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La désyndicalisation est un phénomène général dans les pays industrialisés.
Le nombre de conflits, mesuré par le nombre de journées de travail perdues du
fait des grèves, a considérablement diminué en France depuis 20 ans : entre 3 et 4
millions de journées perdues par an pour fait de grève à la fin des années 1970,
moins d’un million en général depuis 1985. Cette diminution peut étonner : on a
parfois l’impression, à tort, que les grèves sont plus nombreuses que jamais. En
fait, elles ont beaucoup plus
diminué dans le secteur
privé que dans le secteur
public, où les grèves « se
voient » plus car elles
touchent souvent des
services publics. Mais le
secteur public emploie
moins de travailleurs que le
secteur privé. Le taux de
syndicalisation (part des
syndiqués dans la
population active occupée) a beaucoup décru depuis trente ans. Aujourd’hui, en
France, on estime que 8% environ des travailleurs sont syndiqués (près de 40%
l’étaient en 1950). Le taux de syndicalisation reste bien plus élevé dans le secteur
public que dans le secteur privé (où il est d'environ 3.5%), dans les grandes
entreprises que dans les petites, même s’il a diminué partout. La diminution de
l’influence des syndicats se voit aussi au fait que certains conflits, parmi les plus
durs de ces dernières années, démarrent en dehors des syndicats, comme nous le
verrons plus loin.
Premier élément d’explication de la désyndicalisation : la montée du
chômage. C’est une explication conjoncturelle : la montée du chômage peut
expliquer que les salariés, craignant pour leur emploi, renoncent à se mettre en
grève ou à entamer un conflit avec leur employeur. Dans ce cas, on peut penser
que si la croissance repartait et si le chômage diminuait sensiblement et
durablement, le nombre des conflits pourrait repartir à la hausse.
Deuxième élément d’explication de la désyndicalisation : les transformations
du travail. Il s’agit cette fois d’une explication structurelle à la désyndicalisation.
La transformation de la
structure des emplois joue
en défaveur de la syndicalisation. En effet, le nombre d’emplois ouvriers, et plus
généralement dans les industries, a considérablement diminué depuis 1975,
comme nous l’avons vu. Or, le syndicalisme a une bonne part de ses racines
dans le mouvement ouvrier. De plus, le travail dans les usines s’est transformé,
les horaires se sont flexibilisés, et les syndicats ont plus de mal à entrer en
contact avec l’ensemble des salariés. L’éclatement du collectif de travail fait que
tous les gens qui travaillent au même endroit n’ont pas forcément le même
employeur (c’est le cas quand il y a des travailleurs intérimaires) ce qui rend
plus difficile la mobilisation. Et le développement des firmes multinationales,
qui éloigne encore les travailleurs de la direction réelle de l’entreprise, rend plus
difficile l’identification et l’atteinte du groupe avec lequel on peut rentrer en
conflit. Enfin, les emplois du tertiaire, qui se sont beaucoup développés, sont
situés dans des entreprises de taille inférieure à celle des entreprises
industrielles. Or le syndicalisme se développe plus facilement dans les grandes
entreprises que dans les petites. Et la féminisation qui a accompagné cette tertiairisation joue aussi en défaveur des syndicats car les
femmes sont, en moyenne, moins syndiquées que les hommes.
Troisième élément d’explication : l’institutionnalisation des syndicats. Ce qu’on appelle l’institutionnalisation, c’est le fait que les
syndicats sont reconnus par les employeurs comme des interlocuteurs légitimes et incontournables. C’est aussi le fait que le nombre de
permanents, c’est-à-dire de personnes qui travaillent à plein temps pour le syndicat, augmente. Cette évolution peut couper les
syndicats de leurs adhérents. Ceux-ci ne se sentent plus représentés réellement par les permanents syndicaux qui négocient avec les
organisations patronales. Les syndicats apparaissent alors comme des organisations bureaucratiques dans lesquelles les adhérents ne se
reconnaissent plus, d’où la diminution du nombre d’adhésions. Il en résulte que les syndicats encadrent moins qu’avant les conflits. Ce
ne sont pas toujours eux qui appellent à la grève (certains conflits se déclenchent « à la base », sans appel des syndicats). Leur place est
prise par des « coordinations ». De quoi s’agit-il ? Les grévistes élisent des représentants, indépendamment de leur appartenance
syndicale, qui vont aller négocier avec la direction (alors que c’est le rôle traditionnellement dévolu aux syndicats) et qui viennent
rendre compte devant la « base » de l’évolution des négociations. Dans le courant des années 90, on a vu par exemple le conflit des
infirmières ou celui des chauffeurs routiers être géré de la sorte. On peut lire ici une méfiance vis-à-vis des syndicats, considérés
comme des institutions coupées de la base des travailleurs.
