L`enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l`espagnol et la

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L'enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l'espagnol et la morphologie
‘schématique’
Titre court:
Morphologie de l’espagnol non standard
Rubrique:
morphologie, dialectologie, espagnol
David Heap
[email protected]
Department of French
University College
University of Western Ontario
London, Ontario, N6A 3K7 CANADA
Vox: (519) 661-2111 x85709
Messages: (519) 661-2163
Fax: (519) 661-3470
L’enclitique /-n/ dans des variétés non standard de l’espagnol et la morphologie
‘schématique’1
David Heap, University of Western Ontario
0. Introduction
Le présent travail s’insère dans le cadre d’un programme de recherche qui examine la
variation entre les langues et les dialectes au niveau de la grammaire formelle. Un des problèmes
centraux auxquels il faut faire face dans cette problématique est la distinction entre la
morphologie et la syntaxe. Les positions extrêmes sur cette question mènent à des difficultés qui
sont en quelque sorte complémentaires: si l’on suppose que toute la variation est morphologique,
on perd le pouvoir explicatif des structures X', qui se sont avérées très utiles dans beaucoup de
cas; si, en revanche, on suppose que toute la variation est syntaxique, on contribue
inévitablement à la prolifération des catégories fonctionnelles qui finit par réduire le pouvoir
explicatif du module syntaxique (cf. Bessler et al. 1992).
Il est donc largement temps de prendre le chemin intermédiaire entre ces deux pôles
extrêmes, en proposant tout simplement que la définition des domaines respectifs de la
morphologie et de la syntaxe relève des faits empiriques plutôt que des a priori théoriques.
Autrement dit, ce programme de recherche se propose de faire la part de chaque module dans la
variation grammaticale sur la base de critères qui seront (dans la mesure du possible) constants et
cohérents. Malheureusement, on est encore loin de l’objectif d’établir de tels critères, ce qui
pousse à adopter une démarche heuristique plus indirecte.
1. Nos profonds remerciements à Yves Roberge ainsi qu’à mes autres collègues du Groupe de recherches en
dialectologie comparative de l’Université de Toronto (Paul B essler, Sarah Cumm ins, Silvana Ma stromonaco et Terry
Nadasdi) pour leurs comm entaires perspicaces, et à Barbara W hite et Jacques Lamarche de l’Université Western
Ontario pour leur aide précieuse dans la préparation du manuscrit. Cette recherche a été en partie subventionnée par
le Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canad a (Heap 75 2-91-2167, Ro berge 410-91 -1307).
1
Il se trouve que certains types de faits très communs, comme par exemple les clitiques et
les marques d’accords, sont susceptibles d’être analysées comme soit syntaxiques soit
morphologiques. Dans chaque cas, on doit examiner sérieusement les deux possibilités avant de
choisir l’analyse qui rende mieux compte des faits. De cette façon, on peut se former une image
plus complète des deux modules; en même temps, ce processus nous donne une meilleur idée des
facteurs qui seront pertinents pour distinguer les deux modules sur des critères formellement
rigoureux.
C’est donc sous cette optique qu’on se propose d’étudier ici un problème concret: une
structure particulière qui apparaît dans des variétés non standard de l’espagnol, et qui présente
des difficultés d’analyse. Nous présenterons le phénomène en question dans la section qui suit, et
ensuite nous évaluerons les deux types d’analyses possibles. Nous conclurons avec des
considérations de nature théorique.
1. Le phénomène
Il existe dans plusieurs variétés de l’espagnol non standard ce qu’on appelle dans la
dialectologie descriptive un ‘/-n/ enclitique’ (Kany 1951:112ff). Il s’agit en fait du morphème
verbal de la troisième personne du pluriel qui apparaît à la fin du groupe verbe impératif +
clitique. Cette désinence /-n/ correspond morphologiquement à la troisième personne du pluriel,
mais sert à identifier aussi bien la deuxième personne du pluriel (ustedes “vous”) que les formes
de la troisième personne (ellas, ellos). Les variétés plus standard de l’espagnol gardent l’ordre
normal verbe + désinence + clitique(s), comme on peut voir en (1). Les variétés non standard qui
nous intéressent ici peuvent soit simplement répéter la désinence verbale /-n/ à la fin du groupe,
comme en (2a), soit la placer simplement à la fin du groupe, comme en (2b):
2
(1)
Siéntense.
