L’évaluation du dommage économique Le rôle de l’expert Gildas de Muizon Ingénieur civil des Mines de Paris, Docteur en Sciences Economiques Directeur associé de Microeconomix Formation continue des magistrats et des juges consulaires, Ecole Nationale de la Magistrature Droit de la concurrence pour les juridictions spécialisées, 4 avril 2014 Avertissement : les opinions exprimées dans cette présentation sont les opinions personnelles de l’auteur et n’engagent en rien la responsabilité du cabinet Microeconomix, ni a fortiori celle de ses clients Plan de l’intervention Page 2 Introduction : quel est le rôle des économistes dans l’application du droit de la concurrence ? Dommage à l’économie et préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle Méthodes économiques d’évaluation des préjudices Conclusion Plan de l’intervention Page 3 Introduction : quel est le rôle des économistes dans l’application du droit de la concurrence ? – 1er rôle de l’analyse économique : contribuer à fonder les règles de droit – 2ème rôle de l’analyse économique : fournir les outils, tests et critères facilitant l’application du droit – Brève introduction aux outils et concepts de la microéconomie appliquée au droit de la concurrence Dommage à l’économie et préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle Méthodes économiques d’évaluation des préjudices Conclusion 1er rôle de l’analyse économique : contribuer à fonder les règles de droit La raison d’être du droit de la concurrence : la concurrence est bonne pour les consommateurs (et l’économie en général), ce qui justifie une intervention publique visant à la protéger – Fondements de la microéconomie : une main invisible guide les comportements égoïstes des agents individuels vers la maximisation du bien-être collectif "Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l'emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c'est son propre bénéfice qu'il a en vue, et non celui de la société, mais les soins qu'il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer précisément ce genre d'emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société." Adam Smith (1776) Page 4 – La concurrence entre entreprises les force à proposer les meilleurs produits au meilleur prix, au bénéfice des consommateurs. – A l’opposé un monopole peut pratiquer des prix plus élevés et a moins d’incitations à être efficace 1er rôle de l’analyse économique : contribuer à fonder les règles de droit Page 5 L’analyse économique contribue à mieux comprendre l’effet de certaines pratiques/stratégies d’entreprises – Elle met en évidence que des pratiques de nature identique peuvent avoir des effets très différents (parfois anticoncurrentiels, parfois pro- concurrentiels) – Par exemple une remise accordée aux clients : bon pour le consommateur qui bénéficie d’un prix plus bas / mauvais pour le consommateur si la remise conduit à l’éviction de concurrents efficaces L’évolution d’une approche formaliste (per se) vers une approche fondée sur les effets renforce le rôle de l’analyse économique dans l’application du droit de la concurrence – La qualification par objet est en principe réservée aux pratiques les plus graves (e.g., cartel) – L’essentiel des pratiques anticoncurrentielles est maintenant caractérisé par leurs effets, dont la mise en évidence mobilise l’analyse économique 2ème rôle de l’analyse économique : fournir les outils, tests et critères permettant l’application du droit Page 6 L’analyse économique contribue à la conception de tests et critères pratiques facilitant l’application du droit – Développer des outils issus de la théorie microéconomique permettant au juge d’être éclairé sur les effets de certaines pratiques ou décisions – Développer des outils d'analyse quantitative et économétrique pour comprendre et rendre intelligibles les faits empiriques observés Exemples – Caractérisation d’un prix prédateur : test Akzo (1991) transcrivant dans la jurisprudence la règle d’Areeda-Turner (coût variable moyen, coût total moyen) – Caractérisation d’un risque de position dominante collective : critères Airtours (2002) transcrivant dans la jurisprudence trois facteurs identifiés