droit naturel - Moodle UCL - Université catholique de Louvain

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DROIT NATUREL
J. Lenoble
Université catholique de Louvain
1
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : La distinction nature - loi et la crise de la loi dans
la Grèce classique
SECTION 1. LA DISTINCTION NATURE-CONVENTION
L'EMERGENCE DE LA QUESTION DU DROIT NATUREL
ET
SECTION 2. LA POSITION SOPHISTIQUE ET LA CRISE DE LA LOI
SECTION 3. ARISTOTE ET LA THEORIE DU DROIT NATUREL
CLASSIQUE
§ 1 La théorie aristotélicienne du droit
Annexe : Aristote, « Discussion de la thèse des sophistes sur le droit
naturel », in chapitre 10, Livre V , Ethique à Nicomaque
§ 2 Le jugement politique chez Aristote
CHAPITRE 2 LA RUPTURE DU DROIT NATUREL MODERNE ET SA
CRITIQUE PAR H. ARENDT
SECTION 1 LA RUPTURE DU DROIT NATUREL MODERNE
§1 La rupture avec le droit naturel classique
§2 Un nouveau concept de nature
§3. La « prétention mathématique du savoir »
§4. La philosophie moderne comme philosophie de la subjectivité
2
SECTION 2. LE RETOUR A LA POLIS GRECQUE CHEZ H. ARENDT
ET LA CRITIQUE DE LA THEORIE MODERNE DU DROIT NATUREL
§1. Le projet politique de H. Arendt et sa critique de la théorie moderne de
l'État
§2 La philosophie de l’action
§3 La critique de la philosophie moderne des droits de l'homme
CHAPITRE 3 : La théorie moderne du droit naturel de Hobbes
Section 1. Méthode et raisonnement dans la philosophie politique de Hobbes.
Section 2. Du droit de nature au droit positif : la construction de la
République.
§1. La construction du Léviathan : du corps naturel au corps politique
§2. La figure du Léviathan : droit naturel moderne et positivisme juridique
CHAPITRE 4 LA PHILOSOPHIE DE LOCKE ET LA FONDATION
LIBERALE DES DROITS FONDAMENTAUX
SECTION 1 Le cadre épistémologique de la théorie politique de Locke
SECTION 2 La théorie des droits fondamentaux et la théorie de la
souveraineté politique de Locke
3
CHAPITRE 5 LA CRITIQUE DU CONTRAT SOCIAL ET LA GENESE
DU POLITIQUE CHEZ DAVID HUME
§1 Analyse et phénoménalisation de l’esprit
§2 Causalité et philosophie morale
§3 La critique du contrat social
CHAPITRE 6
KANTIENNE
DE
ROUSSEAU
A
LA
REPUBLIQUE
SECTION 1. Les éléments principaux de la théorie de Rousseau
§1. Rousseau et l'état de nature
§2. Rousseau et la Loi naturelle: un nouveau point de vue sur l'Etat et
dépassement du point de vue de Pufendorf et de Locke
SECTION 2 Kant et la réforme a priori de l’état de nature
§1 La théorie de la connaissance
§ 2.
La théorie morale
§3
La philosophie du droit de Kant
4
INTRODUCTION
1. Origine et portée de la question du droit naturel
La question du droit naturel est traditionnellement identifiée comme celle de
savoir si il ya une « loi de la loi », c’est-à-dire comme celle donc de savoir si il y
a une « nature » du droit, comme celle de savoir quel est le fondement de la
norme. Cette question naît en Grèce avec l’avènement de la démocratie. Cette
naissance porte en elle, en même temps, une exigence qui indique la portée de
cette question. Pour comprendre cette portée et, donc, le sens de l’exigence
portée par cette question, on peut se référer à un texte de C. Castoriadis.
C. Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines
de l’homme. Carrefours du Labyrinthe 2, Paris, Seuil, coll. Essais, 1986 pp. 325329, 332-334, 351-357, 369-370.
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2. Hypothèse et Plan du cours
Cette exigence – l’opération normative trouve son fondement dans la pratique
sociale (approche conventionnaliste et internaliste de la norme) – permet de
mettre en perspective l’histoire de la pensée occidentale sur cette question. On
pourrait en effet identifier trois positions qui aboutiraient à ne pas rencontrer cette
exigence.
Une première, note Castoriadis lui-même, est la position du droit naturel
classique élaborée par Aristote qui aboutit à dégager une approche finaliste de la
nature et , sur cette base, un « modèle » pour la norme sociale.
L’approche moderne du droit et du politique s’est explicitement construite en vue
de dépasser cette approche iusnaturaliste classique. Elle s’est construite au départ
d’une transformation significative du concept de nature qui aboutit à substituer
une approche objectiviste de la nature à l’ancienne approche finaliste. C’est dans
le cadre de cette transformation du concept de nature, que s’est développée la
théorie du droit naturel moderne et de la démocratie moderne qui lui correspond.
Certains auteurs, parmi lesquels par exemple Strauss et Arendt, ont récemment
considéré que cette pensée moderne aboutissait à méconnaître l’exigence portée
par la question du droit naturel parce qu’elle aboutissait soit à un « historicisme »,
soit à une définition positiviste du concept de droit. Sur base de cette critique,
Strauss et Arendt suggèrent, quoique de manière différente, suggèrent un certain
retour à l’approche aristotélicienne. Nous montrerons les difficultés auxquelles
s’expose cette critique et comment, à l’inverse, du sein même de la théorie
moderne du droit et du politique, des éléments peuvent être trouvés qui nous
aident à construire la question d’une approche internaliste de la norme.
Le plan du cours comprendra donc trois orientations successives.
Dans un premier chapitre, nous développerons la question de la distinction « droit
– nature dans la pensée grecque classique.
Dans un second chapitre, nous esquisserons la portée de la transformation du
concept de nature qui s’inaugure avec la théorie du droit naturel moderne. Dans
ce même mouvement, nous présenterons la critique qu’elle inspire à Hannah
Arendt et la forme de retour à Aristote .
En alternative à cette critique et aux problèmes que pose la forme de retour à la
pensée grecque sur laquelle elle débouche, nous développerons la dynamique
interne qui nourrit la pensée moderne du droit et du politique. Cette dynamique,
montrerons nous traduit une volonté progressive de mieux penser le politique au
regard de la finitude de la raison et d’une exigence de mieux cerner les conditions
de construction de la pratique de reconnaissance sociale par laquelle se détermine
le droit (internalisme). Nous nous limiterons à poser les jalons de cette évolution
22
en développant seulement Hobbes (chapitre 3), Locke (chapitre 4), Hume
(chapitre 5), Rousseau et Kant. (chapitre 6)1. De même, la question du
positivisme et de l’insuffisance de son approche qui se veut cependant
explicitement conventionnaliste et internaliste du concept de droit ne sera pas
examinée ici2.
1
Ne seront donc pas développés dans ce cours les difficultés qui nous semblent subsister dans la théorie kantienne
du droit et du politique et les éléments d’une théorie de l’action collective et de l’apprentissage social qui nous
semblent exigés pour les rencontrer et respecter l’exigence internaliste de la norme sociale et de la démocratie
(voy. sur ce dernier point, notamment J. Lenoble & M. Maesschalck, Démocratie, Droit et Gouvernance,
Sherbrooke, RDUS, 2010).
2
Cette question fait spécifiquement l’objet du cours de philosophie du droit.