“asseyez-vous”
(2a)
Siéntensen
“asseyez+N-vous+N”
(b)
Siéntesen
“asseyez-vous+N”
(impératif pluriel)
Ce phénomène ne semble pas caractériser une zone dialectale en particulier. Il apparaît
dans des variétés régionales, même s’il est moins commun en espagnol péninsulaire qu’ailleurs
(Kany 1951:113). Même dans les variétés où il est présent, il s’agit d’un phénomène assez
marqué, caractéristique des registres populaires plutôt que du parler soigné. Le phénomène n’est
pas particulièrement restreint non plus quant aux pronoms objets avec lesquels ce /-n/ enclitique
est compatible (à part le fait d’être constitué d’une syllabe ouverte):2 la variante ‘déplacée’ (cf.
(2b) siéntesen) ainsi que la variante ‘redoublée’ (cf. (2a) siéntensen) apparaissent avec divers
pronoms simples et suites de pronoms susceptibles d’apparaître après un verbe impératif, comme
on peut voir en (3):3
(3)
Demen un vaso de fresco.
“donnez-moi+N un verre de boisson”
Delen las píldoras esta noche.
“donnez-lui+N ces pilules cette nuit” (Calcaño 1897:483)
Váyasen, suéltemen.
“allez-vous+N, lâchez-moi+N”
Siéntensen.
2. D’après Rosenblat (1946:321), on peut distinguer des régions où ce phénomène se produit avec se seulem ent,
avec me, te, se, et peut-être aussi avec lo. Il ne sem ble pas avo ir de ca s de ce /-n/ enclitique ave c des pronom s (tels
los, nos) dont la structure syllabique est fermée.
3. La référence principale ici est Kany (1951:113ff), d’où sont tirés la plupart des autres sources citées ainsi que les
exemples sans autre référence bibliographique. On se limite à la vérification des sources descriptives et
dialectologiques; les exem ples que K any cite d e la «littérature réaliste» ne sont pas pris en com pte dans ce travail.
3
“asseyez+N-vous+N” (Navarro Tomás 1948:126)
¡Lárguenlon!
“lâchez+N-le+N” (Saubidet 1914:206)
Márchensen de aquí.
“allez+N-vous+N d’ici”
Cállesen.
“taisez-vous+N”
Le seul type d’explication (qui en fait est plutôt une description) de ce phénomène qui
existe dans la documentation dialectologique fait appel à une notion assez vague d’analogie:
Le son -n exprime la pluralité pour les verbes à la troisième personne, tout comme -s exprime la p luralité
pour les sub stantifs et les adjectifs. Dans siéntense, la pluralité reste inexprimé pour beaucoup d e locuteurs
qui voient dans la forme combinée un seul concept verbal et non pas une combinaison de verbe et
pronom; ces locuteurs s’attendent à ce q ue la pluralité soit exprim é à la tou te fin du m ot, comme c’est le
cas dans la gran de majorité des formes impératives: hablen, vengan, coman. Apparemment, alors, la forme
est purement analo gique. La forme la p lus com mune , qui est ég alement la plus ancienne, est -sen pour -se.
Cette forme a subi l’influence non seulement du -n du pluriel mais aussi probablement de la terminaison de
l’imparfait du subjonctif en -sen (hablasen, tuviesen). Plus tard, l’analogie s’est étendue à -me , -le, -lo, etc.
Finalement, le -n qui ap paraît plus près de la racine verab le, étant sup erflu, a été supp rimé. 4
Évidemment, même si cette description des faits semble superficiellement plausible, elle reste
entièrement intuitive. L’analogie, toute réelle qu’elle soit, ne peut que motiver ce phénomène
dans l’esprit des locuteurs; pour une explication plus adéquate de pourquoi et comment cette
construction est possible, il faut examiner les deux analyses formelles, l’une syntaxique et l’autre
plutôt morphologique, qui sont présentées dans la section suivante.
2. Analyses possibles
4. «The sound -n satisfies the feeling of plurality for third person verbs, just as -s satisfies the same feeling in nouns
and pronouns. In siéntense that feeling of plurality is unfulfilled for many speakers who see in the combined form a
single verb concept and not a combination of verb and pronoun; these speakers expect that feeling of plurality to
be satisfied at the very end of the word , as happens in the majority of impe rative forms: hablen, vengan, coman.
