlables, la remise en
cause des "lectures" traditionnelles et, en définitive, le bou-
leversement du champ conceptuel. Ce qui a changé, c'est
autant l'image qu'on avait des fonds sous-marins que la per-
ception qu'on se faisait de leur fonction planétaire. Ils sont
désormais intelligibles par leur incorporation dans des
ensembles géographiques nouveaux et dans des systèmes
morphogénétiques originaux de portée planétaire. Ainsi est
apparu un enchaînement de propositions suffisamment abs-
traites et généralisables. Celles-ci prennent la forme de lois
induites du plus grand nombre possible de faits observés et
de principes classés en groupes déductifs. Un corpus de
concepts fondamentaux constitue la nouvelle armature
générale d'analyse et de compréhension de la géomorpholo-
gie océanique. Les définir est le but assigné à cet article
nécessairement succinct
Une théorie
Autre trait original de la géomorphologie océanique : elle
forme à toutes les échelles de temps et d'espace un savoir
organisé, cohérent, ordonné et graduellement réajusté à des
exigences géométriques qui lui sont propres. Un nouveau
jugement géomorphologique s'est construit dans une sorte
de va-et-vient continuel entre l'examen des innombrables
données et l'élaboration d'une théorie syncrétique et à voca-
tion universelle : l'expansion des océans et son corollaire
planétaire, la tectonique globale, dont la conception et la
brutale entrée en lice (1966-1968) sont paradoxalement bien
antérieures à la connaissance analytique des grandes pro-
vinces physiographiques sous-marines (Vanney, 1993 ; Vila,
2000). L'insertion des deux tiers de la géomorphologie pla-
nétaire dans la mosaïque des plus étranges entités, formées
par les plaques mobiles se partageant la lithosphère, a intro-
duit des normes spécifiques très éloignées de celles qui
longtemps gouvernèrent les domaines subaériens.
Aujourd'hui, la validité de la théorie globale n'a plus à être
démontrée. Elle a été suffisamment fondée par son incon-
testable capacité heuristique et organisatrice. Outil puissant
de découvertes en géosciences, aux yeux du géomorpho-
logue, elle puise l'essentiel de sa force démonstrative à plu-
166 Géomorphologie : relief, processus, environnement, 2005, n° 2, p. 165-172
Jean-René Vanney
sieurs sources. Comparée aux interprétations devancières,
par trop étroitement orogéniques et éloignées de toute véri-
fication (Birot, 1958), la théorie globale présente le mérite
de posséder un sens aigu de l'organisation géographique. De
manière systématique, les formes du terrain sous-marin sont
replacées à l'intérieur de l'espace continu allant des lieux de
leur naissance (l'amont divergent des plaques) aux lieux de
leur disparition par recouvrement sous les pélagites, nivelle-
ment sous les turbidites ou engloutissement dans les fosses.
Classées en séries génétiques, elles composent des succes-
sions d'unités, dûment datées et insérées dans des ensembles
plus vastes et strictement ordonnés. Dans le champ géomor-
phologique, pour la première fois conçu de manière unitaire,
une perspective évolutionniste commune est ouverte depuis
les fonds mobiles des cuvettes océaniques jusqu'aux "seg-
ments continentaux" solidairement associés à l'intérieur des
frontières morphogéniques des plaques. La détermination
simultanée d'une cause et d'un parcours morphologiques
propose un règlement et une explication aux deux pro-
blèmes du pourquoi et du comment des reliefs, jusque-là
traités de manière séparée.
Des lois
Les constats multipliés dans l'ensemble du globe ont permis
de faire apparaître par induction qu'existaient entre les reliefs
des rapports nécessaires, des corrélations évidentes, des liens
de causalité suffisamment constants pour être identifiables
sous la forme de lois. L'appellation doit être employée avec
les précautions d'usage comme deux exemples le montrent.
