Philippe Hamman Maître de conférences en sociologie Université de Strasbourg Centre de recherche et d’étude en sciences sociales (CRESS, EA 1334) <[email protected]> La coopération transfrontalière et la construction européenne Eléments d’analyses récentes en sciences sociales À propos de : Bruno Dupeyron L’Europe au défi de ses régions transfrontalières. Expériences rhénane et pyrénéenne coll. Publications universitaires européennes, série XXXI, vol. 556, Peter Lang, Berne, 2008, 260 p. Jean-Baptiste Harguindéguy La frontière en Europe : un territoire ? Coopération transfrontalière francoespagnole L’Harmattan, Paris, 2007, 320 p. Birte Wassenberg Vers une Eurorégion ? La coopération transfrontalière francogermano-suisse dans l’espace du Rhin supérieur de 1975 à 2000 coll. Euroclio – Etudes et documents n°38, PIE – Peter Lang, Bruxelles, 2007, 488 p. 138 L a coopération transfrontalière a fait l’objet, au fil des années, de plusieurs articles dans la Revue des Sciences Sociales, qui en ont souligné toute la portée : il en va à la fois de relations interinstitutionnelles qui se nouent et se recomposent et, plus largement, du rapport à l’Autre pour les habitants des espaces-frontières, au sein desquels se développent les initiatives de rapprochements entre collectivités publiques, entre organisations et associations, voire entre citoyens mobilisés sur tel ou tel enjeu commun de part et d’autre de la frontière nationale. S’il fallait retenir une définition de base, on pourrait renvoyer à celle proposée par Georgette Birouste (2002) et d’ailleurs reprise par Bruno Dupeyron au début de son ouvrage, à savoir une coopération directe de voisinage entre autorités infra-étatiques des espaces frontaliers, dans une diversité de domaines et avec la participation d’acteurs de différents niveaux – ce qui écarte les formes de coopération entre des collectivités d’espaces non contigus, ne partageant pas une même frontière (les coopérations transnationale et interrégionale, au sens des programmes européens, par exemple). On aborde ainsi immanquablement, et avec la possibilité de les penser ensemble, la recomposition des espaces de pertinence de l’action publique, entendue en termes multi-scalaires, c’est-à-dire à la fois au niveau local, régional et national, dans le rapport à l’intégration européenne, et les dynamiques interculturelles par lesquelles passe la formation de liens pluriels (sociaux, économiques, culturels, politiques…) entre des univers géographiques, sociaux et cognitifs jusque-là séparés et à présent placés en interactions renforcées de proximité. Il y a donc ici tout spécialement une problématique de l’institué et de l’instituant, du formel et de l’informel, de la confiance et de la méfiance qui se pose, comme autant de couples d’oppositions structurants, sinon de dualismes divergents au sens de Georg Simmel, qui se trouvent précisément placés au centre de ce que coopérer par-delà une frontière veut dire. L’objet des textes publiés dans la Revue est significatif de ces dimensions entremêlées, où il est question à Philippe Hamman la fois de modes de coopérations peu institutionnels, comme les jumelages de communes, et confrontés au défi de produire de l’institution à mesure de leur inscription dans la construction européenne et ses programmes incitatifs (Hamman 2003, et également 2004a) et d’une dimension culturelle et identitaire pour les habitants de ces espaces d’entre-deux que sont les territoires-frontières, à l’exemple de l’Alsace entre la France et l’Allemagne (et au sud la Suisse) (Bloch & Ercker 1996, Denis 1990/1991). De plus, ceci renvoie également à des interdépendances socio-économiques structurantes, comme en témoigne le fonctionnement du marché du travail dans le cas des travailleurs frontaliers, qui se définissent par leur résidence et leur activité dans deux espaces nationaux différents, contigus et délimités, entre lesquels ils opèrent des migrations pendulaires quotidiennes (Hamman 2007). Dans ce contexte éditorial mais aussi géographique, au niveau de la France de l’Est, pour l’ouvrir à la comparaison, il est intéressant de s’arrêter sur quelques ouvrages récents, publiés en 2007 et 2008, susceptibles d’enrichir notre regard grâce à une double focale d’histoire contemporaine et de sociologie politique. Elle permet un croisement pluri-disciplinaire et porte qui plus est sur deux terrains transfrontaliers que sont le Rhin supérieur (entre la France, l’Allemagne et la Suisse) et l’Euro-région Méditerranée (entre la France et l’Espagne). Cette convergence permet d’ouvrir des comparaisons heuristiques, d’autant plus que la période couverte par chaque auteur autorise à la fois une double lecture s’agissant des années récentes et-ou de la décennie 1990 et offre des complémentarités sur un temps plus long ou tout proche, où le degré d’approfondissement diffère. Présentons brièvement les trois ouvrages qui nous retiennent, et constituent à chaque fois la recomposition d’une thèse de doctorat. Le premier est celui de Birte Wassenberg, maître de conférence en histoire des relations internationales à l’Institut des hautes études européennes de Strasbourg. Sur près de 500 pages, à partir de nom- La coopération transfrontalière et la construction européenne breuses sources d’archives contemporaines en français et en allemand, elle retrace finement les cheminements de la coopération franco-germano-suisse dans l’espace du Rhin supérieur de 1975 à 2000, suivant une perspective chronologique en trois phases, dont la troisième commence en 1991 en liaison avec le programme européen de soutien Interreg, pour s’arrêter en 2000 – là où les deux autres livres vont plus loin vers le présent. Le second nous est proposé par Bruno