App arently, then, the formation was purely analogical. T he com monest mode, which is also the oldest, is -sen for -se.
This was influenced not on ly by plural -n, but probably also by the imperfect subjunctive ending -sen (hablasen,
tuviesen). Later the analogy was extended to -me , -le, -lo, etc. Finally, the inner n, being superfluous, was dro ppe d.»
(Kany 1951 :112, notre emphase).
4
2.1. mouvement en syntaxe
Si on veut analyser ce phénomène par le biais de déplacements en syntaxe, il faut
respecter des contrainte sur la représentation des catégories fonctionnelles comme celle de Kayne
(1991). Comme on verra, les données en (2) et en (3) sont difficiles à expliquer formellement si
on accepte le principe que l’ordre des morphèmes doit refléter strictement l’ordre des
mouvements syntaxiques, cf. le mirror principle de Baker:
(4)
5
Les dérivations morphologiques doivent refléter directement les dérivations syntaxiques (et vice-versa).
La dérivation de la variante standard en (5), siéntense, est la seule qui n’est pas
particulièrement problématique dans une analyse par mouvement. Même s’il est loin d’être
évident quelle structure il faut supposer pour représenter une phrase impérative, on peut suivre
l’analyse des clitiques proposée par Kayne (1991): les clitiques objets monteraient s’adjoindre à
T, tandis que le verbe passerait d’abord par Agr, recevant ainsi le morphème d’accord sujet /-n/
avant les clitiques objets, comme dans (5).
(5)
Siéntense
(forme standard)
TP
\
T'
/ \
T
AgrP
>>
\
**
Agr'
**
/ \
**
Agr
VP
**
>
\
**
**
V'
**
**
/ \
**
**
V
NP
**
**
*
*
*.))3))-.))))2))*
.))))))))))))))))))1-
5. « Morphological derivations must directly reflect syntactic derivations (and vice-versa).» (Baker 1988:13)
5
Quant à la variante déplacée, siéntesen, elle requerrait les mêmes mouvements que la
variante standard, mais dans un ordre différent. Le clitique monterait s’adjoindre à T, tout comme
ci-haut, mais le verbe monterait d’abord à T et ensuite descendrait à Agr. On obtiendrait ainsi
l’ordre nécessaire verbe + clitique(s) + N. Notons que cet ordre de déplacements n’est motivé
que par le besoin d’obtenir ces résultats.
(6)
Siéntesen (forme déplacée)
TP
\
T'
/ \
T
AgrP
>>
\
***
Agr'
***
/ \
***
Agr
VP
***
>
\
***
*
V'
***
*
/ \
**.)3)V
NP
**
*
*
*.)))))))))))2))*
.))))))))))))))))))1-
Une analyse par mouvement peut, à la limite, rendre compte de la variante standard et de
la variante déplacée, mais c’est au prix de mouvements complètement ad hoc et d’une violation
apparente des contraintes sur le mouvement des têtes. La variante redoublée, siéntensen,
demanderait par contre que le verbe fasse un triple mouvement (deux montées et une redescente),
comme en (7). Ce retour en arrière à Agr serait nécessaire pour obtenir la ‘copie’ du morphème
sujet /-n/ qui apparaît à la fin de la suite verbe + N + clitique + N.
6
(7)
Siéntensen (variante redoublée)
TP
\
T'
/ \
T
AgrP
>>
\
***
Agr'
***
/ \
***
Agr
VP
***
> >
\
***
***
V'
***
***
/ \
**.)4)-**
V
NP
**
**
*
*
*.))3))-.))))2))*
.))))))))))))))))))1-
Une analyse par mouvement en syntaxe nous oblige donc à postuler tous ces
déplacements qui ne seraient motivés que par ces mêmes données, et qui violeraient les
contraintes existantes sur le mouvement des têtes (Travis 1984). Notons que ce genre de
problème sera inévitable, quelle que soit l’analyse qu’on adopte pour les phrases impératives.
Nous nous tournons donc vers une option moins lourde qui serait en quelque sorte le parallèle de
la génération à la base des clitiques redoublés (Jaeggli 1982, Roberge 1990), une analyse où la
morphologie reprend le fardeau d’expliquer des faits qui se sont avérés difficilement explicables
en syntaxe.
