Marx et le problème de l'idéologie http://www.librairieharmattan.com diffusion. harmattan @wanadoo.fr harmattan [email protected] @ L'Harmattan, 2006 ISBN: 2-296-01227-2 EAN : 9782296012271 Patrick Tort Marx et le problème de l'idéologie L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique ~ 75005 Paris FRANCE L'Hannattan Hongrie Konyvesbolt Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest Espace Fac..des L'Harmattan Kinshasa Sc. Sociales, Pol. et Adm. BP243, Université KIN Xl de Kinshasa - ROC L'Hannattan ; Italia Via Degli Artisti, 15 ) 10 24 Torino ITALlE L'Harmattan Burkina Faso 1200 logements villa 96 12B2260 Ouagadougou) 2 Collection Logiques sociales Directeur de collection: Bruno Péquignot Fondateur: Dominique Desjeux En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si sa dominante reste universitaire, la collection Logiques socialesentend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques. dirigée Série Sociologie politique par Nicolas Oblin et Patrick Vassort « Le service principal que les sociologues ont rendu jusqu'à maintenant et rendront de plus en plus à la politique, par une théorie de la politique ellemême, consiste donc à faire sentir à quel degré les problèmes politiques sont des problèmes sociaux. TIsauraient par suite le plus grave tort si, pour ne pas verser dans l'erreur commune, ils restaient tous dans leur tour, s'ils s'abstenaient tous de prendre parti, s'ils laissaient la politique aux théoriciens politiciens et aux théoriciens bureaucrates. L'art de la vie sociale les concerne en particulier et transmettre une tradition, éduquer les jeunes générations, les intégrer dans une société déterminée, les "élever" et surtout les faire progresser, tout cela dépasse les limites du droit et de tout ce qu'on convient d'appeler l'État ». Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1968-1969, p. 74 C'est pour cette raison que la série Sociologiepolitique accueille des chercheurs, sociologues, politistes, historiens dont l'implication et l'engagement travaillent à l'élucidation des faits sociaux dans un souci de contribution au développement théorique et pédagogique, ainsi qu'à l'extension des savoirs. PATRICK TORT PRINCIPAUX OUVRAGES . Warburton, Essai sur les hiéroglyphesdes Égyptiens. Édition savante, précédée de «Transfigurations: archéologie du symbolique », par Patrick Tort. Préface de Jacques Derrida, Paris, Aubier, 1978,408 p. Pi?Ysiquede l'État - examen du Corps politique de Hobbes -, Paris, . Vrin, 1979,72p. . L'Origine du Paradoxe sur le comédien. La partition intérieure,Paris, Vrin, 1980, 76 p. . Évolutionnisme et linguistique, Paris, V tin, 1980, 121 p. . Maupertuis, Vénus physique. Lettre sur le progrès des sciences, précédé de «L'ordre du corps », par Patrick Tort, Paris, Aubier, 1980, 171 p. . La Querelle des analogues - Cuvier / GeoffroySaint-Hilaire -, Plan de la Tour, Éditions d'Aujourd'hui, 1983,301 p. . La Constellationde Thot - hiérogjypheet histoire-, Paris, Aubier, 156 p. . La Penséehiérarchiqueet J'évolution,Paris, Aubier, 1983, 556 p. . Misère de la sociobiologie [00.], Paris, . Être marxiste aujourd'hui, précédé 1981, PUF, 1985, 191 p. de «Lukacs 1955 », par Henri Lefebvre, Paris, Aubier, 1986, 156 p. . Herbert Spencer, Autobiographie- naissance de l'évolutionnismelibéral-, précédé de «Spencer et le système des sciences », Paris, PUF, 1987, 550 p. . La Raison classificatoire, Paris, Aubier, 1989, 572 p. . Darwinisme et société [00.], Paris, PUF, 1992, 700 p. . L 'Homme, cet inconnu? Alexis Carrel, Jean-Marie Le Pen et les chambres à gaz, Paris, Syllepse, 1992, 56 p. (avec Lucien Bonnafé). . Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution [00.], Paris, PUF, 1996, 3 vol., 4862 p. Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences. . Spencer et l'évolutionnismephilosophique, Paris, PUF, «Que sais-je? », 1996, 128 p. . L'Animal écran (avec Patrick Lacoste et Jean-André Fieschi), Paris, éditions du Centre Georges Pompidou, 1996, 96 p. 1997, 1100 p. Darwin e il darwinismo,Rome, Editori riuniti, 1998, 142 p. . Pour Darwin (00.), Paris, PUF, . . . L'Ordre XVIIl Charles et les monstres - Le débat sur l'origine des déviations anatomiques au siècle-, Paris, Syllepse, 1998, 250 p. (2eédition.). Darwin, La Filiation de J'homme et la sélection liée au sexe (00.), Paris, éditions Syllepse, 1999, 826 p. Précédé de Patrick Tort, «L'anthropologie inattendue de Charles Darwin ». Premier volume pam [tome 22] de l'intégrale des Œuvres de Darwin. . Darwin et la sciencede l'évolution, Gallimard, «Découvertes », 2000, 160 p. . Charles Darwin, La Formation de la terre végétalepar l'action des vers de tetTe,avecdes réflexionssur leurshabitudes[dir.], Paris, éditions Syllepse, 2001, 300 p. Précédé de Patrick Tort, «Un regard vers la terre ». Deuxième volume [tome 28] de l'intégrale des Œuvres de Darwin. . CharlesDarwin. The Scholarwho changedHuman History,Londres, Thames & Hudson, 2001, 160 p. . Darwin and the Science of Evolution, New York, Abrams, 2001, 160 p. Madrid, Alianza, 2001, 128 p. La antropologia di Danvin, Rome, TI Manifesto, 2001, 176 p. . Para leer a Darwin, . . Fabre. Le miroir aux insectes,Paris, Vuibert / Adapt, 2002, 352 p. - Biologie tion-, Paris, Kimé, 2002, 160 p. . La Seconde révolution darwinienne évolutive et théorie de la civilisa- . Darwin et la philosophie - religion,morale, matérialisme-, Paris, Kimé, 2004, 78 p. . Darwin e a ciênciada evoluçé1o,Rio de Janeiro, Objetiva, 2004, 160 p. . Darwin et le darwinisme,Paris, PUF, « Que sais-je? », 2005, 128 p. . Darwin e laftlosofta, Rome, Meltemi, 2005. PRÉFACE Le présent livre a été publié pour la première fois en 1988. L'édition que nous en donnons aujourd'hui, légèrement augmentée, fait apparaître non seulement la permanence, mais probablement aussi l'actualité renforcée de ce qu'il analyse: la question - examinée ici dans ses sources comme dans ses développements contemporains -, de la nature, des formes et du fonctionnement de l'idéologiedans les sociétés politiques. S'emparant d'une problématique non formellement exposée chez Marx et Engels, qui ne nous en soumettent que des indices fragmentaires - au nombre desquels figure une référence insistante aux fonctions de la caste sacerdotale dans l'Égypte ancienne -, il en formule la question centrale: l'idéologie dominante d'une société, née de ses caractéristiques matérielles, et portée par sa classe dominante, peut-elle être à la fois l'idéalisation innocente de sa structure - un reflet illusoire, une représentation inversée de la réalité qui ne relève que de la vision bornée des possédants (thèse explicite dans L1diologie allemande)- et un instrument manié en toute clairooyancepar les idéologues de cette classe en vue d'assurer, d'accroître ou de pérenniser sa domination (thèse inhérente à la référence égyptienne) ? Comment l'idéologie dominante, qui par destination naturelle s'efforce de devenir celle de toute la société,peut-elle être en même temps refletinnocent et sincère, dans la conscience des dominants, de leur vision faussée, partielle et illusoirede la structure sociale soumise à leur domination - et pouvoirillusionnant,délibérément configuré en vue de l'assujettissement poursuivi des dominés? D'où une constellation de questions qui me semblent devenues aujourd'hui adultes: à l'époque de l'hypertrophie des technologies de l'Ùifluence, l'idéologie - l'ensemble indéfiniment remanié des représentations qu'un pouvoir élabore dans l'exercice de sa 10 Marx et le problème de l'idéologie propre justification - n'est-elle pas devenue le recours ultime d'un système dont l'extension planétaire s'effectue en dépit de la contradiction qu'il aggrave entre son mode d'exploitation des hommes et des ressources dans la production de marchandises et les conditions mêmes de leur survie? Qu'en est-il de la spécialisation en matière d'influence? Est-elle originaire ou dérivée? Comment s'y articulent le mensonge,le rynisme,la politique et le secret? Quelle intelligencedoit-on