23
CHAPITRE 1 : LA DISTINCTION NATURE - LOI ET LA CRISE DE LA LOI
DANS LA GRECE CLASSIQUE
SECTION 1. LA DISTINCTION NATURE-CONVENTION
L'EMERGENCE DE LA QUESTION DU DROIT NATUREL
ET
La question du droit naturel est née en Grèce au 5ième siècle avant J.C. et est
toute entière liée au destin de ce genre culturel nouveau qui naît à la même
époque : celui d’un discours qui entend n'être justifié qu'à rendre compte de luimême c’est-à-dire le discours de la Raison.
La question du droit naturel n'est pas une question existant de toute éternité. Ce à
quoi renvoie en effet notre attitude critique de certaines positivités juridiques,
c'est à la double rupture d'où est issue notre propre tradition occidentale et qui
s'accomplit dans le bassin méditerranéen aux environs du 6ième siècle avant notre
ère. Cette double rupture est marquée par l'avènement d'un ordre politique
nouveau dans l'histoire des sociétés humaines : l'ordre de la cité qui repose sur le
régime de la loi et ce que certains ont appelé le passage d'une pensée mythique à
une pensée rationnelle. La question du droit naturel est née avec cette double
mutation : elle en est héritée et son destin lui est lié. En quel sens peut-on dire que
le problème du droit naturel est né en Grèce concomitamment à la naissance de la
philosophie ?
Comment comprendre cette articulation Raison – Loi - Droit naturel qui se met en
place en Grèce au 6ième siècle avant J.C ?
Une première mutation affecte l'ordre de la pensée. Au cours d'une lente
progression, le récit mythique, centré sur une référence invocatoire à une parole
venue des dieux, fait dorénavant place à une parole qui, laïcisée, entend fonder,
sur ses caractères propres, son accès possible à la vérité du réel. Le discours se
construit sous la forme d'un "discours intégralement justifié qui, à chaque
moment de son développement, rend compte du fait qu'il dit ceci plutôt que cela,
qu'il le dit ainsi et pas autrement"3. "A la pensée obéissant à l'exigence légendaire,
se substitue une nouvelle logique réglant, grâce à une stricte discipline du
discours, la question au droit à la parole vraie"4.
Une seconde mutation s'accomplit, parallèle à la première et qui lui est
substantiellement liée. Elle concerne le champ politique : à cette époque, dans le
3
F.Chatelet, Platon in La philosophie païenne du VIè siècle avant J.C. au IIIe siècle après J.C., Paris, Hachette,
1972, p. 97.
4
F.Chatelet, Du mythe à la pensée rationnelle, ibid. p. 18.
24
bassin méditerranéen, émerge une forme d'organisation politique nouvelle - celle
dite des "cités", fondées sur l'autorité de la loi -, organisation qui servira de cadre
de référence à la tradition juridico-politique occidentale et que F. Chatelet a très
clairement décrite5 :
La Cité se forme dans les villes coloniales, singulièrement d'Asie mineure; elle gagne la métropole et
Athènes va être le lieu d'une évolution tenue, par la suite, pour exemplaire. Le schéma d'évolution, dès lors,
est satisfaisant : la conquête politique du statut civique - de l'ordre de la citoyenneté dans lequel le destin de
chacun est défini, non par sa proximité aux dieux, non par son appartenance familiale, non par son
allégeance à un chef, mais par sa relation à ce principe abstrait qu'est la loi -, constitue une première étape.
L'instauration de la démocratie, qui s'effectue, pour des causes historiques repérables, à Athènes, est le
second moment. Une démocratie, ce n'est pas seulement, comme l'indique son étymologie, le pouvoir du
"petit peuple", c’est le régime dans lequel le gouvernement est "au milieu", lorsque chacun, qui est citoyen,
est en droit et en fait, dans la capacité d'y participer".
C'est le croisement de ces deux mutations qui explique la naissance du droit
naturel comme question. La première mutation, en effet, amène la découverte du
concept de nature, c'est-à-dire l'opposition rendue possible de la nature et de la
convention, de l'être et du paraître. Avec l'avènement du discours philosophique,
le questionnement du réel par le discours de l'homme est rendu possible. S’ouvre
la possibilité d’une mise en évaluation de ce qui apparaît par rapport à l’étalon de
mesure du réel, de « l'essence de ce qui est ». La distinction du « naturel » et de
ce qui ne l'est pas, de « l'idéal » et de ce qui apparaît phénoménalement, est
impliquée par la question du droit naturel. C'est cette distinction qu’entraîne la
transformation qui s'accomplit au plan de la pensée avec l'émergence du discours
philosophique6..
Sans doute, la conception qu’ont les Grecs du concept de nature n'est pas la seule
que la philosophie occidentale élaborera. L'important est de noter qu'avec cette
conception, se rompt la démarche traditionnelle qui consistait à endosser, sans
interrogation, l'autorité du groupe, fondée sur la tradition ancestrale
mythiquement rapportée à une origine divine. Le mythe induisait une croyance
fondée sur le sacré et l'autorité de la tradition. A s'humaniser et se laïciser, la
pensée entend s'évaluer elle-même à l'aide du fonctionnement rationnel du
discours : elle entend rechercher le vrai et, sur cette base, évaluer ce qui se donne
5
Ibid. p. 19; voy. aussi les passages très éclairants du même auteur, ibid. pp. 74-75.
L.Strauss (L.Strauss, Droit naturel et Histoire, trad. française par M.Nathan et E.de Dampierre, Paris, Plon, 1954,
pp. 108-109) traduit bien cette idée. « L'apparition de la philosophie agit profondément sur l'attitude de l'homme
devant la politique en général et les lois en particulier, car elle ne va pas sans affecter radicalement l'interprétation
qu'il en a. A l'origine l'autorité s'enracinait dans la tradition ancestrale. La découverte de la notion de nature ruine
le prestige de cette tradition ancestrale. La philosophie abandonne ce qui est ancestral pour ce qui est bon, pour ce
qui est bon en soi, pour ce qui est bon par nature. En ruinant l'autorité de la tradition ancestrale, la philosophie
reconnaît que la nature est l'autorité suprême. Il serait plus exact toutefois de dire que, ce faisant, la philosophie
reconnaît en la nature l'étalon. Car c’est la raison ou l'entendement qui par le truchement des sens découvre la
nature, et la relation de la raison à son objet est foncièrement différente de l'obéissance aveugle que réclame
l'autorité proprement dite. En appelant la nature la plus haute autorité, on effacerait la distinction oui fonde toute
philosophie, la distinction entre raison et autorité. En se soumettant à une autorité la philosophie, et en particulier
la philosophie politique, perdrait son caractère : elle dégénérerait en idéologie, c’est-à-dire en une apologétique
d'un ordre social donné, ou bien elle se transformerait en théologie ou en jurisprudence"
6
25
à voir dans l'ordre des institutions. Celles-ci font donc l'objet d'une recherche
évaluative. Apparaît ainsi la philosophie politique, c’est-à-dire la question du
droit naturel ou, plus exactement, la prise de conscience de la question du droit
naturel comme question autonome et susceptible de formulation et d'un traitement
discursif7..
Si la mutation dans les cadres de pensée conduit à rendre possible une mise en
question des coutumes et des conventions sociales que la seule existence
cautionnée par la tradition du groupe social ne suffît plus à fonder, la mutation
politique qui s'accomplit parallèlement dans la Grèce du 6ième et du 5ième siècle
avant J.C. ne fait que contribuer à définir les termes de cette question du droit
naturel. Un double élément est constitutif de cette seconde transformation.