2.2. génération en morphologie
Si on abandonne la syntaxe pour chercher dans le cadre de la morphologie associative (ou
non concaténative), on dispose déjà d’un mécanisme qui pourrait servir à représenter le type de
variation dont il est question ici. Harris (1980, 1986) propose l’idée d’exploiter les schèmes
(anglais templates) pour rendre compte de la variation dans la forme du pluriel en certains
dialectes espagnols. Harris commence par l’examen de certains formes dans l’espagnol standard
7
où le morphème du pluriel nominal /-(e)s/ semble être de façon idiosyncratique ‘effacé’. Il
démontre que ces idiosyncrasies apparentes peuvent se réduire à des différences de structure
lexico-morphologique, si on accepte que le pluriel d’un substantif prend la forme et du segment
/-s/ et d’un schème [[...] V C], plutôt que simplement les segments /-s/ ou /-es/. Le /-s/ (et
éventuellement un /e/, en l’absence d’autre voyelle thématique) s’associerait aux cases vides (V
et C) pour donner la terminaison -s ou -es comme en (8a)., sauf dans le cas d’une racine qui se
termine déjà en -Vs, où le suffixe du pluriel n’apparaît pas, comme en (8b). (1980:20)
(8)
(a)
libr o + s
=>
libr o s
| |
[[ ] V C]
=>
tapic e s
| |
[[ ] V C]
=>
dos
[[ ] V C]
tapiz + s
[[ ]
(b)
V C]
dosis + s
[[ ] V C]
i s
| |
[[ ] V C]
A part le fait de mieux rendre compte des données de l’espagnol standard que les analyses
précédentes de ces faits, un des avantages de cette approche est qu’on peut facilement l’étendre à
des pluriels non standard. Harris (1980:23-4) parle en particulier des ‘pluriels doubles’(cafeses au
lieu de cafés) qui apparaissent dans certaines variétés de l’espagnol, ainsi que les pluriels en -se
de l’espagnol dominicain (mucháchose, mujérese au lieu de muchachos, mujeres). La variation
dans la forme de ces pluriels serait due aux schèmes non standard donnés en (9), qui seraient
disponibles dans les variétés en question tout comme des items lexicaux non standard.
(9)
[[ ] C V C] (le schème pour les ‘pluriels doubles’)
[[ ] V C V] (le schème pour les pluriels en -se)
Ces schèmes donneraient les dérivations en (10a) et (10b) pour les pluriels non standard, où le /s/
8
du pluriel se propage aux deux cases consonantiques libres pour donner cafeses, et des /e/
épenthétiques remplissent les cases vocaliques libres par défaut.
(10)
(a)
café
+ s
=>
[[ ] C V C]
(b)
mujer
[[
+ s
] V C V]
=>
café
s
/ \
[[ ] C V C]
=>
mujer
=>
[[
café
[[ ]
s
|
] V C V]
s e s
| | |
C V C]
mujér e s e
| | |
[[ ] V C V]
Il est à noter que le contenu segmental (le /-s/ du pluriel et des /e/ épenthétiques), ainsi que les
principes d’association, resteraient les mêmes que dans l’espagnol standard. La variation
interdialectale se réduirait alors aux formes que peuvent prendre les schèmes morphologiques
associés au pluriel dans chaque variété.
Ce qu’on propose ici serait une analyse similaire à celle de Harris, adaptée au phénomène
en question: le schème qui correspond aux verbes impératifs (et peut-être toutes les formes
verbales qui prennent des pronoms enclitiques, voir ci-dessous) aurait des cases auxquelles les
différents affixes (désinences verbales, pronoms clitiques) peuvent s’associer. Ceci représente
bien sûr une extension du formalisme du type utilisé par Harris: le cadre de morphologie
associative, étant étroitement liée à la phonologie non-linéaire, n’envisageait alors que des
schèmes avec des cases de nature phonologique (V, C, etc.). Pour rendre compte des données
présentées ici, il faut étendre ce même mécanisme pour permettre des schèmes avec des cases qui
correspondraient, non pas à des classes de segments phonologiques, mais plutôt à des catégories
morpho-syntaxiques: pronoms clitiques, désinences verbales etc. Cette extension ne pose pas
nécessairement un problème, puisque, comme le remarque Spencer (1991:212, et note 12), il
n’existe pas encore de théorie bien articulée et contrainte de la morphologie schématique.
