Daniel Charles Sur quelques œuvres d`Alain Fourchotte Le

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Daniel Charles
Sur quelques œuvres d'Alain Fourchotte
Le compositeur de notre époque qui entend se situer dans une histoire – celle de
notre musique occidentale écrite – est le premier à le reconnaître: l'oeuvre qu'il
est en train de composer, pour peu qu'il s'agisse d'une pièce instrumentale et non
d'une musique sur bande, n'est pas seulement écrite. Affaire d'écriture ou de
graphisme, elle exige d'être jouée et interprétée; mais même jouée et interprétée,
elle continue à se dérober, parce qu'elle ne livre jamais entièrement à l'écoute
l'économie de sa construction. Non seulement son écriture la fait différer d'ellemême, puisqu'elle renvoie sans cesse à plus tard – pour ne pas dire sine die ou ad
infinitum – l'instant de son parfait accomplissement, mais pour peu qu'elle
assume une complexité véritable et non pas une complication de façade, elle
donne et redonne, sans relâche, à penser.
Ne parvient toutefois à un tel niveau de rigueur que le musicien qui ose aller
jusqu'au bout de la singularité d'écriture qu'il s'est choisie. La dislocation des
systèmes formels, dont le XXème siècle s'est fait une spécialité en commençant
par démanteler la tonalité – même si une rétractation tardive paraît intervenir à
ce propos chez le dernier Schönberg –, ainsi que la connaissance de plus en plus
poussée de la diversité des cultures non occidentales, ont favorisé sans doute la
prolifération incessante de codes précaires, condamnés d'avance à végéter ou à
s'effacer. Mais l'exigence d'une remise en question des relations du matériau et
du langage, de la construction et de l'intuition, du conçu et du perçu, incite le
créateur véritable à une prise de risque sans équivoque: il ne sera fidèle à sa
vocation que s'il met son public au défi d'appréhender une œuvre qui se refuse à
toute inscription dans un code déjà répertorié.
C'est à un tel défi que l'auditeur des compositions d'Alain Fourchotte se trouve
régulièrement confronté. On sait quelle a été la carrière universitaire d'Alain
Fourchotte, et avec quelle énergie il a entrepris, dans le cadre de son Doctorat
d'Etat (soutenu en 1991), d'étudier les différentes étapes créatrices (tonale,
atonale, dodécaphonique…) de Schönberg, Berg et Webern. Rassembler
quelques-unes de ses partitions majeures, élaborées pour l'essentiel entre 1979 et
1983, c'est-à-dire à la veille de la préparation de sa thèse, c'est se donner de quoi
comprendre non pas tant l'élaboration de cette thèse en elle-même, que les
raisons qui ont guidé le choix de son sujet. Ces raisons avaient trait, sans doute,
à un souci d'exégèse historique – dont témoignent les recherches qu'il a
poursuivies du côté de Hauer par exemple –, mais la lecture de son magnum
opus, ainsi que plusieurs de ses déclarations ultérieures, permettent de renverser
la perspective: si les catégories de "concentration" et d'"expansion" ont intéressé
l'exégète de la "Seconde Ecole de Vienne", c'est qu'elles concernaient au premier
chef le musicien qu'il allait devenir – et qu'il était déjà.
Sous cet angle, l'idiosyncrasie – l'écriture singulière – d'Alain Fourchotte reçoit
une signification sui generis du fait même de la crise – latente – qu'elle tend à
réactiver, chaque fois par exemple qu'un tempo lent est subitement secoué par
quelque lévitation – ou encore par quelque interpolation tremblante, voire plus
ou moins incantatoire (ce qui arrive assez fréquemment quel que soit l'effectif
instrumental utilisé, mais plus spécifiquement dans les duos pour clarinette et
piano). Les grandes pièces virtuoses comme l'Impromptu de 1982 ou Loa, de
1980, écrites à l'intention d'un violon ou d'un violoncelle solistes, induisent de
leur côté une tension qui peut se situer à la limite de la violence, et qu'elles
laissent transparaître par volutes, ou par bouffées; mais qui travaille en réalité
toute l'étendue de la partition, laquelle s'en trouve affectée en sous-main, comme
par une fièvre. Plus décontractées, les quatre superbes Etudes pour piano, dont
la composition, étagée de 1972 à 1986, déborde l'empan chronologique dans
lequel sont venues se ranger les autres partitions, semblent prendre quelque
distance par rapport aux paroxysmes, ou simplement aux climats incertains ou
brouillés des autres œuvres. Mais il arrive aussi que les énoncés sonores qui s'y
distillent, pour limpides qu'ils soient, bronchent, se crispent et dérapent sur des
contrastes inattendus, notamment entre valeurs longues, étales, et mini-traits
zébrant le clavier, au cœur de la Troisième étude. Le hiératisme contemplatif qui
s'y déploie n'est pas brisé pour autant, alors que la saturation par les trilles, ou
les clusters, suffit à peine à calmer le jeu dans certains passages agités de
l'admirable Quatrième.