susciter pour la combattre? Quelles seront la portée et l'efficacité de la lutte idéologique?Les nouvelles formes de l'aliénation - à l'horizon desquelles se redéploie une fois de plus la médiocrité tragique du « retour du religieux » - sont-elles réellement nouvelles, et, face à elles, quelle est la chance d'une réinstruction de la lucidité? Quelle libertéest-il approprié d'opposer aux manipulateurs de croyance? Quelle véritéy a-t-il encore à entendre sous la désignation par Marx des prêtres égyptiens comme « premiers idéologues de l'humanité» ? PATRICK TORT janvier 2006 INTRODUCTION Cet essai examine d'une façon critique la théorie marxienne de l'idéologiedominante, en choisissant d'étudier la torsion qui s'installe au sein même de ce qui demeure sur cette question l'écrit fondateur - L'Idéologie allemande, 1845-1846 -, et entre cet écrit et le texte «scientifique» du premier Livre du Capital (1867). S'il néglige volontairement les références possibles à d'autres ouvrages de Marx et d'Engels - notamment à ceux qui sont chronologiquement et thématiquement proches de L'Idéologie allemande, tels que La Sainte Famille ou La Questionjuive -, c'est non seulement pour des raisons d'espace, mais aussi pour des raisons de clarté: leur étude développée n'aurait fait sans doute qu'alourdir en les confinnant les conclusions théoriques auxquelles parvient l'analyse interne et comparative de ces deux pôles majeurs de la réflexion marxo-engelsienne relative à l'objet qui vient d'être brièvement délimité. L'enjeu de ce travail est de dénouer - il est étrange que l'on semble avoir presque renoncé à opérer ce dénouementdans la théorie - les fils de la problématique idéologique chez Marx, et, l'ayant fait, de renouerentre elles les parties « distales » de la théorie elle-même, entendue comme théorie élargie, incluant la marxologie contemporaine: d'effectuer, par conséquent, la jonction entre la thèse (marxienne, initiale) de la dépendance réelle et de l'autonomie illusoire de l'idéologie par rapport à la base matérielle de la société, et celle (marxiste, actuelle) de sa prise grandissante d'autonomie et de sa capacité d'infléchir en retour le devenir de cette « base matérielle» en devenant l'instrument de plus en plus efficace de la lutte menée par la classe dominante pour assurer la reproduction des rapports de production. Cela, on l'aura compris, ne va pas entièrement de soi. Ma thèse centrale, et l'objet permanent de ma démonstration dans les pages qui suivent, est que si, fondamentalement, 12 Marx et le problème de l'idéologie toute théorie réaliste de l'idéologie sociale ne peut s'élaborer qu'à partir du marxisme, cette théorie, quelle qu'elle soit, est à peu près certaine d'accueillir en elle-même une grande part d'idéologie si elle s'obstine à s'enraciner dans une version simplifiée, univoque, figée et artificiellement homogène du discours théorique qui fonde et inspire sa démarche. TIs'agit donc ici de restaurer la dimension problématique- et, il faut le dire, contradictoire- de L'Idéologie allemande elle-même, afin d'en faire jaillir cette vérité: il n'y a pas un discours marxien sur l'idéologie, mais en réalité deux discours, deux théories en conflit d'émergence simultanée, et dont les logiques s'opposent sans perspective immédiate de dépassement dialectique, sans capacité organique instantanée de synthèse supérieure. L'un de ces discours l'emporte sur l'autre dans l'ordre de l'explicitation théorique, parce qu'il est porté par les valences polémiques de l'intervention active de Marx contre l'idéalisme persistant de la jeune philosophie critique allemande: c'est la thèse de l'idéologie réduite à la fonction de reflet dépendant de l'organisation matérielle hiérarchique qui caractérise toute société fondée sur une domination de classe. Schématisée, c'est la thèse extrême de l'inconsistancede l'idéologie comme représentation illusoire, exprimant en la voilant, la renversant ou la travestissant une réalité matérielle qui seule