24 AGENDA MT 1/2001
POINT DE MIRE
Existe-t-il des
salaires équitables?
Pourquoi certains sont-ils plus égaux que les autres?
par conséquent à 1,65 milliards – en gros le
double de ce que la Confédération peut in-
vestir dans le monde entier pour l’aide au
développement.
A ce niveau, il convient d’établir une dif-
férence importante entre salaire et revenu.
Comme le montrent les chiffres ci-dessus,
des revenus considérables peuvent être ob-
tenus sans travail, en tant que salaire pour le
capital prêté. Le fossé salarial n’est pas à
proprement parler un écart béant des salai-
res, et en tout cas jusqu’à 1998 on ne pouvait
établir la preuve d’une telle évolution sur le
plan statistique. L’écart salarial devrait
plutôt être appelé fossé salarial car il s’agit
de plus en plus d’un abîme croissant entre
les salaires et le revenu
du capital.
La meilleure façon de ga-
gner de l’argent, c’est de
le faire travailler. Voici
deux exemples de calcul
à cet effet: selon les chif-
fres publiés en décembre
1999 par l’hebdomadaire
alémanique «Bilanz» fai-
sant régulièrement état
des 300 plus grandes
fortunes de notre pays, la fortune des famil-
les les plus riches de Suisse Oeri et Hoff-
mann (Roche) se montait à environ cinq
milliards à la première édition de ce ba-
romètre il y a dix ans, alors qu’elle attein-
gnait 33 milliards en 1999. Avec des chiffres
ainsi multipliés par sept, on arrive donc à
230 millions par mois.
Mais on peut aussi obtenir des bénéfices
considérables même si on ne dispose pas
d’un immense capital de départ. Voici main-
tenant un exemple du point de vue plus
«pauvres» parmi les riches: Alfred Hostettler
(Bankgesellschaft, BZ Ebner, importateur
général de Yamaha) avait au milieu des
années 90 une fortune de sept millions de
francs. En 1997, celle-ci atteignait les 132
millions, soit vingt fois plus. Cette progres-
Le niveau des salaires ne s’oriente pas sur
des critères de performance objectifs, et
encore moins en fonction des besoins
subjectifs des salariés. Les traitements
dépendent en premier lieu des marges
bénéficiaires.
Martin Herzog
Performance et responsabilité individuelle,
tels sont les slogans entendus plus souvent
qu’à leur tour au cours des dix dernières
années dans le contexte du marché du travail
et des salaires, clamant haut et fort qu’on ga-
gnait ce qu’on méritait. Nous allons montrer
ici qu’il n’en est rien, que
tout cela est un mythe. Les
salaires dépendent de
nombreux facteurs. La
performance, sous-enten-
du les prestations person-
nelles, constitue l’un de
ces critères, mais de loin
pas le plus important.
Les salaires méritant
un investissement par le
travail ne sont pas légion
dans le commerce et l’industrie, mais il sont
plutôt l’apanage des assurances et des ban-
ques. C’est avec l’argent en effet qu’on a le
plus de chances de faire de l’argent. En
1999, la proportion des salariés par rapport
à la création de valeur brute a diminué de
0,3%, alors que la proportion des bailleurs
de capitaux augmentait de 0,5%. Ce léger
glissement sera peut-être plus parlant si on
l’exprime en valeurs sonnantes et trébu-
chantes. La création de valeur brute pour
l’ensemble de la Suisse se montait en 1999
à 335 milliards selon l’Office fédéral de la
statistique (OFS). Cette perte apparem-
ment insignifiante essuyée par les travail-
leurs correspond pourtant à un milliard de
francs. Les 0,5% que le capital a puisé de la
création de valeur en 1999 équivaudraient
La meilleure façon
de gagner
de l’argent
c’est de le faire
travailler
26 AGENDA MT 1/2001
sonnel des bénéfices plus importants, et elles
peuvent donc se payer le luxe d’avoir un per-
sonnel relativement cher et d’imposer des
exigences plutôt élevées en matière de for-
mation et d’expérience (cf. tableau).
Des salaires différents selon les régions
sont également justifiés car il se basent sur
les différences au niveau du coût de la vie.
