POINT DE MIRE Pourquoi certains sont-ils plus égaux que les autres? Existe-t-il des salaires équitables? Le niveau des salaires ne s’oriente pas sur des critères de performance objectifs, et encore moins en fonction des besoins subjectifs des salariés. Les traitements dépendent en premier lieu des marges bénéficiaires. Martin Herzog Performance et responsabilité individuelle, tels sont les slogans entendus plus souvent qu’à leur tour au cours des dix dernières années dans le contexte du marché du travail et des salaires, clamant haut et fort qu’on gagnait ce qu’on méritait. Nous allons montrer ici qu’il n’en est rien, que tout cela est un mythe. Les salaires dépendent de nombreux facteurs. La performance, sous-entendu les prestations personnelles, constitue l’un de ces critères, mais de loin pas le plus important. Les salaires méritant un investissement par le travail ne sont pas légion dans le commerce et l’industrie, mais il sont plutôt l’apanage des assurances et des banques. C’est avec l’argent en effet qu’on a le plus de chances de faire de l’argent. En 1999, la proportion des salariés par rapport à la création de valeur brute a diminué de 0,3%, alors que la proportion des bailleurs de capitaux augmentait de 0,5%. Ce léger glissement sera peut-être plus parlant si on l’exprime en valeurs sonnantes et trébuchantes. La création de valeur brute pour l’ensemble de la Suisse se montait en 1999 à 335 milliards selon l’Office fédéral de la statistique (OFS). Cette perte apparemment insignifiante essuyée par les travailleurs correspond pourtant à un milliard de francs. Les 0,5% que le capital a puisé de la création de valeur en 1999 équivaudraient par conséquent à 1,65 milliards – en gros le double de ce que la Confédération peut investir dans le monde entier pour l’aide au développement. A ce niveau, il convient d’établir une différence importante entre salaire et revenu. Comme le montrent les chiffres ci-dessus, des revenus considérables peuvent être obtenus sans travail, en tant que salaire pour le capital prêté. Le fossé salarial n’est pas à proprement parler un écart béant des salaires, et en tout cas jusqu’à 1998 on ne pouvait établir la preuve d’une telle évolution sur le plan statistique. L’écart salarial devrait plutôt être appelé fossé salarial car il s’agit de plus en plus d’un abîme croissant entre les salaires et le revenu du capital. La meilleure façon de gagner de l’argent, c’est de le faire travailler. Voici deux exemples de calcul à cet effet: selon les chiffres publiés en décembre 1999 par l’hebdomadaire alémanique «Bilanz» faisant régulièrement état des 300 plus grandes fortunes de notre pays, la fortune des familles les plus riches de Suisse Oeri et Hoffmann (Roche) se montait à environ cinq milliards à la première édition de ce baromètre il y a dix ans, alors qu’elle atteingnait 33 milliards en 1999. Avec des chiffres ainsi multipliés par sept, on arrive donc à 230 millions par mois. Mais on peut aussi obtenir des bénéfices considérables même si on ne dispose pas d’un immense capital de départ. Voici maintenant un exemple du point de vue plus «pauvres» parmi les riches: Alfred Hostettler (Bankgesellschaft, BZ Ebner, importateur général de Yamaha) avait au milieu des années 90 une fortune de sept millions de francs. En 1997, celle-ci atteignait les 132 millions, soit vingt fois plus. Cette progres- La meilleure façon de gagner de l’argent c’est de le faire travailler 24 AGENDA MT 1/2001 POINT DE MIRE Bénéfices et coûts du personnel Groupe Coûts du pers. en KCHF Salaires bruts selon les secteurs économiques Bénéf. Coûts/ Bénéfices 9000 1 2 3 4 8000 sion doit-elle être prise en compte dans une redistribution du revenu? Il s’agit en tout cas de quelque cinq millions de francs par mois. Qu’est-ce qu’un salaire équitable? Est-il juste que les anciens gagnent davantage que les jeunes? Est-il équitable qu’un responsable dans la branche de l’acier et du bois gagne pratiquement un tiers de moins que son homologue travaillant au sein d’une banque ou d’une assurance? Est-il justifié qu’un Zurichois gagne 27 pour cent de plus qu’un Tessinois? Est-il normal que les femmes aient 22 pour cent de moins que les hommes? Les réponses à ces questions divergent car différents facteurs sont responsables de cet état de fait: les postes occupés et les fonctions; la productivité du secteur et de l’entreprise (marges bénéficiaires obtenues); l’âge, l’expérience et la formation; le sexe; la région; les performances et, facteur non négligeable, l’effet de hasard inhérent au marché. En ce qui concerne l’équité, les anciens sont loin de gagner partout davantage que les jeunes, et surtout pas dans le secteur de l’informatique. Là où tel est encore le cas, la justification réside dans l’expérience et la formation continue qui conduisent du reste effectivement à une productivité plus élevée. A propos de productivité, les banques et les assurances obtiennent avec moins de per- 7000 6000 5000 Femmes sonnel des bénéfices plus importants, et elles peuvent donc se payer le luxe d’avoir