Dupeyron, professeur adjoint à l’Université de Regina au Canada, qui a mené sa thèse à Strasbourg au sein de l’UMR 7012 CNRS (GSPE). Il analyse sur quelques 260 pages les expériences transfrontalières rhénane et pyrénéenne au prisme de l’européanisation, en portant attention plus spécialement aux projets Interreg I, IIA et IIIA (sans exclure des références antérieures à 1991). Quant au troisième ouvrage retenu, sous la plume de Jean-Baptiste Haguindéguy, docteur en sciences politiques et sociales de l’Institut Universitaire Européen de Florence, il porte sur la coopération transfrontalière franco-espagnole à travers la mise en œuvre d’Interreg IIIA, c’est-à-dire un angle d’entrée davantage concentré dans le temps, et dans l’espace également, puisque l’auteur interroge trois cas précis de coopérations concrètes qu’il tient pour exemplaires de sa démonstration. Le point commun à ces livres est de se situer au niveau de la coopération transfrontalière interrégionale en Europe, ce qui peut être discuté. Au-delà, il est intéressant de noter que Birte Wassenberg comme Bruno Dupeyron, même s’ils ne partagent pas le même regard disciplinaire (optant du coup pour la première pour une chronologie problématisée, pour le deuxième pour un plan thématique attentif aux dynamiques), ont pu tous deux appuyer leurs recherches sur des observations et des prises de contacts personnelles grâce aux fonctions qu’ils ont occupées au Conseil régional d’Alsace ; les deux auteurs y reviennent en préambule à leurs développements et Bruno Dupeyron souligne avoir tenu aussi précisément que possible (et qu’autorisé) des carnets de notes. Ce point de méthode mérite d’être relevé, car c’est également un intérêt de ces ouvrages que d’éclairer l’« objet » coopération transfrontalière sous diverses focales et à partir d’un croisement de sources variées, de première et de seconde main : observations, entretiens, archives, presse, littérature grise, etc. Qu’est-ce qu’une Euro-région ? n Le terme d’Euro-région s’est aujourd’hui considérablement diffusé parmi les acteurs et dans les analyses de la coopération transfrontalière (ct) ; il masque pourtant des itinéraires et des enjeux bien différents, des théorisations elles-aussi distinctes. C’est une des forces des travaux relevés que d’y revenir. Le fil directeur de l’ouvrage de Birte Wassenberg peut se résumer comme suit : il s’agit de voir si un espace géographique comme celui du Rhin supérieur – qualifié aussi de « pays aux trois frontières » (Dreieckland) – constitue une Euro-région, voire – et l’analyse historique se conjugue alors avec une approche sociologique – un possible modèle d’Euro-région. Le questionnement rejoint à ce titre directement celui de Bruno Dupeyron, qui s’interroge : « La coopération transfrontalière permet-elle l’émergence d’Euro-régions ? » (p. 18). En termes de déconstruction des catégories usitées par le sens commun, ceci permet de faire ressortir la diversité des lectures possibles et qui coexistent à propos de ce que désigne la ct. B. Wassenberg (p. 18-21) rappelle qu’il existe trois grands modes de lecture, au positionnement et à l’ambition différents : pour certains, il s’agit de faire disparaître des frontières d’État (de façon utopique ?) ; pour d’autres, de participer de la montée en puissance des régions en Europe face aux États, en recourant à ce levier inter-scalaire ; pour d’autres encore, on aurait là un « laboratoire de l’Europe », c’est-à-dire un modèle réduit et précurseur de l’Europe de demain. C’est au demeurant cette troisième hypothèse que teste plus spécialement Bruno Dupeyron, examinant ainsi l’« Europe à la lumière du local », c’est-à-dire interrogeant le 139 lien souvent revendiqué par les acteurs entre ct et construction européenne, espaces frontaliers et Europe. De son côté, Birte Wassenberg s’efforce de repérer des moments de prégnance ou des basculements relatifs entre ces versions en concurrence, en fonction des conjonctures, depuis 1975. À cela s’ajoute également le fait, repéré par les auteurs, que les perceptions de ce qui se noue dans le transfrontalier varient en fonction de cadres nationaux : celui de la centralisation de l’administration publique puis de la décentralisation en France, de l’État fédéral en Allemagne et en Suisse, ou encore la lecture du « pont vers l’Union européenne » dans le cas helvétique. Enfin, dans leurs interactions réciproques, les échelles des acteurs viennent aussi interagir avec la définition de la ct formulée par les uns et les autres : échelle régionale, dont le renforcement est ambitionné, nationale, les États apparaissant incontournables pour fixer des accords intergouvernementaux, et européenne, sachant qu’à mesure de l’approfondissement de l’intégration européenne les relations internationales des régions tendent à être perçues par les institutions communautaires comme des « affaires intérieures » de l’Union (Balme 1998, p. 28). C’est en partant de la diversité de ces lectures des relations transfrontalières que B. Wassenberg nous propose une mise en chronologie, organisée autour de trois périodes qui s’articulent progressivement, sans vision mécaniste, autour d’aspects de continuités et de ruptures tout à la fois. Pour l’auteur, elles correspondent schématiquement à trois temps de la ct, celui de l’intergouvernementalisme (1975-1982), de la régionalisation (1982-1991) et de l’européanisation (1991-2000). En partant de l’Accord de Bonn de 1975, vu comme la pierre angulaire initiale de la coopération transfrontalière entre la France et l’Allemagne (non sans être revenue sur le Rhin comme frontière contestée sur la longue durée), B. Wassenberg expose dans un premier temps ce qui constitue une phase d’institutionnalisation de la