#2 Brentano et l’intentionnalité Introduction à la philosophie de l’esprit Genève, semestre d’été 2013 Jérôme Dokic, [email protected] Brentano et l’intentionnalité I • « Tout phénomène mental est caractérisé par ce que les scholastiques du Moyen-Age nommaient l’inexistence intentionnelle et que nous pourrions appeler… la référence à un contenu, la direction vers un objet (qui ne doit pas être compris ici comme signifiant une chose) ou l’objectivité immanente. Tout phénomène mental inclut quelque chose comme un objet à l’intérieur de lui-même, quoique l’objet ne soit pas inclus dans tous les phénomènes mentaux de la même façon » (Psychologie du point de vue empirque, 1874). Brentano et l’intentionnalité II • « Dans la présentation, quelque chose est présenté, dans le jugement, quelque chose est affirmé ou nié, dans l’amour, quelque chose est aimé, dans la haine, quelque chose est haï, dans le désir, quelque chose est désiré, et ainsi de suite » (ibid.). • « Cette inexistence intentionnelle est la caractéristique exclusive des phénomènes mentaux… » (ibid.). Searle et l’intentionnalité • Selon John Searle (L’intentionalité, 1983/1985), l’intentionnalité est « la propriété en vertu de laquelle toutes sortes d’états et d’événements mentaux renvoient à ou concernent ou portent sur des objets et des états de choses » . • L’ intentionnalité est le pouvoir de l’esprit de viser des objets et de représenter des états de choses. Questions 1. Pourquoi l’intentionnalité est-elle ainsi nommée? 2. Que dit la thèse de Brentano? 3. L’intensionnalité est-elle un critère de l’intentionnalité? 4. Les figures de l’intentionnalité 5. Tous les phénomènes mentaux ont-ils l’intentionnalité? 6. Aucun phénomène physique n’a-t-il l’intentionnalité? Le terme « intentionnalité » • Il vient du latin « tendere » qui veut dire « tendre » au sens où un archer tend la corde de son arc pour viser une cible. • Il ne doit être confondu ni avec le terme « intention » ni avec le terme « intenSionnalité »: – Une intention est une représentation mentale qui joue un rôle spécial dans l’explication des actions. Ce n’est qu’un type d’état mental doué de l’intentionnalité. – L’intensionnalité est une propriété logique de certains énoncés linguistiques. La thèse de Brentano • C’est en fait une conjonction de deux thèses: 1. Tous les phénomènes mentaux possèdent l’intentionnalité. 2. Aucun phénomène physique ne possède l’intentionnalité. • La discussion de ces deux thèses détermine la géographie conceptuelle de la philosophie de l’esprit du XXème siècle: – La thèse 1 est acceptée par Husserl et Sartre (« Toute conscience est conscience de quelque chose »). – La thèse 2 est rejetée par les philosophes qui tentent de « naturaliser » l’intentionnalité. L’intensionnalité • L’intensionnalité ≠ l’intentionnalité, mais elles ont d’étroits rapports. • « Intensionnalité » s’oppose à « extensionnalité » qui se caractérise par deux propriétés: 1. La substituabilité salva veritate d’expressions coréférentielles. 2. La règle de généralisation existentielle. Substituabilité salva veritate • Les contextes linguistiques dits « intensionnels » ne garantissent pas la substituabilité salva veritate d’expressions coréférentielles: 1. 2. 3. 4. 5. Romain Gary est l’auteur de La promesse de l’aube. Romain Gary = Emile Ajar. Donc Emile Ajar est l’auteur de La promesse de l’aube. Marie croit que 1. Marie ne croit pas que 3 (parce qu’elle ignore 2). • Le contexte sémantique introduit par le verbe « croire » est intensionnel. Généralisation existentielle • Les contextes linguistiques dits « intensionnels » ne garantissent pas la généralisation existentielle: 1. Socrate avait le nez camus. 2. Il y a une entité qui avait le nez camus. 3. Marie croit que les sorcières volent dans le ciel sur un balai. 4. * Il y a une entité telle que Marie croit qu’elle est une sorcière et qu’elle vole dans le ciel sur un balai. • Complexité des attributions de croyance: attributions de re vs attribution de dicto. Un critère de l’intentionnalité? • Parce que l’intensionnalité et l’intentionnalité ont d’étroits rapports, certains (dont Roderick Chisholm) ont essayé de faire de l’intensionnalité un critère de l’intentionnalité. 1. L’intensionnalité d’un énoncé est-elle une condition nécessaire de l’intentionnalité du phénomène décrit? La perception non épistémique: Si Marie voit Carla et si Carla = la femme de Sarkozy, alors Marie voit la femme de Sarkozy. 