par la théorie des jeux comme favorisant l'émergence d'un équilibre de collusion tacite Les principaux champs de l’économie appliquée au droit de la concurrence La microéconomie – La théorie des jeux – Krugman (2009) : « quand les décisions de deux firmes ou davantage influencent significativement leurs profits respectifs, celles-ci sont en situation d'interdépendance. […] L'étude des comportements en situations d'interdépendance est appelée théorie des jeux » L’économétrie – Page 7 Microéconomie : modélisation du comportement des agents individuels (producteur, consommateur) et étude des équilibres de marché La mise en évidence empirique (i.e., à partir des données économiques) et la quantification des relations causales entre phénomènes économiques La modélisation du comportement du consommateur Page 8 Comportement du consommateur – Le consommateur dispose d’un certain revenu et de préférences – Il est supposé maximiser son bien-être (mesuré par son utilité), sous contrainte de revenu – Il fait des choix (arbitrages) en fonction de ses préférences, de son revenu et du prix des biens – On en déduit la courbe de demande individuelle du consommateur Différents types de biens – Biens dits inférieurs : la consommation diminue lorsque le revenu augmente – Biens dits normaux : la consommation augmente moins que proportionnellement par rapport au revenu – Biens de luxe : la consommation augmente plus que proportionnellement par rapport au revenu – Biens substituables et biens complémentaires La demande En agrégeant les demandes individuelles des consommateurs, on obtient une courbe de demande agrégée – Page 9 Relation entre le prix du bien et les quantités demandées (en général, décroissante) Paramètre-clé : l’élasticité de la demande – De combien varie la demande lorsque le prix augmente ? – En général, l’élasticité de la demande varie le long de la courbe de demande La modélisation du comportement du producteur Page 10 Comportement du producteur – Le producteur achète des facteurs de production lui permettant de produire un bien – Il est supposé maximiser son profit – Il fait des arbitrages en fonction du prix des facteurs de production, de sa contrainte budgétaire et du prix auquel il peut vendre le bien Différents types de coûts de production – Coût marginal – Coût variable moyen – Coût fixe – Coût total moyen L’offre en situation de concurrence parfaite Page 11 En agrégeant les offres individuelles des producteurs, on obtient une courbe d’offre agrégée – Relation entre les prix et les quantités offertes – Hypothèse : les prix s’imposent aux producteurs (price-takers) L’équilibre offre-demande en situation de concurrence parfaite Page 12 Le surplus des consommateurs et des producteurs Surplus des consommateurs Surplus des producteurs Page 13 Modèle du monopole Page 14 Lorsque le producteur est en monopole, il peut agir sur les prix en restreignant son offre – La maximisation de son profit intègre le fait que sa décision sur son niveau de production a un impact sur le prix d’équilibre – En concurrence, chaque producteur a intérêt à accroître son offre jusqu’à l’égalisation du prix et de son coût marginal (s’il ne le fait pas, un concurrent le fera) – En situation de monopole, le producteur arbitre entre le gain qu’il retire de vendre une unité supplémentaire et la perte liée à la baisse du prix de toutes les unités vendues L’équilibre de monopole se caractérise par un prix plus élevé et une quantité produite plus faible qu’en situation de concurrence Equilibre du monopole Page 15 L’inefficacité allocative du monopole Page 16 L’approche économique du préjudice La microéconomie est une théorie de l’équilibre de marché – Modélisation du comportement des entreprises : maximisent leur profit – Modélisation du comportement des consommateurs : maximisent leur utilité – Equilibre de marché : prix et quantités Une pratique anticoncurrentielle peut produire des effets qui modifient l’équilibre du marché – 17 Page 17 Impact sur les principales variables économiques telles que les prix, les coûts, les volumes de vente, les parts de marché, etc. La théorie économique offre un cadre conceptuel et des outils permettant