un personnel relativement cher et d’imposer des exigences plutôt élevées en matière de formation et d’expérience (cf. tableau). Des salaires différents selon les régions sont également justifiés car il se basent sur les différences au niveau du coût de la vie. Au Tessin, on peut vivre de façon plus avantageuse qu’à Zurich, et il en va de même à la campagne par rapport aux villes. Plus marquées au niveau des prix de l’immobilier et des loyers, ces différences ne se sont justifiables que dans la mesure où elles sont basées sur des coûts de la vie différents. Or les différences les plus importantes entre les régions proviennent toutefois de différences structurelles et de la productivité différente qui leur est liée. Ainsi, Gunnar Myrdal un travailleur de la construction venu du Tessin ne peut attendre obtenir à Zurich 27 pour cent de salaire en plus. S’il reste dans la même branche, sa progression sera uniquement de 3 à 10 pour cent. Et s’il veut obtenir effectivement 27 pour cent, il devra s’engager dans un secteur plus porteur. Les travailleurs de la construction peuvent également négocier un meilleur salaire s’ils s’orientent vers une banque ou vers une assurance plutôt que vers l’hôtellerie et la restauration. «Le premier pas vers l’aide au développement est le relèvement du revenu» 26 Moyenne Banques Assurances Chimie Approvisionnement en eau et en énergie Edition et imprimerie Commerce de gros Constr. de machines et de véhicules Papiers et cartons 3000 Alimentation et boissons 4000 Métalllurgie 0,6 0,6 2,8 1,2 1,9 1,9 2,2 146 2,9 5,3 4,3 8,6 2,4 1,7 0,4 2,1 Construction 383 206 46 85 51 48 39 0,6 28 12,7 14,7 7.2 25 32 129 25 Industrie textile 228 133 131 102 97 90 84 84 80 68 64 62 59 56 54 52 Commerce de détail, réparations SAP BP TA-Media Roche Berner Tagblatt Mettler Jelmoli Batigroup Metallwaren Holding Migros Mövenpick Coop Swatch Group Ex Libris Valora Vögele Hôtellerie/Restauration 4 4 4 4 4 3 2 2 2 2 1 2 2 2 2 2 Hommes L’équité des salaires peut-être appréciée de façon visible en fonction de différents critères: • Par rapport au marché: C’est la productivité du secteur qui détermine les salaires. • Par rapport à la performance: Un salaire équivalent pour des performances similaires. • Par rapport à la situation: Le salaire tient compte des différences au niveau du coût de la vie. • Par rapport aux dépenses: Le salaire compense les efforts consentis, par exemple pour la formation. En général, ceci est bien le cas, mais le rendement de la formation atteint déjà son maximum au niveau du Technicum. • En fonction des besoins: Le salaire tient compte des engagements sociaux tels que la famille, en particulier les enfants. Une première ébauche à ce niveau serait constituée par une assurance-maternité ainsi que par des allocations pour enfants. Nos salaires ne répondent pleinement à aucun de ces critères, pas même à celui de la rentabilité, et ceci est facile à démontrer. Dans le graphique sur les salaires bruts, les secteurs économiques ont été regroupés en quatre branches dans lesquelles les salaires sont situés dans la même zone. Un tel regroupement facilite la comparaison avec des données d’une toute autre source représentée dans le tableau «Bénéfices et dépenses en personnel». Le groupe 4 par exemple obtient des bénéfices spectaculaires et peut AGENDA MT 1/2001 POINT DE MIRE verser des salaires à l’avenant. Plus les bénéfices sont modestes, plus les dépenses sont prépondérantes (voir le cas particulier de Batigroup). Les valeurs du groupe 2 montrent quels sont les effets de la concurrence, et même les géants du commerce de détail doivent consentir des dépenses énormes malgré des salaires relativement modestes s’ils entendent pouvoir réaliser leurs bénéfices. Le graphique représentant les salaires bruts en fonction des secteurs économiques et le tableau «Bénéfices et frais de personnel» permettent d’établir une règle simple pour la différenciation des salaires: I. Plus la concurrence est importante, plus basses sont les marges bénéficiaires (ce qui est réjouissant pour le consommateur). II. Avec des marges bénéficiaires plus basses, les salaires baissent eux aussi (ce qui est là moins réjouissant pour les salariés). Valora constitue ici un cas à part car elle est parvenue à obtenir d’importants bénéfices avec de bas salaires. Or, les intérêts des employés sont ici visiblement mal représentés et, deuxièmement, le bilan semestriel peu réjouissant, qui a fait baisser d’un quart la valeur actionnariale, montre bien que cette méthode ne fonctionne que dans une mesure limitée. L’inégalité n’a pas que des conséquences négatives Bien que les déséquilibres soient évalués la plupart du temps de façon critique dans une perspective sociale, les différences et l’envie qui leur est liée agissent en tant qu’aiguillon du succès sur les instincts animant le moteur de la croissance économique. Depuis des temps immémoriaux, les paysans veulent devenir citadins, les bourgeois rêvent d’être nobles alors que les nobles n’ont de cesse de devenir encore plus riches – et c’est