Il a d'abord été établi que certaines données bathymé-
triques sont unies par une relation linéaire transcrite par une
courbe, comme le traduit la plus ancienne loi (1971), dite de
Parsons et Sclater, qui s'applique aux reliefs des flancs de
dorsales abaissés graduellement en fonction de l'âge des
compartiments de croûte océanique qui les transportent. La
relation quantifiable qui unit l'immersion à l'âge (au vieillis-
sement) des crêtes latérales décrit une courbe de type hyper-
boloïde, concave vers la surface. Elle chiffre en valeur
approchée l'approfondissement du fond des cuvettes océa-
niques jusqu'à leur niveau plancher (5500-5600 m), celui du
maximum de densité de leur support. La formulation de
cette "loi d'airain" de la géomorphologie océanique découle
de l'analyse mathématique de milliers de mesures bathymé-
triques, toutes corrigées de la dénivellation négative intro-
duite par la surcharge croissante des colonnes d'eau et de
sédiments qui pèsent sur les reliefs à mesure qu'ils vieillis-
sent. L'autre type de relation, plus géomorphologique, pour-
rait être dite "aréale" car elle est traduite sous la forme d'un
schéma d'agencement géographique : par exemple l'organi-
sation des reliefs axiaux de dorsales dont la mise en éléva-
tion et en plan est conditionnée par la vitesse d'expansion
(fig.II.2 in Peulvast et Vanney, 2002). Cette liaison tire son
autorité des rapports fréquemment constatés entre l'arrange-
ment morphologique et la vitesse de création des plaques en
divergence. Les deux formulations, quantitative et qualita-
tive, qui viennent d'être évoquées, décrivent des modes évo-
lutifs qui s'imposent comme des règles à certaines catégories
de reliefs océaniques et que l'expérience vérifie dans la
majorité des cas. D'après la loi de Parsons et Sclater, le plan-
cher océanique s'abaisse par obéissance à la gravité à
mesure que le soutien du flux thermique l'abandonne. Dans
l'autre exemple, les dorsales sont d'autant moins accidentées
qu'elles s'édifient plus rapidement ou, si l'on préfère, l'am-
pleur des dénivellations et l'énergie des reliefs varient en rai-
son inverse du taux d'accrétion (Vanney, 2005). Il importe
cependant de constater que, chiffrées ou non, ces relations
sont à la fois moins et plus que des lois véritables, parce que
l'explication légale n'est encore que rarement quantitative et
formulable. Ainsi la courbe de Parsons et Sclater n'a qu'une
valeur statistique, qui varie en fonction de la vitesse de créa-
tion des dorsales. En revanche, à la différence d'autres lois
physiques, l'explication légale présente l'avantage d'être
aussi causale puisqu'elle fournit une explication sur le com-
portement évolutif de la matière qui porte le relief.
Pour instructives que soient de telles lois morphologiques,
elles restent malgré tout peu nombreuses. Dans des
domaines encore "hors la loi" d'autres relations mériteraient
d'être établies, comme par exemple la loi de l'équivalence,
qui n'est d'ailleurs qu'un postulat approché, selon laquelle
les reliefs créés dans l'axe des dorsales occupent des sur-
faces équivalentes à celles détruites par compensation le
long des frontières en raccourcissement. Parallèlement, l'ex-
périmentation et les modèles numériques pourraient suggé-
rer de nouvelles liaisons, comme celle qui semble exister
entre le taux de démantèlement et de recul des versants
internes des fosses abyssales et la fréquence de passage, la
hauteur et l'angle d'incidence des méga-rugosités qui les
taraudent (Vanney, 2005).
Toutefois, la possibilité apparaît encore éloignée de
pouvoir insérer les reliefs de l'océan dans le tissu continu
des articles d'un code dont les lois, fussent-elles induites
de manière empirique, expliqueraient systématiquement
quelques configurations locales caractéristiques. Par contre,
les phénomènes observés ont été plus aisément intégrables
dans un réseau de principes fondamentaux, qui permettent
d'accéder à un niveau d'explication générale. Il s'agit de pro-
positions provisoires auxquelles le raisonnement morpholo-
gique se réfère implicitement pour comprendre, interpréter
et expliquer l'ordonnancement des reliefs et le déroulement
dans l'espace et le temps des événements morphogéné-
tiques.
Des principes
Le raisonnement en géomorphologie océanique est fondé
sur la prise en considération d'un corpus de cinq principes
rationnels, déclinés en variantes subordonnées et auxiliaires,
plausibles et vérifiables en fonction des circonstances géo-
graphiques de leur application. À beaucoup d'égards, ces
propositions sont contenues en germe dans le premier prin-
cipe dont elles font figure de corollaires. Conçu pour les
reliefs des parties creuses de la planète, cet outillage concep-
tuel vient compléter les "notions de base" formulées, il y a
un demi-siècle, pour ses parties élevées assujetties à l'éro-
sion (Baulig, 1950).
