23 DEC 09 Quotidien Paris OJD : 121026 Surface approx. (cm²) : 617 N° de page : 9 16 RUE DU QUATRE SEPTEMBRE 75112 PARIS CEDEX 02 - 01 49 53 65 65 Page 1/2 L'hommage des économistes. Paul Samuelson, qui se définissait luimême comme « le dernier généraliste de l'économie », est mort le 13 décembre dernier. Aujourd'hui, ses pairs rendent hommage à celui qui fut prix Nobel en 1970. D'abord Xavier Ragot, chercheur à la Banque de France, qui met son œuvre en perspective. Puis nos commentateurs réguliers Jacques Grenier (Toulouse School of Economies) et Bernard Salanié (université de Columbia) qui insistent sur son exigence de formalisation mathématique. LE POINT DE VUE DE XAVIER RAGOT Paul Samuelson, un économiste à la fois profond, original et influent. D ans l'histoire des sciences, peu d'hommes ont incarné leur discipline comme Paul Samuelson a incarné l'économie. L'originalité et la profondeur de ses contributions ont influence aussi bien les idées et les théories de l'économie, que ses méthodes et sa diffusion au sein d'un large public. Une manière de percevoir la sensibilité de Paul Samuelson peut consister à le lire comme le principal introducteur de Keynes aux Etats-Unis, ou comme le généralisateur de la méthode rigoureuse des mathématiques dans l'analyse économique. Pourtant, Samuelson a d'abord été le meilleur exégète de ses propres idées. La lecture de son œuvre montre à quel point les mathématiques peuvent clarifier les débats et per- es! devenue un des outils les plus utiles de la macroéconomie, largement repris par la suite. Avec son analyse du marxisme et de la théorie de l'exploitation, il s'est encore une fois emparé des sujets les plus politiques et montré comment logique scientifique et rigueur intellectuelle peuvent contribuer au débat. Enfin, son analyse du multiplicateur montre comment les économies de marché peuvent induire des fluctuations endogènes, que l'Etat peut limiter. Ses contributions sont trop variées et trop étendues pour être résumées en quèlques lignes : macroéconomie, microéconomie, économie du bien-être. Il a publié des centaines d'articles. Paul Samuelson a changé plus qu'aucun autre la façon de poser les problèmes économiques. Le pivot d'un courant, celui de la « synthèse » qui formalise les idées keynésiennes avec la rigueur des outils modernes. mettre une discussion argumentée. Paul Samuelson a étudié dans cette perspective presque tous les champs de l'économie, dans lesquels il a introduit des outils fondamentaux. Dans le commerce international, il a démontré un théorème de l'analyse de Ricardo : chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions pour lesquelles il détient un facteur de production relativement abondant, le libre-échange générant ainsi des gains pour tous. Quelles que soient les critiques (que lui-même a formulées plus tard) ou l'adhésion que l'on porte aux hypothèses de ce théorème, l'élégance et la clarté de l'analyse impressionnent De même, la formalisation du modèle à générations imbriquées décrit par Maurice Allais IDEI 6795042200504/GST/ACR/1 Fondamentalement, ses conceptions économiques sont restées keynésiennes. Les marchés n'obtiennent pas spontanément le niveau d'emploi socialement désirable et l'intervention fiscale et monétaire est justifiée dans le cycle économique. Ses travaux publiés en 1960 avec Robert Solow montrent qu'il peut exister une relation entre niveau d'inflation plus élevé et chômage plus faible. Cette affirmation a été l'objet de débats les plus vifs avec le courant monétariste. En effet, selon lui, l'Etat a un rôle à jouer pour stabiliser les fluctuations économiques. Concernant le commerce international, ses travaux plaident pour une ouverture commerciale bien comprise. De fait, Paul Samuelson est le pivot d'un courant, celui de la « synthèse », qui formalise les idées keynésiennes avec la rigueur des outils modernes. Cela lui donnera le privilège d'être critique à la fois comme mauvais keynésien par certains et mauvais libéral par d'autres (au sens français du mot). Enfin, sa contribution dans le débat public et dans la diffusion de la pensée économique n'a pas d'équivalent. Paul Samuelson est d'abord connu des étudiants d'économie pour les manuels traduits dans 40 langues, « Economies : An introductory Analysis ». Cet ouvrage reste le plus vendu et sans doute le plus lu à ce jour dans sa catégorie. À la pédagogie, à la rigueur et à la clarté de l'analyse s'ajoute la force de l'interprétation de Samuelson. Cet aspect de sa contribution est primordial car la Seconde Guerre mondiale est, selon lui, liée en partie à l'incapacité des économistes à préconiser des solutions efficaces après la crise de 1929. L'économie doit être ouverte au débat citoyen et aux choix de société. Son œuvre plus avancée, les Foundations of Economie Analysis publiés pour la première fois en 1947, propose une unification du langage des économistes, en utilisant les mathématiques, pour éviter les faux débats liés aux approximations de langage. Sa reconnaissance lui vaut de devenir le conseiller économique de Kennedy dans les années 1960, où il met à l'épreuve ses convictions keynésiennes et prône l'utilisation des dépenses budgétaires pour réduire le chômage. La curiosité insatiable de Samuelson ne s'est jamais satisfaite des conclusions définitives de sa discipline, c'est dans la vigueur des débats, aussi longue soient leurs issues, qu'il