Repenser le principe d`éducation comme bien public

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Organisation
des Nations Unies
pour l’éducation,
la science et la culture
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION
RÉFLEXIONS
THÉMATIQUES
juillet 2016
17
Repenser le principe d’éducation
comme bien public
Barbara Daviet1
Département des sciences de l’éducation
Université Paris-Descartes
RÉSUMÉ
Introduction
L’éducation comme
bien public : une notion
polysémique
Limites de la transposition
du concept économique de
bien public à l’éducation
Le principe d’éducation
comme bien public mis
à rude épreuve dans
un paysage éducatif en
mutation
Conclusion
Depuis 1945 au moins, l’éducation a été considérée comme un droit humain et un
bien public dans les politiques publiques au niveau mondial. Une telle conception
a été développée et promue par les organisations internationales, en particulier par
les agences de l’ONU, dont l’UNESCO. Or le paysage éducatif a considérablement
changé depuis l’après-guerre et est aujourd’hui caractérisé par un investissement
croissant des acteurs non étatiques, y compris des organisations à but lucratif. Dans
un tel contexte, cet article analyse l’actualité du concept de bien public, ancré dans
la théorie économique, et interroge sa capacité à contrer les effets de la privatisation
et de la marchandisation de l’éducation. Après une revue des fondements théoriques
du concept de bien public et de ses limitations, l’article avance qu’une lecture
philosophique des principes sous-tendant ce concept semble pertinente dans le
contexte actuel. L’auteur propose ainsi la notion d’éducation comme bien commun
pour dépasser les perspectives utilitaristes et permettre de concevoir l’éducation
comme un engagement collectif dans une perspective humaniste.
1
Adresse couriel de l’auteur : [email protected]
ED-2016/WP/1
2
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
INTRODUCTION
Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte d’un État-providence s’étendant
progressivement à tous les domaines de la vie économique et sociale, l’éducation a été largement considérée
comme un bien public, c’est-à-dire un bien devant être pris en charge par l’État. Ancrée dans la théorie
économique, cette conception de l’éducation comme bien public sous-tend, conjointement avec le principe
du droit à l’éducation, l’approche humaniste de l’éducation adoptée par des organisations internationales
telles que l’UNESCO2 et le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies. Cette approche humaniste est
fondée sur les principes de respect de la vie, de la dignité humaine, de la diversité culturelle et de la justice
sociale. Elle s’attache au plein épanouissement de l’individu et tient compte des dimensions culturelle, sociale,
économique, éthique et civique de l’éducation.
Or, bien qu’il existe un consensus sur le droit à l’éducation primaire, le rôle de l’État, même au niveau primaire, est
de plus en plus contesté par les partisans du marché, qui se fondent sur l’économie néoclassique. Parallèlement,
l’approche humaniste de l’éducation perd du terrain au profit d’un discours strictement économique et
utilitariste, qui envisage l’éducation comme un bien privé, une marchandise. La conception de l’éducation
comme bien public est aussi remise en question par les transformations du paysage éducatif, caractérisées
notamment par l’implication croissante d’acteurs non étatiques, y compris des acteurs commerciaux, dans ce
qui a longtemps été considéré comme relevant des prérogatives de l’État. Ces changements ont lieu dans
un contexte marqué par des défis majeurs, parmi lesquels des « modes de production économique et de
consommation non durables » ainsi qu’« une résurgence de l’intolérance culturelle et religieuse […] », et « la
vulnérabilité, l’inégalité, l’exclusion et la violence […] aussi bien au sein des sociétés que d’une société à
l’autre » (UNESCO, 2015).
Dans ce contexte, il est nécessaire d’établir un principe normatif permettant à l’approche humaniste et holistique
de l’éducation de répondre aux défis posés par l’évolution du contexte mondial et les transformations du
paysage éducatif et intellectuel, mais aussi de repenser les finalités de l’éducation et d’établir un nouveau
modèle de développement. Le concept de bien public fournit-il le fondement normatif indispensable à
l’approche humaniste3 de l’éducation ?
Le présent article examine tout d’abord les fondements théoriques du principe d’éducation comme bien public
et met en lumière ses différentes interprétations. Il expose ensuite les limites théoriques du concept de bien
public d’un point de vue humaniste. Troisièmement, il passe en revue les principaux défis posés au principe
d’éducation comme bien public au niveau national par les changements qui affectent le paysage éducatif. Il
s’achève sur les avantages du concept philosophique de bien commun par rapport au concept économique de
bien public face aux défis que les évolutions actuelles posent à l’approche humaniste de l’éducation.
L’ÉDUCATION COMME BIEN PUBLIC : UNE NOTION POLYSÉMIQUE
Bien qu’il se fonde sur une notion économique rigoureusement définie, le principe d’éducation comme bien
public prête à confusion. Non seulement il repose sur une conception du bien public différente de la définition
économique classique à laquelle il renvoie, mais il s’écarte également de cette définition classique de différentes
manières, devenant ainsi une notion polysémique.
Généralement attribuée à Samuelson, qui en a énoncé une formalisation mathématique (1954, 1955), la
définition classique du bien public a été forgée par Musgrave (1941, 1959, 1969). Cette définition est très
restrictive : un bien public, défini par opposition à un bien privé, est « un bien dont la consommation ne réduit
pas la quantité disponible pour d’autres consommateurs » (Samuelson, 1954). La théorie classique du bien
2
Voir par exemple la position adoptée par le Conseil exécutif de l’UNESCO lors de sa 194e session : « L’éducation est un bien public. L’État est le garant
du principe selon lequel l’éducation est un bien public » (p. 2).