2. L’intensionnalité est-elle une condition suffisante? « Tous les les F sont G en vertu d’une loi naturelle » est intensionnel mais le phénomène décrit n’est pas intentionnel. Chose vs état de choses • Représenter un état de choses vs viser un objet. 1. Représenter un état de choses, c’est avoir une attitude propositionnelle (Bertrand Russell): croire, désirer, espérer, craindre, que p, que q, etc., où p et q sont des propositions évaluables comme vraies ou fausses (l’état de choses représenté peut être un fait, un état de choses seulement possible, ou impossible). 2. Aimer quelqu’un, désirer ou voir un objet de manière non épistémique sont peut-être des cas où l’esprit vise un objet sans représenter un état de choses. Directions d’ajustement • Certains états intentionnels ont une direction d’ajustement de l’esprit vers le monde, alors que d’autres états ont une direction d’ajustement du monde vers l’esprit (Elizabeth Anscombe, John Searle): – La fonction de la croyance est de s’ajuster au monde, de le représenter tel qu’il est. – La fonction du désir est de faire en sorte que le monde s’ajuste à lui, de le représenter tel qu’il devrait être. • Qu’en est-il des états intentionnels qui n’ont apparemment pas de direction d’ajustement, comme l’espoir ou la surprise? Tentations réductionnistes 1. 2. 3. Conception des états mentaux intentionnels sans direction d’ajustement comme des états complexes, dont les parties ont des directions d’ajustement opposées. Réduction des états intentionnels nonpropositionnels à un ensemble d’attitudes propositionnelles. Réduction des attitudes propositionnelles aux croyances, aux désirs, ou à un ensemble de croyances et désirs. La thèse 1 de Brentano • Tout état mental est-il intentionnel? – Etats affectifs tels que l’angoisse, l’exaltation ou l’inquiétude? Cf. la distinction de Heidegger entre la peur ( « Furcht »), qui a toujours un objet, et l’angoisse (« Angst »), qui n’en a pas. – Qualia sensoriels (sensations), corporels (douleur), cognitifs (phénoménologie cognitive)? • Si la thèse 1 de Brentano est fausse, la question de l’unité des phénomènes mentaux reste ouverte. L’intentionnalité et la conscience 1. La notion de conscience est prioritaire sur celle d’intentionnalité (Searle). – S’il y a des états intentionnels non-conscients, ils doivent être compris comme des dispositions à former des états intentionnels conscients. 2. La notion d’intentionnalité est prioritaire sur celle de conscience (Dennett). – Il y a des créatures ou des mécanismes qui possèdent l’intentionnalité mais pas la conscience. Taxinomie des états mentaux + dir. d’ajust. croyances, désirs - dir. d’ajust. espoir, surprise + propositionnel + intentionnel propositionnel état mental - intentionnel douleur?, humeurs amour, haine La thèse 2 de Brentano • Est-il vrai qu’aucun phénomène physique ne présente l’intentionnalité? • La thèse 2 de Brentano soulève un problème ontologique fondamental: le réalisme intentionnel, qui revendique la réalité de l’intentionnalité, est-il compatible avec une ontologie physicaliste? Intentionnalité intrinsèque vs dérivée • Objection: certains états physiques semblent présenter le trait de l’intentionnalité, par exemple les images, entités linguistiques et autres symboles. • Il convient toutefois de distinguer l’intentionnalité intrinsèque (primitive, originale) et l’intentionnalité dérivée: seuls les états mentaux ont une intentionnalité intrinsèque (cf. Grice, Searle, Fodor, Dretske; pour une critique de la distinction, cf. Dennett). Le dilemme de Quine • « On peut accepter la thèse de Brentano, soit comme la preuve de l’indispensabilité du vocabulaire intentionnel et de l’importance d’une science autonome de l’intention, soit comme la preuve de l’absence de fondement du vocabulaire intentionnel et de la vacuité d’une science de l’intention. Contrairement à Brentano, je penche pour la seconde option » (Quine, Le mot et la chose, 1960). La naturalisation de l’esprit • Peut-on refuser le dilemme de Quine, concilier le physicalisme avec le réalisme intentionnel et nier la thèse 2 de Brentano? • Le programme de « naturalisation » de l’intentionnalité entreprend de trouver (des embryons de) l’intentionnalité dans des phénomènes physiques. – La sémantique informationnelle (Dretske). – L’approche téléosémantique (Millikan): toute fonction biologique exemplifie l’inexistence intentionnelle de Brentano.