la coopération transfrontalière et la construction européenne

La coopération
transfrontalière et la
construction européenne
Eléments d’analyses récentes en sciences sociales
À propos de :
BRUNO DUPEYRON
L’Europe au défi de ses
régions transfrontalières.
Expériences rhénane
et pyrénéenne
coll. Publications universitaires
européennes, série XXXI, vol. 556,
Peter Lang, Berne, 2008, 260 p.
JEAN-BAPTISTE HARGUINDÉGUY
La frontière en Europe :
un territoire ? Coopération
transfrontalière franco-
espagnole
L’Harmattan, Paris, 2007, 320 p.
BIRTE WASSENBERG
Vers une Eurorégion ?
La coopération
transfrontalière franco-
germano-suisse dans l’espace
du Rhin supérieur de 1975 à
2000
coll. Euroclio – Etudes et docu-
ments n°38, PIE – Peter Lang,
Bruxelles, 2007, 488 p.
L
a coopération transfrontalière a
fait l’objet, au l des années, de
plusieurs articles dans la Revue
des Sciences Sociales, qui en ont sou-
ligné toute la portée : il en va à la fois
de relations interinstitutionnelles qui
se nouent et se recomposent et, plus
largement, du rapport à l’Autre pour
les habitants des espaces-frontières,
au sein desquels se développent les
initiatives de rapprochements entre
collectivités publiques, entre orga-
nisations et associations, voire entre
citoyens mobilisés sur tel ou tel enjeu
commun de part et d’autre de la fron-
tière nationale. S’il fallait retenir une
dénition de base, on pourrait ren-
voyer à celle proposée par Georgette
Birouste (2002) et d’ailleurs reprise
par Bruno Dupeyron au début de son
ouvrage, à savoir une coopération
directe de voisinage entre autorités
infra-étatiques des espaces frontaliers,
dans une diversité de domaines et avec
la participation d’acteurs de diérents
niveaux – ce qui écarte les formes
de coopération entre des collectivités
d’espaces non contigus, ne partageant
pas une même frontière (les coopéra-
tions transnationale et interrégionale,
au sens des programmes européens,
par exemple).
On aborde ainsi immanquable-
ment, et avec la possibili de les
penser ensemble, la recomposition
des espaces de pertinence de l’action
publique, entendue en termes mul-
ti-scalaires, c’est-à-dire à la fois au
niveau local, régional et national, dans
le rapport à l’intégration européenne,
et les dynamiques interculturelles par
lesquelles passe la formation de liens
pluriels (sociaux, économiques, cultu-
rels, politiques…) entre des univers
géographiques, sociaux et cognitifs
jusque-là séparés et à présent placés
en interactions renforcées de proxi-
mité. Il y a donc ici tout spécialement
une problématique de l’institué et de
l’instituant, du formel et de l’informel,
de la conance et de la méance qui se
pose, comme autant de couples d’op-
positions structurants, sinon de dua-
lismes divergents au sens de Georg
Simmel, qui se trouvent précisément
placés au centre de ce que coopérer
par-delà une frontière veut dire.
L’objet des textes publiés dans la
Revue est signicatif de ces dimen-
sions entremêlées, où il est question à
138
ph i l i p p e ha M M a n
Maître de conférences en sociologie
Université de Strasbourg
Centre de recherche et détude en sciences
sociales (CRESS, EA 1334)
139
Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne
la fois de modes de coopérations peu
institutionnels, comme les jumelages
de communes, et confrontés au dé
de produire de l’institution à mesure
de leur inscription dans la construc-
tion européenne et ses programmes
incitatifs (Hamman 2003, et également
2004a) et d’une dimension culturelle
et identitaire pour les habitants de
ces espaces d’entre-deux que sont les
territoires-frontières, à l’exemple de
l’Alsace entre la France et l’Allema-
gne (et au sud la Suisse) (Bloch &
Ercker 1996, Denis 1990/1991). De
plus, ceci renvoie également à des
interdépendances socio-économiques
structurantes, comme en témoigne le
fonctionnement du marché du travail
dans le cas des travailleurs frontaliers,
qui se dénissent par leur résidence et
leur activité dans deux espaces natio-
naux diérents, contigus et délimités,
entre lesquels ils opèrent des migra-
tions pendulaires quotidiennes (Ham-
man 2007).