ct, dans laquelle s’impliquent les États. Ce retour en arrière sur la genèse de la coopération institutionnelle – car de relations transfrontières en réseaux, en particulier entre villes, il en est déjà question au Moyen-Âge, si l’on pense à la Ligue hanséatique ou à la Décapole en Alsace, par exemple – présente deux intérêts majeurs. Le premier tient, là encore, à la restitution de la diversité des interprétations possibles, et produites en parallèle, de ce qu’est une Euro-région, grâce à cette densité historique. Trois principales définitions théoriques s’avèrent en présence (avec des déclinaisons possibles bien sûr). La première renvoie à une proposition de Richard Balme, selon lequel « l’euro-région est définie sommairement comme une association régionale de coopération transfrontalière » (Balme 1996, p. 122). Comme l’explique B. Wassenberg, « ici, l’existence de l’euro-région est mesurée au degré de coopération entre les régions frontalières concernées. Il s’agit d’une définition organique où les euro-régions sont caractérisées avant tout par leurs membres, deux ou plusieurs régions » (p. 51). Une autre définition correspond à la posture promue par Karl Deutsch, qui évoque un « groupe d’unités politiques reliées plus étroitement entre elles qu’avec n’importe quelle autre » (cité in : Dupeyron, Kissling & Schall 1999, p. 8). Il est donc question d’une possible nouvelle unité politique autonome, au-delà de la question des limites administratives des régions existantes. Enfin, une troisième variante est énoncée en ces termes par Claude Olivesi : « Ni entités administratives, ni collectivités territoriales de droit communautaire, elles peuvent, en revanche, être définies comme association régionale de coopération transfrontalière cherchant à promouvoir des relations plus étroites sur la base de caractères et intérêts communs » (1996, p. 132). Le point nodal tient alors en la finalité du projet : en ce sens, « l’euro-région est un espace transfrontalier de coopération, dont le but est d’accroître l’intégration », note B. Wassenberg (p. 52), qui montre bien que ces trois approches sont applicables à l’espace du Rhin supérieur, en fonction des visions que l’on véhicule ou promeut. C’est là le deuxième intérêt de la lecture historique : l’euro-région appa- 140 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » raît clairement comme un processus et non comme un état, et nécessite donc une attention aux dynamiques en train de se faire. L’examen des fondements possibles à la ct dans le Rhin supérieur met en exergue les échanges économiques et de personnes, le sentiment d’appartenance à un espace de vie commun (ce qui fait sans doute davantage débat), mais aussi la faiblesse des bases juridiques transfrontalières. Aussi les premières coopérations sont-elles d’abord informelles. B. Wassenberg les retrace avec minutie, en commençant par les premiers « groupes de travail Regio » (Regio Basiliensis), la Conférence tripartite permanente de coordination régionale, ou encore l’Association des régions frontalières d’Europe (ARFE) créée en 1971, et en pointant une diversité d’initiatives sectorielles souvent peu connues (banques de données, coopération économique et culturelle, transports et environnement…). Avec les années 1970, on entre à proprement parler dans la phase d’institutionnalisation de la ct, notamment à l’initiative du gouvernement français, comme contrepoids à la coopération régionale « par la base », pour reprendre l’expression de B. Wassenberg, qui souligne alors, en même temps que le développement des réseaux informels précités, la création d’un certain nombre d’instances de coopération « officielles ». L’Accord de Bonn du 22 octobre 1975 met en place une Commission intergouvernementale franco-germano-suisse ainsi que deux Comités régionaux : l’un, « bipartite », pour évoquer les questions bilatérales franco-allemandes, et l’autre, « tripartite », en charge des problèmes franco-germano-suisses – le premier fonctionnant dans la pratique bien moins que le second. Une deuxième période s’ouvre en 1982, celle de la ct au défi d’une nouvelle régionalisation. Il y est question, par rapport à l’influence intergouvernementale première de la décennie 1970, de la multiplication d’initiatives des régions-frontières du Rhin supérieur, à partir du mouvement de décentralisation amorcé côté français en 1982-1983. B. Wassenberg examine en détail ces processus à travers l’organisation significative de symposiums Philippe Hamman et des Congrès tripartites, et rapporte également cette montée en force des collectivités régionales au fait qu’au même moment, d’une part, la coopération « institutionnelle » (au sens des instances de la sphère intergouvernementale) connaît une certaine stagnation et, d’autre part, les deux scènes « interrégionale » et « intergouvernementale » entrent en relation : les Comités régionaux, qui se veulent moteurs, soumettent différentes initiatives à la Commission tripartite et mettent en avant certains thèmes spécifiques en plus des deux principaux thèmes récurrents que sont l’environnement et les transports. Du reste, en 1991, la coopération « institutionnelle » est réformée avec la création de la Conférence du Rhin supérieur, les deux Comités régionaux étant fusionnés. Parallèlement, un autre facteur d’évolution, bien rendu dans les ouvrages de B. Wassenberg et B. Dupeyron, tient à la mise en réseau croissante des autorités régionales de l’espace rhénan. On pense en particulier à la mise en place du réseau PAMINA (Palatinat / Mittler Oberrhein / Nord Alsace) en 1988. Cette évolution se superpose avec une deuxième : les réseaux européens se renforcent également. Le soutien du Conseil de l’Europe est réel, à travers