On n'évoquera pas pour autant les "sismogrammes" dont parlait Adorno à
propos de l'Erwartung de Schönberg. Mais c'est tout de même à Schönberg, au
Schönberg de l'"émancipation de la dissonance", et à l'idéal de la "libre
atonalité", que fait songer assez souvent la poétique d'Alain Fourchotte. Ne lui
est-il pas arrivé d'écrire, en réplique à un texte bien connu (et, de l'avis des
contemporains, quelque peu déplacé) de Boulez, un article intitulé "Schönberg
n'est pas mort" (1987)? Ce qu'il retient de Schönberg pour son usage propre peut
se formuler en termes d'espace. Car si l'intervalle vaut, plutôt que la note isolée,
pour signifier l'élément linéaire qui va permettre tous les tronçonnements sériels
à venir dans l'économie de la dodécaphonie, c'est que, déjà chez le Schönberg de
la "libre atonalité" (ou plutôt, selon le mot de Lou Harrison, de la prototonalité),
l'œuvre se proposait à la lecture et pas seulement à l'audition. Or il en va de
même chez Alain Fourchotte. S'érigeant en un hypercode capable de filtrer des
nuances autant que d'égrener hauteurs ou durées, son écriture donne à regarder
des mouvements et à suivre des impulsions, lesquels entraînent le corps
musicien hors de lui-même, multipliant par là les primes de séduction pour
interprètes doués. Un Lethiec, un Denis Weber, un Alain Meunier, trouveront
sous la plume de Fourchotte tous les ingrédients nécessaires à l'exercice de leur
virtuosité. A la croisée des portées, des effets spectaculaires de timbres sont au
rendez-vous – je pense tout particulièrement à la passion quasi brahmsienne, ou
alban-bergienne, qu'éprouve notre compositeur pour la clarinette, et qui va des
jappements de la petite clarinette en mi bémol du deuxième des Reflets, aux
multiphonies de Folio II. – Néanmoins, quelle que soit la délicatesse des
inventions et l'élégance des interprétations, la musique ainsi imaginée ne courtelle pas le risque de concerner d'abord – et même surtout, si d'aventure il s'agit
d'exercices pédagogiques ou de morceaux de concours – les aficionados?
Mais ne s'agit-il pas ici du danger inhérent à toute musique qui entreprend de
discourir, c'est-à-dire qui, visant une pensée sonore, n'a de cesse qu'une telle
pensée soit rabattue sur le langage? La démarche de Fourchotte nous paraît
poser le même type de question que celle de l'expressionnisme en général: toute
pensée est-elle tenue de passer par le langage? – Si l'on prête à un motif ou à un
thème dont on est libre de faire varier la courbe ou le rythme, et plus simplement
à n'importe quel intervalle (par définition taillable et corvéable à merci), la vertu
d'une "idée musicale", alors on se tient prêt à mobiliser le contexte tout entier, et
à faire jouer le tissu des relations qui le constituent au détriment de l'unicité de
l'événement individuel. Avec l'épée de Damoclès à laquelle faisait naguère
allusion Carl Dahlhaus, d'avoir finalement à se réfugier chez Wagner ou chez
Hegel, en ce sens que c'est la logique de la totalité qui finira par prendre le pas
sur l'autonomie de l'existence ou de l'événement.
N'y a-t-il pas cependant chez Fourchotte (et déjà chez Schönberg) de quoi
contester ce primat du collectif sur le singulier, et de l'ensemblisme sur l'existant
solitaire? – Si l'on se reporte (toujours avec Dahlhaus) à l'époque de l'atonalité, il
est clair que le slogan d'une "émancipation de la dissonance" a au moins conduit
Schönberg à décréter l'autonomie de cette dernière vis-à-vis de la consonance.
Est-ce à dire que le droit lui était reconnu de se dispenser de toute résolution,
celle-ci impliquant évidemment le retour de la consonance refoulée? – On eût
pu le croire. Las! Tenir la dissonance pour définitivement émancipée, c'était, aux
yeux de Schönberg, lui ôter tout ressort, en la privant de l'énergie qui avait été la
sienne jadis, lorsqu'en régime tonal il avait été nécessaire de l'appeler à la
rescousse. La "libre atonalité" ne procurant décidément aucun asile sûr, il fallut
se mettre en quête du dodécaphonisme. – Sur ce point, les chemins se séparent:
le pari d'Alain Fourchotte l'a conduit à récuser tout dogmatisme sériel. C'est ce
qui rend aujourd'hui fascinant l'esprit de sa recherche, et c'est ce qui fait le prix
de son intransigeance.
(Le 7 juillet 2002.)
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