17
Organisation
des Nations Unies
pour l’éducation,
la science et la culture
Introduction
L’éducation comme
bien public: une notion
polysémique
Limites de la transposition
du concept économique de
bien public à l’éducation
Le principe d’éducation
comme bien public mis
à rude épreuve dans
un paysage éducatif en
mutation
Conclusion
Repenser le principe d’éducation
comme bien public
Barbara Daviet1
Département des sciences de l’éducation
Université Paris-Descartes
RÉSUMÉ
Depuis 1945 au moins, l’éducation a été considérée comme un droit humain et un
bien public dans les politiques publiques au niveau mondial. Une telle conception
a été développée et promue par les organisations internationales, en particulier par
les agences de l’ONU, dont l’UNESCO. Or le paysage éducatif a considérablement
changé depuis l’après-guerre et est aujourd’hui caractérisé par un investissement
croissant des acteurs non étatiques, y compris des organisations à but lucratif. Dans
un tel contexte, cet article analyse l’actualité du concept de bien public, ancré dans
la théorie économique, et interroge sa capacité à contrer les effets de la privatisation
et de la marchandisation de l’éducation. Après une revue des fondements théoriques
du concept de bien public et de ses limitations, l’article avance qu’une lecture
philosophique des principes sous-tendant ce concept semble pertinente dans le
contexte actuel. L’auteur propose ainsi la notion d’éducation comme bien commun
pour dépasser les perspectives utilitaristes et permettre de concevoir l’éducation
comme un engagement collectif dans une perspective humaniste.
1 Adresse couriel de l’auteur : [email protected]
juillet 2016
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION
RÉFLEXIONS
THÉMATIQUES
ED-2016/WP/1
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
2
INTRODUCTION
Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte d’un État-providence s’étendant
progressivement à tous les domaines de la vie économique et sociale, l’éducation a été largement considérée
comme un bien public, c’est-à-dire un bien devant être pris en charge par l’État. Ancrée dans la théorie
économique, cette conception de l’éducation comme bien public sous-tend, conjointement avec le principe
du droit à l’éducation, l’approche humaniste de l’éducation adoptée par des organisations internationales
telles que l’UNESCO2 et le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies. Cette approche humaniste est
fondée sur les principes de respect de la vie, de la dignité humaine, de la diversité culturelle et de la justice
sociale. Elle s’attache au plein épanouissement de l’individu et tient compte des dimensions culturelle, sociale,
économique, éthique et civique de l’éducation.
Or, bien qu’il existe un consensus sur le droit à l’éducation primaire, le rôle de l’État, même au niveau primaire, est
de plus en plus contesté par les partisans du marché, qui se fondent sur l’économie néoclassique. Parallèlement,
l’approche humaniste de l’éducation perd du terrain au profit d’un discours strictement économique et
utilitariste, qui envisage l’éducation comme un bien privé, une marchandise. La conception de l’éducation
comme bien public est aussi remise en question par les transformations du paysage éducatif, caractérisées
notamment par l’implication croissante d’acteurs non étatiques, y compris des acteurs commerciaux, dans ce
qui a longtemps été considéré comme relevant des prérogatives de l’État. Ces changements ont lieu dans
un contexte marqué par des défis majeurs, parmi lesquels des «modes de production économique et de
consommation non durables» ainsi qu’«une résurgence de l’intolérance culturelle et religieuse […]», et «la
vulnérabilité, l’inégalité, l’exclusion et la violence […] aussi bien au sein des sociétés que d’une société à
l’autre» (UNESCO, 2015).
Dans ce contexte, il est nécessaire d’établir un principe normatif permettant à l’approche humaniste et holistique
de l’éducation de répondre aux défis posés par l’évolution du contexte mondial et les transformations du
paysage éducatif et intellectuel, mais aussi de repenser les finalités de l’éducation et d’établir un nouveau
modèle de développement. Le concept de bien public fournit-il le fondement normatif indispensable à
l’approche humaniste3 de l’éducation?
Le présent article examine tout d’abord les fondements théoriques du principe d’éducation comme bien public
et met en lumière ses différentes interprétations. Il expose ensuite les limites théoriques du concept de bien
public d’un point de vue humaniste. Troisièmement, il passe en revue les principaux défis posés au principe
d’éducation comme bien public au niveau national par les changements qui affectent le paysage éducatif. Il
s’achève sur les avantages du concept philosophique de bien commun par rapport au concept économique de
bien public face aux défis que les évolutions actuelles posent à l’approche humaniste de l’éducation.