précisément pour cela que le monde est monde, qu’on ambitionne de battre la concurrence à plate couture, que c’est à celui qui aura le véhicule le plus beau et le plus cher, la propriété la plus importante et la plus luxueuse, la maîtresse la plus belle et la plus raffinée… Mais il n’empêche que l’égalité n’est pas forcément la clef de tous les problèmes, comme le montre de façon parlante un exemple du Yémen où des archéologues français ont effectué des fouilles dans les années 90 dans la région de la Tiihama. L’étude des sédiments a révélé que le style de AGENDA MT 1/2001 vie y est resté pratiquement inchangé au cours des 2000 dernières années: partir en mer le matin, jeter ses filets, ramener le poisson à terre, avant de le rôtir et de le manger, puis de jeter les arêtes sur le tas destiné à cet effet. Le reste de la journée était consacré à la culture d’un petit champ de millet, à la religion et surtout à la famille et aux voisins. Outre la nourriture, le palmier fournissait, également un matériau de tressage pour les chaussures, les chapeaux, les corbeilles et les nattes pour dormir. Mais, malgré la nostalgie éveillée par de telles images, ceci n’a sans doute rien à voir avec la vie dont rêve chacun d’entre nous. L’économie égalitaire et satisfaite est justement aussi une économie sans incitation à la recherche et au développement qualifier de gauchiste. Soucieux de vendre ses voitures, il versait en effet à ses employés des salaires nettement supérieurs au niveau en vigueur. C’est avant tout l’économiste Britannique John Maynard Keynes qui a poursuivi le développement de ces bases, Gunnar Myrdal les ayant quant à lui appliqués dans ses théories économiques sur le plan de la collaboration au développement: le premier pas de l’aide au développement est selon lui non pas dans l’ouverture des marchés pour des importations à bas prix, car ceci débouche pratiquement toujours sur l’endettement. Le premier pas effectif serait un relèvement du revenu afin de donner un élan suffisant à l’économie locale! Il est possible de montrer facilement au moyen de la restauration les différences inhérentes en Suisse à chacune des théories. L’influence de l’offre défendue par le néolibéralisme exige des prix plus bas afin de rendre l’offre accessible à un plus large public. L’influence de la demande orientée sur le développement exige des salaires plus importants, car celui qui travaille et se situe autour du minimum vital, voire en dessous, ne peut guère s’offrir les prestations, si simples soient-elles. S’ajoute le fait qu’on souhaite avoir affaire à des gens plus sympathiques et plus joyeux au niveau du personnel. Donnons-leur donc une raison d’être amicaux, accordons-leur des salaires conviviaux. Donnons une nouvelle signification au salaire au mérite, devenant un salaire méritant d’être dépensé. Et les personnes gagnant moins d’argent utiliseront justement cet argent pour promouvoir l’économie. En résumé, il convient de remarquer que l’équité du marché ne répond que très rarement au sentiment d’équité humain. Pour que tous, en particulier les bas salaires, puissent prétendre satisfaire aux besoins humains, il faut que la société se serve résolument du levier dont elle dispose, à savoir la ❐ politique. L’égalité n’est pas forcément la clef de tous les problèmes Le relèvement des bas salaires sert aussi la promotion du marché Avec la concurrence des villes et des régions courtisant les investisseurs, l’attention est captivée par les 0,3% de la population qui ne sont pas tributaires d’un salaire, et dont le revenu est de surcroît préservé par des allégements fiscaux. Ne serait-il pas plus qu’approprié de ménager davantage encore ceux dont le salaire est situé aux alentours du minimum vital, voire en dessous. Le système économique doit être aménagé de façon à ce que les personnes qui travaillent puissent également se payer les fruits de ce travail. Quant à savoir comment réaliser la chose, diverses théories orientées sur l’économie de marché arrivent aussi à des conclusions opposées, à savoir qu’on peut influencer l’offre (chaque offre trouve sa demande pour un prix approprié), que toute chose peut être vendue, à condition qu’on lui attribue une bonne «valeur» – la publicité n’en vit-elle pas?–, et enfin qu’on peut aussi influencer la demande, car on produit ce pour quoi il existe une demande (l’offre étant déterminée par les souhaits des consommateurs et leur pouvoir d’achat). Là où un marché est appelé à naître, les consommateurs doivent également avoir de l’argent afin de pouvoir s’offrir ses produits. C’est là un élément dont avait bien conscience Henry Ford, le magnat américain de l’automobile, que personne ne songerait à 27 L’ouvrage «Liebe, Luxus und Kapitalismus. Ueber die Entstehung der modernen Welt aus dem Geist der Verschwendung» (Wagebach, Berlin, 1992) ainsi que la publication plus ancienne «Theorie der feinen Leute» de Veblen, Kiepenheuer & Witsch; Cologne, Berlin, placent l’économie sous une perspective différente et qui sonne étonnamment juste à nos oreilles.