l’organisation de plusieurs Conférences européennes des régions frontalières, la consolidation du réseau de l’ARFE et la création de l’Assemblée des régions d’Europe (ARE)1, etc. À cela s’ajoute le positionnement à compter de 1989 de la Communauté européenne comme un nouvel acteur s’intéressant à la ct, avec la mise en place d’un programme pilote communautaire (auquel participe l’espace PAMINA) puis celle de l’initiative Interreg dans l’espace rhénan (Interreg I, de 1991 à 1995). Cette émergence d’un programme communautaire pour la ct ouvre, selon B. Wassenberg, un troisième moment, qui correspond à la décennie 1990. Elle est marquée par un changement d’objectif de la coopération entre régions, dans le sens de la promotion d’un espace d’intégration, posé comme lié au processus d’intégration communautaire, auquel il est censé contribuer par la pratique exemplaire de terrain La coopération transfrontalière et la construction européenne (le « laboratoire » évoqué plus haut !). Ceci s’incarne aussi bien dans les programmes Interreg (I, IIA et IIIA) que par la création de nouvelles instances comme la Regio TriRhena, en 1995 (Regio Basiliensis, Regio du Haut Rhin et Regio Freiburg), le Conseil rhénan, en 1997 (comme organe de conseil et de coordination politique, où siègent des élus régionaux des trois pays), ou les Communautés de travail régionales (par exemple, la Communauté de travail Centre fondée en 1999, entre la Regio TriRhena et l’espace PAMINA). Enfin, ces processus s’accompagnent, selon B. Wassenberg, d’une nouvelle dynamique au niveau de la Conférence du Rhin supérieur et de ses groupes de travail (y compris la création de nouveaux groupes) et à travers l’élaboration de nouveaux cadres juridiques transfrontaliers que sont les Accords de Karlsruhe du 23 janvier 1996 fondant les Groupements locaux de coopération transfrontalière (GLCT)2, et ceux de Bâle du 21 septembre 2000, qui établissent de nouvelles bases pour la ct 25 ans après l’Accord de Bonn. On rejoint de la sorte les grandes lignes des évolutions dépeintes également par B. Dupeyron, de façon congruente, depuis les premiers jumelages de communes sans base juridique véritable, puis l’avènement de conventions internationales (Accords de Karlsruhe pour le Rhin supérieur, Accords de Bayonne entre la France et l’Espagne) et le rôle privilégié des États dans la mise en œuvre des programmes Interreg, mais aussi la place croissante de la Commission européenne cherchant à s’autonomiser par rapport aux États dans le cadre de la politique régionale européenne, enfin l’émergence progressive d’acteurs institutionnels locaux et régionaux en tant qu’alliés de la Commission. Chemin faisant, à côté des progrès enregistrés dans la mise en relation entre institutions et acteurs de part et d’autre d’une frontière, c’est bien la complexité croissante des instances de la ct et ses doublons qui se donnent à voir à mesure que l’on empile des structures au fil du temps sans faire disparaître celles qui deviendraient obsolètes ; ce serait là, peut-on lire, le prix d’une coopération entre ins- titutions sans partenaire dominant ! L’enjeu que constitue aujourd’hui l’ouverture du « petit monde » du transfrontalier ressort aussi, et doublement : ouverture vers l’Europe, d’une part, mais également au sein-même de l’espace du Rhin supérieur, « à la dimension locale et aux citoyens », termine B. Wassenberg (p. 454). Et telle est bien toute la question de ce que recouvre un espace-frontière, en termes d’échelles et d’acteurs qui interagissent dans des intermondes structurants, là peut-être plus qu’ailleurs. On rejoint ainsi les rapports entre identité et politique, dont on connaît les nombreuses facettes lorsqu’il en va du franchissement d’une frontière et des inscriptions socio-spatiales (Cherqui & Hamman 2009), à travers ce qui serait une « identité régionale » du Rhin supérieur, sujette à bien des discussions. On retiendra du moins que l’Euro-région se définit comme un processus toujours pendant et non un aboutissement rêvé, et c’est bien à ce titre que l’on peut y voir pour le chercheur un cadre suggestif (mais non unique) pour examiner les dynamiques qui se jouent dans les espacesfrontières. La question de l’européanisation de la coopération transfrontalière n La troisième période de la ct dans le Rhin supérieur dégagée précédemment invite à prolonger la réflexion sur les rapports entre coopération transfrontalière et construction européenne : n’y a-t-il là qu’une question d’espaces et de niveaux d’application d’un même projet, celui d’une plus grande unité de l’Europe ? Ainsi peuton rapidement résumer le questionnement sous-jacent à la problématique de l’européanisation de la ct – laquelle, disons-le d’emblée, montre en soi qu’il s’agit là d’un construit – progressif et porté par certains acteurs plutôt que d’autres – et non d’une évidence qui se serait imposée d’entrée de jeu. Les rappels historiques l’auront clairement vérifié. En même temps, la question de 141 l’européanisation se pose à la fois sur le plan des thèmes et des contenus des politiques engagées et sur celui des territoires d’application. De ce point de vue, prôner, comme le fait B. Dupeyron, une analyse « par le local » permet de ne pas se contenter des lectures courantes dites top-down, qui correspondent à une conception communautaro-centrée du changement. Aux interventions des services de la Commission européenne à Bruxelles correspondraient les adaptations consécutives des structures politiques de niveau territorial inférieur, qui suivraient ainsi des contraintes imposées « par le haut » (pour une illustration : Andersen & Eliassen 1993, Fligstein, Sandholtz & Stone 2001). En même temps, il ne s’agit pas de céder simplement à la