Le premier élément est constitué par la nature même du régime qui se met en
place en Grèce du 8ième au 5ième siècle. Ce régime est celui de la cité, du régime
du gouvernement par la loi. Les groupes sociaux ne seront plus gouvernés par des
règles religieuses ou familiales, liées à des oracles divins ou à des prescriptions
fondées sur l'autorité des chefs de famille. Dans le régime démocratique de la
cité, les citoyens sont assujettis à une règle qui est leur œuvre commune et qui
acquiert existence au terme d'une procédure libre et publique. Cette loi, à l'aspect
laïc et démocratique marqué, prendra nom de nomos pour la différencier des
règles propres aux régimes politiques antérieurs qui étaient appelées thesmoi.
C'est ce double aspect laïc et démocratique qui explique les traits propres de la loi
comme mode de régulation sociale, soit sa publicité et son universalité formelle :
loi pour tous les citoyens, ces derniers sont égaux devant elle et n'y seront soumis
qu'en tant qu'elle est susceptible d'être connue de tous. La nature même de ce
nouveau cadre politique n’est pas sans poser des problèmes. Cette loi, dont la
nature se déploie réellement avec l'avènement de la démocratie athénienne (liée à
la réforme constitutionnelle de Clisthene, 507-506 avant J.C.) et dont les Grecs
sont si fiers8, a la précarité de son mode d'élaboration. En s'affranchissant des
modèles religieux et traditionnels qui ordonnaient les anciennes organisations
politiques, le nomos grec perd l’autorité sacrale qui en garantissait l'automatique
7
Définissant la philosophie politique comme cette science qui vise à "connaître en vérité la nature des choses
politiques en même temps que l'ordre politique juste et bon"7, L.Strauss (Political philosophy : Six essays, New
York, 1975, p. 6) souligne que si "la vie politique sous toutes ses formes nous confronte immanquablement au
problème du droit naturel ... (la) prise de conscience de ce problème n'est pas plus ancienne que la science
politique elle-même, elle lui est contemporaine ».
8
Car elle symbolise la lutte contre la tyrannie et la barbarie et constitue l’instrument et le garant de la liberté.
Voyez ainsi ce passage d'Herodote où, pour répondre à Darius qui s'étonnait que les Grecs osent lutter contre lui
"S'ils sont tous également libres et ne sont pas soumis au commandement d'un seul", il est mis dans la bouche de
Demarate la réponse suivante : "Car s'ils sont libres, ils ne sont pas libres en tout, ils ont un maître, la loi, qu'ils
redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent; du moins font-ils tous ce que ce maître leur commande",
cité par J.de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, 1971, p. 19.
26
prestige. La loi se présente a priori comme sans fondement extérieur à ellemême. Comme l’indique J. de Romilly, "Si la loi en Grèce avait été, comme elle
le fut dans certaines civilisations, considérée comme loi révélée et garantie par
l'autorité religieuse, sa nature en tant que telle n'eut jamais été mise en question.
Mais le mot nomos, dont la valeur allait de l'ordre du monde9 aux habitudes de tel
groupe particulier10 ne pouvait se spécialiser dans un emploi intermédiaire et
rigoureusement défini, sans que des difficultés surgissent, et en haut et en bas de
l'échelle sémantique."11 .
Le deuxième trait particulier du nouveau régime démocratique est
complémentaire du premier. La démocratie est l’organisation de la cité fondée sur
la primauté de la parole. Tout est agencé en fonction de ce trait propre de l'être
humain d'être un « être parlant ». La démocratie n'est pas principalement le
pouvoir du "petit peuple" mais est surtout ce régime "dans lequel le
gouvernement est "au milieu", où chaque citoyen « est en droit et en fait dans la
capacité d'y participer"12. Se comprend dès lors le privilège accordé à la parole.
La décision sera prise non pas par référence à quelque oracle divin ou à quelque
trésor de signification que constituerait la tradition. Elle se fondera sur la
délibération de l'assemblée à laquelle, de droit, peuvent participer tous les
citoyens de la cité. C'est l'opinion commune, construite par l'échange d'une
argumentation libre, qui constituera le critère de l'autorité. La démocratie est le
siège du libre - dire : tout est susceptible d'être interrogé, d'être délibéré.
L'ordonnancement ne repose sur aucun dogme si ce n'est celui de l'argumentation
et de la libre discussion.
Un tel cadre d'organisation politique n'est cependant pas sans conséquence car, à
ne référer l'autorité qu'à l'ordre du discours, le politique se place lui-même sur le
terrain proprement humain de la convention : la décision, fruit d'un échange
discursif, est le résultat d'un point de vue qui, fût-il celui de la majorité, est
susceptible d'être remis en cause. Il n'est que l'effet d'une convention précaire. On
rentre dans ce qu'Aristophane a appelé la "civilisation de la langue" et, avec elle,
dans celle où la décision politique, c'est-à-dire la loi, résulte de conventions
passées entre citoyens et dont l'efficacité est purement humaine. A ramener le
politique dans le champ proprement humain du discours, on ouvre la voie à
diverses manières possibles de poser la question du fondement du politique et du
9
Nomos signifie dans la tradition grecque d'abord l'ordre du monde : "Il y a un nomos divin réglant la part de
chacun dans l'ordre de l'Univers... la "loi représente aussi un idéal de civilisation : elle est la règle en soi, le
principe d'ordre; et les hommes se la donnent comme Zeus la donne au monde" (J.de Romilly, op. cit., p. 24).
10
"Mais à l'autre extrémité du champ sémantique, / nomos / évoque seulement la façon dont les choses se font
dans la pratique, par l'effet de l'habitude" (Ibid.).
11
J.de Romilly, op. cit., p. 25.
12
F.Chatelet, Du mythe à la pensée rationnelle, op. cit., p. 19.
27
droit. En effet, à ramener le pouvoir et le juste dans l'ordre du discours humain,
on est confronté à, au moins, deux positions antinomiques : soit celle qui consiste
à poser que la parole, parce qu’humaine, est toute entière l'expression des projets
de celui qui l'énonce, soit celle qui pose que la parole "est autre chose que le
simple reflet de l'intérêt, de la passion et du caprice..." et qui considère donc qu'en
parlant l'homme "expérimente une réalité qui dépasse son statut empirique »13.
Dans cette dernière perspective - qui sera celle des réponses de Platon et
d'Aristote aux sophistes -, le langage devient le lieu même où se constitue un
savoir, où se dit, ne fût-ce qu'imparfaitement, la vérité du réel. Le langage devient
source d’un savoir capable d'évaluer les diverses opinions et de définir le critère
de l'action humaine.
13
F.Chatelet, Platon, op. cit., p. 98.
28
SECTION 2. LA POSITION SOPHISTIQUE ET LA CRISE DE LA LOI
Le nouveau dispositif social et mental qui se met en place en Grèce au 5ième
siècle avant J.C. crée en même temps les conditions de la question du juste
politique et celles de la mise en cause d'un fondement possible de ce juste. La
problématique du droit naturel et ses diverses réponses antinomiques est ancrée
dans le discours qui se met ainsi en place. A l'instant même où la question du
droit naturel se formule, la pensée grecque est confrontée à des conceptions qui
vont s'attacher à nier qu'il existe un juste naturel, à nier que la loi soit le siège d'un
discours fondé sur autre chose qu'une simple convention sociale. La première
réponse que la Grèce démocratique va rencontrer est une réponse négative. Cette
position est celle des sophistes qui défendent une lecture conventionnaliste de la
loi et du juste. En conformité avec le relativisme de Protagoras qui considère que
l'homme est la mesure de toute chose en manière telle que le "vrai est ce qui
paraît à chacun"14, il est posé que "tout est en mouvement et ...(que) les choses
sont telles qu'elles paraissent à chacun, individu ou Etat", qu'en conséquence "ce
qui paraît juste et honnête à chaque cité est tel pour elle tant qu'elle en juge
ainsi"15. Explicitons cette thèse conventionnaliste.
