Ségolène Petite Les règles de l’entraide. Sociologie d’une pratique sociale 2005, Presses universitaires de Rennes, collection Le sens social, 223 pages. Proposer une approche sociologique novatrice des pratiques d’entraide en termes de réseaux, tel est le but affiché par Ségolène Petite dans ce livre tiré de sa thèse de doctorat (*). Tout en s’appuyant sur un certain nombre de travaux connus traitant des solidarités, en particulier familiales, l’auteure élargit son objet à des relations sociales souvent étudiées par ailleurs : les collègues, les voisins, les amis. Sans s’en tenir à un constat et à une mesure de la place des relations d’entraide, elle tente d’en ouvrir la « boîte noire » pour saisir les mécanismes internes : comment un acteur désigne-t-il, au sein de son réseau personnel, les personnes auxquelles il demanderait de l’aide en cas de besoin ? Dans une logique de choix rationnel, S. Petite a choisi d’étudier les représentations des acteurs sur les relations qu’ils pourraient mobiliser en cas de « coup dur ». Elle a ainsi mené une enquête par questionnaire en face à face, de 1998 à 1999, auprès de 198 personnes âgées de 35 ans à 65 ans vivant dans certains quartiers de Lille. Les enquêtés étaient amenés à répondre à trois principaux types de questions. Certaines portaient sur des faits accomplis, notamment sur l’inventaire des aides fournies et reçues plus ou moins récemment. D’autres devaient mettre à jour des normes statutaires d’entraide : pour dix situations imaginaires, l’enquêté devait dire qui, dans une liste proposée, aurait dû idéalement aider le protagoniste. Les dernières questions mettaient les individus en situation de choix au moyen de six scénarios : à qui, concrètement, demanderaient-ils de les aider au sein de leur réseau personnel si la situation survenait ? Cette enquête permet à S. Petite d’articuler l’action des normes statutaires d’entraide – ce que les acteurs attendent idéalement de leurs diverses relations –, des critères de choix concret – de quelle manière les acteurs envisagent de sélectionner certains de ces aidants potentiels dans une situation réelle –, et les particularités des relations vécues. L’auteure entend ainsi montrer comment les usages du réseau relationnel personnel sont le résultat d’ajustements particuliers entre normes sociales, contraintes structurales et perception subjective. Si cette étude s’inscrit dans un thème relativement connu, elle apporte cependant un certain nombre Recherches et Prévisions 100 de conclusions originales. S. Petite se penche tout d’abord sur la perception qu’ont les acteurs des obligations inhérentes à divers rôles sociaux : les « devoirs idéaux d’entraide ». Des tableaux statistiques se dégage un constat principal : les individus affirment un certain nombre d’obligations élémentaires, très consensuelles, attachées à des rôles – tel le devoir d’aide des enfants à leurs parents âgés dépendants. Mais il existe tout de même des divergences de perception de certaines obligations : ainsi, celle de soutien entre amis semble beaucoup plus consensuelle dans les milieux supérieurs que dans les milieux populaires. Ces résultats permettent à S. Petite de constituer des « profils types » de rôles, définis en termes de « séries structurées d’obligations ». Ainsi, le profil type de « conjoint », identique selon les milieux sociaux, est central et très polyvalent. Les rôles familiaux proches (enfant, fratrie, parent) se caractérisent par des attributs fondamentaux partagés (notamment autour des soins aux personnes), mais présentent quelques divergences périphériques (par exemple, pour la fratrie dans les milieux populaires, l’aide à l’aménagement du logement). À l’inverse, les rôles tels que « cousin » et « voisin » n’imposent strictement aucune obligation, et ceux de « collègue » et d’« ami » sont plus spécialisés et plus variés : ces relations sont moins normées, plus affinitaires. Autrement dit, plus on se centre sur la famille proche, plus les obligations de rôle sont fortes, consensuelles et identiques selon les milieux sociaux. Pour S. Petite, cette homogénéité actuelle des normes idéales d’entraide dans les rôles familiaux est le résultat du travail de normalisation historique réalisé notamment à travers l’élaboration du droit de la famille. S. Petite analyse ensuite le résultat des scénarios proposés : les personnes que les enquêtés envisagent de solliciter en cas de besoin correspondent-elles aux rôles idéalement obligés ? En tenant compte des possibilités effectives données par chaque réseau personnel, l’auteure met l’accent sur deux logiques de désignation des aidants. Certains choix sont opérés presque indépendamment des propriétés de la relation entretenue car les partenaires appartiennent à des catégories relationnelles aux rôles très prégnants. Il s’agit d’échanges « normés » : par exemple, le conjoint, n° 85 - septembre 2006 Comptes rendus de lectures aidant essentiel et polyvalent, ou encore les filles aidant leur parent âgé et pour lesquelles s’ajoute aux prescriptions du rôle d’enfant la dimension essentielle du genre. À l’inverse, le choix des aidants