vision bottom-up (quoique Francesc Morata y affilie le livre de B. Dupeyron en préface), et ce d’autant moins que, on le sait, les analyses dites « par le bas » se sont souvent focalisées exclusivement sur les seules entités régionales (Balme 1996) et qu’il pourrait alors sembler « naturel » de les appliquer aux Euro-régions. Sur ce plan, les ouvrages retenus vont plus loin : grâce à la focale historique chez B. Wassenberg, qui montre bien la diversité des modélisations possibles et leur relativité socio-génétique ; grâce à une lecture configurationnelle chez B. Dupeyron, qui permet d’interroger ce que désigne le bottom, ce que recouvre ce « local » qui se mobilise comme espace et comme territoire, parcouru par des acteurs et des réseaux enclenchant diversement des dynamiques au succès variable, et ce avec des flux et des reflux depuis plusieurs décennies maintenant, B. Wassenberg l’a pointé ; grâce enfin à une lecture davantage « micro », par projets et territoires de projets entre la France et l’Espagne, dans le cas de J.-B. Haguindéguy. C’est dire que ce sont trois enjeux territoriaux d’importance qui sont éclairés corrélativement : la recomposition des espaces politiques, la gouvernance multi-nivelée (Hamman 2005) et la production-diffusion de politiques européennes, et c’est ainsi que peut se saisir l’européanisation des questions et des cadres de relations transfrontalières. L’originalité de l’hypothèse posée par B. Dupeyron est de tenir pour gage de l’existence de la ct sa faiblesse, et même sa double faiblesse : celle, d’une part, des politiques transfrontalières, contraintes par des ressources financières réduites et limitées à des micro-projets, et celle, d’autre part, des acteurs et des réseaux transfrontaliers, limités en ressources matérielles et symboliques. Deux entrées analytiques sont ainsi pensées ensemble. Il en va d’abord d’une problématique de l’invention territoriale en rapport à des processus d’institutionnalisation, d’où se dégage un couple de tensions au sein duquel la frontière en tant qu’espace s’avère centrale : ce sont des enjeux multi-échelles et multi-sectoriels qu’illustrent bien les programmes Interreg. En tendance, B. Dupeyron et B. Wassenberg se rejoignent pour en qualifier l’évolution, de politiques réglementaires vers des politiques d’investissement dans les années 1990 avec Interreg. En même temps, la ct s’incarne en des politiques « de basse intensité », selon l’expression de B. Dupeyron, mais qui sont vues comme valorisantes par des acteurs périphériques locaux, qui les rapportent à de la « diplomatie de proximité ». Ceci montre du reste, et les auteurs auraient pu davantage le souligner, qu’il n’en va pas uniquement, en termes d’européanisation, de relations verticales (« par le haut » et-ou « par le bas »), mais également de logiques horizontales qui se comprennent dans la compétition politique et territoriale entre collectivités et élus à un même niveau pour le développement économique, urbain, régional, etc. Sur ce plan, la scène transfrontalière offre de nouvelles opportunités et de nouvelles ressources valorisables localement et pensées comme telles, sans lien évident avec la construction européenne (Hamman 2003, 2004a). Ceci n’enlève rien à la démonstration de B. Dupeyron, qui articule deux grandes focales, quant aux modalités d’apparition de la ct et aux politiques mises en œuvre à ce titre, ce qui vient compléter de façon heureuse l’approche chronologique de B. Wassenberg, et permet – et ce n’est pas si fréquent – de disposer d’une pluralité 142 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » de modes de lectures sur un même objet, fondés au demeurant sur des recherches menées sensiblement à la même période. Il en va d’abord des processus d’émergence et de mise sur agenda (c’est-à-dire aussi des conditions de mise en œuvre) de la ct, qui sont marqués de l’empreinte des acteursporteurs, ceux qui s’engagent ou non, y compris par rapport à des enjeux comme ceux de la langue – l’apprentissage de la langue du voisin, du pays où l’on va travailler, où l’on vient résider, etc., question qui se pose aussi bien en Alsace qu’en Catalogne, par exemple3 – mais également sur l’arène politique locale et régionale, notamment par effets de différenciation : l’épisode du Jardin des Deux Rives situé entre Strasbourg et Kehl, cité par B. Dupeyron (p. 92-93), en est une bonne illustration, où la municipalité Keller-Grossmann a voulu prendre ses distances par rapport à un projet initié par leurs prédécesseurs Trautmann-Ries, complexifiant ainsi les rapports transfrontaliers vis-à-vis des partenaires allemands (Blanc & Hamman 2009). C’est là une leçon, l’apparition de la ct ne peut être abstraite de celle d’espaces concurrentiels aux frontières : « Face à la Commission [européenne], nous avons observé que les acteurs étatiques, régionaux et locaux se placent dans des formes alternées de concurrences et d’alliances (infranationales, nationales ou transfrontalières) […]. Dans cette perspective, s’associer ou ne pas s’associer à un projet, chercher à le soutenir ou à le saboter, est révélateur des intérêts défendus ou convoités par chaque acteur », conclut B. Dupeyron (p. 246). Ce dernier montre bien en quoi la ct peut ici figurer une « niche » pour des décideurs locaux, c’est-à-dire une situation où un investissement en ressources minimal permet de tirer des bénéfices supérieurs, tout en limitant l’approfondissement de la coopération compte tenu de ces mises réduites, et précisément ceci est assumé par des acteurs devenant progressivement des « entrepreneurs transfrontaliers » (avec une composante à la fois politique et technicienne, suivant un processus qui rappelle des évolutions des maires en