La thèse conventionnaliste est susceptible d'une double formulation, l'une plus
modérée et l'autre plus radicale. Afin de mieux en comprendre la portée,
resituons, dans son contexte, l'expression que nous en ont donné les sophistes au
5ième siècle avant J.C..
C'est à la fin du 6ième siècle que s'inaugure, avec la constitution athénienne de
Clisthene, l'époque classique de la Grèce et l'organisation démocratique de la cité.
Clisthene n’est pas le premier législateur à Athènes. Il avait été précédé par
Dracon (fin du 7ième siècle avant J.C.) et par Solon (début du 6ième siècle avant
J.C.). Les tentatives de ces derniers n'avaient cependant pas réussi à doter
Athènes d'un régime suffisamment solide pour empêcher le règne de la tyrannie.
L'expérience de Solon s'était soldée, en effet, un an avant sa mort par la prise de
pouvoir du tyran Pisistrate.
Le régime démocratique qui se met en place avec Clisthène implique la
participation du citoyen à la vie publique (à l'Agora ou au Conseil, s'il y est élu,
ou encore en qualité de magistrat si le sort le désigne16) et la substitution de la loi
- dénommée nomos - à ces règles d'origine familiale appelées thesmoi. Comme
14
Voy. sur ceci surtout le Théétète de Platon.
Théétète, 167 c,- traduction par E. Chambry, Paris, Garnier Flamarion, 1967.
16
Notons que les citoyens sont amenés à participer à la vie judiciaire : ainsi le plus important tribunal, celui de
l'Héliée, regroupe 6.000 jurés recrutés chaque année par tirage au sort et est compétent pour connaître tant de
procès de droit privé que de droit public, en ce y compris des questions de droit constitutionnel.
15
29
l'indique J. Bernhardt, "...l'expansion de la délibération démocratique favorise, à
l'encontre des traditions et de l'insuffisance des solutions toutes faites, l'esprit
critique et les initiatives et revendications individuelles et exige, de la part des
mieux placés et des plus ambitieux du moins, l'apprentissage de la manipulation
rhétorique des assemblées et la détermination des idéaux individuels et collectifs
à y faire prévaloir"17. C'est pour répondre à ces besoins que se développent, au
5ième siècle avant J.C., les écoles de sophistes. Ces écoles dispensent, moyennant
rémunération, l'enseignement de l'art de la discussion et de savoirs techniques et
théoriques (en ce y compris celui de la sagesse prudentielle qui préside à l'art du
gouvernement de la cité et de soi-même). Les théories que développeront les
sophistes seront caractérisées par la crise morale et juridique que connaît la Grèce
du 5ième siècle en liaison avec la crise politique qui fait suite à la mort de
Pericles et à la période de gloire et de paix qui avait caractérisé le règne de celuici à Athènes (449-429 avant J.C.). Le troisième tiers du 5ième siècle est, en effet,
une époque troublée sur le plan de la politique extérieure18 et intérieure19. Or, tout
montre que cette crise politique, qui trace à l'horizon la destruction de cette
invention grecque qu'est la démocratie, exprime une crise de la loi liée à la
doctrine sophistique de la distinction de la nature et de la loi. En effet, cette
distinction avait rendu possible une mise en cause du fondement de la loi et, par
là, du respect qui lui est dû. Tel est le cadre dans lequel approcher la double
version de la théorie conventionnelle du droit. La première version est une
version modérée. En mettant l'accent sur la nature purement conventionnelle du
droit et de la justice, cette version dénie l'existence d'un quelconque droit naturel
sans pour autant en appeler à une attitude de révolte contre l'idéal grec du respect
dû aux lois. La seconde version, au contraire - qui trouve dans les personnages
mis en scène par Platon (Thrasymaque et Callicles) ses défenseurs les plus
représentatifs - appelle, au nom de la nature, à un renversement de l'ordre
purement conventionnel des lois.
Sophistique et conventionnalisme modéré
La position sophistique se caractérise ici par l'application faite au domaine moral
et juridique de la distinction de l'être et du paraître, du physis et du nomos. Une
17
J.Bernahardt, La pensée présocratique, in La philosophé païenne, op. cit., p. 68.
Athènes est en proie à des guerres qui conduiront à sa défaite devant Sparte en 404 et, à terme, à la défaite du
monde grec au milieu du 4ième siècle devant Alexandre.
19
Le destin tragique de la démocratie athénienne s'atteste dans la trahison au profit de Sparte de ce disciple brillant
de Socrate qu'est Alcibiade - ce jeune choisit par le peuple pour remplacer Pericles -, dans cette instauration de la
tyrannie des "trente" en 404 qui, installés à l'instigation de Critias (oncle de Platon), détourneront le pouvoir à leur
profit personnel, et, enfin, dans cette mise à mort de Socrate en 399.
18
30
telle application s'exprime clairement chez Antiphon le sophiste20. Celui-ci
commence par poser une définition de la justice où s’observe le relativisme de
Protagoras21 : "La justice consiste à ne transgresser aucune des règles légales
(nominales) admises par la cité dont on fait partie". Comme le signale J. de
Romilly qui cite ce passage, cette définition est à bien comprendre : "elle ne tend
nullement à dire qu'il faut obéir aux lois parce qu'il est juste de le faire. Elle ne
contient pas de "il faut"; elle pose un critère positif"22. D'ailleurs, la suite du texte
d'Antiphon poursuit dans ce sens. Voici le commentaire qu'en donne J. de
Romilly.
"En fait, à partir de cette définition, le texte poursuit l'analyse avec une fermeté éclatante. Antiphon, s'étant
résolument placé sur le terrain de la loi positive et variable des hommes, précise sans ambages ce qu'est
cette loi, et son opposition avec la nature. Et, en vrai Athénien du Vième siècle, il cherche à montrer cette
différence du point de vue de l'intérêt et par rapport à l'individu. Une série d'antithèses établissent le
contraste : "Ainsi l'observation de la justice est tout à fait conforme à l'intérêt de l'individu, si c'est en
présence de témoins qu'il respecte la loi; mais, s'il est seul et sans témoins, son intérêt est d'obéir à la
nature". L'opposition loi - nature, ainsi lancée, constitue l'idée maîtresse de toute la suite. Antiphon
commence par donner une analyse théorique, où éclatent une rigueur et une vigueur également admirables :
"Car ce qui est de la loi est accident, ce qui de la nature est nécessité; ce qui est de la loi est établi par
convention et ne se produit pas de soi-même; ce qui est de la nature ne résulte pas d'une convention, mais
se produit de soi-même". Après ces fortes distinctions, dans lesquelles chaque terme compte et méritera
d'être repris par tous les théoriciens postérieurs, Antiphon s'attache à montrer l'opposition de fait sous trois
aspects différents. Il y a d'abord celui des sanctions : celles que comporte la loi supposent la présence de
témoins, celles qui relèvent de l'ordre naturel ne sont soumises à aucune condition, car le dommage qu'elles
entraînent “ne se résulte pas de l'opinion, mais de la réalité" (aletheia). Puis viennent les fins : les lois font
peser une contrainte sur l'exercice naturel des sens : "on a légiféré pour les yeux sur ce qu'ils doivent et ne
doivent pas voir; pour les oreilles sur ce quelles doivent ou ne doivent pas entendre..." En cela, elles vont à
l'inverse des fins selon la nature : car la nature ne connaît que le vivre et le mourir, le plaisir et la
souffrance. Et enfin - après une lacune - vient une sorte d'additif à propos des effets : Antiphon relève les
cas où des gens agissent à l'encontre de leur intérêt, donc "en opposition avec la nature"; or, ils ne peuvent
recevoir le soutien de la loi, car elle ne peut secourir aucun homme avant qu'on lui ait fait tort et ne
constitue pas un secours efficace"23.