Dans ce contexte éditorial mais
aussi géographique, au niveau de la
France de l’Est, pour l’ouvrir à la com-
paraison, il est intéressant de s’arrêter
sur quelques ouvrages récents, publiés
en 2007 et 2008, susceptibles d’enri-
chir notre regard grâce à une double
focale d’histoire contemporaine et
de sociologie politique. Elle permet
un croisement pluri-disciplinaire et
porte qui plus est sur deux terrains
transfrontaliers que sont le Rhin supé-
rieur (entre la France, l’Allemagne et la
Suisse) et l’Euro-région Méditerranée
(entre la France et l’Espagne). Cette
convergence permet d’ouvrir des com-
paraisons heuristiques, d’autant plus
que la période couverte par chaque
auteur autorise à la fois une double
lecture s’agissant des années récentes
et-ou de la décennie 1990 et ore des
complémentarités sur un temps plus
long ou tout proche, où le degré d’ap-
profondissement dière.
Présentons brièvement les trois
ouvrages qui nous retiennent, et consti-
tuent à chaque fois la recomposition
d’une thèse de doctorat. Le premier
est celui de Birte Wassenberg, maître
de conférence en histoire des relations
internationales à l’Institut des hautes
études européennes de Strasbourg. Sur
près de 500 pages, à partir de nom-
breuses sources d’archives contempo-
raines en français et en allemand, elle
retrace nement les cheminements de
la coopération franco-germano-suisse
dans l’espace du Rhin supérieur de
1975 à 2000, suivant une perspective
chronologique en trois phases, dont
la troisième commence en 1991 en
liaison avec le programme européen
de soutien I, pour s’arrêter en
2000 – là les deux autres livres vont
plus loin vers le présent. Le second
nous est proposé par Bruno Dupeyron,
professeur adjoint à l’Université de
Regina au Canada, qui a mené sa thèse
à Strasbourg au sein de l’UMR 7012
CNRS (GSPE). Il analyse sur quel-
ques 260 pages les expériences trans-
frontalières rhénane et pyrénéenne au
prisme de l’européanisation, en por-
tant attention plus spécialement aux
projets I I, IIA et IIIA (sans
exclure des références antérieures à
1991). Quant au troisième ouvrage
retenu, sous la plume de Jean-Bap-
tiste Haguindéguy, docteur en scien-
ces politiques et sociales de l’Institut
Universitaire Européen de Florence, il
porte sur la coopération transfronta-
lière franco-espagnole à travers la mise
en œuvre d’I IIIA, c’est-à-dire
un angle d’entrée davantage concentré
dans le temps, et dans l’espace égale-
ment, puisque l’auteur interroge trois
cas précis de coopérations concrètes
qu’il tient pour exemplaires de sa
démonstration. Le point commun à
ces livres est de se situer au niveau de
la coopération transfrontalière inter-
régionale en Europe, ce qui peut être
discuté. Au-delà, il est intéressant de
noter que Birte Wassenberg comme
Bruno Dupeyron, même s’ils ne parta-
gent pas le même regard disciplinaire
(optant du coup pour la première pour
une chronologie problématisée, pour
le deuxième pour un plan thématique
attentif aux dynamiques), ont pu tous
deux appuyer leurs recherches sur des
observations et des prises de contacts
personnelles grâce aux fonctions qu’ils
ont occupées au Conseil régional d’Al-
sace ; les deux auteurs y reviennent en
préambule à leurs développements et
Bruno Dupeyron souligne avoir tenu
aussi précisément que possible (et
qu’autorisé) des carnets de notes. Ce
point de méthode mérite d’être relevé,
car c’est également un intérêt de ces
ouvrages que d’éclairer l’« objet » coo-
pération transfrontalière sous diver-
ses focales et à partir d’un croisement
de sources variées, de première et de
seconde main : observations, entre-
tiens, archives, presse, littérature grise,
etc.
Qu’est-ce
qu’une Euro-région ? n
Le terme d’Euro-région s’est
aujourd’hui considérablement diusé
parmi les acteurs et dans les analyses de
la coopération transfrontalière () ; il
masque pourtant des itinéraires et des
enjeux bien diérents, des théorisa-
tions elles-aussi distinctes. C’est une
des forces des travaux relevés que d’y
revenir. Le l directeur de l’ouvrage
de Birte Wassenberg peut se résumer
comme suit : il s’agit de voir si un espa-
ce géographique comme celui du Rhin
supérieur – qualié aussi de « pays
aux trois frontières » (Dreieckland)
constitue une Euro-région, voire et
l’analyse historique se conjugue alors
avec une approche sociologique
un possible modèle d’Euro-région.