correspondant aux échanges « ouverts » repose sur l’histoire des échanges interpersonnels, durant lesquels les acteurs ont créé leurs propres règles tout en contractant des dettes mutuelles qui consolident leur confiance pour des échanges futurs. Par exemple, le cas du choix des amis pour parler de ses problèmes personnels. Dans la pratique, la régulation des échanges, s’effectue au sein d’un continuum entre ces deux positions extrêmes, en fonction du poids relatif des normes idéales de rôles et des acquis de la relation. Enfin, S. Petite replace l’analyse du choix des aidants dans le réseau personnel comme ensemble structuré : les substitutions d’aidants (partant du principe d’une défaillance du premier aidant choisi) ne sont pas le fruit du hasard. Ainsi, on observe des régularités statistiques de « paires » récurrentes. Sans surprise, dans les situations où les normes statutaires agissent le moins, les paires d’aidants sont les plus dispersées, alors qu’elles sont très homogènes dans les cas de prescriptions fortes. S. Petite entre ensuite dans les détails du scénario « prise en charge des parents âgés ». Elle constate que, s’ils sont relativement variés, les premiers choix d’aidants sont fortement reproduits lors du deuxième choix – tant du côté des rôles que des préférences « genrées ». Autrement dit, l’auteure trouve essentiellement des duos d’aidantes. Les non-reproductions de choix se doivent surtout, au cas par cas, aux lacunes des réseaux quant aux relations concernées. Pour S. Petite, trois ensembles de critères contribuent donc à la construction et à la légitimation des choix d’aidants préférentiels : les normes sociales, la composition effective du réseau personnel et les contraintes pratiques qui pèsent sur ses membres et, enfin les propriétés « qualitatives » émergeant de l’histoire des relations interpersonnelles. « Les acteurs ne définissent pas l’aide par des contenus qui circulent [ni par] une forme de lien » : seule la prise en compte des modes de régulation de la circulation des ressources (notamment échanges « normés » et « ouverts ») permet, en articulant ces différents niveaux de structuration sociale, de rendre compte de la variété des pratiques des acteurs. Les conclusions de cette étude éclairent ainsi les relations d’entraide d’un regard différent, tout en confirmant les travaux menés par d’autres chercheurs. Cependant, certains éléments de l’analyse posent question. En premier lieu, au sein des calculs statistiques, il n’est pas simple d’articuler les différents statuts des données. Entre représentations sociales idéales, choix anticipés selon des scénarios, et pratiques réalisées, l’amalgame ne peut être fait. S. Petite a pris le parti d’écrire ses conclusions au présent (et non au conditionnel) ; on peut regretter que, dans l’analyse, les enjeux de ce croisement des données soient de fait si peu pris en compte et explicités. Par ailleurs, les tableaux statistiques – qui constituent la majorité des résultats de terrain présentés – ne semblent pas pour autant soutenir toute l’analyse : on regrettera de ne pas savoir, parfois, sur quelles données de terrain s’appuient les réflexions théoriques développées. Si elle se veut d’abord théorique et statistique, l’étude aurait cependant gagné en clarté si elle avait été illustrée de temps à autre par un cas concret ou des extraits de discours des enquêtés. De plus, l’auteure n’explicite pas les seuils qu’elle choisit pour discriminer les catégories analytiques qu’elle crée, ce qui perd un peu le lecteur dans l’évaluation de l’importance des différences observées et affaiblit au final l’impact de la réflexion. On se permettra une dernière remarque quant à l’usage des catégories d’analyse : si S. Petite affirme que les « amis », « enfants », « famille proche » ou « élargie » et autres rôles statutaires sont socialement normés, elle ne questionne jamais les labels qu’elle leur donne. Par exemple, les belles-sœurs seraient les seules de la « famille élargie » à avoir des rôles similaires à ceux des filles (« famille proche ») auprès des personnes âgées : plutôt que de pointer ce fait comme une curiosité, pourquoi ne pas revoir la définition de la « famille proche » au regard du terrain ? Il aurait été intéressant de s’appuyer sur cette enquête de rôles pour, justement, questionner la définition de ceux-ci – et non seulement leur contenu d’obligations. L’ouvrage de S. Petite présente un projet théorique et un dispositif d’enquête originaux sur une question très étudiée, mais on ne peut plus à l’ordre du jour. Néanmoins, les limites des résultats de terrain et de la réflexion conceptuelle laissent au lecteur un certain sentiment d’inaboutissement. Solène Billaud Doctorante à l’EHESS. Lauréate des bourses doctorales CNAF et Fondation Médéric Alzheimer 2005 (*) S. Petite a soutenu sa thèse sous la direction de A. Ferrand en 2002 à l’Université de Lille 3. Elle y est actuellement maître de conférences en sociologie et chercheur au GRACC (Groupe de recherche sur les actions et croyances collectives). Recherches et Prévisions 101 n° 85 - septembre 2006 Comptes rendus de lectures