LE MONDE SELON BILL STERLING W ILLIAM S TERLING Les États-Unis se dirigent-ils vers une déflation similaire à celle du Japon ? Lors des dernières rencontres avec les clients, on nous a demandé très souvent si les États-Unis finiront par connaître une déflation semblable à celle du Japon. Dans la foulée de la dernière décision de la Réserve fédérale américaine de réduire le taux directeur d’un autre quart de point à 1,0 %, on craint que la Fed, à l’instar de la Banque du Japon, n’arrive plus à lutter contre la déflation. La plupart des économistes ne croient pas aux probabilités d’une déflation aux États-Unis. Selon le Survey of Professional Forecasters, mené par la Philadelphia Reserve Bank, 33 conjoncturistes de renom prévoient que le taux d’inflation moyen se chiffrera à 2,5 % au cours des 10 prochaines années. Comme l’illustre le tableau 1, aucun expert ne s’attend à un taux d’inflation annuel inférieur à 1,7 % au cours des 10 prochaines années. PRÉVISIONS À LONG TERME POUR L’INFLATION Taux d’inflation IPC (%) MINIMUM 1,750 QUARTILE INFÉRIEUR 2,200 MÉDIANE 2,500 QUARTILE SUPÉRIEUR 2,725 MAXIMUM 3,500 MOYENNE 2,464 Source: Survey of Professional Forecasters, Philadelphia Federal Reserve Bank Tableau 1 : Les craintes d’une déflation ne sont pas manifestes parmi les conjoncturistes. La plupart d’entre eux sont d’avis qu’au cours des 10 prochaines années, l’inflation aux États-Unis se situera autour de 2,5 %. Rares sont ceux qui anticipent un taux inférieur à 2 %. PA G E 4 S TRATÈGE M ONDIAL Bien qu’il existe certains personnages influents qui font planer la menace d’une déflation, la plupart des participants sur le marché ne semblent pas s’inquiéter des perspectives à l’égard de l’inflation. Par exemple, le marché des U.S. Treasury Inflation-Protected Securities (TIPS) anticipe actuellement un taux d’inflation moyen d’environ 1,8 % sur 10 ans. Ce taux est calculé comme suit : 3,5 % pour les obligations du gouvernement américain à 10 ans moins 1,7 % pour les obligations TIPS à 10 ans. Il n’y a donc aucune menace de déflation pour ce marché. Selon l’économiste Robert Solow, récipiendaire du Prix Nobel du Massachusetts Institute of Technology, « la probabilité d’une déflation aux États-Unis est tellement mince que les rumeurs actuelles ne sont que futilité ». Un ancien dirigeant de la Fed s’est adressé à un petit groupe en déclarant non officiellement que les chances d’une déflation aux États-Unis sont plus faibles que celles de la fonte de la calotte polaire l’année prochaine. Les experts auront-ils tort ? Il s’agit de points de vue percutants provenant d’experts chevronnés. Certes, il existe de nombreux exemples de prévisions faites par des spécialistes qui se révèlent tout à fait fausses. Toutefois, dans ce cas, nous nous rallierons à la majorité. Selon nous, la comparaison des États-Unis avec le Japon est surfaite et le risque d’une déflation aux États-Unis n’est pas important. Le débat est crucial pour les investisseurs. Si les États-Unis se dirigent vers une déflation comme au P E R S P E C T I V E D E J U I L L E T A U 3 0 J U I N 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T LE MONDE SELON BILL STERLING Les États-Unis se dirigent-ils vers une déflation similaire à celle du Japon ? (suite) Japon, les obligations d’État seront presque la seule catégorie d’actif valant la peine d’être détenue, en dépit du fait qu’elles semblent déjà trop dispendieuses selon de nombreuses mesures traditionnelles. Dans le cadre d’une déflation, les actions deviendraient un bourbier à long terme tandis que les rendements en espèces tomberont à zéro. Les plaisantins de Wall Street qui sont obsédés par ce scénario surnomment déjà le président de la Fed Alan Greenspan « Greenspan-san ». 