Un tel passage illustre bien comment la position sophistique défendue par
Antiphon aboutit à opposer physis - nomos, loi - nature, et à poser que tout ce qui
est de l'ordre de la loi, du droit est purement conventionnel. Il faut cependant
noter qu'une telle définition ne s'accompagne nullement d'un effet destructeur sur
le plan éthique ou juridique. Il n'y a ici nulle conséquence tirée quant à un
20
Remarquons que c'est sans doute chez Archelaos, disciple d'Anaxagore, maître de Socrate et contemporain de
Pericles et de Protagoras, que l'on trouve la première formulation de l'opposition physis-nomos relativement au
droit : il aurait en effet considéré que "le juste et le honteux ne le sont pas par nature, mais d'après le nomos" (cité
par J.de Romilly, op. cit., p. 75). Comme l'indique J.de Romilly, "on voit par un tel passage combien le lien peut
être étroit entre nomos signifiant l'opinion et nomos signifiant la coutume, puis la loi. De toute manière, le juste et
le honteux sont donnés comme appartenant au domaine de l'appréciation humaine - que celle-ci se traduise en
jugements, en conduites, ou en lois proprement dites. Et l'on découvre de ce fait que non seulement la relativité des
coutumes va s'étendre aux lois écrites ... mais que coutumes et lois écrites vont apparaître c l'expression des
valeurs propres à l'homme en général ou au groupe d’hommes particulier qui les pratique".
21
Rappelons ici ce passage de Platon où Socrate définit la position de Protagoras sur le juste : "Donc, en politique
aussi, beau et laid, juste et injuste, pie et impie, tout ce que chaque cité croit tel et pose comme nominon pour ellemême, tout cela est tel en vérité pour chacune; et, dans ce domaine, il n'y a nulle supériorité de sagesse ni
d'individu à individu, ni de cité à cité" (Théétète, 172 a).
22
op. cit., p. 8o.
23
op. cit., pp. 81-82.
31
éventuel mépris des lois. L'attitude d'Antiphon se veut purement analytique. Ce
n'est pas parce que la loi est pensée comme pure convention qu'elle doit pour
autant être méprisée. Bien plus, il faut considérer que nombre de sophistes, et en
premier lieu Protagoras - celui-là même qui disait l'homme mesure de toute chose
et donc de la vérité – affirme, en même temps, l'utilité des vertus qui, telle la
justice, servent à maintenir l'ordre de la cité. La référence au mythe que raconte
Protagoras dans le dialogue Platonicien qui porte son nom est des plus instructif à
cet égard. Protagoras commence par y raconter qu'au moment de la création, les
dieux pourvurent les espèces mortelles de diverses facultés et attribuèrent à
chacune diverses qualités appropriées.
"Cependant Epimethee, qui n’était pas très réfléchi, avait, sans y prendre garde, dépensé pour les animaux
toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans
cet embarras, Promethee vient pour examiner le partage; il voit les animaux bien pourvus, mais l'homme
nu, sans chaussures, ni couverture, ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l'amener du sein de la
terre à la lumière. Alors Promethee, ne sachant qu'imaginer pour donner à l'homme le moyen de se
conserver, vole à Hephaistos et à Athena la connaissance des arts avec le feu; car, sans le feu, la
connaissance des arts était impossible et inutile; et il en fait présent à l'homme. L'homme eut ainsi la
science propre à conserver sa vie; mais il n'avait pas la science politique; celle-ci se trouvait chez Zeus, et
Promethee n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole que Zeus habite et où veillent d'ailleurs des
gardes redoutables ...
Quand l'homme fut en possession de son lot divin, d'abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à
leur existence, privilège qu'il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues;
ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu'il avait, d'articuler sa voix et de former les noms des choses,
d'inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits et de tirer les aliments du sol. Avec ces ressources,
les hommes, à l'origine, vivaient isolés, et les villes n'existaient pas; aussi périssaient-ils sous les coups des
bêtes fauves, toujours plus fortes qu'eux; les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre; mais ils étaient
d'un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes; car ils ne possédaient pas encore la science politique
dont l'art militaire fait partie. En conséquence, ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en
fondant des villes; mais quand ils s'étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que
la science politique leur manquait, en sorte qu'ils se séparaient de nouveau et périssaient.
Alors Zeus, craignant que notre race ne fût anéantie, envoya Hermes porter aux hommes la pudeur et la
justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l'amitié. Hermes alors demanda à
Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. "Dois-je les partager, comme
on a partagé les arts ? Or les arts ont été partagés de manière qu'un seul homme, expert en l'art médical,
suffit pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir ainsi la justice et la
pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? Entre tous, répondit Zeus; que tous y aient part ... 24.
Une double idée est ici sous-jacente à cette position d'Antiphon et de Protagoras.
Une première idée tient à ce que la conventionnalité du droit et de la loi s'atteste
de la multiplicité des nomoï que le développement des recherches historiques25
avait amenée à constater. Si un droit naturel avait existé, il ne pourrait être
qu'unique et permanent. Sa naturalité - sa vérité - exigerait son unicité et sa
24
Platon, Protagoras, 321 c - 322 c, Paris, Garnier Flammarion, 1967.
La critique sophistique de la loi a été préparée en ce sens par les travaux d'Herodote qui consistaient en une
forme d'enquête sociologique sur les modes de comportement et d'organisation sociale de divers peuples. Herodote
est un des premiers à procéder à ce genre d'enquête avec la rigueur propre à l'observation et à l'enquête. Par là il
sera un des premiers à mettre en évidence la relativité des nomois sans pour autant en tirer les conséquences
relativistes du point de vue de la connaissance (ce sera précisément l'enjeu des sophistes, Herodote avait déjà luimême formulé cette conséquence de la relativité propre au nomoi : "Si, en effet, on proposait à tous les hommes de
faire un choix parmi toutes les coutumes et qu'on leur enjoignit de choisir les plus belles, chacun, après mûr
examen, choisirait celle de son pays; tant ils sont convaincus, chacun de son côté, que leurs propres coutumes sont
de beaucoup les plus belles" (cité par J.de Romilly, op. cit., p. 59).
25
32
permanence. or l'observation montre que chaque cité engendre sa propre
conception du juste. C'est donc que le juste est le résultat d'une pure convention
sociale, est le fruit d'une pure élaboration humaine et non point l'expression d'un
principe qui s'imposerait naturellement. Ceci apparaît clairement dans le passage
précité du dialogue Platonicien où est rapportée la position de Protagoras.
L'opposition physis - nomos conduit ici à mettre en cause toute lecture du droit
positif qui consisterait à prétendre pouvoir le ramener à un quelconque fondement
naturel, c'est-à-dire à des principes premiers dont le droit ne serait que la
déduction. Le droit n'est à chaque fois qu'un produit culturel, historique : il n'est
pas de l'ordre de ce qui est connaissable comme allant de soi, comme pouvant se
parer du connaissable en nature.
Une seconde idée peut être dégagée des citations précédentes de Protagoras et
d'Antiphon. L'idée de nature semble moins référer à l'ordre de la connaissance et
de la vérité qu'à l'ordre de l'état de nature où l'individu se trouverait s'il n'était pas
soumis à la contrainte du droit. L'idée, qui sera reprise à l'époque moderne du
droit naturel moderne, est que l'homme laissé à lui-même est conduit à poursuivre
son bien propre, ce qui lui est le plus agréable. La conventionnalité du droit va
permettre de se superposer au jeu naturel de l’individu. Le droit vient contrer la
tendance naturelle de l'individu qui le pousse à ne rechercher que son bien
particulier. La "convention" qu'est le droit permet cette nécessaire rupture
qu'impose la sécurité d'existence. La convention sociale, bien que contraignante
par rapport à « l’état de nature », n'est donc pas, pour autant, sans utilité. Bien au
contraire son utilité vient du besoin de sécurité qui la rend indispensable.
