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Sciences cognitives :
un programme de naturalisation de l’esprit
La nature de l’esprit, les représentations mentales, l’intentionna-
lité, la conscience, le raisonnement, le langage, la catégorisation,
la perception, l’action, la mémoire, les émotions ou encore les
concepts sont depuis fort longtemps des objets privilégiés de
réflexion philosophique. Les sciences cognitives s’intéressent à
ces mêmes objets, mais en prenant pour hypothèse conductrice
l’idée selon laquelle les phénomènes mentaux constituent une
classe particulière de phénomènes naturels. Elles considèrent
l’esprit comme un objet d’étude susceptible d’être abordé avec les
méthodes des sciences de la nature et leur ambition est de
comprendre et d’expliquer comment des processus physiques
peuvent donner lieu à des phénomènes mentaux. Elles visent ainsi
à se constituer en sciences naturelles de l’esprit et récusent l’idée
d’une dualité irréductible entre le physique et le mental. Le
problème n’est plus d’expliquer comment deux substances
distinctes, l’esprit et la matière, peuvent interagir ou paraître inter-
agir, mais d’expliquer comment des processus physiques peuvent
donner lieu à des phénomènes mentaux.
Leur stratégie explicative repose très largement sur une analyse
fonctionnelle des états mentaux. Il est naturel de supposer que nos
états mentaux sont des causes de nos comportements, qu’ils
dépendent eux-mêmes en partie des stimulations sensorielles aux-
quelles nous sommes soumis et qu’ils interagissent les uns avec les
Naturaliser l’intentionnalité
et la conscience
Élisabeth Pacherie
autres. Les états mentaux sont alors susceptibles d’être définis fonc-
tionnellement, par leurs causes et les effets qu’ils produisent. De
telles analyses sont loin d’être triviales, mais si l’on admet que les
états mentaux peuvent être caractérisés par le rôle causal qu’ils jouent,
les expliquer revient à expliquer comment ce rôle causal peut
s’exercer. En principe, on peut donner cette explication en montrant
comment des mécanismes neurophysiologiques réalisent ces fonctions
causales. Il ne s’agit pas simplement de mettre en évidence de simples
corrélations entre processus mentaux et processus neurobiologiques.
Ces corrélations ont, en outre, une valeur explicative dans la mesure
où l’organisation causale caractéristique des processus mentaux en
question se trouve reflétée au niveau neurobiologique.
L’enjeu est, on le voit, considérable, puisque le projet d’une natu-
ralisation du mental impose de repenser en profondeur les vieilles
divisions ontologiques et les formulations traditionnelles des pro-
blèmes touchant à l’esprit. Ce n’est pas dire toutefois que les inter-
rogations que suscitent les sciences cognitives soient radicalement
nouvelles. Comme le montre notamment Engel (1996), un certain
nombre de tensions et conflits, classiques entre courants natura-
listes et courants antinaturalistes en philosophie témoignent d’un
enracinement préalable de ces questions. L’actualité que prend
aujourd’hui ce débat tient à ce que les grands progrès que les sciences
cognitives ont permis dans la compréhension de multiples domaines
de la cognition, les méthodologies qu’elles ont développées et les
nouveaux modèles et outils théoriques qu’elles proposent, parais-
sent témoigner de la fécondité d’une approche naturaliste.
Cela ne signifie pas toutefois que les sciences cognitives puissent
aujourd’hui proposer une théorie naturaliste de l’esprit parfaitement
aboutie. Le programme de naturalisation du mental doit affronter
trois défis majeurs. L’esprit présente en effet trois caractéristiques
centrales, dont il n’est pas de prime abord évident qu’elles puis-
sent recevoir un traitement naturaliste. En premier lieu, selon la
thèse célèbre de Brentano, l’intentionnalité ou capacité de repré-
senter – la propriété de pouvoir renvoyer à quelque chose, d’être
dirigé ou orienté vers un objet – est la marque du mental. Cette
thèse a été interprétée comme une thèse d’irréductibilité: le mental,
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La philosophie cognitive
en vertu de son intentionnalité, ne saurait être réduit au physique
et, par conséquent, une science de l’intentionnalité devrait être
autonome par rapport aux sciences de la nature. La crédibilité des
sciences cognitives dépend donc en partie du traitement qu’elles
proposent du problème de l’intentionnalité. Elles doivent ou bien
montrer de manière convaincante que l’intentionnalité intrinsèque
est un mythe, et donc un faux problème, ou bien montrer qu’une
théorie naturaliste de l’intentionnalité est possible et expliquer
comment un système physique peut être intrinsèquement capable
de représentation. Deuxièmement, la conscience est traditionnel-
lement considérée comme une autre dimension essentielle de
l’esprit. Non seulement nous possédons un accès intro-spectif à une
partie au moins de nos pensées, mais en outre nos perceptions
internes (proprioception, douleur, etc.) et externes (vision, audi-
tion, toucher, etc.), nos émotions et nos souvenirs s’accompagnent
de certaines expériences qualitatives. Si avoir un esprit, c’est essen-
tiellement éprouver des expériences qualitatives conscientes, à
la première personne, les approches objectivantes à la troisième
personne qui sont celles des sciences de la nature ne sont-elles
pas constitutivement incapables de rendre compte de cette dimen-
sion subjective essentielle de la vie mentale?