1. L’économie américaine bénéficie d’une plus grande souplesse ; Ce qui ne veut pas dire que les craintes d’une déflation ne réapparaîtront pas sur le marché de temps à autre. L’économie mondiale affiche indéniablement une capacité excédentaire et la croissance reste anémique. Les pressions déflationnistes peuvent s’intensifier dans un tel contexte, même si l’économie n’est pas vraiment en récession. Un grand nombre des perspectives les plus baissières à l’égard du marché se fondent non pas sur les prévisions d’une récession renouvelée mais d’une déflation débilitante cumulée qui nuit aux profits des entreprises et aux prix dans un contexte de taux de croissance anémiques. Brian Reading, un ancien rédacteur du magazine The Economist, a déjà décrit le Japon comme « non pas un capitalisme avec des verrues, mais un communisme avec des grains de beauté ». Mis à part cette ironie journalistique, il affirmait que l’économie nippone était truquée de bien des façons pour empêcher la dynamique efficace des forces du marché. Même après la chute des marchés boursier et immobilier du Japon au début des années 1990, les entreprises n’ont pas réduit leurs coûts suffisamment et ont plutôt laissé les profits et la productivité fléchir. La faiblesse des profits a également donné lieu à une longue période d’anémie pour les investissements des entreprises. Notre interprétation des feuilles de thé de l’économie laisse présager une croissance plus vigoureuse au cours des prochains trimestres en raison des mesures massives de relance monétaire et budgétaire en voie de développement. De plus, nous croyons que les comparaisons avec le Japon sont inadéquates pour quelques raisons fort simples : REDRESSEMENT DES PROFITS AUX ÉTATS-UNIS Profits des sociétés américaines non finan. 2000-04 Profits des sociétés manuf. Japonaises 1990-94 110 100 90 80 70 2. Le système financier américain est beaucoup plus robuste ; et 3. La politique économique des États-Unis est décidément davantage axée sur la croissance. La souplesse économique : un atout des États-Unis En revanche, les entreprises américaines, pour le meilleur et pour le pire, ont procédé à des compressions rapides des coûts en raison de la faiblesse économique, ce qui a entraîné la perte d’environ 2 millions d’emplois au cours des dernières années. Par conséquent, les profits des entreprises ont recommencé à se redresser et sont désormais en hausse de 26 % depuis le plancher de 2001, selon les indicateurs du gouvernement. L’amélioration de la marge brute d’autofinancement des entreprises a commencé à préparer le terrain pour une relance des dépenses des entreprises, et la plus grande solidité des bilans a permis aux marchés des obligations de sociétés de fournir les capitaux à des conditions beaucoup plus favorables qu’il y a un an. 60 50 40 30 0 '00 00 01 02 01 02 01 02 03 03 04 i '04 . '04 03 i t. ' v. ' ai ' pt. ' nv. ' ai ' pt. ' nv. ' ai ' pt. ' nv. ' t Ma Sep Jan M Se Ja M Se M Se Ma Sep Ja Ja . '0 nv Ja Source: ISI Graphique 1: Comparativement au Japon du début des années 1990, les profits des entreprises américaines se sont redressés beaucoup plus tôt en raison de compressions énergiques des coûts de la part des entreprises et d’une politique économique plus efficace. Comme l’illustre le graphique 1, le comportement des profits des entreprises aux États-Unis au cours des dernières années est beaucoup plus favorable que celui du Japon au début des années 1990. Puisque les profits des entreprises ont tendance à stimuler les dépenses, on peut s’attendre à une reprise beaucoup plus vigoureuse des dépenses des entreprises aux États-Unis comparativement au Japon dans les années 1990. P E R S P E C T I V E D E J U I L L E T A U 3 0 J U I N 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T PA G E 5 LE MONDE SELON BILL STERLING Les États-Unis se dirigent-ils vers une déflation similaire à celle du Japon ? (suite) Le système financier : un atout des États-Unis Contrastant fortement avec celui du Japon, le système bancaire américain est demeuré sain dans la foulée du marché baissier triennal pour les actions. Comme l’a affirmé David Hale, « pendant ce