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Géomorphologie : relief, processus, environnement, 2005, n° 2, p. 165-172
Les concepts fondamentaux de la géomorphologie océanique
Le principe de mobilité
Grâce à des exemples indubitables comme l'édification
graduelle des flancs de cordillères ou de dorsales, c'est
assurément le principe le mieux admis. Aussi est-il primor-
dial et ne souffre-t-il aucune exception. Il pourrait être
énoncé ainsi : tous les reliefs océaniques participent d'un
mobilisme universel et permanent qui découle de l'activité
motrice des frontières de la plaque convoyeuse. Celle-ci est
soumise d'abord à un défilement (accrétion dans les diver-
gences et subduction dans les convergences) qui la fait
pivoter autour de son pôle de rotation. Sa progression est
accompagnée d'un dénivellement graduel, positif dans les
compartiments frontaliers (exhaussement des axes de dor-
sales et des versants internes des fosses), négatif partout
ailleurs. De tels mouvements verticaux peuvent atteindre et
outrepasser la surface de l'océan (voir cinquième principe).
Le mouvement peut prendre la forme d'une conquête par
empiètement des frontières de plaques, selon l'axe des dor-
sales (propagation) ou le long des prismes d'accrétion
(élongation par convergence oblique). L'avancée de la
pointe d'un propagateur, ou de la flèche d'un arc ou avant-
arc insulaire, occasionne une réorganisation spectaculaire
des reliefs frontaliers et l'apparition de morphologies spéci-
fiques : radiées dans le cas des jonctions triples, circulaires
pour les microplaques ou sagittales avec les chevrons des
flancs de dorsales. Dernier mode enfin : l'enchaînement
dans le sens transversal. Le déroulement irréversible et gra-
duel de la morphogenèse entraîne le rangement des reliefs
dans des unités morphologiques composées de suites
ordonnées et étagées en fonction de leur âge. Le mobilisme
a ainsi perdu son ancien visage : les fluctuations non-gla-
ciaires auxquelles on attribuait jadis les plus importantes
variations morphologiques (lignes de rivages étagées, creu-
sement des vallées, etc.) sont intégrées dans le mouvement
complexe de la convexion mantellique.
Le principe d'instabilité
Il est déduit d'un autre fait fondamental : la mobilité est
une variable discontinue dans le temps (vitesse) et dans
l'espace (trajectoire). Aussi, le déroulement de la plaque ne
crée-t-il pas une succession régulière d'états morpholo-
giques associés dans un enchaînement rigoureux. En raison
des multiples aléas qui président à sa morphogenèse, le
plancher de l'océan est un champ irrégulier et comparti-
menté par des réseaux de discontinuités remarquables. Ces
interruptions et discordances résultent des changements
chroniques qui affectent le régime des flux issus des
sources magmatiques, que celles-ci soient longitudinales à
l'axe des dorsales ou aréales lorsqu'il s'agit de points
chauds. Périodiquement, les fonds sous-marins et les fron-
tières de plaques sont soumis à des séries de vastes et par-
fois brusques réarrangements, tant en position (par exemple
ceux qui sont introduits par les "sauts" de dorsales et de
zones de fractures) qu'en conformation. Le réseau des dis-
continuités sert à reconstituer les épisodes de remaniements
morphologiques que la plaque a subis tout au long de son
transfert. Ceux-ci peuvent être d'ordre cinématique dans le
cas d'une accélération, ou du ralentissement, de la vitesse
de production morphologique et/ou géographique lorsqu'il
s'agit d'une réorientation de trajectoire consécutive à un
changement de pôle de rotation, à un blocage, ou au pas-
sage au-dessus d'un point chaud, etc. Un exemple est fourni
par les variations dans l'édification et dans l'immersion des
chaînes de monts sous-marins. Enfin, les discontinuités
rendent compte des agencements dysharmoniques com-
plexes, tels que les décalages d'accidents majeurs : décro-
chements de "murs" enfermant les zones axiales, zones de
fracture, etc. Il en est de même de l'accouplement de mor-
phologies antinomiques, celles dites d'abandon, destructu-
rées par le verrouillage ou la mort d'une frontière, comme
par exemple les dorsales avortées converties en plateaux
océaniques, qui se trouvent en compétition territoriale avec
celles dites de rajeunissement (ou de seconde jeunesse),
réorganisées par et autour du propagateur d'une dorsale
vivace et conquérante (ex : les phénomènes de capture ou
de "piraterie").
