Le devoir
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Le devoir, la volonté
1. Devoir et obligation
Tout devoir, même au sens scolaire, désigne ce qui est “à faire” et s’oppose ainsi à ce qui est
déjà donné ou acquis. Faire son devoir implique une décision, un choix (on peut aussi choisir
de ne pas le faire, ou de le faire un autre jour). Obéir au devoir à faire, c’est ressentir une
obligation.
On ne doit pas confondre cette obligation avec celle qui relève d’une nécessité naturelle : je
suis ainsi obligé de manger, ou de respirer, mais ma volonté n’y intervient aucunement, c’est
la survie de mon corps qui rend nécessaires de tels fonctionnements, et je n’ai pas le choix.
Au contraire, c’est bien par un acte de volonté que je choisis d’accomplir ce que je dois.
Certaines obligations ne constituent pas encore d’authentiques devoirs : je suis sans doute
obligé d’obéir à un supérieur hiérarchique, mais c’est mon intérêt qui m’y oblige (je tiens à
mon emploi). De même, je suis obligé d’emprunter un pont pour traverser une rivière, mais
c’est parce que cela m’est plus facile que de gagner à la nage l’autre rive. Or, le devoir
authentique, celui qui a un sens moral, doit être indépendant de l’intérêt immédiat, comme des
circonstances extérieures. Faute de quoi, il faudrait admettre qu’il est déterminé – il ne
dépendrait pas d’un choix, ou de ma volonté, et confirmerait simplement que je suis soumis,
comme n’importe quel phénomène, au déterminisme.
2. Devoir et moralité
C’est avec l’interprétation kantienne de la moralité que le devoir devient central. Avant
Kant, en effet, les moralistes s’étaient beaucoup plus préoccupés des fins de la vie morale, de
ce qu’elle permettait d’espérer ou d’obtenir. Pour les uns (eudémonistes), il s’agissait du
bonheur (Aristote :”l’homme vit pour être heureux”); pour les autres (hédonistes), il convenait
de privilégier le plaisir (les Épicuriens).
Pour Kant, le bonheur est un but trop élevé, mais le plaisir vise en quelque sorte trop bas. Il est plus simple de
repérer ce qui nous fait agir moralement dans la conscience du devoir, puisque les formules dans lesquelles
s’énonce la moralité, et très quotidiennement, consistent en interdictions (il ne faut pas…) ou en ordres (il
faut…).
Ces principes, nous les accueillons selon deux modalités : ils peuvent en effet prendre
l’aspect de maximes, ou de lois. Les maximes semblent proposer une version du devoir qui se
trouve immédiatement à la portée d’un sujet, tandis que les lois, en raison même de leur
universalité, peuvent sembler trop lointaines à un sujet qui n’est pas seulement raison, mais
qui a aussi des penchants, une affectivité. C’est à ces derniers que s’adressent les maximes
mais il reste à séparer les bonnes des mauvaises. La distinction est en fait facile : sont bonnes
les maximes universalisables, c’est-à-dire celles qui ont bien force de loi.
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Le devoir
3. Les deux impératifs
La formule authentique du devoir se trouve pour Kant dans ce qu’il nomme l’impératif
catégorique, qu’il distingue de l’impératif hypothétique. Ce dernier énonce une condition à
l’action (si tu veux la paix, prépare la guerre), et subordonne ainsi le comportement à un but
qui serait bon en lui-même. On risque alors d’aboutir à ce que Kant dénonce comme
“fanatisme des fins” : une fin, jugée bonne, déterminerait, pour être obtenue, des moyens
discutables (“la fin justifie les moyens”), et c’est alors la moralité qui disparaît.
A l’inverse, l’impératif catégorique est pur parce qu’il ne considère pas la fin à poursuivre.
Il vaut donc, non par son contenu (ce qu’il ordonne), mais par sa seule forme (l’obligation non
conditionnée), qui est celle même de l’universalité, c’est-à-dire de la loi. Aussi les
Fondements de la Métaphysique des mœurs en donnent-ils une formule :”Agis uniquement
d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi
universelle.”
4. Hétéronomie et autonomie de la volonté
La bonne volonté, ou volonté de faire le bien, est ainsi celle qui est déterminée par l’idée
purement formelle de loi en général. Elle constitue, selon les Fondements, la seule chose au
monde qui puisse être considérée comme absolument bonne. Mais il reste à s’interroger sur
l’origine de cette loi qui détermine la volonté en indiquant le devoir.
Antérieurement à Kant, les moralistes ont conçu des origines diverses pour ce principe
déterminant de la volonté, mais elles ont toutes en commun d’en trouver la source à
l’extérieur du sujet. Qu’il s’agisse de l’éducation (Montaigne), de la constitution civile
(Mandeville ou, dans une version postérieure, de la société selon Durkheim), du sentiment
physique (Épicure) ou moral (Hutcheson), de l’idée de perfection (les Stoïciens et Wolff) ou
de la volonté de Dieu lui-même (Crusius et les théologiens moralistes), on constate que dans
tous les cas, le sujet détermine son comportement en fonction d’un critère qui n’appartient pas
à la moralité elle-même. Kant refuse toutes ces conceptions, qui affirment le rôle de ce qu’il
nomme un “principe hétéronomique de la moralité” (l’hétéronomie désigne le fait que la loi,
nomos, provient d’un autre, hétéros) : elles peuvent, au mieux, déterminer une conduite
conforme au devoir, qui lui ressemble, mais dont rien ne garantit qu’elle soit effectuée par
devoir, c’est-à-dire en fonction de sa pure obligation.