entrepreneurs politiques Philippe Hamman locaux en France avec la décentralisation). Ces derniers peuvent être rassurés par un cadre qui reste ainsi « contrôlable » (économiquement et politiquement)4. Dans le même sens, on peut comprendre l’exclusion des réseaux de ct d’acteurs et de groupes jugés trop « militants », y compris dans le cas de projets affichant la promotion de la citoyenneté transfrontalière dans le Rhin supérieur (projets dits People-to-people) ou d’initiatives reposant sur des réalités socio-économiques fortes comme le travail transfrontalier ou liées à des incidences croisées (en matière de circulation et de transports, d’environnement, etc.). Le cas de l’association citoyenne allemande VBG (Verein Bürger / innen im Grenzgebiet), souligné par B. Dupeyron, le traduit (p. 113 sq.). Il s’agit de couples vivant côté allemand, non loin de Strasbourg, en Ortenau, et qui ont contracté un mariage mixte franco-allemand, et sont confrontés au quotidien à un certain nombre de questions : santé, chômage, retraite, impôts, etc. Ils vont se rapprocher en Alsace d’une association de frontaliers, mais ne parviennent pas à obtenir une écoute véritable des élus. On entre ainsi pleinement dans le deuxième volet de l’analyse proposée par B. Dupeyron, autour du contenu de l’action publique transfrontalière mise en œuvre par des réseaux d’acteurs, et des effets pour la population des espaces-frontières. Un double questionnement se nourrit ici mutuellement. C’est d’abord celui de l’européanisation des politiques d’investissement transfrontalières et leur diffusion avec Interreg comme vecteur, si l’on pense, à une échelle infra-régionale, à la montée en puissance de l’espace PAMINA en termes de différenciation d’avec la coopération franco-germano-suisse (scellant durablement la séparation du Rhin supérieur en deux programmes Interreg). Les dynamiques en jeu d’un programme Interreg à un autre sont ainsi restituées, dans leurs dimensions locales et aussi par rapport à la Commission européenne qui se montre plus contraignante à partir d’Interreg IIA (1994-1999). Corrélativement, sont abordés les impacts politiques et sociaux de ces initiatives La coopération transfrontalière et la construction européenne transfrontalières, ce qui permet de ne pas se contenter d’observer la sphère politico-administrative, et d’examiner aussi d’autres acteurs et groupes, à commencer par un certain nombre d’associations, et en particulier d’associations de défense de frontaliers alsaciens, qui font écho à nos propres travaux sur ces structures développées le long des frontières françaises de l’Est, leurs modes d’action et les enjeux de légitimité de la « cause frontalière » (Hamman 2006, 2008a, 2008b)5. En même temps, si les ouvrages de B. Wassenberg et de B. Dupeyron se répondent concernant l’espace du Rhin supérieur, le lecteur désireux de comparaisons possibles avec d’autres espaces-frontières en Europe notera que l’analyse des expériences rhénane et pyrénéenne menée par le deuxième auteur ne consiste pas pleinement en une comparaison point par point et fondée sur une même méthodologie appliquée aux deux terrains. Ce sont plutôt des éclairages France/Espagne venant asseoir la portée des matériaux recueillis et des analyses qui se concentrent plus nettement sur l’espace du Rhin supérieur6. C’est pourquoi il est intéressant de noter la publication de la thèse de Jean-Baptiste Haguindéguy, à la fois parce qu’elle est spécifiquement consacrée à la coopération transfrontalière franco-espagnole et nous fournit à ce titre des éléments précis, et parce qu’elle vient à son tour éclairer une problématique des territoires en Europe et de l’européanisation de l’action publique locale. J.-B. Haguindéguy retient pour exemple la mise en œuvre de projets de développement local Interreg IIIA France-Espagne (examinés à mi-parcours, c’est-à-dire sur la période 20002003), pour étudier les mécanismes et les acteurs par lesquels passe et se joue l’influence des programmes européens sur des politiques territorialisées. L’auteur examine trois projets : celui d’une valise pédagogique, porté par les municipalités d’Hendaye (Aquitaine), Irun et Fontarabie (Euskadi), puis une étude de faisabilité en vue de l’établissement d’un téléphérique entre Broto, Torla (Aragon) et Gèdre, Gavarnie (Midi-Pyrénées), enfin un programme de mise en réseau des musées de Sain- te-Léocadie (Languedoc-Roussillon) et Puigcerdà (Catalogne). Il ouvre ainsi une diversité de situations locales au niveau des Pyrénées, d’Ouest en Est, afin de ne pas unifier trop vite « la » frontière franco-espagnole. Plus encore, il dispose de la sorte d’une illustration des trois résultats possibles du programme communautaire – un bilan positif, mitigé ou négatif. Que le projet de mallette pédagogique fonctionne montre que l’action communautaire vaut particulièrement lorsqu’elle coïncide avec une tradition de collaboration locale franco-espagnole, effective ici depuis le début des années 1990 et incarnée dans une institution spécialisée (autour de la formule du consorcio). La diffusion des normes communautaires apparaît corrélée au niveau d’institutionnalisation des pratiques dans le cadre local (et non mécaniquement en lien aux subsides bruxellois d’un point de vue top-down). Les deux autres cas le confirment : « Le territoire agit à la manière d’un filtre opaque rendant difficile la pénétration de nouveaux modes de faire et de penser l’action publique » (p. 219). Ici aussi, c’est la compréhension de processus toujours en cours qui est favorisée, en même temps que les dynamiques d’intégration européenne sont « réincarnées » à travers une analyse « microscopique » à valeur « macro-logique ». De la consistance des frontières n