3 La vision humaniste de l’éducation de l’UNESCO a été présentée dans deux publications majeures : Apprendre à être (1972), (Rapport Faure), et
L’éducation : un trésor est caché dedans (1996), (Rapport Delors). La première publication souligne que l’apprentissage tout au long de la vie doit
s’inscrire en tant que concept de base dans les politiques éducatives, tandis que la deuxième publication propose une vision holistique et intégrée de
l’éducation fondée sur le paradigme de l’apprentissage tout au long de la vie et sur les quatre piliers de l’apprentissage : apprendre à être, apprendre à
connaître, apprendre à faire et apprendre à vivre ensemble. Une approche humaniste de l’éducation est réaffirmée dans le préambule de la Déclaration
d’Incheon Éducation 2030 : Vers une éducation de qualité inclusive et équitable et un apprentissage tout au long de la vie pour tous, qui a été adoptée
le 21 mai 2015 au Forum mondial sur l’éducation 2015 : « Nous réaffirmons que l’éducation est un bien public, un droit fondamental et un préalable à
l’exercice d’autres droits ».
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RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
public considère deux critères4 : la non-rivalité (une fois produit pour une personne, le bien est à la disposition
des autres usagers sans coût additionnel) et la non-exclusion (on ne peut empêcher quiconque d’utiliser le bien
une fois qu’il a été produit). Compte tenu de ces caractéristiques, les individus ont tendance à agir comme
des « passagers clandestins » : ils risquent de dissimuler leur préférence pour ces biens afin d’éviter d’être
taxés pour leur utilisation et de laisser les autres payer pour eux. Par conséquent, le marché ne peut évaluer
correctement la demande et ces biens sont sous-financés. Les biens publics sont donc considérés comme
une défaillance du marché et justifient un financement de l’État. Tout le monde, par exemple, bénéficie de
l’éclairage public, y compris ceux qui ne payent pas pour son usage. L’éclairage public pourrait donc ne pas
être assuré si sa fourniture était laissée à des entrepreneurs privés, qui ne peuvent facturer son utilisation.
L’éducation ne correspond pas à cette définition étroite d’un bien public pur, c’est-à-dire d’un bien portant les
deux caractéristiques de non-rivalité et de non-exclusion. Il est techniquement possible d’exclure un élève de
l’école, tandis que du fait des limites de capacité des salles de classe, l’éducation est rivale : la scolarisation
d’un enfant peut se faire au détriment de celle d’un autre. Pourtant, les théories de l’éducation comme bien
public renvoient plus ou moins explicitement à cette définition classique. Ces théories enrichissent la définition
classique du bien public de considérations éthiques étrangères à sa logique, ou bien complètent sa logique
par d’autres théories économiques.
Une première approche, très courante, consiste à élargir la théorie du bien public de l’intérieur en l’enrichissant
par des considérations éthiques. Cette approche fait explicitement référence à la théorie du bien public tout
en l’interprétant librement : l’éducation est considérée comme un bien non exclusif, non pas pour des raisons
techniques, mais pour des raisons éthiques et/ou juridiques. L’approche fondée sur les droits de l’homme
appartient à cette catégorie et offre une justification éthique au caractère obligatoire de l’école. Selon
cette perspective l’éducation est un bien public impur, étant donné que seul le critère de non-exclusion est
rempli ; le problème de sous-financement de l’éducation justifiant l’intervention de l’État ne résulte plus des
comportements de « passager clandestin » mais de la nature privée de l’offre éducative. En effet, compte tenu
de la possibilité technique d’empêcher quelqu’un d’accéder à l’école, les acteurs privés risquent de dispenser
un enseignement aux seuls enfants dont les parents peuvent payer les frais de scolarité. L’intervention de l’État
est dès lors nécessaire pour garantir l’équité.
Les théories alternatives de l’éducation comme bien public
élargissent la définition classique de l’extérieur, en s’appuyant
sur d’autres théories économiques des dépenses publiques. De
la théorie classique, elles conservent le lien entre la défaillance
du marché et la nécessité de l’intervention de l’État face au
risque de sous-financement, mais se fondent sur des logiques
complémentaires pour justifier cette intervention. La défaillance
du marché envisagée n’est plus liée au problème de « passager
clandestin » mais aux notions économiques d’irrationalité des
acteurs économiques, d’information imparfaite et d’externalités.
Le premier ensemble de justifications théoriques à la prise en
charge de l’éducation par l’État, c’est-à-dire à la conception de
l’éducation comme bien public, est la défaillance du marché
due à l’information imparfaite et/ou à l’irrationalité des acteurs
économiques. Cette logique rejoint le concept de bien tutélaire
proposé par Musgrave5 (1959), qui désigne un bien devant être
subventionné ou fourni gratuitement sur d’autres fondements
que le choix du consommateur, dans la mesure où l’accès d’un
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En effet, compte tenu de
la possibilité technique
d’empêcher quelqu’un
d’accéder à l’école, les
acteurs privés risquent de
dispenser un enseignement
aux seuls enfants dont les
parents peuvent payer
les frais de scolarité.