de mettre en évidence puis de quantifier les effets d’une pratique anticoncurrentielle sur l’équilibre du marché et sur ses intervenants Plan de l’intervention Page 18 Introduction : quel est le rôle des économistes dans l’application du droit de la concurrence ? Dommage à l’économie et préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle – La notion de dommage à l’économie en droit français – De l’approche comptable à l’approche économique promue par la Commission européenne en matière d’évaluation des préjudices Méthodes économiques d’évaluation des préjudices Conclusion Le dommage à l’économie : une notion mal définie Page 19 Origine de la notion de dommage à l’économie – Le troisième alinéa du I de l’article L. 464-2 du code de commerce, relatif aux critères de détermination des sanctions pécuniaires, dispose que « les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l’importance du dommage causé à l’économie […] » – Naturellement repris dans le Communiqué du 16 mai 2011 sur la méthode de détermination des sanctions pécuniaires de l’Autorité de la concurrence Définition large de ce que recouvre le dommage à l’économie – Selon l’Autorité de la concurrence, le dommage à l’économie est censé intégrer l’ensemble des perturbations que les pratiques anticoncurrentielles sont susceptibles de causer à l’économie – La prise en compte de ce critère s’inscrit dans une perspective de préservation de l’ordre public économique, et non dans une logique de réparation ou de restitution – Le dommage à l’économie comprend cependant le transfert direct de surplus des consommateurs vers les auteurs de pratiques anticoncurrentielles (assimilable au gain illicite) et la perte sèche de bien-être pour la collectivité prise dans son ensemble Le dommage à l’économie : quantifiable mais rarement quantifiée De façon assez étonnante, l’Autorité de la concurrence se refuse généralement à quantifier le dommage à l’économie « En effectuer un chiffrage imposerait de procéder à des analyses contrefactuelles extrêmement fines reposant sur des hypothèses qu’il s’avère impossible de tenir pour certaines en pratique. En effet, la situation qui aurait prévalu en l’absence de la pratique anticoncurrentielle est impossible à reconstituer de façon fiable, les équilibres sur les marchés étant déterminés par de très nombreuses variables interagissant les unes sur les autres. C’est pourquoi il résulte de la jurisprudence constante des juridictions de contrôle que l’Autorité n’est pas tenue d’effectuer une quantification ou une évaluation chiffrée du dommage à l’économie » (Table ronde de l’OCDE sur la quantification par les tribunaux nationaux et les autorités de concurrence des dommages causés à l’économie, Note de la délégation de la France, 2011) Page 20 C’est pourtant cet exercice qui doit être mené pour évaluer les préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle Les tribunaux sont beaucoup plus habitués à évaluer les préjudices L’article 1382 du Code Civil a une portée très large – Page 21 Tout type de dommage (préjudice) Même si on se limite aux dommages subis par les agents économiques (entreprises, consommateurs), il en existe une grande variété – Contrefaçon – Rupture brutale de relations commerciales – Actes de concurrence déloyale – Pratiques anticoncurrentielles, etc. Les tribunaux sont donc habitués à examiner des demandes de réparation – Rapports produits par les parties, éventuellement recours à l’expertise judiciaire – Chiffrage du préjudice = déterminer la compensation financière replaçant le demandeur dans la situation dans laquelle il se serait trouvé si l’acte dommageable ne s’était pas produit – Parfaitement transposable aux effets dommageables causés par des pratiques anticoncurrentielles Evaluation comptable des préjudices Page 22 L’évaluation des préjudices est traditionnellement vue comme un exercice comptable et financier – Gain manqué (e.g., préjudice résultant d’une perte de chiffre d’affaires) – Perte subie (e.g., surcoût supporté en raison des dépenses engagées du fait de l’acte dommageable) – Expertise comptable et financière pour analyser en détail les coûts, le chiffre d’affaires, la