Ainsi qu'on le constate, le raisonnement sophistique ici décrit repose en fait sur
une double conception de l'opposition nature - loi. Le nomos est conventionnel
tant par rapport à l'ordre d'une Raison qui viendrait fonder en vérité l'ordre de la
loi que par rapport à un état de nature où l'homme serait laissé au libre jeu de sa
nature. Il importe peu de remarquer que les sophistes eux-mêmes n'ont clairement
travaillé ni les présupposés de cette double conception, ni le principe même de
cette distinction.
Le conventionnalisme des sophistes Thrasymaque et Callicles
L'opposition ainsi avancée entre loi et nature ne devait pas seulement conduire à
ce conventionnalisme modéré d'Antiphon et de Protagoras. Le débat
philosophique sur la loi et le politique devait en effet conduire à des positions
plus radicales dont on dont on trouve trace dans les positions défendues par ces
deux sophistes (réels ou imaginaires, on ne le sait) que Platon met en scène :
33
Thrasymaque, dans le Livre Ier du Traité de la République, et Callicles, dans le
dialogue intitulé Gorgias.
Thrasymaque défend l'idée que celui qui exerce effectivement ("sans se tromper")
l'art de gouverner, gouverne à son propre profit, c'est-à-dire donc dans l'intérêt du
plus fort et, puisque la justice consiste à "obéir à ceux qui gouvernent", il s'ensuit
que la justice revient à faire ce qui est à l'avantage du plus fort. Une telle
présentation de la justice aboutît ainsi à poser d'une part que tout pouvoir présente
comme juste ce qui est à son avantage propre et d'autre part, puisque la justice
travaille pour l'intérêt du plus fort et l'injustice pour ce qui est utile et profitable à
soi-même, qu'il est plus avantageux pour le sujet de faire l'injustice. ("L'injustice
portée à un certain point est plus forte, plus libre, plus puissante que la justice").
De même Callicles, poursuivant dans la même voie, considère qu'il faut opposer
la justice selon la nature et la justice selon la loi. Si celle-ci aboutit à interdire
qu'on possède plus que les autres, c'est bien que les lois sont faites pour les
faibles. Au contraire, la justice selon la nature consiste à privilégier le droit, pour
le plus fort, d'augmenter sa puissance et de commander aux autres. Sur cette base,
Callicles en appelle à rompre avec cette justice selon la convention au profit d'un
droit naturel : "Mais qu'il paraisse un homme d'une nature assez forte pour
secouer et briser ses entraves et s'en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds
nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il
se révoltera et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était
notre esclave".
Ces passages sont donc éclairants de la transformation qui s'est opérée. La mise
en cause du fondement en vérité de l'ordre de la loi liée au relativisme d'Antiphon
et de Protagoras aboutit ici avec Thrasymaque à disjoindre radicalement loi et
Raison puisque le discours du droit est dit ne se référer au "Bien commun" que
comme travestissement des intérêts du pouvoir qui s'y jouent. Le conventionnel
est lu comme ce qui inévitablement équivaut à l'arbitraire au service du pouvoir.
Par ailleurs avec Callicles, la nature recèle elle-même un ordre normatif qui est à
privilégier par rapport à la normativité conventionnelle du droit positif. Si
l'opposition loi-nature garde ici toute sa vigueur, elle n'est plus à résoudre au
profit de la loi au nom de l'utile; à peine de maintenir l'homme dans une
contrainte qui le réduit à l'état d' "esclave", l'opposition est au contraire à résoudre
au profit d'une revalorisation du modèle normatif de la nature, lequel privilégie la
loi du plus fort.
Cette position radicale de Thrasymaque et de Callicles va ouvrir la voie de la
philosophie. En effet, cette crise de la loi va susciter la réponse de Socrate et, à sa
suite, les constructions philosophiques de Platon et d'Aristote qui vont poser la
Raison au fondement de la loi. C'est dans cette alliance de la loi et du Logos que
sera affirmée l'existence d'un droit naturel, celui précisément que permet de
34
construire le travail de la Raison à l'œuvre dans la délibération politique et sa
consécration dans la loi. Nous examinerons précisément plus loin la réponse
iusnaturaliste que la philosophie grecque, essentiellement par la voix d'Aristote,
donnera à cette question spécifique du droit naturel né avec la double mutation
que traduisait la nouvelle civilisation grecque et à cette première réponse que
constituait la critique sophistique de la loi. Il importe cependant, au terme de cette
première section, de situer l'exact enjeu des réflexions qui précèdent et, plus
fondamentalement, du débat sur le rapport droit - nature qui émerge en Grèce au
5ième siècle avant J.C. De ce point de vue, trois remarques doivent être faites.
1) La première remarque consiste à relever ce qui se joue dans le débat qui va
opposer Socrate à Thrasymaque et à Callicles. Par delà le contenu manifeste du
débat théorique - c'est-à-dire l'opposition loi - nature, la définition de la justice et
la défense de la loi , ce qui est en cause est la possibilité reconnue pour le
discours humain de transcender les contingences purement historiques dans
lesquelles sont pris les acteurs du jeu social et politique et de s'affranchir du pur
jeu des intérêts particuliers des individus ou des groupes sociaux. La question est
celle de la possibilité pour la Raison de tenir le défi qui est le sien, c'est-à-dire
celui d'assurer une organisation politique dans l'horizon de la vérité. A cette seule
condition, la justice peut être pensée comme vertu et la loi peut être posée comme
fondée en "nature", c'est-à-dire en raison, comme le résultat d'une délibération
rationnelle. La réponse iusnaturaliste de Socrate et, à sa suite surtout, de Platon et
d'Aristote est bien celle-là. L'association logos - nomos , qui entend se substituer à
l'opposition physis - nomos, repose sur l'affirmation qu'il existe un discours
humain capable de dire la vérité du réel et de dégager le modèle normatif de la
justice. L'affirmation du droit naturel n'est ainsi que l'inscription, dans le champ
du politique et du juridique, de la croyance en la Raison. En ce sens, Callicles est
la réfutation d'une telle position. A ramener le droit à une base purement
contingente, conventionnelle et pour tout dire arbitraire, Callicles adopte une
position de déconstruction par rapport à l'affirmation d'un discours de la loi inscrit
dans l'horizon de la rationalité. La loi n'est référable qu'à l'horizon particulier,
contingent du groupe historique qui l'a élaboré. La réponse de Socrate à
Thrasymaque est très éclairante de ce point de vue. N’affirme-t-il pas que "tout
homme qui gouverne, considéré comme tel, et de quelque nature que soit son
autorité, ne se propose jamais son intérêt personnel mais celui de ses inférieurs.