L’intervention de l’État est
dès lors nécessaire pour
garantir l’équité.
Dans son article de 1954, Samuelson ne tient compte que du critère de non-rivalité. La seconde caractéristique du bien public définie par Musgrave,
la non-exclusion, est implicitement ajoutée dans l’article de Samuelson de 1958. Toutefois, alors que Musgrave considérait la non-exclusion comme
la principale caractéristique des biens publics, Samuelson affirmait que la caractéristique la plus importante était la non-rivalité (Desmarais-Tremblay,
2015b).
Le concept de bien tutélaire prend sa source dans les écrits de Smith (Ver Eecke, 2003) ainsi que dans ceux de Mill (Desmarais-Tremblay, 2015a). Adam
Smith, le père du libéralisme économique, affirme que l’éducation doit être assurée tous les individus, quel que soit leur niveau de richesse. En effet, il
pense que l’éducation des masses bénéficie à la société tout entière, dans la mesure où elle permet de former de meilleurs citoyens et de promouvoir la
tranquillité domestique, en particulier dans les nations démocratiques, au sein desquelles les masses participent au gouvernement (Smith, 1776). Pour
Mill, le « laisser-faire […] devrait être la pratique générale » (Mill, 1848). Il accepte toutefois des exceptions à cette règle, notamment lorsque l’individu
n’est pas le meilleur juge de son propre intérêt. C’est le cas pour l’éducation, où « les personnes non cultivées ne sont pas aptes à juger la culture »
(ibid). Le concept de bien tutélaire a néanmoins été assez négligé par la théorie économique néoclassique.
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individu à ce bien est considéré comme ne devant pas dépendre de sa capacité et/ou de sa volonté à payer6.
De nombreux individus, par manque d’information ou de rationalité, ne veulent en effet pas payer pour
l’éducation, étant inaptes à évaluer correctement et donc à apprécier les bénéfices qu’ils en tirent et/ou étant
myopes, c’est-à-dire maximisant leur utilité à court terme sans considération pour les bénéfices à long terme.
Selon Musgrave, « les avantages de l’enseignement sont mieux perçus dans les milieux bien informés que
là où l’information est défaillante » (Musgrave, 1959) et les individus peu instruits risquent de ne pas investir
suffisamment dans l’éducation, même s’ils en ont les moyens. Ainsi l’État peut-il être plus à même de juger
de ce dont les individus ont besoin, et être amené à prendre en charge l’éducation pour des raisons sociales
et éthiques.
La myopie des individus justifie également l’intervention de l’État
lorsque l’on considère les retombées de l’éducation. L’éducation
génère des bénéfices collectifs, appelés « externalités positives »,
qui dépassent de loin les bénéfices individuels. Les avantages
collectifs englobent notamment la croissance économique, la
capacité d’innovation, la compétitivité, ainsi que la cohésion
sociale et les valeurs communes d’un pays. Ces avantages ne sont
généralement pas pris en compte par les individus qui, devant
payer pour aller à l’école ou à l’université, s’arrêtent généralement
à des niveaux d’éducation trop faibles pour maximiser les
bénéfices collectifs. En termes économiques, il s’agit d’un cas de
défaillance du marché et la prise en charge de l’éducation par l’État
est alors nécessaire pour que les coûts et les avantages privés
correspondent aux coûts et avantages pour la société. De ce point
de vue, l’éducation est un bien public, qui exige l’intervention de
l’État.
L’éducation génère des
bénéfices collectifs, appelés
« externalités positives »,
qui dépassent de loin les
bénéfices individuels. Les
avantages collectifs englobent
notamment la croissance
économique, la capacité
d’innovation, la compétitivité,
ainsi que la cohésion sociale
et les valeurs communes d’un
pays.
Il existe un point commun entre ces différentes théories du bien
public (la définition classique ainsi que les théories alternatives
de l’éducation comme bien public). Ce point commun peut être
résumé par l’enchaînement logique suivant :
Défaillance du marché ➟ Sous-financement ➟ Fourniture par l’État
Malgré ce point commun, une certaine confusion découle de ce que les différentes théories justifiant la prise
en charge de l’éducation par l’État diffèrent substantiellement les unes des autres, tout comme elles se
distinguent de la théorie classique du bien public. Le concept de bien public, emprunté à une théorie dont la
principale caractéristique était la rigueur, prête désormais à confusion de par sa polysémie.
LIMITES DE LA TRANSPOSITION DU CONCEPT ÉCONOMIQUE DE BIEN PUBLIC
À L’ÉDUCATION
En plus de prêter à confusion, le concept économique de bien public a été contesté, du point de vue théorique,
comme ne fournissant pas de guide pour l’action. Sa transposition à l’éducation a par ailleurs des implications
qui vont à l’encontre de l’approche humaniste de l’éducation : non seulement ce concept ne tient pas compte
des dimensions sociale, culturelle et éthique de l’éducation, mais il peut également servir de justification à la
privatisation et à la marchandisation de l’école.
Dans son sens le plus étroit, le concept de bien public tel que défini par Samuelson et Musgrave est « d’un
intérêt analytique, et donc pratico-politique, limité » (Kaul, 2001). Samuelson conçoit les biens publics comme
6 Concernant les services qui devraient être fournis à chacun indépendamment de sa capacité à payer, le concept de bien tutélaire intègre des
considérations éthiques qui vont au-delà de la simple défaillance du marché. Le concept, de bien tutélaire, proche de celui de bien primaire (Rawls,
1971), représente alors un autre moyen de fonder les approches de l’éducation qui se réfèrent aux droits de l’homme et à la justice sociale.