Dès lors, le fondement de la moralité doit être trouvé dans l’autonomie de la volonté : cette
dernière n’obéit qu’à une loi formulée par le sujet lui-même grâce à sa seule raison. La forme
de cette loi en garantit immédiatement l’universalité (il n’y a aucun risque de morale
particulière, si l’on admet que la raison est elle-même universelle) : le devoir est ainsi le
même pour tous, et en prendre conscience nous fait participer à l’humanité conçue comme
totalité unifiée (ou potentiellement unifiable, si l’on admet que la raison n’est que
virtuellement universelle).
5. La volonté mauvaise
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Même si je repère en moi une loi authentique et si je perçois l’obligation morale, rien ne me
détermine absolument à lui obéir. Si l’obéissance à la loi était automatique, la morale
n’existerait pas davantage que le choix volontaire.
A l’inverse de la volonté bonne, on doit donc affirmer l’existence d’une volonté mauvaise,
qui choisit librement de désobéir au devoir qu’elle connaît. Ce choix est évidemment grave,
puisqu’il est celui du mal. Kant se situe sur ce point à l’opposé d’une tradition philosophique
qui, commencée avec Socrate (“Nul n’est méchant volontairement”), considère le mal comme
résultant d’un défaut de connaissance ou d’attention. Il est plutôt dans la descendance de saint
Paul, considérant que “le malin, nous ne serions pas tentés par lui si nous n’étions pas
secrètement de connivence avec lui” : le mal peut être dans le sujet lui-même.
Comment rendre compte de cette volonté mauvaise ? Puisque la volonté elle-même, par les
choix qu’elle est amenée à faire, témoigne de la présence, en l’homme, d’un principe de
liberté, c’est bien cette dernière qui privilégie le bien ou le mal. Dans ce dernier cas, la
volonté, en choisissant de transgresser la loi, exclut le sujet de l’universel – ce qui revient à
considérer que l’homme serait hostile à l’affirmation d’une humanité unifiée. Choix
incompréhensible ou “irrationnel”, qui renvoie à une liberté que Kant qualifie de “détraquée”.
6. Les conflits de devoirs
La rigueur de l’analyse kantienne, qui articule de la sorte devoir, volonté et liberté, paraît à
certains auteurs trop pure, et on lui a reproché de trop souligner la seule importance de
l’intention intime du sujet, au point de négliger les conditions concrètes de l’action morale.
S’il est en apparence facile de savoir en quoi consiste le devoir en se demandant simplement
si le comportement que l’on envisage pourrait être ou non universalisé, les conditions de la
vie quotidienne rendent l’application de ce critère souvent malaisée.
Les devoirs que m’impose ma société peuvent ne pas être compatibles avec la moralité
pure : il existe de véritables conflits de devoirs, entre lesquels le choix est loin d’être facile.
La loi morale m’interdit de tuer mon prochain. Cela signifie-t-il qu’elle m’interdit aussi de
prendre les armes pour défendre ma patrie agressée ? Le statut moderne d’objecteur de
conscience prétend répondre à ce problème, mais il n’est pas sûr qu’en cas de guerre, un tel
statut puisse satisfaire la conscience du sujet.
De même, le devoir m’oblige à refuser la violence. Est-ce à dire que je dois supporter sans broncher des
discours ou attitudes racistes ? Car la violence semble, au moins dans certains cas (légitime défense), pouvoir se
justifier même si l’on admet qu’elle n’est jamais totalement rationnelle.
7. Volonté et entendement
La volonté n’est pas uniquement à considérer dans son acception morale. Antérieurement à
Kant, elle a plutôt été analysée comme une faculté de l’âme nous portant vers
l’accomplissement d’un acte, mais distincte du simple désir parce que capable de concevoir
aussi bien son but que les moyens d’y parvenir.
Les Stoïciens soulignent la différence existant, parmi les choses et événements, entre ce qui
dépend de notre volonté et ce qui n’en dépend pas. Ils en déduisent que le bonheur du sage se
constitue par la maîtrise volontaire du jugement : à quoi bon prétendre exercer notre jugement
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à propos de phénomènes sur lesquels nous n’avons aucune prise ? Les événements, mais aussi
les passions, notre corps, nos positions sociales, doivent être accueillis avec une parfaite
indifférence (l’apathie) – et c’est à l’ordre général de l’univers, qui obéit à une nécessité
profonde, que nous devons volontairement acquiescer.
On retrouve chez Descartes un écho de la maîtrise souhaitée sur le jugement. En affirmant
que notre entendement est par nature fini ou limité, il lui oppose le caractère illimité de la
volonté : nous pouvons toujours acquiescer à une proposition ou la nier. De là vient l’erreur
dans la connaissance : la volonté nous amène à adhérer à un jugement qui n’est pas encore
suffisamment fondé, en raison même de la lenteur de l’entendement. De là provient aussi la
capacité d’échapper à l’erreur, et même à toute erreur possible, comme cela apparaît dans la
suspension volontaire du jugement (doute hyperbolique) qui précède la révélation du Cogito.
La volonté est ainsi alternativement source de négativité ou de positivité, que ce soit du point
de vue intellectuel ou du point de vue moral.
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