Le questionnement rejoint à ce titre
directement celui de Bruno Dupey-
ron, qui s’interroge : « La coopération
transfrontalière permet-elle l’émer-
gence d’Euro-régions ? » (p. 18). En
termes de déconstruction des catégo-
ries usitées par le sens commun, ceci
permet de faire ressortir la diversité
des lectures possibles et qui coexis-
tent à propos de ce que désigne la .
B. Wassenberg (p. 18-21) rappelle qu’il
existe trois grands modes de lecture,
au positionnement et à l’ambition dif-
férents : pour certains, il s’agit de faire
disparaître des frontières d’État (de
façon utopique ?) ; pour d’autres, de
participer de la montée en puissance
des régions en Europe face aux États,
en recourant à ce levier inter-scalaire ;
pour d’autres encore, on aurait un
« laboratoire de l’Europe », c’est-à-dire
un modèle réduit et précurseur de l’Eu-
rope de demain. C’est au demeurant
cette troisième hypothèse que teste
plus spécialement Bruno Dupeyron,
examinant ainsi l’« Europe à la lumière
du local », c’est-à-dire interrogeant le
140 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
lien souvent revendiqué par les acteurs
entre  et construction européenne,
espaces frontaliers et Europe. De son
côté, Birte Wassenberg s’eorce de
repérer des moments de prégnance
ou des basculements relatifs entre ces
versions en concurrence, en fonction
des conjonctures, depuis 1975. À cela
s’ajoute également le fait, repéré par les
auteurs, que les perceptions de ce qui
se noue dans le transfrontalier varient
en fonction de cadres nationaux : celui
de la centralisation de l’administration
publique puis de la décentralisation en
France, de l’État fédéral en Allemagne
et en Suisse, ou encore la lecture du
« pont vers l’Union européenne » dans
le cas helvétique. Enn, dans leurs
interactions réciproques, les échelles
des acteurs viennent aussi interagir
avec la dénition de la  formu-
lée par les uns et les autres : échelle
régionale, dont le renforcement est
ambitionné, nationale, les États appa-
raissant incontournables pour xer
des accords intergouvernementaux, et
européenne, sachant qu’à mesure de
l’approfondissement de l’intégration
européenne les relations internationa-
les des régions tendent à être perçues
par les institutions communautaires
comme des « aaires intérieures » de
l’Union (Balme 1998, p. 28).
C’est en partant de la diversité de ces
lectures des relations transfrontalières
que B. Wassenberg nous propose une
mise en chronologie, organisée autour
de trois périodes qui s’articulent pro-
gressivement, sans vision mécaniste,
autour d’aspects de continuités et de
ruptures tout à la fois. Pour l’auteur,
elles correspondent schématiquement
à trois temps de la , celui de l’inter-
gouvernementalisme (1975-1982), de
la régionalisation (1982-1991) et de
l’européanisation (1991-2000).
En partant de l’Accord de Bonn de
1975, vu comme la pierre angulaire
initiale de la coopération transfron-
talière entre la France et l’Allemagne
(non sans être revenue sur le Rhin
comme frontière contestée sur la lon-
gue durée), B. Wassenberg expose dans
un premier temps ce qui constitue une
phase d’institutionnalisation de la ,
dans laquelle s’impliquent les États.
Ce retour en arrière sur la genèse de la
coopération institutionnelle car de
relations transfrontières en réseaux,
en particulier entre villes, il en est déjà
question au Moyen-Âge, si l’on pense
à la Ligue hanséatique ou à la Déca-
pole en Alsace, par exemple présente
deux intérêts majeurs.
Le premier tient, là encore, à la
restitution de la diversité des inter-
prétations possibles, et produites en
parallèle, de ce qu’est une Euro-région,
grâce à cette densité historique. Trois
principales définitions théoriques
s’avèrent en présence (avec des décli-
naisons possibles bien sûr). La première
renvoie à une proposition de Richard
Balme, selon lequel « l’euro-région est
dénie sommairement comme une
association régionale de coopération
transfrontalière » (Balme 1996, p. 122).