5
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un « cas polaire », c’est-à-dire comme un concept idéal défini par opposition au cas polaire des biens privés7.
Les biens publics sont définis de façon si restrictive que la réalité s’en écarte fortement. La théorie classique du
bien public est donc inadaptée en tant que modèle positif, dans la mesure où la plupart des biens fournis par
l’État ne correspondent pas à cette définition8.
Le concept économique de bien public est inadapté en tant
que modèle positif, même lorsqu’il est défini dans un sens plus
Le concept économique de
large qui tienne compte de l’enchaînement logique reliant la
bien public est inadapté en
prise en charge du bien par l’État à la défaillance du marché. Ce
tant que modèle positif, même
concept économique de bien public est un élément de la théorie
lorsqu’il est défini dans un sens
néoclassique, théorie qui sépare l’économie de la politique pour
plus large qui tienne compte
fonder une « théorie économique pure ». De ce point de vue, le
périmètre de l’État est délimité de manière presque passive selon
de l’enchaînement logique
des considérations techniques. L’une est l’impossibilité technique
reliant la prise en charge du
d’empêcher une personne de bénéficier d’un bien public si elle
bien par l’État à la défaillance
ne paie pas pour son usage (non-exclusion), une autre est la
du marché.
caractéristique technique qu’a un bien public de produire des
externalités. Les considérations éthiques, politiques ou sociales
sortent du cadre de la théorie néoclassique9 et ne sont par
conséquent pas prises en compte par le concept économique de bien public10. Or, la frontière entre biens
publics et biens privés n’est pas délimitée selon des critères fixes, mais est socialement construite : les sociétés
choisissent de rendre les biens privés ou publics pour des raisons non seulement techniques, mais également
sociales ou politiques. L’enseignement primaire, par exemple, est un bien privé au regard de ses caractéristiques
techniques (rivalité et exclusion) mais la plupart des pays en ont fait un service public gratuit, non-exclusif,
universel et même obligatoire. En outre, le périmètre d’intervention de l’État varie selon les pays et les époques.
Dans la plupart des pays occidentaux, durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’État
a joué un rôle majeur dans l’économie en fournissant de nombreux bien privés, alors que depuis les années
quatre-vingt, le curseur s’est déplacé dans le sens d’un rétrécissement de ses prérogatives. Par conséquent,
une théorie positive des dépenses publiques devrait pénétrer « les eaux troubles de la sociologie politique »11
(Margolis, 1955) et « analyser les politiques publiques au regard de valeurs claires, et non pas cachées derrière
le concept apparemment technique de bien public » (Malkin et Wildawsky, 1991).
Outre l’inaptitude du concept économique de bien public à offrir un guide pour l’action, ses fondements
théoriques sont contraires aux principes qui sous-tendent l’approche humaniste de l’éducation.
La théorie néoclassique, sur laquelle se fonde le concept de bien public au sens large, repose sur un ensemble
d’hypothèses théoriques interdépendantes, parmi lesquelles l’individualisme méthodologique et l’utilitarisme.
L’individualisme méthodologique prend pour unité d’analyse un individu standard et abstrait. La société est
envisagée comme une juxtaposition d’individus interchangeables qui vivent dans un vide social et prennent des
7
Musgrave, pour qui une théorie se devait d’être réaliste, a proposé une définition des biens publics plus nuancée que celle de Samuelson. Il a examiné
« le cas polaire d’un bien social pur » et suggéré une certaine généralisation aux biens mixtes (Musgrave, 1969). Toutefois, même dans ses écrits, les
biens publics restent un type idéal qui ne peut pas être observé directement.
8 Samuelson a fait l’objet de vives critiques dans l’année qui a suivi la publication de son article, en 1954. Enke (1955) considérait que les économistes
avaient la responsabilité morale de fournir des orientations aux gouvernements plutôt que de créer des théories purement conceptuelles peu en
lien avec le monde réel. Samuelson a admis que « l’empiriste prudent reconnaîtra que la plupart – mais pas la totalité – des cas réalistes d’activités
publiques peuvent être utilement analysés comme une sorte de mélange de ces deux cas polaires extrêmes » (Samuelson, 1955). Il a ajouté : « mon
modèle de biens publics purs s’est avéré être un cas polaire irréaliste » (Samuelson, 1958). En 1969, il a même « exprimé le regret que son analyse ait
été effectuée en termes de cas polaires de biens de consommation collectifs et de biens de consommation privés » (Hammond).
9 Samuelson considère que « la consommation de biens collectifs n’est guidée par aucune pensée collective mystique » (Samuelson, 1954) et construit
son modèle sur la base d’« une fonction de bien-être social représentant un ensemble de préférences éthiques parmi tous les états possibles du
système. Ce n’est pas une tâche « scientifique » de l’économiste de « déduire » la forme de cette fonction » (Samuelson, 1954).
10 Les approches de l’éducation fondées sur les droits de l’homme susmentionnées, qu’elles élargissent la théorie classique de l’intérieur ou qu’elles
s’appuient sur le concept du bien tutélaire de Musgrave, font exception à cette affirmation, dans la mesure où elles reposent sur des principes éthiques.