est gratifiée d'un pouvoir effectif de détermination sur les événements comme sur les formes de la conscience, et qui seule constitue de ce fait un objet pour l'histoire. L'autre discours, qui n'accède jamais à une expression systématique développée, mais affleure constamment, à la manière d'un refoulé primordial, dans les références historiques du texte et dans ses contradictions mêmes, porte la thèse inverse de la consistance réelle de l'idéologie comme lieu et instrument de pouvoir sur la société, et de maîtrise stratégique de la reproduction de la division du travail. Cette thèse latente, sourdement opposée à la logique dominante et explicite du texte, mais la fracturant lors de ses multiples affleurements, est prise en charge par ce que je nommerai ici, considérant avec un sérieux délibéré certaines connaissances de Marx en matière d'histoire des religions et des anciennes sociétés, le modèleégyptien. De l'examen critique du rapport entre ces deux thèses, et du dépassement possible de leur opposition à l'intérieur du marxisme Introduction 13 contemporain, dépend l'aptitude actuelle de la théorie marxiste à inspirer valablement une pratique cohérente de la lutteidéologique. l DE L'IDÉOLÂTRIE 1 Du reflet, de l'illusion et de l'innocence Toute Lldéologie allemande s'organise autour de la critique d'un rapport illusoirede la jeune philosophie allemande à l'illusion idéologique.Plus précisément, elle s'annonce comme la critique réaliste d'un rapport illusoirementcritiquede la « nouvelle philosophie » à l'idéologie définie dans son être comme production d'idées fausses sur le monde, et pensée (faussement) comme production du monde par des idées fausses (illusoires). Ainsi commence la « Préface» du texte, préface dont le jeu liminaire est de suivre le mouvement ordonné d'une double dénonciation: d'abord mimant la dénonciation par la jeune philosophie allemande de l'illusion idéologique en général, puis dénonçant à son tour cette dénonciation comme n'étant ellemême qu'illusion sur l'illusion - donc idéologie. Par un effet rhé- torique très concerté - dans lequel on percevra aussi l'indice formel du retournement (remise sur ses pieds de ce qui se présentait « la tête en bas ») requis par le renversementmême qui caractérise le rapport entre l'idéologique et le réel dans la métaphore ultérieure de la chambrenoire-, le texte présente d'entrée de jeu, avant de la «retourner », la théorie critique des jeuneshégéliens: « Jusqu'à présent, les hommes se sont toujours fait des idées fausses (jalsche Vorstellungen) sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou 16 Marx et le problème de l'idéologie devraient être. TIs ont organisé leurs rapports en fonction des représentations (Vorstellungen)qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu'à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées (Ideen), des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s'étiolent Révoltons-nous contre la domination de ces idées (Gedanken). Apprenons aux hommes à échanger ces illusions (Einbildungen) contre des pensées (Gedanken) correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième - et la réalité actuelle s'effondrera. « Ces rêves innocents et puérils (Diese unschuldigenund kindlichen Phantasien)fonnent le noyau de la philosophie des jeunes hégéliens... », etc. Dénoncer les rêves de l'humanité pour œuvrer à la transformation du réel, tel est bien en vérité le rêve partagé, sous des formes diverses mais apparentées, par Ludwig Feuerbachle seul des trois auquel Marx et Engels reconnaissent une importance déclenchante par rapport à la transformation, au moins, de la philosophie dans un sens matérialiste -, Bruno Bauer et Max Stirner. La dénonciation des rêves (des représentations fausses) est à son tour dénoncée comme rêve (comme représentation fausse ou fantastique de la réalité et de sapropreréalité) et comme rêve innocent, en tant précisément qu'elle est elle-même porteuse d'un fantasme, d'une illusion d'efficacité. Les