Les trois recherches l’attestent, un enjeu de taille de la ct est alors celui de la consistance des frontières : aborder non pas la frontière comme ligne – fût-ce sous la forme duale, notamment soulignée en géographie, de la coupure et de la couture, qui se limite à y voir un passage ou un obstacle7 – mais comme espace et territoire. Investie par la ct, la frontière est davantage une interface, où prennent place des acteurs et des instances, vécue comme une contrainte ou une opportunité. Les institutions et les normes européennes sont intégrées dans ces territoires, suivant des déclinaisons et des usages variables, comme autant d’occasions 143 à saisir pour des groupes mobilisés ; les questions économiques, l’aménagement du territoire et le rapport au politique se combinent pour distendre et modifier l’espace et les frontières. Or, comme l’a souligné Dominique Desjeux (2004), les espaces et les rapports sociaux sont des « grandeurs », dont la mesure varie en fonction de l’échelle, macro- ou micro-sociale notamment, d’où un principe de discontinuité : lorsque le point de vue change, la réalité observée également, ce qui suppose une observation mobile, qui reste toujours relative. La focale transfrontalière permet ici d’avancer à partir d’espaces d’« entre-deux », qu’ils soient rhénans ou pyrénéens. La mobilisation d’outils sociologiques montre que « la diffusion des modalités d’action publique communautaire est intermédiée par des variables propres à chaque configuration » (J.-B. Harguindéguy, p. 115), en restituant les traductions et les transactions dans lesquelles prennent place les acteurs, les groupes et les institutions. Précisément, la coopération transfrontalière a fréquemment été surdéterminée dans le cadre européen à partir d’instruments et de visions institutionnelles, qui ne rendent pas pleinement raison des dynamiques – bien réelles – engagées dans les sphères économique et sociale, et dans le cadre d’une histoire longue. À ce titre, les trois ouvrages recensés sont particulièrement bienvenus, même s’ils pourraient parfois aller plus loin dans un questionnement croisé des scènes de représentation politique et de mobilisations socio-économiques. En particulier, comprendre comment certaines problématiques transfrontalières viennent à être inscrites sur l’agenda politique, et pas d’autres, suppose aussi de voir dans quelle mesure des pressions sociales se sont structurées. Les circulations et les mobilités de personnes peuvent ici constituer une entrée complémentaire dans les enjeux d’un développement territorial multiscalaire et transfrontière, en révélant la prégnance de mobilisations d’acteurs autour et par la frontière, à commencer par les migrants, pendulaires – à l’instar des travailleurs et des résidents transfrontaliers, que seul B. Dupeyron mentionne – ou à vocation d’installation, ou encore sans-papiers. Dans ce dernier cas, les mouvements qui les défendent témoignent très concrètement d’investissements spatialisés et de rapports à la frontière, entre des cadres juridiques différents, comme c’est le cas pour la France et l’Espagne, suscitant parfois des importations de compétences et de modèles d’action qui donnent corps à des groupements de l’entre-deux ; l’exemple de Barcelone et de l’Assemblée pour la régularisation sans condition, au cœur de l’actualité en 2005, alors qu’un processus de régularisation d’ampleur est engagé en Espagne, le montre bien (Frank 2007, 2008). Un certain nombre de prolongements pourraient ainsi être esquissés. D’abord, à travers la question des échelles, et après avoir lu les travaux de B. Wassenberg et B. Dupeyron en particulier, on pourrait inviter à se départir davantage encore de la vision d’un cadre spatial d’évidence de la coopération transfrontalière que seraient les Euro-régions, pour favoriser une pensée proprement relationnelle. Un seul exemple : Markus Perkmann (2003) s’est intéressé aux régions transfrontalières en Europe en essayant de les classifier selon l’intensité des coopérations. Il a ainsi établi qu’en 2003, sur les 73 régions transfrontalières qu’il recense en Europe, seules 30 étaient caractérisées comme « régions d’intense coopération ». Or, l’auteur montre que la coopération est plus intense lorsque ce sont les autorités locales, et non pas régionales, qui s’engagent… À ce propos, on remarquera aussi chez B. Wassenberg et, dans une moindre mesure, chez B. Dupeyron un certain engagement de la recherche qui transparaît tantôt au fil des livres, en faveur de la coopération transfrontalière comme projet politique légitime et fondé, et en rapport à l’Europe en construction ; il convient de l’avoir à l’esprit. En forçant un peu le trait, il y aurait comme un certain sens de l’histoire à ce que les Euro-régions se fassent, seuls des obstacles (nationaux et locaux) les ralentiraient, qui tombent peu à peu. Les mots par lesquels Birte Wassenberg termine ses développements (p. 448) sont clairs : « Dans le 144 Revue des Sciences Sociales, 2009, n° 42, « Étrange étranger » contexte de l’intégration européenne, la coopération transfrontalière joue un rôle primordial, parce qu’elle permet aux acteurs régionaux et aux citoyens de participer directement à la construction de l’Europe » ; c’est là peut-être davantage un vœu. Une façon d’interroger pareille hypothèse consiste à suivre des trajectoires biographiques d’acteurs, afin de compléter les focales étudiées et de voir non seulement ce que les acteurs repérés font à la ct mais aussi ce que le transfrontalier fait aux acteurs qui le portent. Bruno Dupeyron fait un pas dans cette direction (p. 205) lorsqu’il analyse le « profil » de Jean-Luc Johaneck, qui est à la fois responsable d’une association de frontaliers du HautRhin