Il est toutefois paradoxal de fonder une approche éthique de l’éducation sur la définition économique du bien public car cela revient à conjuguer deux
cadres théoriques antithétiques. Dans la suite de cet article, l’analyse se centre sur le concept économique de bien public, en excluant ces approches
fondées sur les droits de l’homme.
11 Compte tenu de l’écart entre les implications de son modèle de dépenses publiques optimales et la réalité des choix gouvernementaux en la matière,
Samuelson a pris de la distance par rapport à son « modèle » normatif, estimant que les dépenses publiques et la réglementation découlent de
considérations qui englobent les questions de redistribution, les politiques paternalistes légitimées par la démocratie et les cas de rendements
croissants ainsi que les situations d’économies et de déséconomies externes généralisées. Il a également commencé à émettre des réserves quant
à la capacité de la théorie économique à contribuer au débat sur les dépenses de l’Etat. « La théorie économique doit apporter ce qu’elle peut à
notre compréhension des activités publiques. Je rejoins les critiques en espérant que ses prétentieuses affirmations ne décourageront pas les autres
approches économiques, les contributions des disciplines voisines et les recherches empiriques concrètes » (Samuelson, 1955). « Pour le théoricien,
la théorie des finances publiques n’est qu’une partie de la théorie générale du gouvernement, et pour définir cette frontière, les formules faciles de
l’économie classique n’éclairent plus notre chemin » (Samuelson, 1958).
6
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décisions sans référence à un groupe ou à une culture. L’intérêt général est considéré comme étant l’agrégation
d’intérêts individuels. En complément de cette approche, la théorie utilitariste de l’homo oeconomicus
envisage les individus comme des êtres rationnels et égoïstes qui cherchent à maximiser leur utilité, mesurable
en termes monétaires, en rapportant les avantages d’une décision à ses coûts. Cette analyse coût-avantage12
vaut également pour l’État : le collectif étant l’agrégation d’intérêts individuels, une bonne politique vise à
maximiser la somme des utilités individuelles au moyen d’une analyse de rentabilité.
La théorie néoclassique a plusieurs implications qui vont à l’encontre de l’approche humaniste de l’éducation.
Elle valorise ce qui peut être évalué en termes monétaires, comme les bénéfices économiques, au détriment
de ce qui ne peut être chiffré. Ainsi, l’approche néoclassique de l’éducation prédominante, la théorie du
capital humain (Becker, 1964), envisage l’éducation comme un investissement qui confère de simples avantages
économiques, au niveau individuel (revenus plus élevés) comme au niveau collectif (croissance économique,
productivité et compétitivité accrues, etc.)13. En outre, la perspective individualiste qui sous-tend la théorie
néoclassique a tendance à ignorer ou à sous-estimer les dimensions collectives pourtant essentielles de
l’éducation, notamment ses aspects éthiques, culturels, civiques et sociaux, dans la mesure où ces dimensions
sont généralement négligées par des individus centrés avant tout sur leur propre intérêt. Cette valorisation
des bénéfices individuels de l’éducation par rapport à ses bénéfices collectifs sert de justification à une
approche qui envisage les élèves comme des consommateurs et l’éducation comme une marchandise,
approche qui présente de sérieuses menaces pour l’équité et pour le plein développement de l’individu.
... la perspective individualiste
qui sous-tend la théorie
néoclassique a tendance à
ignorer ou à sous-estimer
les dimensions collectives
pourtant essentielles de
l’éducation, notamment ses
aspects éthiques, culturels,
civiques et sociaux, dans la
mesure où ces dimensions
sont généralement négligées
par des individus centrés
avant tout sur leur propre
intérêt.
Enfin, la théorie néoclassique définit le domaine d’intervention
de l’Etat comme étant résiduel par rapport au secteur privé et au
marché, censé être le mode de régulation de référence. L’État en tant
que tel n’est pas considéré comme qualifié pour jouer un rôle positif
dans le domaine économique et social, mais est envisagé comme
une option par défaut, qui doit être aussi circonscrite que possible.
Or dans le champ de l’éducation, un marché est techniquement
possible, étant donné que le critère de non-exclusion ne s’applique
pas et que les externalités qu’elle génère peuvent être traitées par
d’autres moyens que l’intervention de l’État14. Le principe de bien
public, tel que défini dans la théorie néoclassique, peut dès lors
servir à justifier la privatisation de l’éducation.
En somme, le principe d’éducation comme bien public présente
des limites théoriques d’un point de vue humaniste, dans la mesure
où il ne peut être dissocié de la théorie néoclassique qui le fonde :
il ne fournit aucun guide pour l’action, ne tient pas compte de
dimensions essentielles de l’éducation et peut servir à justifier sa
privatisation et sa marchandisation.
LE PRINCIPE D’ÉDUCATION COMME BIEN PUBLIC MIS À RUDE ÉPREUVE DANS
UN PAYSAGE ÉDUCATIF EN MUTATION
Outre sa polysémie et ses limites théoriques d’un point de vue humaniste, le principe d’éducation comme
bien public est mis à rude épreuve par les transformations du paysage éducatif. Quelle est la nature de ces
12 « [L’économie politique] ne considère pas l’ensemble de la nature de l’homme, ni son comportement global dans la société, comme étant modifiés
par l’état social. Elle l’envisage uniquement comme un être qui désire posséder des richesses et qui est capable d’évaluer l’efficacité des moyens pour
parvenir à cette fin » (Mill, 1836).
