UNIVERSITE PARIS III SORBONNE NOUVELLE
UFR d‟Etudes Théâtrales
Pour une redéfinition de l’action culturelle et artistique
à l’aune de l’étude de la pratique du théâtre-forum.
Mémoire préparé sous la direction de
M. Daniel URRUTIAGUER
Par
Sara ROGER
Année Universitaire 2010-2011
S. Roger
N° étudiante : 20505701
69 rue d‟Hauteville
75010 PARIS
Tél. : 06 75 58 96 81 courriel : sara-roger@hotmail.fr
1
Caminante, son tus huellas
El camino, y nada más;
Caminante, no hay camino,
Se hace camino al andar.
Al andar se hace camino,
Y al volver la vista atrás
Se ve la senda que nunca
Se ha de volver a pisar.
Caminante, no hay camino,
sino estelas en la mar.
Antonio Machado, Proverbios y Cantares
Toi qui marches,
Les traces de tes pas sont ton seul chemin;
Toi qui marches, il n‟y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant.
C‟est en marchant que se fait le chemin
Et en regardant derrière toi,
Tu vois le sentier
Que jamais plus tu ne fouleras.
Toi qui marches, il n‟y a pas de chemin,
Mais rien que des sillons dans la mer.
« C‟est simple, c‟est très simple, mais ce n‟est pas si simple : c‟est le début.
Le poète espagnol Antonio Machado disait :
„Caminante, no hay camino : se hace camino al andar.‟
Alors marchons ! »
Augusto Boal. Jeux pour acteurs et non-acteurs : pratique du Théâtre de l'opprimé. p. 304
2
« J‟ai parlé de la naissance du théâtre tupi-guarani, au Brésil, du sorcier qui crée l‟enchantement de toute la
société. Il la précède dans un évènement esthétique et de nature religieuse qu‟il crée avec elle. Il la conduit
parce qu‟il en maîtrise les techniques. Mais son objectif, son but, est que la société participe, soit productrice
d‟une recherche commune : comment convaincre les dieux roces de ne plus l‟être. Le sorcier
métamorphose la société tupi-guarani en sorcière. Une mue identique doit se produire grâce à l‟artiste : il doit
enchanter les spectateurs, les produire artistes. Pas en sorcier en ce sens que le sorcier imagine le monde
inconnaissable, mais en artiste qui pense le monde connaissable. Si l‟enchantement est différent, l‟idée est
semblable. Créer de l‟enchantement de tous, pas seulement de quelques élus. C‟est un processus, pas
seulement une théorie.1 »
C‟est cette fascination pour le théâtre tupi-guarani qui mène le dramaturge brésilien Augusto
Boal à quitter son travail de mise en scène, pour commencer, à la fin des années 1960, à s‟engager
dans la création de nouvelles formes théâtrales, qu‟il regroupera après coup sous l‟appellation
« Théâtre de l‟Opprimé ». Parmi ces nouvelles formes marquées par la volonté de faire du spectateur
un acteur du spectacle auquel il assiste, et d‟en faire ainsi le producteur de son propre enchantement,
on compte le théâtre-forum, introduit en France en 1977 par Augusto Boal lui-même, habitué alors du
Festival de Nancy.
Cette pratique novatrice conquiert assez vite l‟attention de comédiens issus du théâtre
politique Théâtre de l‟Aquarium, Théâtre du Bonhomme Rouge, Troupe Z. La Grande Cuillère, etc.
dans un contexte de progressive disparition du théâtre militant en France. Mais si, dans un premier
temps, c‟est justement pour le système idéologique très orienté sur lequel il repose que le théâtre-
forum suscite la curiosité de certains, c‟est aussi pour cette même raison qu‟il va éprouver des
difficultés à continuer à s‟exercer. En effet, pour Augusto Boal, le Théâtre de l‟Opprimé - et a fortiori
le théâtre-forum - fait cause commune avec les opprimés dans leur combat pour se libérer de ce et
ceux qui les oppressent. « C‟est à une transformation révolutionnaire au sens littéral du terme -
demi-tour dans la plus pure tradition marxiste qu‟il conviait les artistes : rendre le spectateur acteur
en le „dynamisant‟ pour qu‟il puisse extrapoler dans la vie réelle ce qu‟il avait expérimenté dans
l‟espace du théâtre.2 » Cette définition du théâtre-forum peut en faire une pratique datée, étiquetée
post-soixante-huitarde, qui n‟intéresserait aujourd‟hui plus que les historiens du théâtre comme une
tentative exubérante de révolutionner la création théâtrale peu après ce fameux mois de mai. Pourtant,
1 Boal, Augusto. Théâtre de l'opprimé. Paris : La découverte/Poche, 1996, p. 195
2 Yves Guerre. Jouer le conflit : pratiques de théâtre-forum. Paris : l'Harmattan DL, 2006, p. 13
3
cette pratique continue encore d‟être défendue par certaines compagnies qui persistent à questionner sa
pertinence, et qui continuent ainsi à la développer tout en lui préservant son aspect atypique, celui de
se jouer au croisement de plusieurs secteurs qui ont de plus en plus de mal à se rencontrer - à savoir le
secteur de l‟engagement politique, le secteur de l‟action sociale, et le secteur de la création artistique.