philosophes «révolutionnaires» allemands modernes, ainsi que l'écrivent un peu plus loin les auteurs, ressemblent à cet individu qui s'imaginait que les hommes ne se noyaient que parce qu'ils étaient possédés par l'idée de la pesanteur: congédier cette idée comme superstition eût suffi dans leur esprit à écarter tout risque de noyade. Double dénonciation, donc, de la nocivitéde l'innocence:les jeunes philosophes allemands dénoncent les effets et les méfaits, dans la réalité, des représentations fausses dont les hommes sont à la fois les auteurs (innocents) et les victimes (innocentes), et à leur tour Marx et Engels dénoncent chez ces théoriciens l'illusoire et innocenteconviction d'une efficacité transformatrice qui s'attacherait au fait de dénoncer une illusion idéologique en la considérant comme responsabled'un certain ordre de réalités. De J'idéo/âtrie 17 D'où trois indications majeures, qui seront posées ici comme autant de repères initiaux: 1 / Pour Marx et Engels, dans ce texte précis, l'idéologie se tient tout entière dans l'élément de l'innocence. 2 / La philosophie qu'ils analysent, critique illusoiredes illusions idéologiques, se tient tout entière dans l'élément de l'idéologje. 3 / (Corollaire). La philosophie, comme (étant) l'idéologie, est innocente,et, en tant que telle, nocive: il importe donc d'en dénoncer l'illusion fondamentale, ce qui pourrait paraître faire tomber Marx et Engels sous le coup de leur propre critique, si de cette ultime dénonciation ne jaillissait précisément ce qui va rétablir le lien d'objectivité entre le discours théorique et le réel: la génération permanente du premier par le second; ou la production d'une idée du monde qui fasse droit à la production du «monde des idées» par une instance existant et agissant dans le monde. On comprend sans difficulté, à travers cet enchâssement d'éléments critiques d'apparence si contradictoire, que la question dernière de L'Idéologieallemande- et la premièresi on envisage ce texte comme une entreprise théorique à usagepersonnel(on sait en effet que, rédigé en 1845-1846, il ne sera publié par Engels, à partir d'un manuscrit quelque peu endommagé, que beaucoup plus tard) - est celle qui porte sur l'efficacité réelle de la lutte idéologique. La très courte «Préface» de L'Idéologieallemandes'achève sur la parabole des noyés - qui est la parabole de celui qui croitaux effits réelsde la croyance.Suit, dans le manuscrit, un groupe de paragraphes supprimés, une sorte de brouillon formant sept alinéas que le rédacteur a rayés, après avoir tenté d'y préciser, anticipant sur la première partie, l'idée majeure dont elle constitue le développement. Je reproduis ici comme essentiels, en les marquant d'un chiffre, ces sept alinéas supprimés. 1. Aucune différence spécifique ne distingue l'idéalisme allemand de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par des idées (Ideen),que les idées et les concepts (Ideen u(nd) Begriffi) sont des principes déterminants, 18 Marx et le problème de l'idéologie que des idées détenninées (bestimmteGedanken) constituent le mystère du monde matériel, accessible aux pbilosophes. 2. Hegel avait parachevé l'idéalisme positif. Pour lui, tout le monde matériel ne s'était pas seulement métamorphosé en un monde des idées (in cine Gedankenwell) et toute l'histoire en une histoire d'idées (in cine Geschichtevon Gedanken). TIne se borne pas à enregistrer les faits de pensée (Gedankendinge), il cherche aussi à en analyser l'acte de production. 