13 Les décisions relatives à l’investissement public dans le capital humain reposent sur l’évaluation des taux de rendement de ces investissements,
c’est-à-dire sur la comparaison entre les revenus supplémentaires tirés de l’emploi d’individus mieux éduqués et le coût additionnel que représente
un investissement accru dans l’éducation. Toutefois, des approches moins restrictives du capital humain prennent en compte les avantages non
seulement économiques mais aussi sociaux de ces investissements, tels qu’une meilleure santé publique, une baisse de la criminalité ou un meilleur
environnement.
14 Un axe de recherche en économie néoclassique a démontré que les externalités n’exigeaient pas nécessairement une intervention de l’État : il est
possible d’y remédier au moyen de mesures telles que les droits de propriété, les taxes, les incitations, etc. (Pigou, 1924 ; Coase, 1960 ; Demsetz, 1964).
Se fondant sur les conclusions de Pigou, Friedman (1955) envisage l’instauration par l’Etat de taxes plutôt que d’une offre éducative comme moyen de
traiter les externalités positives que produit l’éducation.
7
RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
transformations ? Quelles en sont les implications pour l’État et, par conséquent, pour la pertinence du principe
d’éducation comme bien public ?
Dans la plupart des pays, l’implication croissante dans l’éducation d’acteurs non étatiques de plus en plus
diversifiés remet en question l’État dans son rôle d’offre et de financement de l’éducation. Dans les pays
de l’OCDE, par exemple, la part du secteur privé dans les dépenses nationales d’éducation, qui provient
essentiellement des ménages, est passée de 12,1 % en 2000 à
16,8 % en 2010 pour tous les niveaux d’enseignement15. Cette
Cette tendance à l’engagement
tendance à l’engagement accru des acteurs non étatiques
accru des acteurs non étatiques
dans l’éducation résulte principalement de l’écart entre une
dans l’éducation résulte
demande croissante, à tous les niveaux d’éducation, et les
restrictions des dépenses publiques, dans un contexte de
principalement de l’écart entre
montée en puissance des organisations de la société civile
une demande croissante, à
et de libéralisation économique qui encourage l’implication
tous les niveaux d’éducation,
du secteur privé. L’engagement croissant des acteurs non
et les restrictions des dépenses
étatiques dans l’éducation prend de nombreuses formes,
publiques, dans un contexte
telles que la gestion privée d’écoles publiques (écoles sous
contrat), les contributions du secteur privé tout au long du
de montée en puissance des
processus éducatif, les bourses et « chèques éducation », ou
organisations de la société civile et
le développement d’une offre éducative par des prestataires
de libéralisation économique qui
privés. Ces situations multiples sont généralement considérées
encourage l’implication du secteur
comme des formes de partenariat public-privé (PPP)16, terme
privé.
qui recouvre de nombreuses significations mais qui peut être
défini, au sens large, comme une interaction public-privé
permettant d’offrir un service17.
Le partage des responsabilités de l’Etat avec d’autres acteurs ne concerne pas uniquement l’offre et le
financement de l’éducation mais également la prise de décision. La montée en puissance d’une société civile
de mieux en mieux informée et éduquée, grâce à la démocratisation de l’accès à l’enseignement et à internet,
transforme les modes d’engagement social, citoyen et politique et suscite une demande pour « plus de
responsabilisation, d’ouverture, d’équité et d’égalité dans la conduite des affaires publiques » (UNESCO, 2015).
Ce processus, parallèlement à l’implication accrue du secteur privé et à l’influence croissante des organismes
internationaux dans l’éducation18, se traduit, dans l’élaboration des politiques, par une réorientation « du
gouvernement à la gouvernance » (Rosenau, 2005 ; Rhodes, 1997). Autrement dit, une transition s’opère d’une
prise de décisions publique, hiérarchique, inscrite dans les structures étatiques, vers un fonctionnement en
réseau des prises de décisions, qui incluent le secteur privé et les organisations non étatiques (Lingard and
Rawolle, 2011)19.
Dans ce contexte, les acteurs non étatiques se comportent comme des « entrepreneurs politiques » (Keck et
Sikkink, 1999) : ce sont des acteurs majeurs qui jouent des rôles divers sur l’ensemble du spectre politique,
de l’influence des décideurs à la prise de mesures indépendamment des États20. Quant au rôle de l’Etat,
15 Base de données de l’OCDE. Dans les pays de l’OCDE, l’augmentation des dépenses privées n’est généralement pas liée à une baisse des dépenses
publiques consacrées à l’éducation et, en moyenne, le financement public représente près de 84 % dees fonds destinés aux établissements éducatifs.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur, les dépenses des ménages représentent la plus grosse part des dépenses privées dans la majorité des
pays.
16 Cette classification des partenariats public-privé est celle de la Société financière internationale (SFI), membre du Groupe de la Banque mondiale.