Au Tessin, on peut vivre de façon plus avan-
tageuse qu’à Zurich, et il en va de même à la
campagne par rapport aux villes. Plus mar-
quées au niveau des prix de l’immobilier et
des loyers, ces différences ne se sont justi-
fiables que dans la mesure où elles sont
basées sur des coûts de
la vie différents. Or les
différences les plus im-
portantes entre les ré-
gions proviennent tou-
tefois de différences
structurelles et de la
productivité différente
qui leur est liée. Ainsi,
un travailleur de la
construction venu du
Tessin ne peut attendre obtenir à Zurich 27
pour cent de salaire en plus. S’il reste dans
la même branche, sa progression sera uni-
quement de 3 à 10 pour cent. Et s’il veut ob-
tenir effectivement 27 pour cent, il devra
s’engager dans un secteur plus porteur. Les
travailleurs de la construction peuvent
également négocier un meilleur salaire s’ils
s’orientent vers une banque ou vers une as-
surance plutôt que vers l’hôtellerie et la res-
tauration.
L’équité des salaires peut-être appréciée
de façon visible en fonction de différents
critères:
Par rapport au marché: C’est la produc-
tivité du secteur qui détermine les salaires.
Par rapport à la performance: Un salaire
équivalent pour des performances similai-
res.
Par rapport à la situation: Le salaire tient
compte des différences au niveau du coût
de la vie.
Par rapport aux dépenses: Le salaire com-
pense les efforts consentis, par exemple
pour la formation. En général, ceci est
bien le cas, mais le rendement de la for-
mation atteint déjà son maximum au ni-
veau du Technicum.
En fonction des besoins: Le salaire tient
compte des engagements sociaux tels que
la famille, en particulier les enfants. Une
première ébauche à ce niveau serait cons-
tituée par une assurance-maternité ainsi
que par des allocations pour enfants.
Nos salaires ne répondent pleinement à au-
cun de ces critères, pas même à celui de la
rentabilité, et ceci est facile à démontrer.
Dans le graphique sur les salaires bruts, les
secteurs économiques ont été regroupés en
quatre branches dans lesquelles les salaires
sont situés dans la même zone. Un tel re-
groupement facilite la comparaison avec des
données d’une toute autre source repré-
sentée dans le tableau «Bénéfices et dépen-
ses en personnel». Le groupe 4 par exemple
obtient des bénéfices spectaculaires et peut
sion doit-elle être prise en compte dans une
redistribution du revenu? Il s’agit en tout cas
de quelque cinq millions de francs par mois.
Qu’est-ce qu’un salaire équitable?
Est-il juste que les anciens gagnent davan-
tage que les jeunes? Est-il équitable qu’un res-
ponsable dans la branche de l’acier et du bois
gagne pratiquement un tiers de moins que
son homologue travaillant au sein d’une ban-
que ou d’une assurance? Est-il justifié qu’un
Zurichois gagne 27 pour cent de plus qu’un
Tessinois? Est-il normal que les femmes aient
22 pour cent de moins que les hommes? Les
réponses à ces questions
divergent car différents
facteurs sont responsa-
bles de cet état de fait: les
postes occupés et les
fonctions; la productivité
du secteur et de l’entre-
prise (marges bénéfi-
ciaires obtenues); l’âge,
l’expérience et la forma-
tion; le sexe; la région; les
performances et, facteur non négligeable,
l’effet de hasard inhérent au marché.
En ce qui concerne l’équité, les anciens
sont loin de gagner partout davantage que les
jeunes, et surtout pas dans le secteur de l’in-
formatique. Là où tel est encore le cas, la jus-
tification réside dans l’expérience et la for-
mation continue qui conduisent du reste
effectivement à une productivité plus élevée.