marge, etc. Exemples – Préjudice causé par une rupture brutale de relations commerciale : on applique la marge sur coût variable au chiffre d’affaires qui aurait été généré durant la période du préavis – Préjudice causé par des actes de contrefaçon : manque à gagner sur les unités qui ont été vendues par le contrefacteur et prise en compte des bénéfices engrangés par le contrefacteur – Préjudice d’image : on peut se fonder sur les dépenses publicitaires qu’il a été nécessaire d’engager pour contrecarrer l’atteinte à l’image de sa marque Evaluation économique des préjudices Page 23 Forte influence de l’analyse économique sur les procédures devant les autorités de concurrence – Caractérisation par les effets des abus de position dominante et des restrictions verticales – Prise en compte du dommage à l’économie dans la détermination des sanctions Pour un économiste, mesurer l’effet d’une pratique anticoncurrentielle, évaluer l’ampleur du dommage à l’économie et chiffrer le préjudice subi constituent des exercices très proches – Il s’agit de comparer la situation économique observée (prix, quantité, profits, etc.) et la situation qui aurait été observée en l’absence de la pratique anticoncurrentielle – Il n’est donc pas étonnant que l’essentiel des 81 pages du « Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l’article 101 ou 102 du TFUE » soit consacré aux méthodes économiques Exemple 1 Retard de livraison d’une ligne de transport de l’électricité Page 24 Approche technico-comptable de la demanderesse – La ligne électrique a été livrée avec 12 mois de retard, sa capacité étant de 200 MW, elle aurait transporté 200*8760 = 1 752 GWh – Compte tenu d’un tarif de transport de 20 € / MWh, le préjudice était évalué à 35 M€ Objections économiques – La ligne électrique devait connecter une centrale de pointe au réseau – Les moyens de production d’un système électrique étant appelés par ordre de coût croissant (préséance économique), en fonction du niveau de la demande d’électricité, une centrale de pointe ne produit que durant un nombre réduit d’heures dans l’année – Sur la base du taux moyen d’appel des centrales de pointe, le préjudice allégué était divisé par quatre – De plus, en présence d’une surcapacité installée et d’absence de congestion du réseau, l’électricité qui n’avait pas pu être transportée par la ligne en retard, avait été produite par une autre centrale du réseau et transportée par d’autres lignes du réseau, le préjudice était donc nul Conclusion : la modélisation économique du fonctionnement du marché électrique a mis en évidence l’irréalisme des hypothèses implicites de l’approche comptable Exemple 2 Surcoût causé par un cartel Page 25 Approche comptable de la demanderesse – L’examen de plusieurs centaines de factures ont permis de comparer le prix moyen acquitté pendant le cartel et le prix moyen obtenu après l’effondrement du cartel – En multipliant cette différence de prix par le volume total des achats pendant la période du cartel, le préjudice était estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros Objections économiques – La période du cartel coïncide avec une période de flambée des cours des matières premières achetées par les membres du cartel – La comparaison des prix moyens ne permet pas de distinguer l’effet du cartel sur les prix des effets d’autres variables économiques les affectant également – En construisant un modèle économétrique, il a été possible de montrer qu’au maximum 20 % de l’écart de prix pouvait être imputé au cartel Conclusion : la mise en œuvre de techniques économétriques a permis de mesurer plus rigoureusement l’impact spécifiquement imputable au cartel Exemple 3 Pratiques déloyales à l’encontre d’un nouvel entrant Page 26 Approche comptable du défendeur – Le chiffre d’affaires du nouvel entant a été multiplié par 10 durant les deux années concernées – Son activité était en outre déficitaire, ses prix de vente ne couvrant même pas ses coûts variables – Le nouvel entrant n’aurait donc subi aucun préjudice Objections économiques – Ce n’est pas parce que le chiffre d’affaires a augmenté qu’il n’y a pas de préjudice : en l’absence des pratiques, il