Comme l’explique B. Wassenberg,
« ici, l’existence de l’euro-région est
mesurée au degré de coopération entre
les régions frontalières concernées. Il
s’agit d’une dénition organique
les euro-régions sont caractérisées
avant tout par leurs membres, deux ou
plusieurs régions » (p. 51). Une autre
dénition correspond à la posture pro-
mue par Karl Deutsch, qui évoque un
« groupe d’unités politiques reliées plus
étroitement entre elles qu’avec n’im-
porte quelle autre » (cité in : Dupeyron,
Kissling & Schall 1999, p. 8). Il est
donc question d’une possible nouvelle
unité politique autonome, au-delà de
la question des limites administrati-
ves des régions existantes. Enn, une
troisième variante est énoncée en ces
termes par Claude Olivesi : « Ni entités
administratives, ni collectivités terri-
toriales de droit communautaire, elles
peuvent, en revanche, être dénies
comme association régionale de coo-
pération transfrontalière cherchant à
promouvoir des relations plus étroites
sur la base de caractères et intérêts
communs » (1996, p. 132). Le point
nodal tient alors en la nalité du pro-
jet : en ce sens, « l’euro-région est un
espace transfrontalier de coopération,
dont le but est d’accroître l’intégra-
tion », note B. Wassenberg (p. 52), qui
montre bien que ces trois approches
sont applicables à l’espace du Rhin
supérieur, en fonction des visions que
l’on véhicule ou promeut.
C’est le deuxième intérêt de la
lecture historique : l’euro-région appa-
raît clairement comme un processus et
non comme un état, et nécessite donc
une attention aux dynamiques en train
de se faire. L’examen des fondements
possibles à la  dans le Rhin supérieur
met en exergue les échanges écono-
miques et de personnes, le sentiment
d’appartenance à un espace de vie com-
mun (ce qui fait sans doute davantage
débat), mais aussi la faiblesse des bases
juridiques transfrontalières. Aussi les
premières coopérations sont-elles
d’abord informelles. B. Wassenberg
les retrace avec minutie, en com-
mençant par les premiers « groupes
de travail Regio » (Regio Basiliensis),
la Conférence tripartite permanente
de coordination régionale, ou encore
l’Association des régions frontalières
d’Europe (ARFE) créée en 1971, et
en pointant une diversité d’initiati-
ves sectorielles souvent peu connues
(banques de données, coopération
économique et culturelle, transports
et environnement…). Avec les années
1970, on entre à proprement parler
dans la phase d’institutionnalisation de
la , notamment à l’initiative du gou-
vernement français, comme contre-
poids à la coopération régionale « par
la base », pour reprendre l’expression
de B. Wassenberg, qui souligne alors,
en même temps que le développement
des réseaux informels précités, la créa-
tion d’un certain nombre d’instances
de coopération « ocielles ». L’Accord
de Bonn du 22 octobre 1975 met en
place une Commission intergouverne-
mentale franco-germano-suisse ainsi
que deux Comités régionaux : l’un,
« bipartite », pour évoquer les ques-
tions bilatérales franco-allemandes, et
l’autre, « tripartite », en charge des pro-
blèmes franco-germano-suisses – le
premier fonctionnant dans la pratique
bien moins que le second.
Une deuxième période s’ouvre en
1982, celle de la  au dé d’une nou-
velle régionalisation. Il y est question,
par rapport à l’inuence intergouver-
nementale première de la décennie
1970, de la multiplication d’initiati-
ves des régions-frontières du Rhin
supérieur, à partir du mouvement de
décentralisation amorcé côté français
en 1982-1983. B. Wassenberg examine
en détail ces processus à travers l’orga-
nisation signicative de symposiums
141
Philippe Hamman La coopération transfrontalière et la construction européenne
et des Congrès tripartites, et rapporte
également cette montée en force des
collectivités régionales au fait qu’au
même moment, d’une part, la coo-
pération « institutionnelle » (au sens
des instances de la sphère intergou-
vernementale) connaît une certaine
stagnation et, d’autre part, les deux
scènes « interrégionale » et « intergou-
vernementale » entrent en relation :
les Comités régionaux, qui se veulent
moteurs, soumettent diérentes ini-
tiatives à la Commission tripartite et
mettent en avant certains thèmes spé-
ciques en plus des deux principaux
thèmes récurrents que sont l’environ-
nement et les transports. Du reste,
en 1991, la coopération « institution-
nelle » est réformée avec la création de
la Conférence du Rhin supérieur, les
deux Comités régionaux étant fusion-
nés. Parallèlement, un autre facteur
d’évolution, bien rendu dans les ouvra-
ges de B. Wassenberg et B. Dupeyron,
tient à la mise en réseau croissante des
autorités régionales de l’espace rhé-
nan. On pense en particulier à la mise
en place du réseau PAMINA (Palati-
nat / Mittler Oberrhein / Nord Alsace)
en 1988. Cette évolution se super-
pose avec une deuxième : les réseaux
européens se renforcent également.