A propos de productivité, les banques et les
assurances obtiennent avec moins de per-
POINT DE MIRE
Groupe Coûts du pers. Bénéf. Coûts/
en KCHF Bénéfices
4SAP 228 383 0,6
4 BP 133 206 0,6
4 TA-Media 131 46 2,8
4 Roche 102 85 1,2
4 Berner Tagblatt 97 51 1,9
3 Mettler 90 48 1,9
2 Jelmoli 84 39 2,2
2 Batigroup 84 0,6 146
2 Metallwaren Holding 80 28 2,9
2Migros 68 12,7 5,3
1 Mövenpick 64 14,7 4,3
2 Coop 62 7.2 8,6
2 Swatch Group 59 25 2,4
2 Ex Libris 56 32 1,7
2 Valora 54 129 0,4
2 Vögele 52 25 2,1
Bénéfices et coûts du personnel
Hôtellerie/Restauration
Femmes Moyenne Hommes
Industrie textile
Construction
Commerce de détail,
réparations
Métalllurgie
Alimentation
et boissons
Papiers et cartons
Commerce de gros
Chimie
Assurances
Banques
Approvisionnement
en eau et en énergie
Edition
et imprimerie
Constr. de machines
et de véhicules
Salaires bruts selon les secteurs économiques
9000
8000
7000
6000
5000
4000
3000
«Le premier pas
vers l’aide au
développement est le
relèvement du
revenu» Gunnar Myrdal
12 3 4
27
AGENDA MT 1/2001
POINT DE MIRE
L’ouvrage «Liebe, Luxus und Kapitalismus. Ueber die Ent-
stehung der modernen Welt aus dem Geist der Ver-
schwendung» (Wagebach, Berlin, 1992) ainsi que la publi-
cation plus ancienne «Theorie der feinen Leute» de Veblen,
Kiepenheuer & Witsch; Cologne, Berlin, placent l’économie
sous une perspective différente et qui sonne étonnam-
ment juste à nos oreilles.
vie y est resté pratiquement inchangé au
cours des 2000 dernières années: partir en
mer le matin, jeter ses filets, ramener le pois-
son à terre, avant de le rôtir et de le manger,
puis de jeter les arêtes sur le tas destiné à cet
effet. Le reste de la journée était consacré à
la culture d’un petit champ de millet, à la re-
ligion et surtout à la fa-
mille et aux voisins. Ou-
tre la nourriture, le pal-
mier fournissait, égale-
ment un matériau de
tressage pour les chaus-
sures, les chapeaux, les
corbeilles et les nattes
pour dormir. Mais, mal-
gré la nostalgie éveillée
par de telles images, ceci
n’a sans doute rien à voir avec la vie dont
rêve chacun d’entre nous. L’économie égali-
taire et satisfaite est justement aussi une
économie sans incitation à la recherche et au
développement
Le relèvement des bas salaires sert
aussi la promotion du marché
Avec la concurrence des villes et des régions
courtisant les investisseurs, l’attention est
captivée par les 0,3% de la population qui ne
sont pas tributaires d’un salaire, et dont le re-
venu est de surcroît préservé par des allége-
ments fiscaux.
Ne serait-il pas plus qu’approprié de mé-
nager davantage encore ceux dont le salaire
est situé aux alentours du minimum vital,
voire en dessous. Le système économique
doit être aménagé de façon à ce que les per-
sonnes qui travaillent puissent également se
payer les fruits de ce travail. Quant à savoir
comment réaliser la chose, diverses théories
orientées sur l’économie de marché arrivent
aussi à des conclusions opposées, à savoir
qu’on peut influencer l’offre (chaque offre
trouve sa demande pour un prix approprié),
que toute chose peut être vendue, à condi-
tion qu’on lui attribue une bonne «valeur» –
la publicité n’en vit-elle pas?–, et enfin qu’on
peut aussi influencer la demande, car on pro-
duit ce pour quoi il existe une demande
(l’offre étant déterminée par les souhaits des
consommateurs et leur pouvoir d’achat).
Là où un marché est appelé à naître, les
consommateurs doivent également avoir de
l’argent afin de pouvoir s’offrir ses produits.
C’est là un élément dont avait bien cons-
cience Henry Ford, le magnat américain de
l’automobile, que personne ne songerait à
verser des salaires à l’avenant. Plus les béné-
fices sont modestes, plus les dépenses sont
prépondérantes (voir le cas particulier de Ba-
tigroup). Les valeurs du groupe 2 montrent
quels sont les effets de la concurrence, et mê-
me les géants du commerce de détail doivent
consentir des dépenses énormes malgré des
salaires relativement modestes s’ils enten-
dent pouvoir réaliser leurs bénéfices.