L’ÉDUCATION COMME BIEN PUBLIC: UNE NOTION POLYSÉMIQUE
Bien qu’il se fonde sur une notion économique rigoureusement définie, le principe d’éducation comme bien
public prête à confusion. Non seulement il repose sur une conception du bien public différente de la définition
économique classique à laquelle il renvoie, mais il s’écarte également de cette définition classique de différentes
manières, devenant ainsi une notion polysémique.
Généralement attribuée à Samuelson, qui en a énoncé une formalisation mathématique (1954, 1955), la
définition classique du bien public a été forgée par Musgrave (1941, 1959, 1969). Cette définition est très
restrictive: un bien public, défini par opposition à un bien privé, est «un bien dont la consommation ne réduit
pas la quantité disponible pour d’autres consommateurs» (Samuelson, 1954). La théorie classique du bien
2 Voir par exemple la position adoptée par le Conseil exécutif de l’UNESCO lors de sa 194e session: «L’éducation est un bien public. L’État est le garant
du principe selon lequel l’éducation est un bien public» (p. 2).
3 La vision humaniste de l’éducation de l’UNESCO a été présentée dans deux publications majeures: Apprendre à être (1972), (Rapport Faure), et
L’éducation: un trésor est caché dedans (1996), (Rapport Delors). La première publication souligne que l’apprentissage tout au long de la vie doit
s’inscrire en tant que concept de base dans les politiques éducatives, tandis que la deuxième publication propose une vision holistique et intégrée de
l’éducation fondée sur le paradigme de l’apprentissage tout au long de la vie et sur les quatre piliers de l’apprentissage: apprendre à être, apprendre à
connaître, apprendre à faire et apprendre à vivre ensemble. Une approche humaniste de l’éducation est réaffirmée dans le préambule de la Déclaration
d’Incheon Éducation 2030: Vers une éducation de qualité inclusive et équitable et un apprentissage tout au long de la vie pour tous, qui a été adoptée
le 21 mai 2015 au Forum mondial sur l’éducation 2015: «Nous réaffirmons que l’éducation est un bien public, un droit fondamental et un préalable à
l’exercice d’autres droits».
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
3
public considère deux critères4: la non-rivalité (une fois produit pour une personne, le bien est à la disposition
des autres usagers sans coût additionnel) et la non-exclusion (on ne peut empêcher quiconque d’utiliser le bien
une fois qu’il a été produit). Compte tenu de ces caractéristiques, les individus ont tendance à agir comme
des «passagers clandestins»: ils risquent de dissimuler leur préférence pour ces biens afin d’éviter d’être
taxés pour leur utilisation et de laisser les autres payer pour eux. Par conséquent, le marché ne peut évaluer
correctement la demande et ces biens sont sous-financés. Les biens publics sont donc considérés comme
une défaillance du marché et justifient un financement de l’État. Tout le monde, par exemple, bénéficie de
l’éclairage public, y compris ceux qui ne payent pas pour son usage. L’éclairage public pourrait donc ne pas
être assuré si sa fourniture était laissée à des entrepreneurs privés, qui ne peuvent facturer son utilisation.
L’éducation ne correspond pas à cette définition étroite d’un bien public pur, c’est-à-dire d’un bien portant les
deux caractéristiques de non-rivalité et de non-exclusion. Il est techniquement possible d’exclure un élève de
l’école, tandis que du fait des limites de capacité des salles de classe, l’éducation est rivale: la scolarisation
d’un enfant peut se faire au détriment de celle d’un autre. Pourtant, les théories de l’éducation comme bien
public renvoient plus ou moins explicitement à cette définition classique. Ces théories enrichissent la définition
classique du bien public de considérations éthiques étrangères à sa logique, ou bien complètent sa logique
par d’autres théories économiques.
Une première approche, très courante, consiste à élargir la théorie du bien public de l’intérieur en l’enrichissant
par des considérations éthiques. Cette approche fait explicitement référence à la théorie du bien public tout
en l’interprétant librement: l’éducation est considérée comme un bien non exclusif, non pas pour des raisons
techniques, mais pour des raisons éthiques et/ou juridiques. L’approche fondée sur les droits de l’homme
appartient à cette catégorie et offre une justification éthique au caractère obligatoire de l’école. Selon
cette perspective l’éducation est un bien public impur, étant donné que seul le critère de non-exclusion est
rempli; le problème de sous-financement de l’éducation justifiant l’intervention de l’État ne résulte plus des
comportements de «passager clandestin» mais de la nature privée de l’offre éducative. En effet, compte tenu
de la possibilité technique d’empêcher quelqu’un d’accéder à l’école, les acteurs privés risquent de dispenser
un enseignement aux seuls enfants dont les parents peuvent payer les frais de scolarité. L’intervention de l’État
est dès lors nécessaire pour garantir l’équité.