Le principe de territorialité
Le troisième principe stipule que les reliefs océaniques
sont replacés dans des territoires de grandes dimensions, les
plaques, en forme de calottes sphériques, tournant sur le
globe à volume constant qu'est la Terre. Ces reliefs sont
définis, interprétés, classés et datés en fonction de leur
appartenance et de la place qu'ils y occupent. Quelle que soit
la configuration de la plaque (dimensions et constitution
océanique ou continentale), elle est un territoire de transport
avec un avant ou aval et un arrière ou amont morpholo-
giques. Mobile à propulsion arrière et, dans un grand
nombre de cas, à destruction frontale, elle est le siège de
phénomènes morphologiques progressifs, de gains et de
pertes de terrains qui couvrent des étendues équivalentes.
Les reliefs antérieurs doivent nécessairement disparaître par
subduction dans la zone de convergence pour céder le ter-
rain à ceux qui sont néoformés dans l'axe des dorsales. La
plaque est aussi un territoire organisé où les individus mor-
phologiques s'ordonnent hiérarchiquement par rapport à son
périmètre d'instabilité, ceinture où naissent les morpholo-
gies frontalières dites inter-plaques. À l'intérieur du terri-
toire, sont encloses les morphologies intra-plaques, héri-
tières inertes des précédentes, entraînées dans une sorte de
cycle irréversible unissant, d'un bout à l'autre de la plaque,
les lieux fondamentaux de la morphogenèse. Le vieillisse-
ment de la plaque entretient une hiérarchie linéaire de
formes placées en situation d'infériorité croissante. Dans les
confins des plaques limitrophes sont conservées les
empreintes laissées par les modifications des limites territo-
riales. Sont du nombre : les morphologies traces, formes
jumelles mais rarement spéculaires, créées en vis-à-vis sur
chacune des plaques par la propagation longitudinale d'une
jonction triple et les morphologies transfuges, transférées
latéralement, d'une plaque à sa voisine, par suite d'un saut de
frontière consécutif à une collision ou à la formation d'une
microplaque.
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Jean-René Vanney
Le principe de globalité
Tous les reliefs sont partie intégrante de l'espace courbe
des calottes lithosphériques déplacées les unes par rapport
aux autres à la surface du géoïde imparfait qu'est la Terre.
En profil, les grands fonds océaniques sont semblables à
d'immenses panneaux bombés en forme de polygones sphé-
riques mobiles. En tracé, les frontières latérales des plaques
sont assimilables à des polygones circulaires, décomposés
en une suite de méga-accidents en forme de petits arcs de
cercles centrés sur le pôle de rotation de la plaque. De
même, les frontières antérieures, de subduction ou de colli-
sion, adoptent des dessins en arabesques multilobés où les
inflexions curvilignes des fosses et des arcs s'ajustent aux
contours et aux contraintes des reliefs de la plaque chevau-
chante. Dans le temps enfin, les reliefs sont assujettis à un
enchaînement évolutif inscriptible dans une courbe hyper-
boloïde. L'amont de chaque plaque est un "haut" convexe et
son aval un "bas" concave. En passant de l'un à l'autre, les
reliefs décrivent une manière de "cycle de vie" à l'échelle
planétaire et accomplissent une manière de "carrière" dont
les étapes sont suivies par la progression de leurs positions
bathymétriques et géographiques successives. Les reliefs
néoformés à l'amont passent par une phase ascendante, en
soulèvement permanent et en croissance morphologique
rapide (intumescence thermodynamique), où les formes
vives au stade de jeunesse atteignent la plénitude de leur
dénivellation et de leur développement. Puis, à la vitesse
d'accrétion, la translation les introduit dans la partie descen-
dante et concave du cycle. Au cours de son mouvement des-
cendant, la plaque évolue vers les stades de maturité et de
sénilité en se rapprochant manifestement de son profil
d'équilibre. Le défilement du temps et du fond sous-marin
équivaut alors à l'abaissement des provinces physiogra-
phiques par décroissance lente ("détumescence" ou l'inverse
de la tumescence) jusqu'au niveau le plus bas de la plaque
(ou profondeur d'équilibre de la croûte refroidie). Il en
résulte un effacement de leurs reliefs par nivellement dû à
l'érosion et/ou par enfouissement sous les sédiments. Ces
formes héritées, qui conservent la mémoire de leur mise en
place, ne sont pas nécessairement des formes mortes
puisque, localement, les processus de dégradation peuvent
reprendre leur action.