3. Quand on les secoue pour les tirer de leur monde de rêves (ihrer T raumwell), les philosophes allemands protestent contre le monde des idées (Gedankenweli), que leur (00')la représentation du (monde) ré~ phys(ique).u 4. Les criticistes allemands affinnent tous que les idées (Ideen),représentations (Vorstellungen),concepts (Begrif/è)ont jusqu'ici dominé et déterminé les hommes réels, que le monde réel est un produit du monde des idées (der ideelfenWe/~. Cela a eu lieu jusqu'à l'instant présent, mais ça va changer. Ils se différencient par la façon dont ils veulent délivrer le monde des hommes qui, selon eux, gémirait de la sorte sous le poids de ses propres idées fixes (ihrer eignenfixen Gedanken) ; ils se différencient aussi par ce qu'ils qualifient d'idée fixe (fixe Gedanken) ; ils ont en commun cette croyance à la domination des idées (Gedankenherrschafl) ; ils ont en commun la croyance que leur raisonnement critique amènera fatalement la fin de l'état de choses existant, soit qu'ils s'imaginent que leur pensée individuelle (ihre isolierte Denktiitigkeil) suffira à obtenir ce résultat, soit qu'ils veuillent conquérir la conscience de tous. 5. La croyance que le monde réel est le produit du monde idéal (Produkt der ideellen Welt), que le monde des idées (Welt der ldeen)... 6. Égarés par le monde hégélien des idées (HegelschenGedankenwe/~, devenu le leur, les philosophes allemands protestent contre la domination des pensées (Gedanken), idées (Ideen), représentations (Vorstellungen),qui jusqu'ici, selon eux, c'est-à-dire selon l'illusion de Hegel (Illusion Hegels), ont donné naissance au monde réel, l'ont déterminé, dominé. TIs déposent une protestation et périssent (...) 7. Dans le système de Hegel, ce sont les idées (Ideen), pensées (Gedanken), concepts (Begriffi) qui ont produit, déterminé, dominé (produiÏert, bestimmt, beherrschl)la vie réelle des hommes, leur monde matérie~ leurs rapports réels (reellenVerhaltnisse). Ses disciples révoltés lui empruntèrent ce postulat (...) Cette séquence d'« amorces» de développements théoriques qui trouveront leur lieu dans le corps de l'ouvrage, et qui concernent 19 De J'idéo/âtrie tous la question centrale de la caractérisation de l'idéologie dans son être propre - c'est-à-dire dans l'illusionà l'intérieur de laquelle elle se manifeste d'une façon permanente - comporte quelques implications logiques simples que je me contenterai pour l'instant de formuler: a / Toute idéologie est un idéalisme. b / II nj a pas d'histoiredes idées (autre formulation, que l'on rencontrera plus loin: l'idéologien'a pas d'histoire).La croyance en l'existence légitime et réelle d'une «histoire des idées» est une croyance de l'idéalisme, et relève du même ordre d'illusion que l'idéologie tout entière - dont elle participe. c / La nouvelle philosophie, qui se donne comme une criti- que de l'idéologie, se tient en réalité à l'intérieur du cadre imposé par l'illusion idéologique la plus puissante: la croyance en la domination des idées, ainsi qu'en l'efficience transformatrice, sur la réalité, d'un discours enrôlé sous la bannière de la critique des idées dominantes. À cet égard et au moment considéré, toute philosophie participe pour Marx et Engels de l'idéologie,c'est-à-dire de l'idéalisme. d / C'est le monde réel qui produit, détermine et domine le monde idées,et non l'inverse. L'idéologie au contraire consiste: des 1 / à croire que le monde réel est produit, déterminé et dominé par le monde des idées (illusion hégélienne) ; 2 / à croire corrélativement que le monde réel changera sous l'impulsion donnée par une critique du monde des idées (illusion jeune-hégélienne - il s'agit bien entendu des deux faces de la mêmeillusion). e / L'illusion de Hegel se définit comme illusion idéologique (idéaliste) fondamentale: production, détermination et domination du réel par les idées. La philosophie allemande moderne n'a pas dépassé Hegel. Et, en vertu de l'implication (a), laphilosophie n ~ pas dépassé l'idéologie universelle, c'est-à-dire l'idéalisme. 