9
Certaines implications de cette approche schématique à la morphologie seront examinées dans la
section 3; on se contentera pour l’instant de donner la représentation en (11) comme première
approximation de ce qui pourrait être le schème sous-jacent de la variante redoublée siéntensen:
(11)
[[racine verbale] DÉS
CL (CL) /n/ ]
Remarquons qu’il faut toujours marquer le morphème verbal /-n/ comme lexicalement
exceptionnel, puisque c’est la seule désinence qui puisse s’associer à une case à droite des
pronoms enclitiques. Mais la représentation en (11) réduit cette idiosyncrasie à une propriété
lexicale d’un schème particulier, plutôt qu’un processus qui serait actif en syntaxe. On devrait
s’attendre à ce que les schèmes morphologiques, étant essentiellement des éléments lexicaux,
soient susceptibles de varier d’une variété à l’autre. Parce que les associations des morphèmes à
leurs cases se réaliseraient dans le module morphologique, avant la formation d’une structure
syntaxique, le problème de l’ordre des déplacements syntaxiques ne se pose même pas.
2.3. autres analyses
S’il ne s’agissait que des formes impératives présentées ci-dessus, on pourrait avancer
l’argument qu’on n’a affaire ici qu’à un phénomène purement phonologique. La propagation du
/-n/ jusqu’à la coda de la dernière syllabe relèverait alors de la phonologie post-syntaxique plutôt
que de la morphologie, et n’arriverait qu’assez tardivement. Mais il se trouve que ce même /-n/
enclitique vient s’attacher à des formes non finies (infinitifs, gérondifs) où il n’y a pas de source
superficielle pour un /-n/ phonologique. Comme le dit Rosenblat, «Les formes irsen, etc., et la
coexistence de formes comme cáyensen, etc., éliminent absolument l’idée qu’il s’agisse d’un
10
processus phonétique de métathèse. Le processus est purement analogique.»6 C’est surtout la
présence des /-n/ enclitiques à la fin des infinitifs qui aide à écarter une analyse phonologique,
puisque dans le cadre de la phonologie non linéaire, la ‘coexistence’ dans les formes redoublées
(cáyensen etc.) pourrait être le résultat, non pas d’une métathèse, mais d’une propagation
(spreading) du /n/ original. Dans les données en (12), qui semblent représenter des extensions
analogiques des formes impératives présentées ci-dessus, on est donc obligé d’analyser le /-n/
comme la réalisation d’un morphème abstrait d’accord sujet à la troisième personne du pluriel.7
(12)
Al marcharsen ellos...
“au aller-se+N eux ...” (Menéndez Pidal 1941:253)
Esos chicos van a pegarsen.
“ces petits vont frapper-se+N”
Van a comersen un cordero.
“vont manger-se+N un mouton”
¡A estudiarsen las lecciones!
“à étudier-se+N les leçons!”
No por querersen mucho han de estar juntos todo le día.
“pas par aimer-se+N beaucoup ont à être ensemble tout le jour.”
[Ce n’est pas parce qu’ils s’aiment beaucoup qu’ils doivent être ensemble toute la
journée.] (Borao 1884:89)
¿Quieren casa[r]sen?
“voulez marrier-vous+N” (Agüero 49)
Deben tene[r]sen las niñas encerradas.
“doivent tenir-se+N les filles enfermées” (Agüero 62)
Ces mêmes faits éliminent également la possibilité de voir dans ce phénomène une simple règle
6. «Las formas irsen, etc. y la coexistencia de formas como cáyensen, etc., eliminan absolutamente la idea que se
trate de un proceso fonético de metátesis. El proceso es puramente analógico.» (Rosenblat 1946 :231).
7. Kany cite (1 951 :113 ) aussi un exem ple d’un /-n/ enclitique dans une form e géro ndive: Ya estaban los músicos
esperándomen. “déjà étaient les musiciens attend ant-mo i+N ”. M ais com me il ne s’agit pas ici d’un exemple tiré d e la
doc umentation linguistique, mais p lutôt de la «littérature réaliste» (à laquelle K any fait souvent référence), cette
seule occurrence ne peut entrer dans nos analyses jusqu’à ce que le phénomène soit confirmé avec d’autres
gérond ifs.