trouvait la force de son argumentation. Xavier Ragot est chargé de recherche au CNRS et économiste senior à la Banque de France. Eléments de recherche : Toutes citations : - TSE ou ECOLE D'ECONOMIE DE TOULOUSE ou TOULOUSE SCHOOL OF ECONOMICS - JEAN TIROLE : chercheur à la TSE 23 DEC 09 Quotidien Paris OJD : 121026 Surface approx. (cm²) : 617 N° de page : 9 16 RUE DU QUATRE SEPTEMBRE 75112 PARIS CEDEX 02 - 01 49 53 65 65 Page 2/2 LE COMMENTAIRE DE JACQUES CREMER ET BERNARD SALAMI E ... qui fut aussi l'inventeur d'une méthode d'analyse très féconde P aul Samuelson aura été, on le sait, l'un des scientifiques les plus influents du XX siecle. Pour le grand public cultivé, cette influence passait par son célèbre manuel, par son rôle de mentor des conseillers des présidents démocrates, et par ses débats avec Milton Friedman dans les colonnes de « Newsweek ». Pour nous, économistes, c'est l'inventeur d'une methode d'analyse extraordinairement féconde qui disparaît. Samuelson a annonce tres tôt ce qui serait sa contribution scientifique fondamentale. Son premier livre, « Foundations of Economie Analysis » (1947) s'ouvre sur une citation du mathématicien E.H. Moore: «L'existence de similarités entre les aspect* centraux de différentes théories indique qu'une théorie générale doit sous-tendre ces différentes théories et les unifier » Un peu plus bas, Samuelson cite certains des domaines de l'économie qu'il s'applique à unifier: «L'économie de la production, la théorie du consommateur, le commerce international, la finance publique, la théorie des cycles, la détermination du revenu national » Tout ceci dans ce qui était pour l'essentiel sa thèse de doctorat... Et ll précise que, dans ces différents domaines, il cherche a démontrer des théorèmes aux conséquences testables (si bien que l'observation peut les infirmer) et qui conduisent à des recommandations de politique economique. C'est dans cet esprit que Samuelson s'est intéresse par exemple a la theone des biens publics. Combien de ressources doivent être consacrées à la recherche, à la défense nationale, ou à la lutte contre le réchauffement climatique ? Nous pourrions expliquer sans utiliser un seul symbole la formule générale découverte par Samuelson en 1954 ; maîs ll nous faudrait e IDEI 6795042200504/GST/ACR/1 renoncer à clarifier les conditions précises qui assurent sa validité, ainsi que sa relation intime avec les autres théories economiques. C'est une des leçons que Samuelson nous a apprises : une bonne analyse économique, même appliquée, passe par une modelisation mathématique ; seule la formalisation qu'elle implique permet de véritablement comprendre a la fois les pnncipes géneraux et leurs limites. Un autre prix Nobel, Paul Krugman, l'explique tres bien dans « Development, Geography, and Economie Theory » : « Nous utilisons des hypothèses simplificatrices de toute évi- comser de nouveaux modes de régulation des marches, ll faudra commencer par revenir au genre de travail patient, profond et formalisé dont ll a donne l'exemple. La methode garde sa valeur : ll nous faut réfléchir au fonctionnement du systeme economique, réduire la complexité du reel pour pouvoir l'analyser et trouver des théorèmes qui l'éclairent, revenir vers le réel pour lui confronter ces nouvelles intuitions. Et recommencer le cycle, car ce retour au reel nous indiquera sûrement comment nous pouvons encore améliorer notre modèle. Une bonne analyse économique, même appliquée, passe par une modélisation mathématique. dence contraires a la réalité, qui nous permettent de la ramener a quelque chose que nous pouvons manipuler Nos simplifications sont dictées en partie par des intuitions sur ce qui est empiriquement important, et en partie par les techniques de modelisation a notre portée Et au bout du compte, si notre modele est un bon modele, il nous aide a eclairer le vrai systeme, dont la complexité est beaucoup plus grande » Depuis le debut de la cnse actuelle, on entend ainsi souvent dire que les économistes se seraient laisse séduire, à cause de leur élégance mathématique, par des modèles qui ne laissent pas suffisamment place aux « esprits animaux » des agents economiques. Sans préjuger des conclusions de ce debat, remarquons qu'en disciple de Keynes Samuelson connaissait bien les limites de la rationalité des intervenants sur les marchés financiers. Maîs ll aurait sûrement souligné que si nous devons pré- La demarche que nous avons décrite peut paraître rébarbative. Maîs chez les meilleurs scientifiques, la rigueur d'analyse s'accompagne d'une cunosite infatigable. Accueillir Paul Samuelson dans son université, c'était s'exposer à un feu roulant de questions sur l'histoire, la géographie, ou l'économie locales. Et cette cunosité ne s'est jamais éteinte : a quatre-vingt-quatorze ans, il participait encore ces derniers mois à des discussions animées sur les origines de la crise et les remedes qu'on peut lui apporter. Notre collègue de Pnnceton, Avinash Dixit, l'a exprimé le mieux : « Sl fai la chance de retrouver un jour Paul Samuelson au paradis, j'espère qu'il acceptera encore de me laisser assister a ses cours » Jacques Crémer est chercheur à TSE (Toulouse school of economies). Bernard Salame est professeur à Columbia university. Eléments de recherche : Toutes citations : - TSE ou ECOLE D'ECONOMIE DE TOULOUSE ou TOULOUSE SCHOOL OF ECONOMICS - JEAN TIROLE : chercheur à la TSE