17 Les PPP, encouragés par des organisations internationales telles que l’OCDE et la Banque mondiale, sont généralement définis comme des initiatives
conjointes de gouvernements et d’entreprises commerciales ou à but lucratif. Cette approche a été élargie par l’introduction du concept de
multipartenariat dans le domaine de l’éducation (MSPE), qui désigne des partenariats rassemblant un large éventail d’acteurs issus du secteur public,
du secteur privé mais aussi de la société civile (Draxler, 2008). Ce concept est mis en avant par l’UNESCO.
18 La mondialisation constitue un enjeu majeur pour l’éducation. Toutefois, cette question, de même que celle de la gouvernance internationale de
l’éducation, n’est pas examinée en tant que telle dans cet article, qui est centré sur les enjeux nationaux.
19 Lingard et Rawolle définissent cette évolution comme un « redimensionnement des politiques éducatives. Ils citent comme l’un de ses facteurs
explicatifs l’impact de la nouvelle gestion publique sur les modalités de fonctionnement de l’État au niveau national. Dans le domaine de l’éducation,
la nouvelle gestion publique s’est accompagnée de nouvelles formes de reddition de comptes (Wiseman, 2010).
20 Adaptant la typologie des activités des ONG établie par Albin (1999), Nasiritousi et al. (2014) proposent neuf dimensions clés des activités de
gouvernance des acteurs non étatiques : influencer les programmes, proposer des solutions, fournir des informations et une expertise, influencer les
décisions et les décideurs, sensibiliser, prendre des mesures, évaluer les conséquences des politiques et des mesures, représenter l’opinion publique
et les voix des marginalisés. Nasiritousi et al. (2014) établissent également une typologie des sources de pouvoir utilisées par les acteurs non étatiques
pour acquérir de l’autorité dans la gouvernance : pouvoir symbolique (légitimité de revendiquer des principes moraux), pouvoir cognitif (savoir,
expertise), pouvoir social (accès aux réseaux), pouvoir d’influence (accès aux acteurs clés et processus de prise de décision) et pouvoir matériel (accès
aux ressources et position dans l’économie).
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RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
il évolue vers une fonction de réglementation et est amené à fixer des normes éducatives contraignantes
ainsi qu’à établir des mécanismes de suivi dans un cadre national de reddition de comptes. Face aux vives
préoccupations en termes d’équité et de non-discrimination que soulève l’implication croissante des acteurs à
but lucratif dans l’éducation, l’État a tendance à assumer le rôle de garant en dernier ressort de l’éducation en
tant que droit humain, c’est-à-dire d’une éducation non discriminatoire et équitable, dispensée gratuitement,
au moins au niveau de l’enseignement primaire.
Ces transformations impactent le principe d’éducation comme bien public sous trois aspects. La société civile
met l’accent sur les questions d’équité et de justice sociale plutôt que sur la défaillance du marché comme
facteurs déterminants de la décision politique. En outre, le partage des responsabilités de l’État avec un large
éventail d’acteurs non étatiques assurant le financement, l’offre et la prise de décisions en matière éducative
brouille les frontières entre le public et le privé (UNESCO, 2015). Ces deux tendances posent la question de la
pertinence du principe d’éducation comme bien public, qui associe l’intervention de l’État à la défaillance du
marché. Enfin, le processus décisionnaire est devenu central, avec l’apparition de nouvelles formes d’influences
à l’intérieur des réseaux et entre eux. Or le principe d’éducation comme bien public, qui se concentre sur le
rôle de l’Etat dans l’offre éducative, ne tient pas compte de ces changements dans les processus de prise de
décision.
Pour que le principe d’éducation comme bien public soit pertinent dans le contexte actuel, il est nécessaire de
remplacer la chaîne logique qui le sous-tend (1) par un nouvel enchaînement (2) :
(1)
Défaillance du marché
(2)
Équité
➟
➟
Sous-financement
Processus de décision
démocratiques
➟
➟
Fourniture par l’État
Différents prestataires (l’État
étant le garant de l’équité)
CONCLUSION
Le paysage éducatif a connu de profondes mutations au cours des dernières décennies, avec la transformation
des modes de gouvernance, la participation accrue des organisations de la société civile, et une tendance
croissante à la privatisation et la marchandisation de l’éducation.
Ces changements dans le paysage éducatif, ainsi que l’émergence de réalités complexes dans les domaines
social, politique, économique, environnemental et intellectuel, appellent à adopter une approche humaniste
et holistique de l’éducation qui dépasse « la vision étroite de l’utilitarisme et de l’économisme pour intégrer les
multiples dimensions de l’existence humaine » (UNESCO, 2015). Face à ces nouvelles réalités, cette approche
humaniste et holistique doit permettre de repenser les objectifs de l’éducation ainsi que le rôle de l’État, et
favoriser l’établissement d’un nouveau modèle de développement.