Le soutien du Conseil de l’Europe est
réel, à travers l’organisation de plu-
sieurs Conférences européennes des
régions frontalières, la consolidation
du réseau de l’ARFE et la création
de l’Assemblée des régions d’Europe
(ARE), etc. À cela s’ajoute le posi-
tionnement à compter de 1989 de la
Communauté européenne comme un
nouvel acteur s’intéressant à la ,
avec la mise en place d’un programme
pilote communautaire (auquel par-
ticipe l’espace PAMINA) puis celle
de l’initiative I dans l’espace
rhénan (I I, de 1991 à 1995).
Cette émergence d’un programme
communautaire pour la  ouvre,
selon B. Wassenberg, un troisième
moment, qui correspond à la décennie
1990. Elle est marquée par un change-
ment d’objectif de la coopération entre
régions, dans le sens de la promotion
d’un espace d’intégration, posé comme
lié au processus d’intégration commu-
nautaire, auquel il est censé contribuer
par la pratique exemplaire de terrain
(le « laboratoire » évoqué plus haut !).
Ceci s’incarne aussi bien dans les pro-
grammes I (I, IIA et IIIA) que
par la création de nouvelles instances
comme la Regio TriRhena, en 1995
(Regio Basiliensis, Regio du Haut Rhin
et Regio Freiburg), le Conseil rhénan,
en 1997 (comme organe de conseil et
de coordination politique, siègent
des élus régionaux des trois pays), ou
les Communautés de travail régiona-
les (par exemple, la Communauté de
travail Centre fondée en 1999, entre la
Regio TriRhena et l’espace PAMINA).
Enn, ces processus s’accompagnent,
selon B. Wassenberg, d’une nouvelle
dynamique au niveau de la Conférence
du Rhin supérieur et de ses groupes
de travail (y compris la création de
nouveaux groupes) et à travers l’élabo-
ration de nouveaux cadres juridiques
transfrontaliers que sont les Accords
de Karlsruhe du 23 janvier 1996 fon-
dant les Groupements locaux de coo-
pération transfrontalière (GLCT), et
ceux de Bâle du 21 septembre 2000, qui
établissent de nouvelles bases pour la
 25 ans après l’Accord de Bonn.
On rejoint de la sorte les grandes
lignes des évolutions dépeintes éga-
lement par B. Dupeyron, de façon
congruente, depuis les premiers jume-
lages de communes sans base juri-
dique véritable, puis l’avènement de
conventions internationales (Accords
de Karlsruhe pour le Rhin supérieur,
Accords de Bayonne entre la France et
l’Espagne) et le rôle privilégié des États
dans la mise en œuvre des program-
mes I, mais aussi la place
croissante de la Commission euro-
péenne cherchant à s’autonomiser par
rapport aux États dans le cadre de la
politique régionale européenne, enn
l’émergence progressive d’acteurs ins-
titutionnels locaux et régionaux en
tant qu’alliés de la Commission.
Chemin faisant, à côté des progrès
enregistrés dans la mise en relation
entre institutions et acteurs de part et
d’autre d’une frontière, c’est bien la
complexité croissante des instances de
la  et ses doublons qui se donnent
à voir à mesure que l’on empile des
structures au l du temps sans faire
disparaître celles qui deviendraient
obsolètes ; ce serait là, peut-on lire,
le prix d’une coopération entre ins-
titutions sans partenaire dominant !