Les théories alternatives de l’éducation comme bien public
élargissent la définition classique de l’extérieur, en s’appuyant
sur d’autres théories économiques des dépenses publiques. De
la théorie classique, elles conservent le lien entre la défaillance
du marché et la nécessité de l’intervention de l’État face au
risque de
sous-financement, mais se fondent sur des logiques
complémentaires
pour justifier cette intervention. La défaillance
du marché envisagée n’est plus liée au problème de « passager
clandestin » mais aux notions économiques d’irrationalité des
acteurs économiques, d’information imparfaite et d’externalités.
Le premier ensemble de justifications théoriques à la prise en
charge
de l’éducation par l’État, c’est-à-dire à la conception de
l’éducation comme bien public, est la défaillance du marché
due à l’information imparfaite et/ou à l’irrationalité des acteurs
économiques. Cette logique rejoint le concept de bien tutélaire
proposé par Musgrave5 (1959), qui désigne un bien devant être
subventionné ou fourni gratuitement sur d’autres fondements
que le choix du consommateur, dans la mesure où l’accès d’un
4 Dans son article de 1954, Samuelson ne tient compte que du critère de non-rivalité. La seconde caractéristique du bien public définie par Musgrave,
la non-exclusion, est implicitement ajoutée dans l’article de Samuelson de 1958. Toutefois, alors que Musgrave considérait la non-exclusion comme
la principale caractéristique des biens publics, Samuelson affirmait que la caractéristique la plus importante était la non-rivalité (Desmarais-Tremblay,
2015b).
5 Le concept de bien tutélaire prend sa source dans les écrits de Smith (Ver Eecke, 2003) ainsi que dans ceux de Mill (Desmarais-Tremblay, 2015a). Adam
Smith, le père du libéralisme économique, affirme que l’éducation doit être assurée tous les individus, quel que soit leur niveau de richesse. En effet, il
pense que l’éducation des masses bénéficie à la société tout entière, dans la mesure où elle permet de former de meilleurs citoyens et de promouvoir la
tranquillité domestique, en particulier dans les nations démocratiques, au sein desquelles les masses participent au gouvernement (Smith, 1776). Pour
Mill, le «laisser-faire […] devrait être la pratique générale» (Mill, 1848). Il accepte toutefois des exceptions à cette règle, notamment lorsque l’individu
n’est pas le meilleur juge de son propre intérêt. C’est le cas pour l’éducation, où «les personnes non cultivées ne sont pas aptes à juger la culture»
(ibid). Le concept de bien tutélaire a néanmoins été assez négligé par la théorie économique néoclassique.
En effet, compte tenu de
la possibilité technique
d’empêcher quelqu’un
d’accéder à l’école, les
acteurs privés risquent de
dispenser un enseignement
aux seuls enfants dont les
parents peuvent payer
les frais de scolarité.
L’intervention de l’État est
dès lors nécessaire pour
garantir l’équité.
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
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individu à ce bien est considéré comme ne devant pas dépendre de sa capacité et/ou de sa volonté à payer6.
De nombreux individus, par manque d’information ou de rationalité, ne veulent en effet pas payer pour
l’éducation, étant inaptes à évaluer correctement et donc à apprécier les bénéfices qu’ils en tirent et/ou étant
myopes, c’est-à-dire maximisant leur utilité à court terme sans considération pour les bénéfices à long terme.
Selon Musgrave, «les avantages de l’enseignement sont mieux perçus dans les milieux bien informés que
là où l’information est défaillante» (Musgrave, 1959) et les individus peu instruits risquent de ne pas investir
suffisamment dans l’éducation, même s’ils en ont les moyens. Ainsi l’État peut-il être plus à même de juger
de ce dont les individus ont besoin, et être amené à prendre en charge l’éducation pour des raisons sociales
et éthiques.
La myopie des individus justifie également l’intervention de l’État
lorsque l’on considère les retombées de l’éducation. L’éducation
génère des bénéfices collectifs, appelés «externalités positives»,
qui dépassent de loin les bénéfices individuels. Les avantages
collectifs englobent notamment la croissance économique, la
capacité d’innovation, la compétitivité, ainsi que la cohésion
sociale et les valeurs communes dun pays. Ces avantages ne sont
généralement pas pris en compte par les individus qui, devant
payer pour aller à l’école ou à luniversité, s’arrêtent généralement
à des niveaux d’éducation trop faibles pour maximiser les
bénéfices collectifs. En termes économiques, il s’agit d’un cas de
défaillance du marché et la prise en charge de l’éducation par l’État
est alors nécessaire pour que les coûts et les avantages privés
correspondent aux coûts et avantages pour la société. De ce point
de vue, l’éducation est un bien public, qui exige l’intervention de
l’État.