Le principe d’éducation comme bien public n’est plus pertinent en tant que principe normatif pour fonder une
telle approche humaniste et holistique de l’éducation : il ne tient pas compte des dimensions sociale, culturelle
et éthique de l’éducation21 et n’intègre pas la redéfinition du rôle de l’État résultant des transformations du
21 La notion de bien public constitue un rétrécissement e la conceptualisation économique de l’intervention publique. La tradition des finances publiques
allemande (Finanzwissenschaft), par exemple, a élaboré une vision pluraliste du rôle de l’État, fondée sur une description globale de ses actions
concrètes. Wagner, l’une de ses figures principales, reconnaissait de nombreux besoins collectifs spécifiques tels que les besoins religieux et moraux,
l’instruction élémentaire, etc. (Wagner, 1892). Il insistait sur le fait que les biens fournis par l’État devaient être identifiés au moyen d’une analyse
sociopolitique. Contrairement à cette approche large, le concept de bien public représente une réduction des préoccupations à des politiques de
rétablissement de l’efficacité économique dans les cas de défaillance du marché. Même Musgrave, l’un des principaux contributeurs à la définition
classique du bien public, n’était pas pleinement satisfait de cette définition. Il a inventé le concept de bien tutélaire en 1959 pour prendre en compte
les considérations éthiques ainsi que les responsabilités de l’État qui avaient été laissées de côté par le concept étroit de bien public (DesmaraisTremblay, 2016). « Les finances publiques ont peut-être bien suivi une approche trop étroite […] Il reste un sentiment désagréable que quelque chose
manque. Le concept de besoins tutélaires […] répond à cette lacune, mais beaucoup reste à faire pour résoudre de manière satisfaisante le problème
des besoins communs » (Musgrave, 1996). Pour Ver Eecke (1998), le concept de bien tutélaire était un cheval de Troie dans l’économie qui a entraîné
une « révolution éthique inachevée ». Une pleine acceptation du concept impliquerait un « changement de paradigme », d’une vision individualiste de
l’économie à une perspective socio-économique.
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RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
paysage éducatif22. Issu de la théorie néoclassique, il fournit enfin un argumentaire permettant de justifier la
privatisation et la marchandisation de l’éducation.
Une autre option, proposée par l’UNESCO (2015), consiste à revoir les bases théoriques qui sous-tendent
l’approche humaniste de l’éducation. À cet égard, le concept de bien commun constitue une alternative
prometteuse à celui du bien public. Ancré dans la tradition philosophique, ce concept présente une dimension
collective intrinsèque qui permet de dépasser « le concept fondamental de bien public, dans lequel le bienêtre humain s’inscrit dans le cadre d’une théorie socio-économique individualiste » (UNESCO, 2015). Les biens
communs sont les biens qui contribuent à l’intérêt général, en permettant de renforcer la société dans son
ensemble et d’améliorer son fonctionnement, et en donnant aux individus les moyens de vivre mieux23. Ainsi
les biens communs doivent-ils profiter à tous, et définir ce qu’est un bien commun est une décision collective
qui implique l’État, le marché et la société civile24.
Le concept de bien commun peut servir de fondement à une approche humaniste et holistique de l’éducation
dans la mesure où il permet de prendre en compte ses dimensions sociale, culturelle et éthique. S’écartant
d’une vision utilitariste de l’éducation, il réinscrit l’économie dans son contexte social et répond au problème
de la marchandisation de l’éducation. Le concept de bien commun permet également de comprendre les
changements qui affectent le paysage éducatif par la prise en compte de structures de gouvernance et d’offre
éducative qui impliquent non seulement l’État mais aussi un large éventail d’acteurs non étatiques. Enfin, le
concept de bien commun, qui englobe des préoccupations éthiques et politiques, offre un principe permettant
de repenser les finalités de l’éducation. Il constitue ainsi une piste de réflexion prometteuse.
22 Kaul (2001) a proposé de rénover et d’élargir le concept de bien public. Elle a suggéré d’exiger que les biens publics soient inclusifs (publics en
termes de consommation), qu’ils soient fondés sur un processus de décision participatif (publics en termes de gestion) et qu’ils offrent un compromis
équitable pour tous (publics en termes de distribution des bénéfices), conformément à la chaîne logique suivante : Équité → Processus de décision
démocratiques → Différents prestataires. Cependant, le concept de bien public, même élargi, est ancré dans l’économie néoclassique et est par
conséquent porteur des hypothèses qui sous-tendent ce courant de pensée.
23 Mastromatteo et Solari définissent le bien commun comme « une évaluation intersubjective portant sur la réalisation des processus nécessaires pour
satisfaire les besoins de la communauté. Il concerne « un ordre de société » qui n’est pas réductible aux besoins et aux désirs individuels et qui est
politique par nature » (Mastromatteo et Solari, 2014). Par conséquent, « le bien commun est une notion intrinsèquement floue, qui ne peut être
produite comme une marchandise, mais qui représente plutôt une force directrice pour l’action de tous les acteurs sociaux » (Desmarais-Tremblay,
2016). De ce point de vue, le concept de bien tutélaire de Musgrave est similaire à celui du bien commun : « Certes difficiles à définir et à concevoir, les
préoccupations communes ont fait partie du paysage depuis Platon, et mon concept de biens tutélaires […] entend fournir une certaine reconnaissance
de leur rôle » (Musgrave, 1997).
24 Le concept de bien public tel que rénové par Kaul correspond globalement à celui de bien commun. Par conséquent, les contributions de cet auteur
peuvent être intégrées dans les réflexions autour du concept de bien commun.
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RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
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La série Recherche et Prospective en Education produit et diffuse des aperçus de travaux en cours ou récemment
achevés pour encourager les échanges d’idées sur l’éducation et le développement dans un monde d’incertitudes,
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Pour citer l’article :
Daviet, B. (2016). Repenser le principe d’éducation comme bien public. Recherche et prospective en éducation,
No. 17. Paris : UNESCO. Disponible sur : https://fr.unesco.org/node/265310
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