L’enjeu que constitue aujourd’hui
l’ouverture du « petit monde » du
transfrontalier ressort aussi, et double-
ment : ouverture vers l’Europe, d’une
part, mais également au sein-même
de l’espace du Rhin supérieur, « à la
dimension locale et aux citoyens »,
termine B. Wassenberg (p. 454). Et
telle est bien toute la question de ce
que recouvre un espace-frontière, en
termes d’échelles et d’acteurs qui inte-
ragissent dans des intermondes struc-
turants, peut-être plus qu’ailleurs.
On rejoint ainsi les rapports entre
identité et politique, dont on connaît
les nombreuses facettes lorsqu’il en
va du franchissement d’une frontiè-
re et des inscriptions socio-spatiales
(Cherqui & Hamman 2009), à travers
ce qui serait une « identité régionale »
du Rhin supérieur, sujette à bien des
discussions. On retiendra du moins
que l’Euro-région se dénit comme
un processus toujours pendant et non
un aboutissement rêvé, et c’est bien
à ce titre que l’on peut y voir pour le
chercheur un cadre suggestif (mais
non unique) pour examiner les dyna-
miques qui se jouent dans les espaces-
frontières.
La question
de l’européanisation
de la coopération
transfrontalière n
La troisième période de la  dans
le Rhin supérieur dégagée précédem-
ment invite à prolonger la réexion
sur les rapports entre coopération
transfrontalière et construction euro-
péenne : n’y a-t-il qu’une question
d’espaces et de niveaux d’application
d’un même projet, celui d’une plus
grande unité de l’Europe ? Ainsi peut-
on rapidement résumer le questionne-
ment sous-jacent à la problématique de
l’européanisation de la  laquelle,
disons-le d’emblée, montre en soi qu’il
s’agit d’un construit progressif et
porté par certains acteurs plutôt que
d’autres et non d’une évidence qui
se serait imposée d’entrée de jeu. Les
rappels historiques l’auront clairement
vérié. En même temps, la question de
142 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger »
l’européanisation se pose à la fois sur
le plan des thèmes et des contenus des
politiques engagées et sur celui des ter-
ritoires d’application. De ce point de
vue, prôner, comme le fait B. Dupey-
ron, une analyse « par le local » permet
de ne pas se contenter des lectures
courantes dites top-down, qui cor-
respondent à une conception com-
munautaro-centrée du changement.
Aux interventions des services de la
Commission européenne à Bruxel-
les correspondraient les adaptations
consécutives des structures politiques
de niveau territorial inférieur, qui sui-
vraient ainsi des contraintes imposées
« par le haut » (pour une illustration :
Andersen & Eliassen 1993, Fligstein,
Sandholtz & Stone 2001). En même
temps, il ne s’agit pas de céder simple-
ment à la vision bottom-up (quoique
Francesc Morata y alie le livre de
B. Dupeyron en préface), et ce d’autant
moins que, on le sait, les analyses dites
« par le bas » se sont souvent focali-
sées exclusivement sur les seules enti-
tés régionales (Balme 1996) et qu’il
pourrait alors sembler « naturel » de
les appliquer aux Euro-régions. Sur ce
plan, les ouvrages retenus vont plus
loin : grâce à la focale historique chez
B. Wassenberg, qui montre bien la
diversité des modélisations possibles
et leur relativité socio-génétique ; grâce
à une lecture congurationnelle chez
B. Dupeyron, qui permet d’interroger
ce que désigne le bottom, ce que recou-
vre ce « local » qui se mobilise comme
espace et comme territoire, parcouru
par des acteurs et des réseaux enclen-
chant diversement des dynamiques au
succès variable, et ce avec des ux et
des reux depuis plusieurs décennies
maintenant, B. Wassenberg l’a pointé ;
grâce enn à une lecture davantage
« micro », par projets et territoires de
projets entre la France et l’Espagne,
dans le cas de J.-B. Haguindéguy. C’est
dire que ce sont trois enjeux territo-
riaux d’importance qui sont éclairés
corrélativement : la recomposition
des espaces politiques, la gouvernance
multi-nivelée (Hamman 2005) et la
production-diusion de politiques
européennes, et c’est ainsi que peut se
saisir l’européanisation des questions
et des cadres de relations transfron-
talières.