20 Marx et le problème de l'idéologie f / Une équation s'établit donc, dans le constat de Marx et d'Engels, entre idéologie,idéalismeet philosophie. g / Par voie de conséquence, seule une démarche échappant à l' histoiredes idéesainsi qu'à la philosophiede l'histoire- qui s'entredéterminent sur un mode circulaire (histoire des idées, idées sur l'histoire) -, et retournant aux faits (par opposition aux représentations), donnera accès à l'histoire réelle - scientifique -, celle des déterminations objectives: Voici donc les faits: des individus déterminés (1) qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. TI faut que, dans chaque cas particulier, l'observation empirique (2) montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification (ohne aileMystijikation und Spekulation), le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés; mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation (Vorstellun~ ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité (wirklich), c'est-à-dire tels qu'ils œuvrent et produisent matériellement; donc tels qu'ils agissent sur des bases (Voraussetzungen)et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur (1) [passage rayé:] dans des rapports de production (Produktionsverhaltnisse) déterminés. (2) [passage rayé :] qui s'en tient simplement aux données réelles. 21 De l'idéo/âtrie volonté (3). La production des idées (Ideen), des représentations (Vorstellungen) et de la conscience (BewuJ1tsein)est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle (Sprache des wirklichen Lebens). Les représentations (elas Vorstellen), la pensée (Denken), le commerce intellectuel (der geistige Verkehi) des hommes apparaissent ici comme l'émanation directe de leur comportement matériel. TI en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations (Vorstellungen), de leurs idées (Ideen), etc. (4), mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés (bedingt) par un développement détenniné de leurs forces productives et du mode de relations (Verkehi) qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre. La conscience (BewuJ1tsein)ne peut jamais être autre chose que l'Être conscient (das bewuJ1teSein) et l'Être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports (Verhaltnisse) nous apparaissent placés la tête en bas (auf den Kopf (3) [passage rayé:] Les représentations (Vorstellungen) que se font ces individus sont des idées (Vorstellungen) soit sur leurs rapports (ihr Verhaltnis) avec la nature, soit sur leurs rapports (id.) entre eux, soit sur leur propre nature (ihre eigneBeschafftnhei~. TI est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression consciente naire - (wirkliche réelle ou imagi- oder illusorische) - de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce (Verkehi), de leur (organisation) comportement politique et social. TIn'est possible d'émettre l'hypothèse inverse que si l'on suppose en dehors de l'esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit partiC1.Ùier. Si l'expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire (illusorisch), si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas (auf den Kop.IJ,ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d'activité matériel borné (bornier/en)et des rapports sociaux étriqués (bornier/en) qui en résultent. (4) [passage rayé :] et, pour être précis, les hommes tels qu'ils sont conditionnés par le mode de production de leur vie matérielle, par leur commerce matériel et son développement ultérieur dans la structure sociale et politique. 22 gestell~ comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie mstorique, absolument comme le renversement (Umdrehun~ des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. A l'encontre de la philosopme allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent (sich einbilden), se représentent (sich vorstellen), ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle; c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente (wird... dargestell~aussi le développement des reflets (Reflexe) et des échos (Echos) idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories (Nebelbildungen) dans le cerveau humain sont des sublimations (Sublimate) résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles (materielle Voraussetzungen). De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les fonnes de conscience qui leur correspondent perdent aussitôt toute Marx et le problème de l'idéologie