11
phonétique qui fermerait toute syllabe finale par un /-n/ enclitique venant s’attacher à n’importe
quel mot phonologique. Comme on s’attendrait d’un morphème d’accord de personne, la
présence de ce /-n/ dépend de la présence d’un sujet pluriel (explicite ou implicite). L’absence du
/-n/ enclitique dans des cas sans sujet pluriel permet d’écarter définitivement des analyses
phonologiques, bien que des facteurs de ce type aient pu jouer dans le développement
diachronique de ce phénomène.
3. Conclusions et implications théoriques
Il ressort de la comparaison qui précède que l’analyse morphologique doit être préférée
aux alternatives pour plusieurs raisons, dont l’économie. Pourquoi stipuler des déplacements
particuliers quand il suffit de postuler l’existence d’un nombre variable de schèmes
morphologiques? Soulignons ici que cette analyse ne s’appliquerait pas nécessairement à toutes
les variantes dans toutes les variétés. En effet, ce n’est que la variante redoublée (du type
siéntensen) qui demanderait forcément cette analyse; les deux analyses sont à la limite possibles
pour la variante déplacée (siéntesen) et la forme standard (siéntense), mais cette dernière ne
saurait à elle seule motiver une analyse morphologique. Ceci introduit la possibilité intéressante
que l’occurrence de la cliticisation soit en morphologie, soit en syntaxe, pourrait être un
paramètre (au sens superficiel ou descriptif du terme, cf. Roberge 1989) selon lequel les
grammaires peuvent varier.
Le mécanisme des schèmes a vu le jour dans le cadre de la phonologie non linéaire, et,
comme la note de Spencer déjà évoquée le fait ressortir, très peu de linguistes ont travaillé sur les
schèmes morphologiques en morpho-syntaxe. Autrement dit, les mécanismes et leurs contraintes
respectives restent encore à découvrir -- mais ceci n’est pas une raison pour écarter cette voie de
12
recherche.
Certaines implications significatives de l’emploi des schèmes morphologiques
apparaissent si on examine brièvement l’histoire de ce mécanisme dans la linguistique
générative. Perlmutter (1971) introduit le concept comme une espèce de ‘filtre de surface’ qui
bloquerait la production de certaines suites non grammaticales générées par la syntaxe. Il est
intéressant de noter que l’exemple qu’il utilise pour illustrer cette hypothèse est l’ordre des
pronoms clitiques en espagnol, un problème très proche de celui traité ici. Ce même problème, et
ses équivalents en français, italien et grec moderne, est examiné par Seuren (1976), qui rejette la
solution de Perlmutter comme trop ad hoc, et propose à sa place un ‘calcul numérique’ qui
contraindrait le déplacement des clitiques et qui ne permettrait que les suites licites. Bien
qu’ingénieuses, ces deux analyses sont bien trop stipulatives pour être admises dans le cadre de
la théorie syntaxique actuelle.
Simpson & Withgott (1986) distinguent soigneusement la morphologie schématique de la
morphologie concaténative, et rejettent à la fois la conception des schèmes comme des filtres et
celle d’une syntaxe capable de rendre compte de l’ordre de tous les affixes:
13
Plusieurs études récentes en morphologie se concentrent sur la «morphologie stratifiée», c’est-à-dire sur des
processus de formation de mots qui reflètent une hiérarchie organisée autour d’une racine. [...] Nous
trouvons qu’il est nécessaire de reconnaître d’autre types de processus de formation de mots. Un type
important de formation de mots crée une structure linéaire que l’on peut concevoir comme une série de
positions, ou cases, remplies par des ensembles de morphèmes qui sont grammaticalement spécifiés. Nous
appelons de tels processus de formation de mots la ‘morphologie schématique’ [....] Cependant, nous ne
soutenons pas la position, souvent concomitante, selon laquelle les schèmes agiraient comme des ‘filtres de
surface’ sur la séquence syntaxique. Notre perspective sur la formation des mots implique une distinction
nette entre les faits qu i concernent la morphologie et ceux q ui concerne nt les catégories syntaxiques. Cette
approche est en accord avec le principe qui veut que la composante non lexicale d’une langue doit être
maximalement générale.8
L’introduction des schèmes morphologiques dans un modèle linguistique peut en fait rappeler
aussi la notion saussurienne de la ‘paradigmatique’. En effet, l’idée de ‘cases virtuelles’ à remplir