L’originalité de l’hypothèse posée
par B. Dupeyron est de tenir pour gage
de l’existence de la  sa faiblesse,
et même sa double faiblesse : celle,
d’une part, des politiques transfronta-
lières, contraintes par des ressources
nancières réduites et limitées à des
micro-projets, et celle, d’autre part,
des acteurs et des réseaux transfronta-
liers, limités en ressources matérielles
et symboliques. Deux entrées analy-
tiques sont ainsi pensées ensemble.
Il en va d’abord d’une problématique
de l’invention territoriale en rapport à
des processus d’institutionnalisation,
d’où se dégage un couple de tensions
au sein duquel la frontière en tant
qu’espace s’avère centrale : ce sont des
enjeux multi-échelles et multi-secto-
riels qu’illustrent bien les programmes
I. En tendance, B. Dupeyron
et B. Wassenberg se rejoignent pour
en qualier l’évolution, de politiques
réglementaires vers des politiques
d’investissement dans les années 1990
avec I. En même temps, la
 s’incarne en des politiques « de
basse intensité », selon l’expression
de B. Dupeyron, mais qui sont vues
comme valorisantes par des acteurs
périphériques locaux, qui les rappor-
tent à de la « diplomatie de proximi».
Ceci montre du reste, et les auteurs
auraient pu davantage le souligner,
qu’il n’en va pas uniquement, en ter-
mes d’européanisation, de relations
verticales par le haut » et-ou « par
le bas »), mais également de logiques
horizontales qui se comprennent dans
la compétition politique et territoriale
entre collectivités et élus à un même
niveau pour le développement éco-
nomique, urbain, régional, etc. Sur ce
plan, la scène transfrontalière ore de
nouvelles opportunités et de nouvelles
ressources valorisables localement et
pensées comme telles, sans lien évi-
dent avec la construction européenne
(Hamman 2003, 2004a).
Ceci n’enlève rien à la démonstra-
tion de B. Dupeyron, qui articule deux
grandes focales, quant aux modalités
d’apparition de la  et aux politi-
ques mises en œuvre à ce titre, ce
qui vient compléter de façon heureuse
l’approche chronologique de B. Was-
senberg, et permet et ce n’est pas si
fréquent – de disposer d’une pluralité
de modes de lectures sur un même
objet, fondés au demeurant sur des
recherches menées sensiblement à la
même période.
Il en va d’abord des processus
d’émergence et de mise sur agenda
(c’est-à-dire aussi des conditions de
mise en œuvre) de la , qui sont
marqués de l’empreinte des acteurs-
porteurs, ceux qui s’engagent ou non,
y compris par rapport à des enjeux
comme ceux de la langue – l’apprentis-
sage de la langue du voisin, du pays
l’on va travailler, où l’on vient résider,
etc., question qui se pose aussi bien en
Alsace qu’en Catalogne, par exemple
mais également sur l’arène politique
locale et régionale, notamment par
eets de diérenciation : l’épisode du
Jardin des Deux Rives situé entre Stras-
bourg et Kehl, cité par B. Dupeyron
(p. 92-93), en est une bonne illustra-
tion, la municipalité Keller-Gros-
smann a voulu prendre ses distances
par rapport à un projet initié par
leurs prédécesseurs Trautmann-Ries,
complexiant ainsi les rapports trans-
frontaliers vis-à-vis des partenaires
allemands (Blanc & Hamman 2009).
C’est une leçon, l’apparition de la 
ne peut être abstraite de celle d’espaces
concurrentiels aux frontières : « Face
à la Commission [européenne], nous
avons observé que les acteurs étati-
ques, régionaux et locaux se placent
dans des formes alternées de concur-
rences et d’alliances (infranationales,
nationales ou transfrontalières) […].
Dans cette perspective, s’associer ou ne
pas s’associer à un projet, chercher à le
soutenir ou à le saboter, est révélateur
des intérêts défendus ou convoités par
chaque acteur », conclut B. Dupeyron
(p. 246). Ce dernier montre bien en
quoi la  peut ici gurer une « niche »
pour des décideurs locaux, c’est-à-dire
une situation où un investissement en
ressources minimal permet de tirer des
bénéces supérieurs, tout en limitant
l’approfondissement de la coopération
compte tenu de ces mises réduites,
et précisément ceci est assumé par
des acteurs devenant progressivement
des « entrepreneurs transfrontaliers »
(avec une composante à la fois politi-
que et technicienne, suivant un pro-
cessus qui rappelle des évolutions des
maires en entrepreneurs politiques
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