aurait pu augmenter davantage – En outre le modèle économique de développement reposait sur l’atteinte rapide d’une masse critique à partir de laquelle l’activité pouvait ensuite bénéficier d’un effet de réseau suffisant et être pérennisée – Une comparaison avec une vingtaine de marchés a permis d’estimer le retard de développement causé par les pratiques déloyales Conclusion : l’analyse contrefactuelle a mis en évidence l’existence d’un préjudice alors même que l’activité était déficitaire Plan de l’intervention Introduction : quel est le rôle des économistes dans l’application du droit de la concurrence ? Effets d’une pratique anticoncurrentielle, dommage à l’économie et préjudices Méthodes économiques d’évaluation des préjudices Page 27 – Etude de cas n°1 : préjudice causé par un cartel – Etude de cas n°2 : préjudice causé par une pratique d’éviction – Etude de cas n°3 : préjudice causé par une pratique ayant entravé l’entrée d’un nouveau concurrent Conclusion Evaluation économique des préjudices Page 28 Rôle fondamental de l’analyse contrefactuelle – Le préjudice est défini comme la différence entre le profit « contrefactuel » et le profit observé – Le profit « contrefactuel » doit être estimé en construisant un scénario par nature hypothétique décrivant ce qui se serait produit en l’absence de la pratique anticoncurrentielle – Tension potentielle entre le caractère « certain » d’un préjudice indemnisable et l’incertitude inhérente à sa quantification Apports des outils de l’analyse économique et de l’économétrie – Méthodes comparatives : le scénario contrefactuel est construit par comparaison à d’autres marchés supposés non affectés par les pratiques (le même marché avant ou après les pratiques, un autre marché sur lequel les pratiques n’ont pas été mises en œuvre, etc.) – Intérêt de l’économétrie : raisonner toutes choses égales par ailleurs et permettre d’isoler les effets spécifiquement imputables à la pratique anticoncurrentielle Les principaux effets des pratiques anticoncurrentielles Deux grands types de pratiques anticoncurrentielles – Cartels (exemples : entente sur les prix, répartition de marché, etc.) – Abus d’éviction (exemples : prédation, refus de vente, ciseau tarifaire, etc.) Conséquences principales d’un cartel – Conséquences principales d’un abus d’éviction – 29 Page 29 Les clients des entreprises cartellisées ont payé un prix plus élevé que le prix qui aurait prévalu en l’absence du cartel Les entreprises concurrentes n’ont pas pu se développer autant qu’elles auraient pu le faire en l’absence de la pratique anticoncurrentielle La méthode de quantification du préjudice dépend de la nature des pratiques anticoncurrentielles, ce que nous allons illustrer par des exemples fictifs Etude de cas n°1 : cartel entre fournisseurs 30 Page 30 Considérons l’exemple fictif suivant – Durant plusieurs années, les producteurs de bouteilles en plastique se sont entendus pour fixer leurs prix aux producteurs d’eau minérale – Le préjudice subi par les producteurs d’eau minérale provient du niveau de prix supraconcurrentiel qui leur a été imposé Comment déterminer le niveau de prix qui aurait été observé en l’absence du cartel ? – Les méthodes les plus utilisées sont fondées sur des comparaisons – Le principe général consiste à identifier un marché suffisamment proche, mais non affecté par les pratiques anticoncurrentielles – Pour élaborer le scénario contrefactuel, on peut se référer aux évolutions observées sur le marché concerné avant ou après le cartel, ou sur un autre marché (géographique ou produit) Principaux points de comparaison possibles Période 1 (non affectée) Période 1 (non affectée) 31 Page 31 Comparaison dans le temps sur le même marché 32 Page 32 Les données collectées mettent en évidence les évolutions suivantes du prix des bouteilles en plastique Premier calcul statistique : comparaison de la moyenne des prix On calcule la moyenne des prix pendant le cartel et en dehors du cartel – 33 Page 33 On obtient que le prix moyen pendant le cartel était de 26 €, tandis que le prix moyen hors cartel était de 25 € Peut-on déduire d’un tel résultat que le cartel a permis une augmentation de 4 % du prix ? – Seule, la valeur moyenne n’est pas très informative – Elle masque la dispersion des données – Par exemple, on pourrait imaginer que l’écart observé n’est dû qu’à l’existence d’une donnée de prix très élevé pendant le cartel, tandis que tous les autres prix seraient identiques pendant le cartel et en dehors – En d’autres termes, il nous manque un test de significativité de la différence des prix moyens La régression simple Au lieu d’agréger les données de prix pour calculer deux valeurs moyennes, il est plus judicieux d’exploiter toutes les données collectées On cherche à estimer une relation entre le prix et l’existence du cartel Prix = a + b * CARTEL + u 34 Page 34 Le paramètre b mesure l’effet du cartel sur le prix – Par exemple, on obtient : b = 1 € – Il est estimé avec une marge d’erreur – Par exemple on obtient qu’il est compris entre 0,8 € et 1,2 € avec un niveau de confiance de 95 % La régression simple b est compris entre 0,8 et 1,2 avec un niveau de confiance à 95 % % 35 Page 35 Corrélation et causalité Le lien mesuré entre le prix et l’existence d’un cartel est une corrélation entre deux variables Nous avons mis en évidence une corrélation entre deux variables, mais corrélation n’est pas causalité – Exemple : les ventes de crèmes glacées et de crèmes solaires sont corrélées, sans aucun lien de causalité entre elles – Une variable cachée (e.g., période estivale) influence en effet les deux variables, ce qui explique leur corrélation apparente La régression simple mesure une relation causale si aucune autre variable corrélée avec la période d’existence du cartel n’influence le prix – 36 Page 36 Or beaucoup d’autres phénomènes, exogènes au cartel, peuvent avoir eu des impacts sur les prix La régression multiple Les prix observés à différents moments ont pu être affectés par des phénomènes totalement indépendants du cartel – Hausse des cours des matières premières utilisées par les membres du cartel – Mise en œuvre d’une nouvelle réglementation plus contraignante pour les membres du cartel – Développement d’une technologie concurrente Pour quantifier le préjudice, il faut être en mesure de reconstituer l’évolution des prix corrigés des variations qui ne doivent pas être imputées au cartel – Autrement dit, il faut être capable de raisonner toutes choses égales par ailleurs – C’est ce que permet la mise en œuvre des techniques économétriques telles que les régressions multiples Prix = a + b * CARTEL + c * Prix des matières premières + u 37 Page 37 Présentation des résultats Cartel Régression simple Prix Régression multiple Prix 1** (0.059) 0,5*** (0.065) Prix des matières premières Constante Nombre d’observations R2 2*** (0.73) 25*** (0.62) 15*** (0.85) 100 100 0.056 0.132 * significatif à 10 %, ** significatif à 5 %, *** significatif à 1 % Soulignons que le seuil de significativité retenu par les économètres est très exigeant puisqu’on écarte les résultats qui ne seraient vrais qu’avec une probabilité inférieure à 90% 38 Page 38 Régression multiple La régression multiple permet de mesurer l’effet d’une variable toutes choses égales par ailleurs Elle est un premier pas, parfois suffisant, pour établir un lien de causalité entre deux variables 39 Page 39 – Mais il peut être difficile d’identifier certaines variables affectant le prix – Notamment si les périodes (avant, pendant, après cartel) subissent des chocs exogènes (crise économique, modification de l’offre comme l’arrivée de nouveaux produits, modification du comportement ou des préférences des consommateurs, etc.) De nombreuses autres techniques sont disponibles (effets fixes, différence de différences, probit, logit, variables instrumentales, régression par discontinuité, modèles de sélection, etc.) Evolution corrigée des prix 40 Page 40 En incluant les variables influençant le prix, on est en mesure de corriger l’évolution brute des prix afin de s’approcher des effets strictement liés au cartel Surprix spécifiquement causé par le cartel On reconstitue ensuite l’évolution contrefactuelle des prix en « retranchant » l’effet spécifique du cartel Il reste maintenant à mesurer l’impact du surprix en termes de préjudice – 41 Page 