cycle, les faillites bancaires étaient rares. Il y en a eu sept en 2000, quatre en 2001, 11 en 2002 et deux jusqu’à présent cette année ». En revanche, nous avons assisté à 474 faillites bancaires entre 1989 et 1991 aux États-Unis lorsque la faiblesse du marché immobilier a provoqué des problèmes importants pour les prêteurs commerciaux et les institutions d’épargne. Bien que les prêts non bancaires par le biais des marchés financiers aient joué un rôle important dans la création de cette économie en dents de scie des dernières années, les banques américaines ont évité des désastres importants. Cette situation donne lieu à un contexte plus favorable à la reprise économique comparativement au scénario des années 1990 au Japon, lorsque les problèmes bancaires ont nui au crédit paralysant ainsi l’ensemble du système économique. Comme le fait remarquer M. Hale, « si le système bancaire est bien financé et rentable, il y a de fortes chances que la politique monétaire soit efficace. C’est la résilience des banques américaines et non pas seulement la politique monétaire d’Alan Greenspan qui préparera la reprise économique plus tard cette année ». VIGUEUR DE LA CROISSANCE MONÉTAIRE AUX ÉTATS-UNIS M. Hale ajoute que les profits supérieurs des entreprises américaines par rapport à ceux des sociétés nippones suscitent l’optimisme. Au Japon, par exemple, les entreprises nettement endettées ont tendance à dégager des taux de rendement du capital inférieurs à 1,0 %. Aux États-Unis, en revanche, les 100 sociétés les plus endettées bénéficient encore d’un taux de rendement moyen de presque 6,0 %. Selon David Hale, « toutes les rumeurs récentes quant à la possibilité que les États-Unis se dirigent vers un repli prolongé comparable à celui du Japon sont ridicules en raison des divergences au chapitre de la performance des entreprises. Les sociétés américaines procèdent à une répartition plus efficace du capital que leurs homologues nippons. Elles ne seraient pas préparées à tolérer dix années de rendements presque nuls. Entre-temps, le processus de titrisation a incité les investisseurs américains à radier leurs dettes beaucoup plus rapidement que dans le cas des banques nippones ». Politique économique : un atout des États-Unis Comparativement au Japon, les politiques monétaire et budgétaire ont été utilisées avec plus de vigueur pour réagir aux problèmes économiques associés à la liquidation sur le marché boursier. Depuis le sommet du marché au début de 2000, la Fed a fait passer les taux d’intérêt de 6,5 % à 1,0 % sur une période d’un peu plus de trois ans. En revanche, la Banque du Japon a pris plus de cinq ans pour procéder à une réduction similaire des taux à la suite du sommet du marché japonais à la fin de 1989. 135 130 M3 2000-04 É.-U. M4 1990-94 Japon 125 120 115 110 105 100 c. Dé '89 il '90 t '90 . '90 il '91 t '91 . '91 il '92 t '92 . '92 il '93 t '93 . '93 il '94 t '94 . '94 c c c c c r r r r r û û û û û Av Av Ao Av Ao Av Av Dé Dé Dé Dé Ao Dé Ao Ao Source : ISI Graphique 2 : La Fed a procédé à des réductions des taux beaucoup plus agressives que celles de la Banque du Japon au début des années 1990. Par conséquent, la croissance monétaire est plus vigoureuse aux États-Unis et les risques de déflation sont moindres. PA G E 6 Par conséquent, la croissance de la masse monétaire américaine est beaucoup plus vigoureuse depuis ce sommet que celle du Japon au début des années 1990. Comme l’illustre le graphique 2, la masse monétaire M3 des États-Unis a connu une hausse de plus de 25 % depuis les trois dernières années. Cette croissance surpasse nettement celle de la masse monétaire japonaise à la suite du sommet du marché boursier. De plus, les dirigeants de la Fed ont eu l’occasion d’examiner les erreurs du Japon et ont mis au point des plans de reprise afin d’éviter une déflation. Comme l’a fait remarquer l’économiste Solow, « c’est P E R S P E C T I V E D E J U I L L E T A U 3 0 J U I N 