RECHERCHE ET PROSPECTIVE EN ÉDUCATION • RÉFLEXIONS THÉMATIQUES
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un «cas polaire», c’est-à-dire comme un concept idéal défini par opposition au cas polaire des biens privés7.
Les biens publics sont définis de façon si restrictive que la réalité s’en écarte fortement. La théorie classique du
bien public est donc inadaptée en tant que modèle positif, dans la mesure où la plupart des biens fournis par
l’État ne correspondent pas à cette définition8.
Le concept économique de bien public est inadapté en tant
que modèle positif, même lorsqu’il est défini dans un sens plus
large qui tienne compte de l’enchaînement logique reliant la
prise en charge du bien par l’État à la défaillance du marché. Ce
concept économique de bien public est un élément de la théorie
néoclassique, théorie qui sépare l’économie de la politique pour
fonder une «théorie économique pure». De ce point de vue, le
périmètre de l’État est délimité de manière presque passive selon
des considérations techniques. L’une est l’impossibilité technique
d’empêcher une personne de bénéficier d’un bien public si elle
ne paie pas pour son usage (non-exclusion), une autre est la
caractéristique technique qu’a un bien public de produire des
externalités. Les considérations éthiques, politiques ou sociales
sortent du cadre de la théorie néoclassique9 et ne sont par
conséquent pas prises en compte par le concept économique de bien public10. Or, la frontière entre biens
publics et biens privés n’est pas délimitée selon des critères fixes, mais est socialement construite: les sociétés
choisissent de rendre les biens privés ou publics pour des raisons non seulement techniques, mais également
sociales ou politiques. L’enseignement primaire, par exemple, est un bien privé au regard de ses caractéristiques
techniques (rivalité et exclusion) mais la plupart des pays en ont fait un service public gratuit, non-exclusif,
universel et même obligatoire. En outre, le périmètre d’intervention de l’État varie selon les pays et les époques.
Dans la plupart des pays occidentaux, durant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’État
a joué un rôle majeur dans l’économie en fournissant de nombreux bien privés, alors que depuis les années
quatre-vingt, le curseur s’est déplacé dans le sens d’un rétrécissement de ses prérogatives. Par conséquent,
une théorie positive des dépenses publiques devrait pénétrer «les eaux troubles de la sociologie politique»11
(Margolis, 1955) et «analyser les politiques publiques au regard de valeurs claires, et non pas cachées derrière
le concept apparemment technique de bien public» (Malkin et Wildawsky, 1991).
Outre l’inaptitude du concept économique de bien public à offrir un guide pour l’action, ses fondements
théoriques sont contraires aux principes qui sous-tendent l’approche humaniste de l’éducation.
La théorie néoclassique, sur laquelle se fonde le concept de bien public au sens large, repose sur un ensemble
d’hypothèses théoriques interdépendantes, parmi lesquelles l’individualisme méthodologique et l’utilitarisme.
L’individualisme méthodologique prend pour unité d’analyse un individu standard et abstrait. La société est
envisagée comme une juxtaposition d’individus interchangeables qui vivent dans un vide social et prennent des
7 Musgrave, pour qui une théorie se devait d’être réaliste, a proposé une définition des biens publics plus nuancée que celle de Samuelson. Il a examiné
«le cas polaire d’un bien social pur» et suggéré une certaine généralisation aux biens mixtes (Musgrave, 1969). Toutefois, même dans ses écrits, les
biens publics restent un type idéal qui ne peut pas être observé directement.
8 Samuelson a fait l’objet de vives critiques dans l’année qui a suivi la publication de son article, en 1954. Enke (1955) considérait que les économistes
avaient la responsabilité morale de fournir des orientations aux gouvernements plutôt que de créer des théories purement conceptuelles peu en
lien avec le monde réel. Samuelson a admis que «l’empiriste prudent reconnaîtra que la plupart – mais pas la totalité – des cas réalistes d’activités
publiques peuvent être utilement analysés comme une sorte de mélange de ces deux cas polaires extrêmes» (Samuelson, 1955). Il a ajouté: «mon
modèle de biens publics purs s’est avéré être un cas polaire irréaliste» (Samuelson, 1958). En 1969, il a même «exprimé le regret que son analyse ait
été effectuée en termes de cas polaires de biens de consommation collectifs et de biens de consommation privés» (Hammond).
9 Samuelson considère que «la consommation de biens collectifs n’est guidée par aucune pensée collective mystique» (Samuelson, 1954) et construit
son modèle sur la base d’«une fonction de bien-être social représentant un ensemble de préférences éthiques parmi tous les états possibles du
système. Ce n’est pas une tâche «scientifique» de l’économiste de «déduire» la forme de cette fonction» (Samuelson, 1954).
10 Les approches de l’éducation fondées sur les droits de l’homme susmentionnées, qu’elles élargissent la théorie classique de l’intérieur ou qu’elles
s’appuient sur le concept du bien tutélaire de Musgrave, font exception à cette affirmation, dans la mesure où elles reposent sur des principes éthiques.
Il est toutefois paradoxal de fonder une approche éthique de l’éducation sur la définition économique du bien public car cela revient à conjuguer deux
cadres théoriques antithétiques. Dans la suite de cet article, l’analyse se centre sur le concept économique de bien public, en excluant ces approches
fondées sur les droits de l’homme.
11 Compte tenu de l’écart entre les implications de son modèle de dépenses publiques optimales et la réalité des choix gouvernementaux en la matière,
Samuelson a pris de la distance par rapport à son «modèle» normatif, estimant que les dépenses publiques et la réglementation découlent de
considérations qui englobent les questions de redistribution, les politiques paternalistes légitimées par la démocratie et les cas de rendements
croissants ainsi que les situations d’économies et de déséconomies externes généralisées. Il a également commencé à émettre des réserves quant
à la capacité de la théorie économique à contribuer au débat sur les dépenses de l’Etat. «La théorie économique doit apporter ce qu’elle peut à
notre compréhension des activités publiques. Je rejoins les critiques en espérant que ses prétentieuses affirmations ne décourageront pas les autres
approches économiques, les contributions des disciplines voisines et les recherches empiriques concrètes» (Samuelson, 1955). «Pour le théoricien,
la théorie des finances publiques n’est qu’une partie de la théorie générale du gouvernement, et pour définir cette frontière, les formules faciles de
l’économie classique n’éclairent plus notre chemin» (Samuelson, 1958).
Le concept économique de
bien public est inadapté en
tant que modèle positif, même
lorsqu’il est défini dans un sens
plus large qui tienne compte
de l’enchaînement logique
reliant la prise en charge du
bien par l’État à la défaillance
du marché.