Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? La crise financière a constitué l’occasion de s’interroger sur les fondements et le fonctionnement de la finance. Depuis près d’un siècle, la théorie de la finance s’appuie majoritairement sur les hypothèses de rationalité des investisseurs et d’efficience des marchés dans le but de mieux comprendre les phénomènes financiers. Toutefois, de nombreux événements restent inexpliqués au regard de cette théorie. Est-il possible de réconcilier la réalité des marchés et la théorie financière ? Un autre mode de pensée, la finance comportementale, vise à apporter une réponse aux lacunes constatées. 1 Introduction Une théorie financière basée sur des hypothèses simplificatrices La théorie financière a pour objectif (au sens large) de comprendre et d’expliquer les différents phénomènes financiers. Son champ d’investigation comprend l’étude des marchés financiers, mais aussi l’étude des décisions financières des agents économiques. Dans ce cadre, la théorie financière (néo)classique, apparue en 1900 avec les travaux du mathématicien français Louis Bachelier, s'appuie sur deux hypothèses principales : la rationalité des individus et l’efficience des marchés1. Pour que le modèle théorique fonctionne, il a en effet paru nécessaire de poser un certain nombre d'hypothèses simplificatrices. L'objectif de ces dernières est généralement de faciliter la modélisation des phénomènes financiers, en réduisant la complexité du modèle et le nombre de variables étudiées. Une de ces hypothèses établit ainsi que l'homme est économiquement rationnel. On le dénomme sous le terme d'Homo œconomicus. Par rationnel, il est sous-entendu que l'homme prend ses décisions en utilisant toutes les informations qui sont disponibles et a pour objectif de maximiser son utilité (dans ce cas-ci, son profit). Les émotions sont absentes de l'équation : seule l'aversion au risque est calculée. Si tous les agents économiques correspondent à ces caractéristiques et si les marchés sont entièrement libres – c'est-à-dire que les prix sont librement déterminés par le jeu de l'offre et de la demande –, alors cette rationalité engendre une efficience des marchés financiers2. 1 2 La théorie d’efficience des marchés financiers est l’œuvre de l’économiste américain Eugène Fama (1965). D'autres conditions sont également nécessaires à l'efficience des marchés (symétrie de l'information, atomicité des acteurs, etc.), mais ces conditions ne seront pas abordées dans cette analyse. Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 2/7 Un marché est efficient lorsque le prix des actifs reflète à tout moment leur valeur fondamentale compte tenu de toute l’information disponible. Cette information est intégrée en temps réel dans les prix. Étant donné que les prix résultent de choix rationnels des investisseurs, les actifs (des actions d’entreprises par exemple) ne sont jamais surévalués ou sous-évalués : ils sont constamment évalués à leur valeur fondamentale. Lorsque l’hypothèse de rationalité des individus est respectée, le marché « a toujours raison ». L’importance de cette hypothèse est double. D’une part, elle est le produit d’une vision du monde où tout est régi par des lois de probabilités, où tout est prévisible. D’autre part, cette hypothèse permet d’affirmer que personne ne peut « battre » un marché à long terme, c’est-à-dire y faire des gains constants supérieurs aux gains moyens. 2 De la théorie à la pratique Un impact sur les politiques mises en place... La théorie financière (néo)classique a constitué le fondement de nombreuses applications dans le monde de la finance. Cette théorie a servi de base au développement de modèles d’évaluation des actifs dérivés, de gestion de portefeuille ou encore de gestion des risques. Le problème, c’est que le processus visant à conférer à la finance une précision mathématique a eu pour effet de laisser de côté la dimension humaine. Bien qu'elle se base sur des hypothèses imparfaites, la théorie financière a également permis de justifier des choix politiques qui sont, aujourd’hui, fortement discutés. L'hypothèse de l'efficience de marché a ainsi servi d’argument à l’idéologie néolibérale pour justifier les politiques de déréglementation qui furent mises en œuvre à partir des années 1980. Le raisonnement fut le suivant : pour s'assurer que le marché est efficient, il ne doit pas subir d'entraves. Ce détournement idéologique de la théorie financière classique par de nombreux politiciens constitue un des principaux facteurs à l'origine de la crise financière de 2007. 3 Une théorie parfois critiquée ... malgré les limites de la théorie La théorie financière (néo)classique a-t-elle rempli son objectif premier en permettant une meilleure compréhension des phénomènes financiers ? Cette théorie est une simplification imparfaite de la réalité puisqu’elle conditionne l’efficience des marchés à une rationalité parfaite des individus – ce qui, bien entendu, est inexact. Toutefois, baser des raisonnements économiques sur des hypothèses imparfaites est justifiable tant que les modèles créés fournissent des prévisions correctes. Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 3/7 Mais est-ce le cas ? Rapidement, la théorie financière néoclassique a également fait l’objet de critiques au niveau empirique. En effet, la répétition récurrente de bulles spéculatives (qui désignent l'apparition d'un écart grandissant entre la valeur négociée d’un actif et sa valeur fondamentale), les phénomènes d’engouement ou de panique collective sur les marchés sont autant d’évènements inexplicables du point de vue de la finance classique. D’autres anomalies ont été constatées au niveau individuel, comme par exemple la corrélation importante qui existe entre le degré d’ensoleillement et les rendements positifs. Comment expliquer cette corrélation ? Les conditions météorologiques affectent l’humeur des individus. Ainsi, le beau temps met les gens de bonne humeur. Cette bonne humeur entraîne un optimisme qui se traduit chez les investisseurs par un achat de titres en vue d’en tirer des profits. Dans un contexte généralisé, les jours ensoleillés peuvent, par conséquent, se distinguer par des rendements supérieurs. Dans le même ordre d'idée, des variations de prix des actions ont également été constatées en fonction du jour de la semaine : c'est l'effet « weekend » !3 Ces réalités des marchés financiers, non prises en compte dans les modèles financiers classiques, mettent en lumière les limites auxquelles se heurtent les hypothèses de rationalité des individus et d’efficience des marchés. 4 L'apparition de la finance comportementale Prendre en compte les biais humains dans les modèles théoriques Un autre mode de pensée s'est développé pour tenter d'expliquer ces phénomènes financiers qui s'écartent de la théorie financière classique : la finance comportementale. En contradiction avec les hypothèses de la finance classique, la finance comportementale s'inscrit dans une perspective de sciences sociales plus large incluant la psychologie et la sociologie. Elle cherche ainsi à répertorier et à mieux comprendre les biais psychologiques et sociologiques liés à la prise de décision financière. Les travaux en matière de finance comportementale ont été récompensés à travers le décernement, en 2002, du Prix Nobel d'économie à deux chercheurs actifs dans ce domaine : Daniel Kahneman et Vernon Smith4. 3 Le vendredi, la fin de la semaine de travail approchant, les investisseurs sont de bonne humeur. Ils auront donc tendance à acheter davantage de titres. À l'inverse, le pessimisme est de rigueur au retour du week-end : Chaussée d’Alsemberg 303 - 309 le lundi est une journée historiquement marquée par des baisses de valeurs. 1190 Bruxelles 4 Ces deux chercheurs sont considérés comme des pionniers dans l'application à la sciences économique des Tel : + 32 (0) 2.340.08.60 méthodes expérimentales utilisées en psychologie. Fax : + 32 (0) 2.706.49.06 [email protected] - www.financite.be Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 4/7 Pourquoi intégrer des sciences sociales dans l'étude de la finance ? La psychologie économique aide à mieux comprendre les choix des individus et à mieux cerner le fonctionnement des marchés financiers. De même, la sociologie étudie les interactions des individus entre-eux et le fonctionnement des groupes. 4.1 Les individus sont-ils rationnels ? Les travaux de la finance comportementale montrent clairement que la rationalité économique des investisseurs est limitée et que ceux-ci souffrent d’une multitude de biais psychologiques et sociologiques. En voici quelques exemples. En premier lieu, le traitement de l'information est biaisé. Les individus tendent à extraire plus d’informations de certaines données anecdotiques (récentes ou exceptionnelles) au détriment de l'information générale. La forte volatilité des marchés financiers pourrait ainsi s’expliquer par des réactions excessives des investisseurs aux dernières nouvelles économiques et financières. De même, l'investisseur va privilégier l'information facilement disponible, et aura tendance à surévaluer les informations qui confirment son opinion et à minimiser les autres. Les investisseurs considèrent également souvent les performances passées comme un indicateur des performances futures, ce qui les incite à acheter les actifs ayant le mieux performé dans un passé récent. Les individus ont également une mauvaise connaissance des probabilités dans leur analyse des risques liés à leurs investissements. Ainsi, ils ont tendance à surévaluer les petites probabilités (comme le montre l'engouement des gens pour la loterie) et à sous-estimer les probabilités importantes. Par ailleurs, une trop grande attention est accordée aux performances de court terme par rapport au long terme. Au-delà de ces biais, les décisions financières des investisseurs sont aussi fortement influencées par leur humeur et leurs émotions. Même les professionnels ne sont pas à l’abri des biais psychologiques les plus courants tels que l'aversion aux pertes, l'aversion au regret ou l'excès de confiance. L'investisseur peut par exemple faire preuve d'un excès d'optimisme et croire que ce qui est bon pour lui va se produire. Un excès de confiance provoque quant à lui une surestimation des capacités personnelles de l'investisseur, qui se sent capable d'anticiper les fluctuations du marché à court terme. Cela va le pousser à accroître le nombre de ses transactions. Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 5/7 À l'inverse, au niveau émotionnel, les individus perçoivent plus intensément les pertes que les gains. Étant donné que les pertes s'avèrent plus douloureuses que les gains agréables, l'investisseur garde plus longtemps en portefeuille les titres en pertes en espérant que les cours boursiers vont remonter. Cela a un impact négatif en termes de performance puisque les titres conservés en portefeuille (perdants) sousperforment les titres vendus (gagnants). Parallèlement à ces biais individuels, les interactions sociales et les dynamiques de groupe influencent aussi fortement les décisions des individus. Les individus sont notamment susceptibles d'adopter un comportement moutonnier sur les marchés financiers, en négligeant l'information privée dont ils disposent pour imiter et suivre les décisions des autres. Ce comportement fait diverger les cours de leur valeur fondamentale. Pour l'individuel, il peut être rationnel d'adopter ce comportement s'il considère que ces mouvements collectifs traduisent une information publique supérieure. Toutefois, ces comportements s'avèrent inefficient au niveau collectif car ils finissent par se répercuter en cascade. Au final, tous les investisseurs qui arrivent sur le marché ignorent volontairement leur information privée et se contentent de suivre l'évolution à la hausse ou à la baisse du cours5, ce qui peut générer des bulles spéculatives. 4.2 Les marchés sont-ils efficients ? Étant donné que la rationalité des investisseurs est limitée par des biais psychologiques et sociologiques, l'hypothèse d'efficience des marchés est faussée. Par ailleurs, l'informatisation des marchés financiers peut également participer à leur inefficience en renforçant les comportements moutonniers. Le trading algorithmique (aussi appelé trading automatisé) consiste à utiliser des plates-formes électroniques pour passer des transactions en bourse. Les instructions proviennent d'algorithmes qui décident et exécutent les différents aspects de l'ordre (tels que le timing, le prix et le volume de l'ordre), souvent sans la moindre intervention humaine. Parmi ces algorithmes, le trading à haute fréquence permet d'exécuter des transactions financières à très grande vitesse (des millièmes de seconde). Ces mécanismes occupent une place de plus en plus importante sur les marchés boursiers. 5 Le cours boursier représente l'information publique car il résume les décisions des autres investisseurs. Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 6/7 Quel est leur impact sur les marchés financiers ? De nombreux algorithmes sont basés sur des modèles qui ont pour stratégie de suivre les tendances à la hausse ou à la baisse des prix. Cette stratégie accentue les mouvements de prix (la volatilité des prix), parfois de façon brutale. Le trading algorithmique et le trading à haute fréquence ont notamment été pointés du doigt pour avoir contribué au crash éclair du 6 mai 2010. Ce jour-là, l'indice de référence de la bourse de Wall Street 6 perd 9,2 % en l'espace de 10 minutes avant de rebondir presque aussitôt. Cet épisode illustre le risque posé par les ordinateurs ultrapuissants et ultra-rapides : un simple événement est susceptible de provoquer une réaction en chaine brutale et rapide des programmes informatiques. 5 Conclusion Pourra-ton concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? En finance comme ailleurs, la prise de décision n'est pas basée uniquement sur la logique du choix mais est influencée par différents biais propres à l'homme. En cherchant à apporter des réponses à ces limites posées par la théorie financière (néo)classique, la finance comportementale espère améliorer la compréhension et faciliter l'anticipation de phénomènes tels que les bulles spéculatives, les crashs boursiers ou encore les comportements mimétiques. L'étude de la finance comportementale suffira-t-elle à concilier théorie de la finance et réalité des marchés ? Il est encore trop tôt pour répondre à cette question. Des modèles prenant en compte la rationalité imparfaite des investisseurs doivent encore être construits. Les enjeux sont importants puisque ces modèles théoriques sont susceptibles à la fois de guider les pratiques des investisseurs en matière de risque et de construction de portefeuilles, mais aussi d'influencer les politiques de régulation du marché. Retrouvez toutes nos analyses sur www.financite.be Cela ne signifie pas pour autant que les institutions de régulation doivent rester les bras croisés en attendant une modélisation théorique corrigeant les anomalies de marché étudiées. Des mesures devraient directement être mises en oeuvre, notamment pour mieux contrôler et freiner le trading à haute fréquence. Arnaud Marchand Mai 2014 6 Le Dow Jones Industrial Average. Cet indice boursier reprend la valeur moyenne des actions de 30 entreprises américaines importantes. Peut-on concilier la théorie financière et la réalité des marchés ? 7/7