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T Les États-Unis se dirigent-ils vers une déflation similaire à celle du Japon ? (suite) LE MONDE SELON BILL STERLING la souplesse d’Alan Greenspan et sa volonté de ne pas toujours suivre les conventions qui le distinguent de façon positive des responsables de la Banque du Japon et de la Banque centrale européenne ». Les dirigeants de la Fed ont tout fait l’année dernière pour éduquer les participants au marché quant aux armes non conventionnelles dont ils disposent pour contrer la déflation. Mentionnons notamment le pouvoir d’acheter directement des obligations du Trésor ou de faire l’acquisition d’obligations d’autres organismes ou d’autres actifs avec « l’argent tout puissant » de la Fed. Ces mesures étaient également mises à la disposition de la Banque du Japon qui ne les a pas utilisé. De ce fait, de nombreux analystes ont conclu que les responsables nippons ont pris la décision de permettre l’éclosion de la déflation comme moyen de créer des pressions politiques en faveur de la réforme économique. S’il s’agit du contexte politique ayant propulsé le Japon vers une déflation, il n’existe aucun incitatif politique similaire aux États-Unis permettant aux responsables des politiques de laisser naître la déflation. La politique budgétaire des États-Unis était décidément axée sur la croissance contrairement à celle du Japon au début des années 1990. Comme l’illustre le graphique 3, la variation du déficit budgétaire américain au cours des trois premières années LA POLITIQUE BUDGÉTAIRE AMÉRICAINE PROTÈGE L’ÉCONOMIE (Modification du déficit structurel % du PIB) 2,0 suivant le sommet du marché était supérieure à celle du Japon, avec un écart de plus de 3 % du PIB. En bref, les responsables des politiques aux États-Unis sont nettement conscients de l’impact corrosif de la déflation sur la performance économique et travaillent avec acharnement pour l’éviter. Reste à savoir s’ils réussiront, mais nous ne sommes pas enclins à « travailler contre la Fed » lorsqu’elle vise manifestement une croissance vigoureuse pour l’avenir. Les actions devraient obtenir des résultats supérieurs Si la politique américaine porte fruit et parvient à entraîner une croissance raisonnable au cours de la prochaine année, les retombées devraient être relativement évidentes pour les marchés financiers : les profits grimperont d’environ 15 %, les obligations d’État feront l’objet d’une liquidation et les actions se redresseront de concert avec la croissance des profits. Une dépréciation soutenue du dollar américain ne serait pas étonnante dans ce contexte, puisque la reprise américaine aura tendance à entraîner un plus grand nombre d’importations et à creuser le déficit commercial déjà important. Nous continuons donc de privilégier les actions au détriment des titres à revenu fixe dans le Fonds équilibré international CI : approximativement 70 % d’actions et 30 % de titres à revenu fixe. À titre de couverture, un montant substantiel de notre position en dollars américains continue d’être converti en dollars canadiens et dans d’autres devises qui s’apprécient comme l’euro. 1,8 1,7 Japon É.-U. 1,5 En bout de ligne : nous sommes d’avis que l’inflation ne se pointera pas aux États-Unis ni dans la plupart des autres pays (hormis le Japon). À moins d’être Japonais, il existe bien d’autres sources d’inquiétudes dans la vie. La déflation ne devrait donc pas figurer en tête de liste. 1,0 0,5 0,5 0,5 Arigato, 0,2 0,1 0 1 2 3 ANNÉES APRÈS LE SOMMET DU MARCHÉ BOURSIER Source : ISI Graphique 3 : Comparativement au Japon du début des années 1990, la politique budgétaire des États-Unis a réagi de façon beaucoup plus dynamique à la faiblesse économique ayant succédé au repli du marché. William Sterling, Stratège mondial, CI Global Advisors LLP P E R S P E C T I V E D E J U I L L E T A U 3 0 J U I N 2 0 0 3 • À L’ I N T E N T I O N D E S C O U R T I E R S U N I Q U E M E N T PA G E 7