Klesis – Revue philosophique – 2012 : 24 – La philosophie de David Lewis
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(Theodore Sider). S’il y a de bons arguments en faveur de la théorie des
contreparties, mieux vaut donc les chercher ailleurs
.
Le deuxième argument a fait beaucoup plus de convertis. Bien qu’il
constitue, me semble-t-il, une raison à lui seul d’accepter la théorie, je n’en
parlerai que brièvement car le point est désormais bien connu
.
Curieusement, l’argument a d’abord été avancé non par Lewis mais par
Kripke (1982, p. 39, n 18), pourtant l’un des détracteurs des contreparties. Il
a été développé principalement par Graeme Forbes (1984), puis repris par
Lewis dans De la pluralité des mondes
, 18 ans après l’article fondateur de
la théorie des contreparties. Les paradoxes modaux de type sorite déclinent
différentes versions d’un même paradoxe formulé d’abord par Chisholm
(1967) et Quine (1976), puis réélaboré par Nathan Salmon (1981, p. 229-
252). On peut le résumer grossièrement en disant qu’il met l’essentialisme
en contradiction avec lui même, à partir de deux prémisses : 1°) Un objet
n’aurait pas pu être radicalement différent de ce qu’il est actuellement, c’est
du moins ce qu’on doit soutenir si on accorde un sens à l’idée de propriétés
essentielles ; 2°) l’essence est néanmoins tolérante : un objet aurait pu être
très légèrement différent de ce qu’il est actuellement, c’est du moins ce
qu’on doit accorder si on veut éviter l’écueil de l’hyperessentialisme
. En
imaginant suffisamment de transitions d’un monde possible à l’autre
autorisant à chaque fois une petite différence pour un même objet (prémisse
2), on aboutit à une différence radicale, en contradiction avec la prémisse 1.
Le paradoxe exploite la transitivité de l’identité transmonde et met en péril
toutes les théories qui font reposer la modalité de re sur la relation
d’identité. En revanche, il ne peut pas se produire dans la théorie des
contreparties car, à la différence de l’identité transmonde, la relation de
contrepartie n’est pas transitive : les contreparties de mes contreparties ne
sont pas toujours mes contreparties (CT, p. 115 ; PW, p. 245). Le théoricien
Pour la même raison, je ne discuterai pas ici d’un autre aspect de la théorie des
contreparties, souvent confondu avec elle. Dans son article séminal, Lewis se fixe pour
objectif de remplacer le langage intensionnel de la logique des opérateurs modaux par une
théorie extensionnelle du premier ordre qui élimine ces opérateurs au profit d’une
quantification sur les mondes et les individus possibles. Outre l’extensionalité, l’un des
principaux arguments avancés par Lewis est que sa théorie est plus expressive que la
logique modale quantifiée. Ce programme d’inspiration quinienne me semble orthogonal à
la théorie des contreparties, et je me cantonnerai ici à une version plus modeste dans
laquelle la théorie se contente de formuler les conditions de vérité des énoncés modaux de
re.
En français, voir notamment l’article de Pascal Engel et Frédéric Nef (1988), qui met en
balance la solution « contrepartiste » aux paradoxes modaux de type sorite et celle, rivale,
de Nathan Salmon.
D. Lewis (1986, p. 243-248 [On the Plurality of Worlds désormais abrégé en PW]).
C’est-à-dire la thèse selon laquelle toutes les propriétés d’un objet, même les plus
insignifiantes, lui sont essentielles.