L`enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l`espagnol et la

L'enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l'espagnol et la morphologie
‘schématique’
Titre court: Morphologie de l’espagnol non standard
Rubrique: morphologie, dialectologie, espagnol
David Heap
Department of French
University College
University of Western Ontario
London, Ontario, N6A 3K7 CANADA
Vox: (519) 661-2111 x85709
Messages: (519) 661-2163
Fax: (519) 661-3470
1. Nos profonds remerciements à Yves Roberge ainsi qu’à mes autres collègues du Groupe de recherches en
dialectologie comparative de l’Université de Toronto (Paul Bessler, Sarah Cummins, Silvana Mastromonaco et Terry
Nadasdi) pour leurs commentaires perspicaces, et à Barbara White et Jacques Lamarche de l’Université Western
Ontario pour leur aide précieuse dans la préparation du manuscrit. Cette recherche a été en partie subventionnée par
le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (Heap 752-91-2167, Roberge 410-91-1307).
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L’enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l’espagnol et la morphologie
‘schématique’1
David Heap, University of Western Ontario
0. Introduction
Le présent travail s’insère dans le cadre d’un programme de recherche qui examine la
variation entre les langues et les dialectes au niveau de la grammaire formelle. Un des problèmes
centraux auxquels il faut faire face dans cette problématique est la distinction entre la
morphologie et la syntaxe. Les positions extrêmes sur cette question mènent à des difficultés qui
sont en quelque sorte complémentaires: si l’on suppose que toute la variation est morphologique,
on perd le pouvoir explicatif des structures X', qui se sont avérées très utiles dans beaucoup de
cas; si, en revanche, on suppose que toute la variation est syntaxique, on contribue
inévitablement à la prolifération des catégories fonctionnelles qui finit par réduire le pouvoir
explicatif du module syntaxique (cf. Bessler et al. 1992).
Il est donc largement temps de prendre le chemin intermédiaire entre ces deux pôles
extrêmes, en proposant tout simplement que la définition des domaines respectifs de la
morphologie et de la syntaxe relève des faits empiriques plutôt que des a priori théoriques.
Autrement dit, ce programme de recherche se propose de faire la part de chaque module dans la
variation grammaticale sur la base de critères qui seront (dans la mesure du possible) constants et
cohérents. Malheureusement, on est encore loin de l’objectif d’établir de tels critères, ce qui
pousse à adopter une démarche heuristique plus indirecte.
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Il se trouve que certains types de faits très communs, comme par exemple les clitiques et
les marques d’accords, sont susceptibles d’être analysées comme soit syntaxiques soit
morphologiques. Dans chaque cas, on doit examiner sérieusement les deux possibilités avant de
choisir l’analyse qui rende mieux compte des faits. De cette façon, on peut se former une image
plus complète des deux modules; en même temps, ce processus nous donne une meilleur idée des
facteurs qui seront pertinents pour distinguer les deux modules sur des critères formellement
rigoureux.
C’est donc sous cette optique qu’on se propose d’étudier ici un problème concret: une
structure particulière qui apparaît dans des variétés non standard de l’espagnol, et qui présente
des difficultés d’analyse. Nous présenterons le phénomène en question dans la section qui suit, et
ensuite nous évaluerons les deux types d’analyses possibles. Nous conclurons avec des
considérations de nature théorique.
1. Le phénomène
Il existe dans plusieurs variétés de l’espagnol non standard ce qu’on appelle dans la
dialectologie descriptive un ‘/-n/ enclitique’ (Kany 1951:112ff). Il s’agit en fait du morphème
verbal de la troisième personne du pluriel qui apparaît à la fin du groupe verbe impératif +
clitique. Cette désinence /-n/ correspond morphologiquement à la troisième personne du pluriel,
mais sert à identifier aussi bien la deuxième personne du pluriel (ustedes “vous”) que les formes
de la troisième personne (ellas, ellos). Les variétés plus standard de l’espagnol gardent l’ordre
normal verbe + désinence + clitique(s), comme on peut voir en (1). Les variétés non standard qui
nous intéressent ici peuvent soit simplement répéter la désinence verbale /-n/ à la fin du groupe,
comme en (2a), soit la placer simplement à la fin du groupe, comme en (2b):
2. D’après Rosenblat (1946:321), on peut distinguer des régions où ce phénomène se produit avec se seulement,
avec me, te, se, et peut-être aussi avec lo. Il ne semble pas avoir de cas de ce /-n/ enclitique avec des pronoms (tels
los, nos) dont la structure syllabique est fermée.