Il existe un point commun entre ces différentes théories du bien
public (la définition classique ainsi que les théories alternatives
de l’éducation comme bien public). Ce point commun peut être
résumé par l’enchaînement logique suivant:
Défaillance du marché Sous-financement Fourniture par l’État
Malgré ce point commun, une certaine confusion découle de ce que les différentes théories justifiant la prise
en charge de l’éducation par l’État diffèrent substantiellement les unes des autres, tout comme elles se
distinguent de la théorie classique du bien public. Le concept de bien public, emprunté à une théorie dont la
principale caractéristique était la rigueur, prête désormais à confusion de par sa polysémie.
LIMITES DE LA TRANSPOSITION DU CONCEPT ÉCONOMIQUE DE BIEN PUBLIC
À L’ÉDUCATION
En plus de prêter à confusion, le concept économique de bien public a été contesté, du point de vue théorique,
comme ne fournissant pas de guide pour l’action. Sa transposition à l’éducation a par ailleurs des implications
qui vont à l’encontre de l’approche humaniste de l’éducation: non seulement ce concept ne tient pas compte
des dimensions sociale, culturelle et éthique de l’éducation, mais il peut également servir de justification à la
privatisation et à la marchandisation de l’école.
Dans son sens le plus étroit, le concept de bien public tel que défini par Samuelson et Musgrave est «d’un
intérêt analytique, et donc pratico-politique, limité» (Kaul, 2001). Samuelson conçoit les biens publics comme
6 Concernant les services qui devraient être fournis à chacun indépendamment de sa capacité à payer, le concept de bien tutélaire intègre des
considérations éthiques qui vont au-delà de la simple défaillance du marché. Le concept, de bien tutélaire, proche de celui de bien primaire (Rawls,
1971), représente alors un autre moyen de fonder les approches de l’éducation qui se réfèrent aux droits de l’homme et à la justice sociale.
L’éducation génère des
bénéfices collectifs, appelés
« externalités positives »,
qui dépassent de loin les
bénéfices individuels. Les
avantages collectifs englobent
notamment la croissance
économique, la capacité
d’innovation, la compétitivité,
ainsi que la cohésion sociale
et les valeurs communes d’un
pays.
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
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un «cas polaire», c’est-à-dire comme un concept idéal défini par opposition au cas polaire des biens privés7.
Les biens publics sont définis de façon si restrictive que la réalité s’en écarte fortement. La théorie classique du
bien public est donc inadaptée en tant que modèle positif, dans la mesure où la plupart des biens fournis par
l’État ne correspondent pas à cette définition8.
Le concept économique de bien public est inadapté en tant
que modèle positif, même lorsqu’il est défini dans un sens plus
large qui tienne compte de l’enchaînement logique reliant la
prise en charge du bien par l’État à la défaillance du marché. Ce
concept économique de bien public est un élément de la théorie
néoclassique, théorie qui sépare l’économie de la politique pour
fonder une «théorie économique pure». De ce point de vue, le
périmètre de l’État est délimité de manière presque passive selon
des considérations techniques. L’une est l’impossibilité technique
d’empêcher une personne de bénéficier d’un bien public si elle
ne paie pas pour son usage (non-exclusion), une autre est la
caractéristique technique qu’a un bien public de produire des
externalités. Les considérations éthiques, politiques ou sociales
sortent du cadre de la théorie néoclassique9 et ne sont par
conséquent pas prises en compte par le concept économique de bien public10. Or, la frontière entre biens
publics et biens privés n’est pas délimitée selon des critères fixes, mais est socialement construite: les sociétés
choisissent de rendre les biens privés ou publics pour des raisons non seulement techniques, mais également
sociales ou politiques. L’enseignement primaire, par exemple, est un bien privé au regard de ses caractéristiques
techniques (rivalité et exclusion) mais la plupart des pays en ont fait un service public gratuit, non-exclusif,
universel et même obligatoire. En outre, le périmètre d’intervention de l’État varie selon les pays et les époques.