1.3.4. Et, d'autre part, la montée de l'individualisme, par certains aspects, remet en cause l'action collective
Pour expliquer pourquoi un conflit social éclate ou pas, on peut d’abord se demander ce que les individus ont à y gagner. On
pourrait de prime abord penser qu’ils ont forcément intérêt à participer au conflit puisqu’ils pourront de cette façon défendre ou
améliorer leur situation. Mais l’analyse se complique dès lors qu’on intègre les coûts que représente un conflit social pour les
individus : par exemple, les journées de salaires perdues lors d’une grève, le fait que l’employeur donnera sans doute moins de
promotion à un salarié peu accommodant, etc. Cela permet de comprendre les aléas de la mobilisation sociale.
Les individus se comportent en « passagers
clandestins » et renoncent au conflit social. Si les gains
tirés d’un conflit (par exemple, une hausse des salaires)
concernent tous les salariés, les coûts de l’action ne
reposent que sur ceux qui l’auront entreprise (les
grévistes). Dès lors, il est rationnel pour un individu de ne
pas participer au conflit, même s’il a intérêt à ce que celui-
ci réussisse. En effet, s’il s’abstient d’y participer, il évite le
coût lié au conflit mais en retire les bénéfices quand les
autres auront fait aboutir la revendication. Mais comme
tout le monde fait le même calcul, personne ne s’engagera
dans le conflit parce que chacun espérera profiter de
l’action des autres. Dans ce cas, il y a bien peu de chances
qu’un conflit social éclate.
Mais alors, pourquoi y a-t-il quand même des
conflits ? Pour rester dans la même grille d’analyse, si des
individus participent à un conflit, c’est qu’ils tirent un
avantage direct de cette participation, indépendamment
du résultat du conflit. Il peut s’agir bien sûr d’avantages
symboliques (notoriété, reconnaissance des autres,
amélioration de l’estime de soi, nouvelles solidarités).
Ainsi, par exemple, les mouvements qui se rattachent à la
mouvance altermondialiste tissent-ils très souvent des
réseaux d’échanges personnels (produits bio, échanges de
services, formations réciproques), intéressants à la fois sur
le plan matériel et sur le plan des relations sociales.
Document 2 : taux de syndicalisation en
France depuis la Libération
Le taux de syndicalisation rapporte les effectifs des
confédérations, connus ou estimés, à la population
active salariée.
Source : Dominique Andolfatto, Dominique Labbé,
Sociologie des syndicats, La Découverte, 2000, in
Nouveau Manuel, La Découverte.
Document 4 : conflits du travail (1952–2000)
a. Hors fonction publique (conflits généralisés et
localisés).
Source : ministère du Travail et des Affaires sociales –
DARES, in Nouveau Manuel, La Découverte.
Document 5 : le paradoxe d'Olson
Il est faux [de croire que le conflit apparaît quand les individus sont
dans une situation inégalitaire]. C'est faux [...] parce que même le
sentiment très vif qu'il faut se mobiliser contre une situation peut
déboucher sur son contraire. C'est là le paradoxe développé par
l'économiste américain Mancur Olson. Imaginons que cent habitants
d'un petit village soit excédés par les impôts locaux fixés par le nouveau
maire. Ils se réunissent et décident d'agir. Supposons que si chacun d'eux
est prêt à donner du temps (réunions, manifestations) et de l'argent pour
le fonctionnement d'une association de défense et l'édition de tracts, un
investissement équivalent à 40€ chacun rend à peu près certain le recul
du maire et une réduction d'impôt de 100€. L'action collective est donc
assurée de rapporter (100-40) = 60€ à chaque protestataire. Oui. Ou
plutôt non, car il y a plus rentable : la posture du « passager clandestin »
qui regarde les autres agir et faire baisser l'impôt. Et qui récupère ainsi le
gain de 100€ sans le déduire du moindre coût de mobilisation. Égoïste,
mais rentable. Oui. Ou peut-être non, car lorsque les passagers
clandestins sont les plus nombreux la mobilisation est inexistante ou
inefficace. Olson souligne qu'on peut limiter le nombre des passagers
clandestins, soit par la pression (aller intimider les « lâcheurs »), soit par
l'incitation (avantages individuels comme des conseils fiscaux ou des
« pots » gratuits aux participants à l'action). Olson a l'immense mérite de
souligner que l'action collective ne va jamais de soi. Fondé sur le calcul
économique, son modèle fait aussi l'économie de beaucoup de questions
comme les sentiments de solidarité, le fait que le souci de dignité ou
l'euphorie de la mobilisation puissent conduire à des comportements
non calculateurs.
Erik NEVEU, « Conflits sociaux et action collective », Nouveau manuel, La
Découverte, 2003.
Document 3 : taux de syndicalisation (%)
Source : BIT.