41 Cela va dépendre de la manière dont le surprix (surcoût pour l’acheteur) a modifié l’équilibre de marché Situation contrefactuelle 42 Page 42 Le profit contrefactuel est égal à la différence entre le chiffre d’affaires (prix x quantités) et les coûts contrefactuels Situation en l’absence de répercussion du surcoût 43 Page 43 En l’absence de répercussion du surcoût sur les prix de vente de l’entreprise lésée, le préjudice est égal au surcoût total Situation lorsque le surcoût a été répercuté dans les prix 44 Page 44 Si l’entreprise lésée par le cartel a répercuté tout ou partie du surcoût, le préjudice subi est diminué des gains générés par l’augmentation de ses prix La passing-on defense Pour le défendeur (membre du cartel), la passing-on defense consiste à soutenir que ses clients n’ont subi aucun préjudice car ils ont été en mesure de répercuter sur leurs propres clients le surcoût du cartel – 45 Page 45 Soulignons que, même en cas de répercussion totale, les clients du cartel subissent généralement un préjudice lié à la diminution des quantités vendues à la suite de la hausse de leurs prix L’évaluation du taux de répercussion (taux de pass-on) est une question empirique qui doit être étudiée au cas par cas – Cela complexifie l’analyse car il est alors nécessaire d’étudier l’évolution des prix à l’aval du cartel, afin d’identifier l’effet spécifique de la répercussion éventuelle – Plusieurs facteurs à prendre en compte : degré de concurrence aval, part que représente le surcoût dans les coûts totaux, sensibilité de la demande au prix, etc. L’actualisation des préjudices passés 46 Page 46 Principe de l’actualisation – Un euro perdu il y a dix ans doit être compensé aujourd’hui par plus d’un euro – Si cet euro avait été gagné il y a dix ans, il aurait pu être utilisé Quel taux d’actualisation retenir ? – Taux d’intérêt légal ? – Coût moyen pondéré du capital ? – Taux de rentabilité des capitaux propres ?? L’effet de l’actualisation des préjudices passés peut être tout à fait significatif lorsque les pratiques sont anciennes A l’inverse, l’actualisation des préjudices futurs diminue leur montant 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 Total 2013 Taux d'actualisation 0% 5% 15 % 100 189 615 100 180 535 100 171 465 100 163 405 100 155 352 100 148 306 100 141 266 100 134 231 100 128 201 900 1 407 3 376 Etude de cas n°2 : pratique d’éviction 47 Page 47 Considérons l’exemple fictif suivant – Un fournisseur de sodas en position dominante a accordé des remises fidélisantes à ses clients, les cafetiers – Un fournisseur concurrent a été progressivement évincé du marché Evaluation du préjudice résultant d’une éviction 48 Page 48 De la même façon que pour l’évaluation d’une préjudice causé par un cartel, il faut tout d’abord construire le scénario contrefactuel – La période précédant la mise en œuvre des pratiques est un point de comparaison utile – En revanche, la période suivant la fin des pratiques est plus difficile à utiliser car les pratiques d’éviction peuvent produire des effets bien après leur date de cessation Une difficulté supplémentaire provient du fait que l’évaluation du préjudice ne concerne pas, en général, uniquement une période passée – Les pratiques peuvent produire des effets plusieurs années après la fin des pratiques et le moment où l’action en réparation est engagée – Il est dès lors nécessaire d’élaborer un scénario prospectif décrivant l’évolution probable de la situation de l’entreprise lésée (à quelle vitesse va-t-elle être en mesure de retrouver son niveau d’activité contrefactuel ?) Etude de cas n°3 : pratique entravant l’entrée d’un nouveau concurrent Autre exemple fictif – 49 Page 49 A l’expiration du brevet qu’il détenait sur un médicament, un laboratoire pharmaceutique a mis en œuvre des pratiques ayant entravé le développement de médicaments génériques concurrents Evaluation du préjudice résultant d’une entrée entravée 50 Page 50 Même démarche que pour un préjudice résultant d’une éviction mais avec des difficultés exacerbées – La situation contrefactuelle est plus difficile à établir car, par définition, on n’observe pas de période de développement normal de