Dans la plupart des pays occidentaux, durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’État
a joué un rôle majeur dans l’économie en fournissant de nombreux bien privés, alors que depuis les années
quatre-vingt, le curseur s’est déplacé dans le sens d’un rétrécissement de ses prérogatives. Par conséquent,
une théorie positive des dépenses publiques devrait pénétrer «les eaux troubles de la sociologie politique»11
(Margolis, 1955) et «analyser les politiques publiques au regard de valeurs claires, et non pas cachées derrière
le concept apparemment technique de bien public» (Malkin et Wildawsky, 1991).
Outre l’inaptitude du concept économique de bien public à offrir un guide pour l’action, ses fondements
théoriques sont contraires aux principes qui sous-tendent l’approche humaniste de l’éducation.
La théorie néoclassique, sur laquelle se fonde le concept de bien public au sens large, repose sur un ensemble
d’hypothèses théoriques interdépendantes, parmi lesquelles l’individualisme méthodologique et l’utilitarisme.
L’individualisme méthodologique prend pour unité d’analyse un individu standard et abstrait. La société est
envisagée comme une juxtaposition d’individus interchangeables qui vivent dans un vide social et prennent des
7 Musgrave, pour qui une théorie se devait d’être réaliste, a proposé une définition des biens publics plus nuancée que celle de Samuelson. Il a examiné
«le cas polaire d’un bien social pur» et suggéré une certaine généralisation aux biens mixtes (Musgrave, 1969). Toutefois, même dans ses écrits, les
biens publics restent un type idéal qui ne peut pas être observé directement.
8 Samuelson a fait l’objet de vives critiques dans l’année qui a suivi la publication de son article, en 1954. Enke (1955) considérait que les économistes
avaient la responsabilité morale de fournir des orientations aux gouvernements plutôt que de créer des théories purement conceptuelles peu en
lien avec le monde réel. Samuelson a admis que «l’empiriste prudent reconnaîtra que la plupart – mais pas la totalité – des cas réalistes d’activités
publiques peuvent être utilement analysés comme une sorte de mélange de ces deux cas polaires extrêmes» (Samuelson, 1955). Il a ajouté: «mon
modèle de biens publics purs s’est avéré être un cas polaire irréaliste» (Samuelson, 1958). En 1969, il a même «exprimé le regret que son analyse ait
été effectuée en termes de cas polaires de biens de consommation collectifs et de biens de consommation privés» (Hammond).
9 Samuelson considère que «la consommation de biens collectifs n’est guidée par aucune pensée collective mystique» (Samuelson, 1954) et construit
son modèle sur la base d’«une fonction de bien-être social représentant un ensemble de préférences éthiques parmi tous les états possibles du
système. Ce n’est pas une tâche «scientifique» de l’économiste de «déduire» la forme de cette fonction» (Samuelson, 1954).
10 Les approches de l’éducation fondées sur les droits de l’homme susmentionnées, qu’elles élargissent la théorie classique de l’intérieur ou qu’elles
s’appuient sur le concept du bien tutélaire de Musgrave, font exception à cette affirmation, dans la mesure où elles reposent sur des principes éthiques.
Il est toutefois paradoxal de fonder une approche éthique de l’éducation sur la définition économique du bien public car cela revient à conjuguer deux
cadres théoriques antithétiques. Dans la suite de cet article, l’analyse se centre sur le concept économique de bien public, en excluant ces approches
fondées sur les droits de l’homme.
11 Compte tenu de l’écart entre les implications de son modèle de dépenses publiques optimales et la réalité des choix gouvernementaux en la matière,
Samuelson a pris de la distance par rapport à son «modèle» normatif, estimant que les dépenses publiques et la réglementation découlent de
considérations qui englobent les questions de redistribution, les politiques paternalistes légitimées par la démocratie et les cas de rendements
croissants ainsi que les situations d’économies et de déséconomies externes généralisées. Il a également commencé à émettre des réserves quant
à la capacité de la théorie économique à contribuer au débat sur les dépenses de l’Etat. «La théorie économique doit apporter ce qu’elle peut à
notre compréhension des activités publiques. Je rejoins les critiques en espérant que ses prétentieuses affirmations ne décourageront pas les autres
approches économiques, les contributions des disciplines voisines et les recherches empiriques concrètes» (Samuelson, 1955). «Pour le théoricien,
la théorie des finances publiques n’est qu’une partie de la théorie générale du gouvernement, et pour définir cette frontière, les formules faciles de
l’économie classique n’éclairent plus notre chemin» (Samuelson, 1958).
Le concept économique de
bien public est inadapté en
tant que modèle positif, même
lorsqu’il est défini dans un sens
plus large qui tienne compte
de l’enchaînement logique
reliant la prise en charge du
bien par l’État à la défaillance
du marché.
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