Enfin, troisièmement, la division traditionnelle entre sciences
de l’esprit et sciences de la nature repose sur l’idée selon laquelle
le domaine de l’esprit n’est pas un domaine de faits naturels qui
relève de l’explication causale, mais un domaine qui relève de la
compréhension ou de l’interprétation, de la norme et non du fait, de
l’ordre des raisons et non de l’ordre des causes. N’est-ce pas radi-
calement méconnaître la dimension essentiellement normative de
l’esprit que de vouloir l’approcher en termes naturalistes? Y a-t-il
place pour le normatif dans l’ordre naturel? Explications par les
raisons et explications par les causes sont-elles compatibles?
À travers ces trois défis que constituent la naturalisation de l’inten-
tionnalité, la naturalisation de la conscience et la naturalisation des
normes et des raisons, c’est la portée même de l’entreprise cogni-
tive qui est en jeu. Dans ce chapitre, je me concentrerai sur les deux
premiers d’entre eux.
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Naturaliser l’intentionnalité et la conscience
Naturaliser l’intentionnalité
La psychologie ordinaire et ses présupposés
La psychologie ordinaire – la manière dont spontanément nous inter-
prétons, expliquons et prédisons nos comportements et ceux d’autrui
– fait appel aux notions de croyances, désirs, intentions, souvenirs,
émotions, perceptions, sensations et ainsi de suite. On dira par
exemple que le voleur s’est enfui parce qu’il a pris peur quand il a vu
la police devant la maison; il a cru qu’on venait l’arrêter et n’avait
pas l’intention de se laisser prendre. Une grande partie de ces concepts
psychologiques ordinaires sont des concepts d’états intentionnels.
Nos croyances, désirs, intentions, perceptions et émotions – ce que
les philosophes appellent «attitudespropositionnelles» – portent
sur quelque chose, ont un contenu représentationnel qui est évaluable.
Une croyance peut être vraie ou fausse, un désir satisfait ou non, une
intention réalisée ou non, une perception véridique ou trompeuse,
une émotion appropriée ou non. Le terme d’intentionnalité, utilisé
en un sens philosophique technique, désigne cette propriété qu’ont
les états mentaux d’avoir un contenu sémantique, de renvoyer à
quelque chose ou d’avoir une portée représentationnelle. En outre,
la psychologie ordinaire attribue à ces états un rôle causal dans la
production des comportements, rôle causal qui dépend à la fois de
l’attitude considérée et de son contenu.
Trois attitudes au moins sont possibles face à la psychologie ordinaire
et aux présupposés ontologiques qu’elle paraît véhiculer. La première
et la plus radicale consiste à n’y voir qu’une théorie périmée, aussi
peu recommandable que l’alchimie ou la théorie du phlogiston, et à
attendre des neurosciences qu’elles substituent à des catégories men-
tales empiriquement inadéquates des catégories neurobiologiques
scientifiquement fondées. Cette position est connue sous le nom d’éli-
minativisme et a pour avocate la plus célèbre la « neurophilosophe »
Churchland Smith. On peut, contrairement à l’éliminativisme, recon-
naître une utilité prédictive à la psychologie ordinaire, mais se refuser
néanmoins à endosser ses présupposés ontologiques apparents et, en
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La philosophie cognitive
particulier, l’idée que les croyances, désirs et autres types d’états inten-
tionnels auxquels elle fait appel sont des entités dotées d’une exis-
tence objective et d’une efficacité causale. Selon Dennett, qui défend
une forme d’instrumentalisme, les croyances et les désirs doivent plu-
tôt être considérés comme des entités abstraites au même titre que les
centres de gravité. De même que l’on commettrait une erreur de caté-
gorie en cherchant à identifier d’aluminium qui constitue le centre
de gravité d’une sphère creuse en aluminium, de même on se four-
voierait à vouloir identifier une croyance ou un désir à un état physique
particulier. Encore cette comparaison avec la notion de centre de gra-
vité fait-elle trop d’honneur aux catégories intentionnelles. Nos théo-
ries physiques nous permettent de définir avec précision la notion de
centre de gravité et de calculer de manière unique le centre de gravité
d’un objet donné. Tel n’est pas le cas de nos interprétations en termes
intentionnels d’un comportement donné, qui peuvent être incompa-
tibles entre elles et néanmoins indépartageables. Enfin, la troisième
attitude possible est celle du réalisme intentionnelqui non seule-
ment reconnaît à la psychologie ordinaire une utilité prédictive mais
revendique aussi ses engagements ontologiques, quitte à admettre
que la typologie du mental qu’elle propose doit être complétée, raffinée
et parfois révisée. C’est cette troisième position que je considérerai
plus avant, car c’est à elle que le défi de la naturalisation se pose avec
le plus d’acuité.
Si l’on admet que les états intentionnels ont une existence réelle
et que l’intentionnalité est une marque essentielle du mental, le défi
de la naturalisation consiste à montrer qu’il s’agit là d’un phéno-
mène naturel et à expliquer comment les représentations mentales
sont possibles dans une ontologiematérialiste, autrement dit à
expliquer comment certains états d’un système matériel peuvent
constituer des états intentionnels, et leur évolution traduire des évo-
lutions dans les croyances, désirs, etc. La tâche qui est ici dévolue au
philosophe est double. Dans un premier temps, il lui incombe d’ana-
lyser la notion d’état intentionnel et d’en préciser les dimensions, l’ob-
jectif étant de dégager les conditions qui doivent être remplies pour
que l’on puisse qualifier un état d’intentionnel. Dans un deuxième
temps, il lui faudra montrer, s’il est naturaliste, comment des états
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Naturaliser l’intentionnalité et la conscience
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