n’a de sens que si l’on conçoit en même temps un répertoire limité d’éléments qui peuvent
apparaître à un point donné dans la chaîne. C’est cet aspect paradigmatique qui aide à
comprendre la genèse diachronique de ce genre de phénomène, difficilement explicable par le
biais de la morphologie concaténative:
Bien qu’il soit vrai que dans le changement historique, certains éléments de la morphologie stratifiée et
concaténative peuvent changer d’ordre par rapport à d’autres éléments, il est évident qu’ici [dans les
séquences non standard de clitiques en français] il s’agit de classes de morphèmes qui changent d’ordre. Ce
type de réordonnement de classes positionnelles suggère la restructuration d’un schéma morpho logique dont
la configuration est plate. Dans la morphologie concaténative et stratifiée, il n’y a pas de raison
fonctio nnelle p our la m étathèse des morphèmes, p uisqu’il n’y a p as de ‘cases’ ou positions fixes. 9
Un modèle qui a recours aux schèmes morphologiques peut donc mieux rendre compte des
8. «Many recent morphological studies have concentrated on "layered morphology," that is on processes of wordformation which reflect hierarchical structure centred around a root. [...] we find a need to recognize other types of
word-building processes. An important type of word-formation creates a linear structure which may be thought of as
a series of positions, or slots, filled by grammatically specified morpheme sets. Morphemes concatenated in this way
refer to discrete arguments and se ntence operators. W e call such word-form ation p rocesses “tem plate m orphology”
[....] However, we do not advoca te the often concomitant position that templates act as “surface filters” on the
syntactic string. Indeed, our view of word-formation carries with it a sharp distinction between facts concerning
morphology and those concerning syntactic categories. This is in keeping with the view that the nonlexical
compo nent of a language should be maximally general.» (Simpson & W ithgott 1986:14 9-50).
9. «While through historical change, certain elements in layered, concatenative morphology may reorder with respect
to other elements, what is clearly going on here [French non standard clitic orderings] is that classes of morphemes
are reordering. This type of reordering of position classes suggests a restructuring of a flat configured morphological
template. In concatenative, layered morphology, there is no functional reason for the metathesis of morphemes, since
there are no "slots" or fixed positions.» (Simpson & W ithgott 1986:16 4).
14
‘métathèses’ morphologiques10 du type donnez-le-moi > donnez-moi-le (dans le français
québécois, par exemple), ou lo mi da > mi lo da (en passant de l’italien médiéval à l’italien
moderne, cf. Santangelo et Vennemann, 1976). La relation avec la métathèse phonologique est
formelle plutôt que causale: l’échange de deux positions dans une suite aurait recours aux mêmes
processus d’association, qu’il s’agisse d’un contenu segmental ou morphologique. Mais il est
parfois difficile de distinguer nettement les métathèses phonologique et morphologique. Ainsi,
dans les textes de l’espagnol classique (du XVIe), on trouve couramment des formes où la
première consonne d’un pronom enclitique de la troisième personne change de place avec la
dernière consonne de la désinence de la deuxième personne du pluriel d’un verbe impératif:
matadlo > mataldo “tuez-le”. A part le fait (peut être une simple coïncidence) qu’il s’agit ici
aussi de verbes impératifs, il est intéressant de noter que des formes comme mataldo bien
qu’abandonnées par l’espagnol standard, sont encore communes dans des variétés non standard,
notamment le judéo-espagnol, où elles existent à côté de nombreuses métathèses purement
phonologiques (par exemple, dans des mots monomorphémiques tels vedre pour verde ou
makodro pour me acuerdo) et les /-n/ enclitiques du type examiné dans la présente étude. Même
si les frontières sont parfois difficiles à tracer, il est évident que le processus phonologique est lié
d’une façon ou d’une autre à des processus morphologiques. Une analyse purement syntaxique
des /-n/ enclitiques ne pourrait pas rendre compte de l’existence d’une telle interaction, même si
la nature exacte de cette dernière est loin d’être claire.