Le principe de "transmersibilité" lié au
franchissement de la surface océanique
Création, translation et compression crustales conduisent
concurremment les reliefs à franchir la surface de l'océan
dans les deux sens, à émerger ou à s'enfoncer sous l'eau. Ces
oscillations du fond sous-marin de part et d'autre du niveau
de base océanique sont de nature diastrophique. Leur ampli-
tude paraît avoir un ordre de grandeur au moins égal à celui
des variations d'origine eustatique des masses d'eau océa-
niques. Le travail morphologique peut s'accomplir contre ou
avec la pesanteur. Le mouvement positif trouve ses illustra-
tions dans la transpression des chaînes transverses cisaillées
par la transformation, l'éduction (phénomène inverse de la
subduction) de monts sous-marins "scalpés" par les murs
des fosses abyssales où ils s'engouffrent, l'élongation des
prismes tectoniques en subduction oblique, l'effusion mas-
sive issue des sources magmatiques. Ces phénomènes, ran-
gés parmi les mécanismes crustaux de l'insularisation, relè-
vent du principe de l'émersibilité.
Le mouvement négatif est exprimé dans l'écroulement
postérieur à la collision des grands orogènes, l'affaissement
des édifices magmatiques coupés de leur conduit d'alimen-
tation mantellique, l'immersion de séries de chaînes volca-
niques, etc. De tels mécanismes gravitaires ressortissent au
principe de la possibilité de submersion ou "submersibilité".
Le principe de "transmersibilité" atteint une expression
exemplaire quand les phénomènes d'émersion-submersion
adoptent une disposition en ligne sur des distances de plu-
sieurs milliers de kilomètres. À l'intérieur des plaques , un
premier type est fourni par les longues traînées de reliefs
édifiés dans le sillage des points chauds. Il s'agit des chaînes
d'îles, de récifs et de monts sous-marins que des circons-
tances locales peuvent contraindre à ré-émerger de l'océan
(Peulvast et Vanney, 2002). Plus démonstratif encore est
l'ordonnancement entre les plaques de reliefs océaniques et
continentaux échelonnés le long d'une zone transformante
soumise à la compression. Par exemple, entre les parties,
tantôt océaniques, tantôt continentales, des plaques Antarc-
tique, Australie et Pacifique, se trouvent alignés, de la mer
de Ross à celle des Samoa, soit sur près de 6500 km, la
gerbe des reliefs suivants : les fosses et les chaînes transfor-
mantes de la dorsale du Pacifique austral, les chaînons puis
les arcs insularisés des Macquarie, les plissements de la
marge continentale de l'Île Sud de la Nouvelle-Zélande, la
marqueterie des falaises transformantes du Fiordland, les
escarpements chevauchants des Alpes néo-zélandaises et
enfin les monts échelonnés en relais qui font émerger l'Île
Nord où la chaîne morphologique est prolongée dans la
même étreinte par les faisceaux linéaires du gigantesque
arc insulaire Tonga-Kermadec (Peulvast et Vanney, 2002,
fig. II.43).
L'application des concepts à la
géomophologie de la planète
Les concepts démontrés ou interprétés à partir de l'analyse
d'un nombre croissant de secteurs sous-marins, doivent
devenir partie intégrante de la pensée géomorphologique du
temps présent. Ils fournissent au géomorphologue des règles
de raisonnement, des règles d'analyse fondées sur des modes
opératoires simples imposés par la genèse et les propriétés si
particulières des reliefs de la croûte océanique.
Caractères fondamentaux des concepts
Les champs d'application sont les plus vastes de la pla-
nète, puisque les concepts sont exclusifs aux sept dixièmes
de l'espace terrestre accaparé par les morphologies créées au
fond des océans ou"thalassogénétiques", conditionnées par
le mouvement de renouvellement et de déplacement perpé-
tuels du soubassement. Ils renvoient à des mécanismes crus-
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Géomorphologie : relief, processus, environnement, 2005, n° 2, p. 165-172
Les concepts fondamentaux de la géomorphologie océanique
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