[Que] c'est à ce but qu'il vise, c'est pour leur procurer ce qui leur est convenable et
avantageux qu'il dit tout ce qu'il dit et qu'il fait tout ce qu'il fait" (La République,
Livre I, chapitre VI, § 4 in fine). C'est bien là affirmer que le discours est porteur
d'une rationalité en marche qui, au plan de la cité, est celui du bien commun. Bien
35
plus, ce que la tradition philosophique a appelé la méthode socratique, en
référence à ce qui spécifie le dialogue socratique par différence avec le dialogue
sophistique, est le signe même de cette position de Socrate. Voici en quels termes
F. Chatelet rend compte de cette fonction du dialogue socratique26.
"Cette idéologie où les croyances s'affrontent en un combat aveugle et où la violence devient le seul critère
convenons, avec Platon, de l'appeler opinion (doxa). La première tâche des dialogues socratiques, qui
forment à la fois l'introduction et la première partie du Platonisme, est d'en faire apparaître la structure
contradictoire. Au cours de toutes ces discussions, portant sur les thèmes que nous avons énumérés et qui
tiennent tous au coeur des Athéniens, il s'agit de montrer que les notions autour desquelles ceux-ci croient
pouvoir organiser leur conduite politique, leur pratique sociale et leur existence quotidienne sont vides,
vides de sens précis, que, dès qu'on les interroge, elles se révèlent confuses et contradictoires. L'opinion se
veut volontiers cohérente; elle croit s'appuyer sur des "faits", sur des évidences, sur des "vérités premières".
La mission divine de Socrate est de contester cette certitude et, du même coup, de montrer que là est
l'origine des malheurs que subit la Cité. Cette tâche ne va point sans une autre : la dénonciation des
nouveaux maîtres à penser. Ceux-ci ne font que flatter l'opinion et lui donner des armes d'autant plus
puissantes qu'elles sont plus perfides. Ils définissent non un art (qui connaîtrait ses principes), mais un
savoir-faire : "Ce que les pratiques de la parure sont à la gymnastique, cela la cuisine l'est à la médecine;
ou, de cette façon plutôt, ce que les pratiques de la parure sont à gymnastique, cela la sophistique l'est à
l’art législatif, et ce que la cuisine est à la médecine, cela le savoir-faire oratoire l'est à l'art de juger."
(Gorgias, 465e). On les croit novateurs : ils contribuent encore un peu plus à la démoralisation des citoyens
et, à la violence matérielle, ils en ajoutent une autre, une violence "au carré", celle que recèle la parole
habilement mensongère. Leur crime est d'autant plus grand qu'ils déshonorent l’outil même de la justice, la
parole, et la détournent de sa fonction. Les interrogations ironiques de Socrate ont pour fin de restaurer
cette fonction dans son intégrité. Elles n’y parviennent cependant que dans la mesure où elles mettent en
évidence le contenu de l'opinion. Au fond, lorsqu'on a parcouru le cycle des preuves négatives administrées
par Socrate, on se trouve dans la même situation que le lecteur arrivant au terme de la Première Méditation
métaphysique de Descartes. Aucune certitude ne subsiste plus : ne demeure qu'une activité indéfiniment
constante. Le non - savoir qui se sait tel a triomphé du non - savoir qui s'ignore. Quant à la connaissance, à
cette exigence qui est à l'origine de l'opinion même, elle n'apparaît plus que comme un irréalisable voeu.
Ainsi, en interprétant l'enseignement de son maître de cette manière (Xenophon est, à cet égard, beaucoup
moins précis et rigoureux), Platon établit un principe qui désormais va être constitutif de la réflexion
philosophique. Celle-ci se définit, d'abord, comme rupture critique, comme refus de l'opinion, du système
lacunaire et contradictoire des habitudes mentales couramment reçues. Elle est premièrement dans la
dénégation, parce qu'elle sait que l'acceptation du "donné" conduit au désordre, à la particularité, à
l'incongruité de la violence. S'impose toutefois l'obligation de ne s'en point tenir à ce refus, et cela à
l'intérieur de l'enseignement socratique même. Sans doute, Socrate affirme-t-il que sa vertu est de savoir
qu'il ne sait rien; mais il dit aussi que la conduite injuste, celle du "méchant", est le fruit de l'ignorance. Ce
savoir qu'il ne possède pas, il l'appelle comme règle. A ne pas pouvoir l'exprimer à ses juges, à rester dans
l'ironie, il s'expose à leur incompréhension. En acceptant d'être dans le retrait, il provoque, pour ainsi dire,
leur erreur tragique. Cette issue, Platon ne l'accepte pas. Tous se passe comme si, en prenant le chemin de
la droite philosophie, il reprochait à l'homme qu'il admirait le plus d'avoir trop tôt désespéré, de s'être
complu à cette mission - tout entière négative -, sans songer que l'élaboration d'une science était possible et
que, désormais, grâce à l'entreprise critique radicale, les moyens en étaient donnés. Les Cités s'entredétruisent, les citoyens s'entre-déchirent. L'opinion commence à comprendre sa sottise. Les sophistes ne
sont plus que des fabricants de plaidoiries. Les poètes se répètent. Les devins se ridiculisent. Le moment
d'une grande décision est venu. Mais, au fait, sur quoi vantelle s'appuyer ? Se contentera-t-elle de réitérer la
contestation ? Cherchera-t-elle quelque voie moyenne (comme le fera Socrate) ou en appellera-t-elle à la
piété (Xenophon ne trouvera pas d'autre solution, en fin de compte) ? L'ironie de Socrate interdit ces
compromis ou ces régressions; elle exige ou bien qu'on s'y sacrifie sereinement ou bien qu'on aille de
l'avant. Mais que reste-t-il maintenant qu'aucune notion sur quoi on puisse se fonder ne subsiste ? En vérité,
Socrate n'a cessé d'indiquer le chemin. il ne l'a pas pris, mais il l'a pointé du doigt. En instaurant l'art du
dialogue, il a montré ce à partir de quoi le savoir nouveau peut s'établir. L'opinion ne dit rien qui vaille,
mais elle dit, elle se croit obligée de dire, de légitimer ses passions et ses intérêts. L'homme est ainsi fait
qu'il a besoin de la parole pour s'assurer de son bon droit à agir (ou même simplement, à vivre). L'opinion
bavarde. Elle se prend à son propre piège qui est le piège même de l'humanité. Celle-ci ne se contente pas
de faire, en même temps, elle signifie et cherche à rendre compte. Le point d'appui est là : citoyen du
26
op. cit., pp. 94-97.
36
discours, l'homme est l'animal à convaincre. En ce domaine, va se situer l'action philosophique. Le dialogue
socratique a prouvé que le discours de l'opinion ne saurait se légitimer, qu'il se contredit, qu'il pose des
questions auxquelles il ne peut pas répondre, qu'il donne des réponses alors qu'il n'a même pas l'idée des
questions qui y correspondent. Le dialogue Platonicien va s'efforcer de construire, par le jeu d'une
légitimation, cette fois positive, le discours intégralement justifié qui, à chaque moment de son
développement, rend compte du fait qu'il dit ceci plutôt que cela, qu'il le dit ainsi et point autrement. Le
pari philosophique - que la culture a repris sous des modalités multiples - est ouvert. Le problème,
précisément posé, est celui-ci : la construction d'un discours, qui satisfasse tout individu de bonne foi et lui
permette de répondre efficacement aux questions théoriques et pratiques qui se posent à lui, est-elle
possible ? Y a-t-il un discours (comme science) universel ? Peut-on dépasser la variabilité des préférences
?".
Ce passage permet aussi de voir la double ambiguïté de la position socratique.