Profondément intéressée par la diversi des expériences d‟actions culturelles et artistiques,
c‟est au départ une curiosité toute personnelle qui m‟a poussé à parcourir les ouvrages d‟Augusto Boal
dans lesquels il décrit ses expériences de théâtre-forum. J‟ai alors eu moi-même de la difficulté à les
considérer autrement que comme des expériences vieillies, et il m‟aura fallu rencontrer le travail de
compagnies actuelles de théâtre-forum pour commencer à m‟intéresser plus véritablement à cette
pratique. Et c‟est au fil de ces rencontres avec différents épigones d‟Augusto Boal, et au fil de mes
expériences de « spect-actrice » de théâtre-forum, que j‟ai commencé à m‟interroger davantage sur
cette pratique, sur la place qu‟elle a dans notre société, sur la manière dont elle est considérée et sur la
manière dont elle se pense elle-même, sur les personnes avec qui elle travaille, sur les manières qu‟elle
a de se financer, sur les lieux où elle se joue et sur la façon avec laquelle elle met en œuvre ses projets.
Et c‟est ainsi que, peu à peu, je me suis aperçue que l‟étude de cette pratique m‟amenait à me poser
des questions similaires que lors de mon travail d‟analyse, commencé à l‟occasion de mon Master 1,
d‟une action culturelle et artistique internationale. Cette similitude de questionnement m‟a donc amené
à une première problématique guidant mon début de recherche : en quoi le théâtre-forum peut-il être
considéré comme une pratique d‟action culturelle et artistique, et en quoi il n‟en est pas ? Qu‟est ce
que l‟action culturelle et artistique, aujourd‟hui ? En quoi peut-elle, ou non, comprendre le théâtre-
forum parmi ses projets ?
Initier une « action culturelle et artistique », c‟est agir pour le développement de l‟art et de la
culture. C‟est mettre en relation un groupe de personnes avec un artiste ou une équipe d‟artistes qui
vont, ensemble, mener un projet artistique et travailler à une création. Il s‟agit d‟une « action », à
savoir un ensemble de moyens mis en œuvre en vue d‟une fin qui modifie le terrain et les publics
auxquels elle s‟applique, mais aussi, plus individuellement, le sujet qui la met en œuvre et qui réalise
avec elle une idée : elle ne laisse pas indemne son initiateur. Qualifiée « d‟artistique », cette action a
pour finalité une œuvre élaborée par le groupe de personnes concernées et les artistes qui s‟y engagent.
Conçue pour se dérouler dans une durée déterminée, l‟action artistique est une rencontre singulière
entre une démarche artistique et un groupe de personnes. Adressée à un public donné, elle travaille
cependant à cultiver un certain décalage par rapport aux attentes de chacun, qu‟elle emmène
individuellement vers des horizons inattendus, sur le chemin de la construction d‟une culture qui leur
est propre.
4
Dans notre contexte actuel de mondialisation économique, politique, technique et sociale,
les migrations des hommes et des imaginaires s‟accélèrent, créant à la fois de l‟homogénéisation et de
la diversification culturelle ; où les cultures entrent en dialogue, s‟ouvrent, se métissent, cohabitent sur
les mêmes territoires, se heurtent, s‟affrontent, et se ferment ; et l‟idée de culture prend en charge
des significations plus amples aux niveaux identitaires tout en perdant de son évidence et de son
ancienne assurance, l‟action culturelle et artistique semble se présenter comme un enjeu de plus en
plus important pour les politiques culturelles françaises. Ces bouleversements de nos rapports culturels
pèsent en effet sur l‟ensemble de nos systèmes de lecture du monde et de vivre ensemble, et
transforment totalement ce qui créait sentiments de communautés et d‟appartenances. Pourtant, nos
politiques paraissent un peu en retard quant à la prise en compte de ces transformations, et semblent
vouloir continuer à considérer l‟action artistique comme moyen de « démocratisation culturelle », sans
vouloir reconsidérer ces pratiques, dans une nouvelle optique de « démocratie culturelle », comme
étant l‟occasion pour les citoyens de repenser leurs rapports culturels.
Les valeurs de la démocratisation de la culture reposent en effet sur la fense pour tous du
droit d‟accès à la culture. Il s‟agit, dans cette optique qui domine la constitution de nos politiques
culturelles françaises depuis la création du Ministère des Affaires culturelles en 1959, de permettre une
meilleure accessibilité du public à la culture la « culture » étant ici comprise comme l‟ensemble des
œuvres capitales pour l‟ensemble de l‟Humanité, dont la sélection se fait notamment par l‟attribution
d‟aides à la création et à la diffusion. L‟enjeu est ici collectif : forger une culture de qualité commune,
idéalement partagée et reconnue par tous comme telle. Cependant, cette dernière décennie a connue
l‟émergence de nouvelles valeurs en matière de politique culturelle que j‟ai regroupées sous
l‟appellation utilisée plus haut de « démocratie culturelle ». Ces valeurs trouvent leur source dans La
Déclaration universelle sur la Diversité culturelle proclamée par l‟UNESCO en 2001 et prennent de
plus en plus de poids au niveau international. Le principe de la diversité culturelle présente, dès lors
qu‟il se fait universel, la défense des droits culturels comme primordial et nous y reviendrons au
cours de ce travail impliquant par même une reconsidération de la personne comme étant seule à
détenir les clés de la sélection des valeurs culturelles ; c‟est donc elle seule qui peut déléguer à
d‟autres le soin de faire cette sélection. La mission d‟intérêt général des politiques culturelles se trouve
bouleversée par ce nouveau cadre de valeurs, et reviendrait à garantir l‟application du principe
universel de la reconnaissance des identités culturelles des personnes.
Et cette période de brouillement intellectuel qu‟implique cette amorce de transition entre deux
cadres d‟intervention politique possible en matière de culture, les praticiens de l‟action culturelle et
artistique continuent à créer leurs projets sans trop savoir quel sens leur donner, ou quel sens leur sera
1 / 172 100%