l’activité lésée (on ne peut donc pas se référer à des comparaisons temporelles) – Parfois, il est possible de recourir à des comparaisons avec d’autres marchés, non affectés mais suffisamment proches (ou rendus comparables par l’emploi de méthodes économétriques) Evaluation du préjudice résultant d’une entrée entravée 51 Page 51 Mais lorsque les pratiques ont entravé le développement d’un produit innovant, il n’existe souvent aucun point de comparaison disponible – L’évaluation doit alors être fondée sur une modélisation théorique et des hypothèses vraisemblables permettant d’imaginer quel aurait pu être le développement de l’entreprise lésée si elle n’avait pas subi les effets des pratiques – Questions-clés : quelle aurait été l’appétence des consommateurs pour l’offre du nouvel entrant ? Quelle part de marché aurait pu conquérir le nouvel entrant ? – Dans ce type d’évaluations, l’enjeu principal est moins l’exploitation des données disponibles que la formulation d’hypothèses documentées sur des faits – Les résultats de l’évaluation sont par nature incertains et dépendent des hypothèses retenues – Le débat contradictoire porte alors principalement sur le degré de vraisemblance de chaque hypothèse Plan de l’intervention Page 52 Introduction : quel est le rôle des économistes dans l’application du droit de la concurrence ? Dommage à l’économie et préjudices causés par une pratique anticoncurrentielle Méthodes économiques d’évaluation des préjudices Conclusion Approche économique ou comptable ? Traditionnellement les tribunaux français sont plus habitués à l’approche comptable – Page 53 Les experts judiciaires sont d’ailleurs essentiellement des experts comptables ou financiers, très rarement des économistes Illustration au niveau du taux d’actualisation – L’approche comptable justifie de retenir le taux d’intérêt sans risque pour actualiser les pertes passées et de retenir un taux avec prime de risque pour les manques à gagner futurs – Ce traitement asymétrique n’est pas justifié par l’approche économique qui préconise de retenir un taux d’actualisation égal au coût moyen pondéré du capital de la victime ou au taux de rentabilité de ses fonds propres Mais on constate les prémisses d’une évolution vers davantage d’expertise économique – Exemple FREE/BOUYGUES TELECOM (TC de Paris, 22/02/2013) dans lequel l’expert judiciaire s’est appuyé sur des travaux économiques – En tout état de cause, l’approche économique se nourrit de données comptables et financières, elle ne se substitue pas à l’approche comptable mais l’affine et en renforce la rigueur Remarques de conclusion Difficulté (impossibilité ?) à démontrer un préjudice certain, exacerbée par l’asymétrie entre le demandeur et la défenderesse – Page 54 Le demandeur doit démontrer (entre autre) l’existence d’un préjudice certain tandis que la défenderesse se contente de montrer qu’il ne peut être affirmé avec un degré de certitude suffisant que les pratiques litigieuses auraient conduit à un préjudice matériel Evolution souhaitable vers un incertitude quantifiée ? – Préoccupation de la Commission européenne, « les règles de droit nationales applicables ainsi que leur interprétation doivent tenir compte de ces limites inhérentes à la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts pour infraction aux articles 101 et 102 du TFUE conformément au principe d'effectivité du droit de l'UE, de sorte que l'exercice du droit à réparation garanti par le traité ne soit pas rendu pratiquement impossible ni excessivement difficile. » – Un intérêt de l’économétrie est de permettre de fournir le degré de précision de l’estimation (e.g., il y a moins d’une chance sur cent pour que le préjudice soit nul et 95 % de chance pour qu’il soit compris entre 12 et 16 M€) Remarques de conclusion Toute expertise économique doit pouvoir être lue, comprise et analysée de façon critique par des non-économistes – Page 55 Si la quantification d’un préjudice est un exercice technique, le débat contradictoire porte essentiellement sur les choix d’hypothèses et de modèles qui peuvent être débattus par tout un chacun car fondés sur une interprétation des éléments factuels disponibles