et syndicaliste affilié à une structure suisse (pays d’emploi), et en est même un permanent. Multiplier les regards longitudinaux en termes de parcours individuels et collectifs serait certainement riche de sens, notamment pour questionner une européanisation des références cognitives soulevées, et appuyer certaines pistes, par exemple lorsque B. Dupeyron écrit : « On décèle, en particulier parmi les jeunes agents, une continuité ou une cohérence du modèle de socialisation chez certains enquêtés : l’ouverture à l’intégration régionale européenne, expérimentée par exemple à travers la réalisation d’une partie des études supérieures dans un pays de l’Union européenne (programme Erasmus-Socrate) est plus ou moins prolongée dans la sociabilité professionnelle transfrontalière » (p. 16). Autant de pistes d’analyses sociologiques possibles autour de la coopération transfrontalière… Philippe Hamman Bibliographie Andersen Svein, Eliassen Kjell (eds.) (1993), Making Policy in Europe. The Europeification of National Policy-Making, London, Sage. Balme Richard (dir.) (1996), Les politiques du néo-régionalisme. Action collective régionale et globalisation, Paris, Économica. — (1998), « Les relations internationales des régions », in : Jacques Palard (dir.), Vers l’Europe des régions, Paris, La Documentation française, 806. Birouste Georgette (2002), « Vécus frontaliers, évolution du concept de frontière », in : Christian Desplat (dir.), Frontières, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), p. 335-346. Blanc Maurice, Hamman Philippe (2009), « La construction politique métropolitaine dans le Rhin Supérieur : coopérations intercommunales et transfrontalières. L’exemple de l’agglomération de Strasbourg », in : Christine Maillard, Catherine Maurer, Astrid StarckAdler (dir.), L’Espace rhénan, pôle de savoirs / Rheinischer Raum, Wissensraum, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg. Bloch Anny, Ercker Alain (1996), « Une culture de frontières entre l’Alsace et le Palatinat ? Etat cruel des lieux », Revue des sciences sociales, 23. Cherqui Adeline, Hamman Philippe (dir.) (2009), Production et revendications d’identité. Éléments d’analyse sociologique, Paris, L’Harmattan. Denis Marie-Noële (1990/1991), « L’identité de la frontière : un exemple en Alsace », Revue des sciences sociales, 18, p. 119-124. Desjeux Dominique (2004), Les sciences sociales, Paris, PUF. Dupeyron Bruno (2005), Acteurs et politiques de la coopération transfrontalière en Europe. Les expériences du Rhin Supérieur et de l’Eurorégion Méditerranéenne, thèse de science politique, Université de Strasbourg. 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Espaces mobilisés et répertoires d’action, Paris, L’Harmattan, p. 185-210. – (2008), Les collectifs de sans-papiers en France et en Espagne dans les années 2000 : analyse comparative d’acteurs collectifs à faibles ressources, thèse en science politique, Université de Montpellier 1. – (2009), « L’usage du catalan, facteur d’intégration “nationale” des immigrés étrangers en La coopération transfrontalière et la construction européenne Catalogne ? », in : Adeline Cherqui, Philippe Hamman (dir.), Production et revendications d’identité, Paris, L’Harmattan, p. 23-76. Hamman Philippe (2003), « Les jumelages de communes, miroir de la construction européenne “par le bas” », Revue des sciences sociales, 30, p. 92-98. — (2004a), « La coopération urbaine transfrontalière ou l’Europe “par le bas” ? », Espaces et Sociétés, 116-117, p. 235-258. — (2004b), « La production d’expertise, genèse d’un service public transfrontalier. 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Ce traité-cadre de droit international signé le 23 janvier 1996 concerne la coopération transfrontalière sous forme d’institutions ad hoc – les GLCT – entre autorités locales des Länder du Bade-Wurtemberg, de la Sarre et de Rhénanie-Palatinat, des régions d’Alsace et de Lorraine, du Luxembourg et des cantons suisses de Solothurn, BâleVille, Bâle-Land, Aargau et Jura. 3. Pour l’Alsace, B. Dupeyron détaille dans sa thèse (2005) l’épisode significatif du manuel d’histoire franco-allemand et des négociations auxquelles le projet a donné lieu. Dans le cas catalan, cf. Frank (2009). 4 Bruno Dupeyron écrit ainsi : « Dans cette configuration, le jeu à somme positive résulte du cofinancement mutuel des projets par chaque acteur, dont la mise globale est systématiquement inférieure au gain réalisé. Ainsi, cette action publique transfrontalière est rendue uniquement possible du fait qu’elle soit amortie par l’apport de fonds communautaires – des fonds qui, s’ils ne sont pas utilisés, sont définitivement perdus au niveau transfrontalier » (p. 245). 5. Les instances Infobest (Informationsund Beratungsstelle – Centre d’information et de conseil) sont également analysées. Ce réseau de quatre bureaux d’information transfrontalière dans l’espace du Rhin supérieur s’inscrit en partenariat avec les services européens de l’emploi EURES-Transfrontaliers, et donc en partie en concurrence avec les associations de frontaliers, sur un même « créneau », mais une concurrence limitée compte tenu d’un niveau d’expertise qui connaît des limites, et de difficultés à trouver des relais politiques pour faire avancer les problèmes recensés. Là encore, il y a largement convergence avec nos propres conclusions (Hamman 2004b). 6. « L’Eurorégion Méditerranée est moins utilisée comme objet de comparaison que de contrepoint ou source d’éclairage pour le Rhin supérieur », écrit l’auteur p. 2. 7. « Au lieu d’être des barrières et des coupures, les frontières de l’Europe occidentale sont devenues des charnières et des coutures », avance André-Louis Sanguin, in Soutif (1999), p. 8. 145