A vrai dire, c’est aussi la nature même des schèmes morphologiques qui serait cruciale ici
(voir aussi Heap et. al. 1993). Il s’agirait en fait d’items lexicaux, manipulés par la morphologie,
10. C rystal (19 91:2 17) définit metathesis de façon à inclure les métathèses entre des unités autres que des simples
pho nèmes: «...une alternance dan s la séquence normale des éléments dans une p hrase -- d’habitude d es sons, mais
parfois des syllabes, des mots ou d’autres unités.» («....an alternation in the normal sequence of elements in a
sentence -- usually of sounds, but some times of syllables, wo rds, or other units.»).
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et qui possèdent des propriétés sélectionnelles (pour certains types de racine, pour certaines
positions, pour certains morphèmes dans certaines cases). Les schèmes n’ont aucune signification
propre, mais constituent une suite de positions virtuelles qui donnent un ordre à d’autres items
lexicaux qui eux signifient:
Le schème est un signifiant conventionnel, qui n’a pas de signification en soi. D’après cette vision de
l’arrangement des morphèmes, le schème est une structure conventionnelle qui est imposée aux unités
minimales de signification afin de transmettre d’autres informations. Jakobson (1981:63), à l’instar de
Thomas d’Aquin, contraste avec justesse les morphèmes et les phonèmes, ces derniers étant compris comme
des signes conventionnels qui servent à signifier “mais qui, en même temps, ne signifient rien en soi.” Les
schèmes avec leurs classes po sitionnelles sont parmi ces significantia artificialiter, des éléments dont la
signification est transmise par le dispositif grammatical de cases relatives, oppositives, et potentiellement
vides. 11
Puisque, comme on l’a déjà noté, il n’existe pas encore de théorie bien articulée des schèmes en
morphologie, il n’est pas être étonnant que beaucoup des détails de leur emploi restent à
explorer. Même s’ils sont très utiles pour rendre compte de la variation morphologique, il faut
notamment trouver une façon d’expliquer l’existence de certains schèmes et l’absence d’autres
(c’est-à-dire, le fait que certaines suites de pronoms ne se produisent jamais). Il n’est pas évident
de savoir quels mécanismes pourraient fournir de telles contraintes, mais il semble au moins
probable que ce n’est pas dans la syntaxe qu’on va pouvoir établir des contraintes sur les suites
de pronoms.12
Notre point de vue est donc qu’une catégorie fonctionnelle donnée sera disponible dans une grammaire
11. «The template is a conventional signifier, which by itself, has no meaning. On this view of morpheme
arrangement, it is a conventional structure imposed on minimal semantic units in order to convey further information.
Jakobson (1981:63), drawing on Thomas Aquinas, felicitously contrasts morphemes and phonemes, the latter taken
as conventional signs which serve to signify, “but which, at the same time, taken in them selves signify nothing.”
Temp lates with their position classes are such significantia artificialiter, members o f a species who se meaning is
conveyed with the gramm atical device of relative , opp ositive, and potentially empty slots.» (Simp son & W ithgott
1986:173)
12. Il faut également noter que les données de la présente étude peuvent s’expliquer aussi bien par le biais d’un
mod ule mo rpho logique qui est soit ordonné pa r rapp ort aux autres m odules de la grammaire (et se situe d onc entre le
lexique et la syntaxe), soit parallèle aux autres modules de la grammaire et donc disp onible à tous les nivea ux de la
représentation linguistique, même si les contraintes varient d’un mod ule à l’autre. Cette vision de la mo rphologie est
donc tout à fait compatible avec les modèles para llèles de la morp hologie présentés par Spencer (1 991, ch. 11), ainsi
qu’avec le modèle dit de la Morphologie Distribuée.
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particulière seulement s’il existe des preuves empiriques qui démontrent qu’elle est visible dans la syntaxe
de cette grammaire. Dans les cas où une catégorie fonctionnelle est représentée par un ou des affixes, notre
hypo thèse nu lle est que c’est la m orphologie qui doit la traiter et que cet affixe ne sera pas visib le dans la
syntaxe. (Bessler et al. 1992)
Il est évident que cette ligne d’argumentation peut fonctionner à l’envers dans n’importe
quel cas donné: plutôt que de supposer que l’absence de structures X' indique l’absence de
syntaxe, on pourrait partir de l’hypothèse qu’une structure est syntaxique jusqu’à preuve
contraire. Si nous préférons de pencher du côté de la morphologie, c’est simplement parce que
l’hypothèse contraire tend trop à encourager la prolifération des catégories fonctionnelles.
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