3. La référence principale ici est Kany (1951:113ff), d’où sont tirés la plupart des autres sources citées ainsi que les
exemples sans autre référence bibliographique. On se limite à la vérification des sources descriptives et
dialectologiques; les exemples que Kany cite de la «littérature réaliste» ne sont pas pris en compte dans ce travail.
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(1) Siéntense.
“asseyez-vous” (impératif pluriel)
(2a) Siéntensen
“asseyez+N-vous+N”
(b) Siéntesen
“asseyez-vous+N”
Ce phénomène ne semble pas caractériser une zone dialectale en particulier. Il apparaît
dans des variétés régionales, même s’il est moins commun en espagnol péninsulaire qu’ailleurs
(Kany 1951:113). Même dans les variétés où il est présent, il s’agit d’un phénomène assez
marqué, caractéristique des registres populaires plutôt que du parler soigné. Le phénomène n’est
pas particulièrement restreint non plus quant aux pronoms objets avec lesquels ce /-n/ enclitique
est compatible (à part le fait d’être constitué d’une syllabe ouverte):2 la variante ‘déplacée’ (cf.
(2b) siéntesen) ainsi que la variante ‘redoublée’ (cf. (2a) siéntensen) apparaissent avec divers
pronoms simples et suites de pronoms susceptibles d’apparaître après un verbe impératif, comme
on peut voir en (3):3
(3) Demen un vaso de fresco.
“donnez-moi+N un verre de boisson”
Delen las píldoras esta noche.
“donnez-lui+N ces pilules cette nuit” (Calcaño 1897:483)
Váyasen, suéltemen.
“allez-vous+N, lâchez-moi+N”
Siéntensen.
4. «The sound -n satisfies the feeling of plurality for third person verbs, just as -s satisfies the same feeling in nouns
and pronouns. In siéntense that feeling of plurality is unfulfilled for many speakers who see in the combined form a
single verb concept and not a combination of verb and pronoun; these speakers expect that feeling of plurality to
be satisfied at the very end of the word, as happens in the majority of imperative forms: hablen, vengan, coman.
Apparently, then, the formation was purely analogical. The commonest mode, which is also the oldest, is -sen for -se.
This was influenced not only by plural -n, but probably also by the imperfect subjunctive ending -sen (hablasen,
tuviesen). Later the analogy was extended to -me, -le, -lo, etc. Finally, the inner n, being superfluous, was dropped.»
(Kany 1951:112, notre emphase).
4
“asseyez+N-vous+N” (Navarro Tomás 1948:126)
¡Lárguenlon!
“lâchez+N-le+N” (Saubidet 1914:206)
Márchensen de aquí.
“allez+N-vous+N d’ici”
Cállesen.
“taisez-vous+N”
Le seul type d’explication (qui en fait est plutôt une description) de ce phénomène qui
existe dans la documentation dialectologique fait appel à une notion assez vague d’analogie:
Le son -n exprime la pluralité pour les verbes à la troisième personne, tout comme -s exprime la pluralité
pour les substantifs et les adjectifs. Dans siéntense, la pluralité reste inexprimé pour beaucoup de locuteurs
qui voient dans la forme combinée un seul concept verbal et non pas une combinaison de verbe et
pronom; ces locuteurs s’attendent à ce que la pluralité soit exprimé à la toute fin du mot, comme c’est le
cas dans la grande majorité des formes impératives: hablen, vengan, coman. Apparemment, alors, la forme
est purement analogique. La forme la plus commune, qui est également la plus ancienne, est -sen pour -se.
Cette forme a subi l’influence non seulement du -n du pluriel mais aussi probablement de la terminaison de
l’imparfait du subjonctif en -sen (hablasen, tuviesen). Plus tard, l’analogie s’est étendue à -me, -le, -lo, etc.
Finalement, le -n qui apparaît plus près de la racine verable, étant superflu, a été supprimé. 4
Évidemment, même si cette description des faits semble superficiellement plausible, elle reste
entièrement intuitive. L’analogie, toute réelle qu’elle soit, ne peut que motiver ce phénomène
dans l’esprit des locuteurs; pour une explication plus adéquate de pourquoi et comment cette
construction est possible, il faut examiner les deux analyses formelles, l’une syntaxique et l’autre
plutôt morphologique, qui sont présentées dans la section suivante.
2. Analyses possibles
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