Le graphique représentant les salaires
bruts en fonction des secteurs économiques
et le tableau «Bénéfices et frais de person-
nel» permettent d’établir une règle simple
pour la différenciation des salaires:
I. Plus la concurrence est importante, plus
basses sont les marges bénéficiaires (ce
qui est réjouissant pour le consomma-
teur).
II. Avec des marges bénéficiaires plus bas-
ses, les salaires baissent eux aussi (ce qui
est là moins réjouissant pour les salariés).
Valora constitue ici un cas à part car elle est
parvenue à obtenir d’importants bénéfices
avec de bas salaires. Or, les intérêts des em-
ployés sont ici visiblement mal représentés
et, deuxièmement, le bilan semestriel peu
réjouissant, qui a fait baisser d’un quart la va-
leur actionnariale, montre bien que cette
méthode ne fonctionne que dans une me-
sure limitée.
L’inégalité n’a pas que
des conséquences négatives
Bien que les déséquilibres soient évalués la
plupart du temps de façon critique dans une
perspective sociale, les différences et l’envie
qui leur est liée agissent en tant qu’aiguillon
du succès sur les instincts animant le moteur
de la croissance économique. Depuis des
temps immémoriaux, les paysans veulent
devenir citadins, les bourgeois rêvent d’être
nobles alors que les nobles n’ont de cesse de
devenir encore plus riches – et c’est pré-
cisément pour cela que le monde est monde,
qu’on ambitionne de battre la concurrence à
plate couture, que c’est à celui qui aura le
véhicule le plus beau et le plus cher, la pro-
priété la plus importante et la plus luxueuse,
la maîtresse la plus belle et la plus raffinée…
Mais il n’empêche que l’égalité n’est pas
forcément la clef de tous les problèmes,
comme le montre de façon parlante un
exemple du Yémen où des archéologues
français ont effectué des fouilles dans les
années 90 dans la région de la Tiihama.
L’étude des sédiments a révélé que le style de
qualifier de gauchiste. Soucieux de vendre
ses voitures, il versait en effet à ses em-
ployés des salaires nettement supérieurs au
niveau en vigueur. C’est avant tout l’écono-
miste Britannique John Maynard Keynes qui
a poursuivi le développement de ces bases,
Gunnar Myrdal les ayant quant à lui appli-
qués dans ses théories
économiques sur le plan
de la collaboration au
développement: le pre-
mier pas de l’aide au
développement est selon
lui non pas dans l’ouver-
ture des marchés pour
des importations à bas
prix, car ceci débouche
pratiquement toujours
sur l’endettement. Le premier pas effectif
serait un relèvement du revenu afin de don-
ner un élan suffisant à l’économie locale!
Il est possible de montrer facilement au
moyen de la restauration les différences in-
hérentes en Suisse à chacune des théories.
L’influence de l’offre défendue par le néo-
libéralisme exige des prix plus bas afin de
rendre l’offre accessible à un plus large pu-
blic. L’influence de la demande orientée sur
le développement exige des salaires plus im-
portants, car celui qui travaille et se situe au-
tour du minimum vital, voire en dessous, ne
peut guère s’offrir les prestations, si simples
soient-elles. S’ajoute le fait qu’on souhaite
avoir affaire à des gens plus sympathiques et
plus joyeux au niveau du personnel.
Donnons-leur donc une raison d’être ami-
caux, accordons-leur des salaires convi-
viaux. Donnons une nouvelle signification
au salaire au mérite, devenant un salaire
méritant d’être dépensé. Et les personnes
gagnant moins d’argent utiliseront jus-
tement cet argent pour promouvoir l’éco-
nomie.
En résumé, il convient de remarquer que
l’équité du marché ne répond que très ra-
rement au sentiment d’équité humain. Pour
que tous, en particulier les bas salaires, puis-
sent prétendre satisfaire aux besoins hu-
mains, il faut que la société se serve résolu-
ment du levier dont elle dispose, à savoir la
politique.
L’égalité
n’est pas forcément
la clef de tous
les problèmes
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