La première ambiguïté est que Socrate, tout en déconstruisant, au nom même de
la Raison, les fausses positions de savoir défendues par Callicles et en affirmant
bien des fois qu'il ne sait rien lui-même, en appelle à la constitution, par la voix
de la Raison, d'un nouveau savoir. Pour reprendre une expression de F. Chatelet,
ce savoir qu'il ne possède pas, Socrate l'appelle comme règle. Mais, la Raison
peut-elle fonctionner autrement que comme instance de pure négativité ? Est-elle
support à une reformulation positive ? Le destin même de la Raison occidentale
appelle cette question qui fait l'enjeu, comme le verra, de la pensée
contemporaine : quelles sont les limites qu’impose à la raison la finitude
humaine ? Socrate est, à la fois, celui qui déconstruit les savoirs et, en même
temps, celui qui produit, à travers Platon et Aristote, les conditions de possibilité
d'un nouveau savoir. Mais une seconde ambiguïté caractérise aussi la position de
Socrate. Elle se situe dans l'attitude qu'a Socrate face à la loi : elle n'est d'ailleurs
qu'une expression, sur le plan politico - juridique, de la première ambiguïté
socratique.
et des intérêts
2) La position ambiguë de Socrate face à la loi ne fait qu’exprimer une des
difficultés récurrentes de la position iusnaturaliste. Cette ambiguïté se marque
dans l'attitude de Socrate face à son procès et à la condamnation à mort qui
s'ensuivit. Voici comment E.Chambry, traducteur de l'apologie que Platon écrivit
en l'honneur de Socrate, raconte les événements du procès et de la mort de
Socrate27.
Socrate était parvenu à l'âge de soixante-dix ans lorsqu'il fut accusé par Meletos, Anytos et Lycon de ne pas
reconnaître les dieux de l'Etat, d'introduire de nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. La peine
requise contre lui était la mort.
Le principal accusateur, Meletos, était un mauvais poète qui, poussé par Anytos, se chargea de déposer la
plainte au greffe de l'archonte-roi. Anytos et Lycon la contresignèrent. Anytos, un riche tanneur qui avait
été stratège en 409 et qui avait combattu les Trente avec Thrasybule, était un orateur influent et l'un des
chefs du parti populaire. Si l'on en croit Xenophon (Apologie, 29), il était fâché contre Socrate, parce que
celui-ci l'avait blâmé d'élever son fils dans le métier de tanneur. Il avait sans doute d'autres motifs plus
sérieux, des motifs politiques; il avait dû se sentir blessé par les critiques de Socrate contre les chefs du
parti démocratique. De Lycon, nous ne savons pas grand-chose. Le poète comique Eupolis lui reproche
d'être d'une origine étrangère et Cratinos fait allusion à sa pauvreté et à ses moeurs efféminées. En tout cas,
il semble avoir été un personnage de peu d'importance. Dans ce concert d'accusateurs, Meletos représentait
27
Apologie de Socrate, trad. par E.Chambry, Paris, Flamarion, 1965, pp. 15-16.
37
les poètes, Anytos les artisans et les hommes politiques, Lycon les orateurs, tous gens dont Socrate, en
mettant leur savoir à l'épreuve, avait choqué l'amour-propre et suscité les rancunes.
Socrate, en butte à toutes ces haines, ne se fit pas illusion. Mais, bien qu'il s'attendit à être condamné, il
continua à s'entretenir à l'ordinaire avec ses disciples de toutes sortes de sujets étrangers à son procès.
Comme son ami Hermogene s'étonnait (Apologie de Socrate, par Xenophon, 3 et 4) qu'il ne songeât pas à
sa défense : "Ne te semble-t-il pas, répondit-il, que je m'en suis occupé toute ma vie ? - Et comment ? - En
vivant sans commettre aucune injustice." Et comme Hermogene lui objectait que les tribunaux d'Athènes
avaient souvent fait périr des innocents, il répondit qu'il avait par deux fois essayé de composer une
apologie, mais que son signe divin l'en avait détourné. D'après Diogene Laerce, Lysias lui aurait proposé un
plaidoyer qui aurait sans doute emporté l'acquittement. Il le refusa en disant : "Ton discours est fort beau,
mais ne me convient pas." Ce discours était sans doute composé suivant les règles de la rhétorique et visait
à exciter la pitié des juges. C'est ce que Socrate ne voulait pas. Il se défendit lui-même dans un discours
qu'il n'écrivit pas, mais qu'il avait dû néanmoins méditer à l'avance. Il y montra une fierté de langage qui
frappa ses amis aussi bien que ses juges. "D'autres, dit Xenophon, ont écrit sur son procès, et tous ont bien
rendu la fierté de son langage, ce qui prouve que c'est bien ainsi qu'il parla." Condamné à soixante voix de
majorité sur cinq cents ou cinq cent un votants et invité à fixer sa peine, il refusa de le faire, pour ne pas se
reconnaître coupable, dit Xenophon. Il demanda même, d'après Platon, à être nourri au prytanée. Cette
demande parut être une bravade au jury, qui le condamna à mort à une majorité plus forte. Conduit en
prison, il dut y attendre un mois ... Il eût pu s'évader de sa prison. Il refusa de le faire. Il continua à
s'entretenir avec ses disciples admis dans sa prison jusqu'au retour de la galère sacrée. Il but alors la ciguë
et mourut avec une sérénité qui couronnait dignement une longue carrière consacrée à la science et à la
vertu".
La position de Socrate à l'égard des lois trouve son expression la plus explicite
lorsque son ami Criton, se rendant auprès de Socrate dans la prison de ce dernier,
lui offre le moyen de s'échapper. Socrate on le sait, refuse et c'est pour justifier
son refus qu'il développe une position de respect radical, extrême puisque la
condamnation qui le frappe est postulée injuste. Avant de développer
l'argumentation de Socrate à l'appui d'un tel respect inconditionnel des lois, il
nous faut signaler d'emblée le caractère ambigu - même si compréhensible et
défendable - de la position socratique. La conception iusnaturaliste sous-jacente à
l'alliance Logos - Nomos qui se profile à l'horizon de la démarche socratique
aboutit ainsi tout à la fois à inscrire le droit dans une référence à la Raison, qui
parait fournir un instrument d'évaluation du droit positif, et à exiger dans le même
temps le respect dû aux lois positives et aux décisions même injustes qui sont
prises sur base de celles-ci. Bien entendu l'hypothèse socratique est doublement
particulière : l'injustice alléguée est celle d'une décision particulière (décision d'un
magistrat) et non de la loi générale et abstraite elle-même et d'autre part la loi
dont Socrate exige le respect inconditionnel vise la loi élaborée dans la cité
démocratique. Il reste que cette ambiguïté de la problématique iusnaturaliste se
retrouvera tout au long de la réflexion occidentale sur le droit naturel. Elle est
explicitement reprise ainsi par un auteur contemporain, E. Weil dont la position
sur ce point est des plus typique28:
28
E.Weil, Philosophie politique, Paris, Vrin, 2è édit., 1966, p. 33.
Remarquons cependant que cette position est quelque peu modalisée par l'interdiction qui est cependant faite au
philosophe de ne point "agir" contre la morale : "Mais il n'obéira pas, dût-il en périr, à un ordre qui ferait de leur
l'auteur ou le complice d'une action allant à l'encontre de la réalisation du vrai universel" (op. cit., p. 34).
38
"Pour le dire tout de suite, quitte à y revenir : la constatation d'un désaccord entre droit historique et raison
ne donne pas au philosophe (au philosophe de la réflexion) un droit à la révolte. Le droit de l'individu est
défini par le système positif existant, et aucun système ne peut admettre sa propre négation : un droit à la
révolte serait le droit positif de ne pas obéir au droit positif. Le citoyen, l'homme qui vit selon la légalité et
exige des autres qu'ils en fassent autant, est tenu à l'obéissance. Il est vrai que le principe de l'obéissance ne
justifie pas pour autant n'importe quel système légal devant la morale : mais le philosophe en tant que
citoyen ne peut en tirer que le droit moral de parler en faveur d'un système mieux en accord avec le
principe de l'universalité - et ne pourra exercer ce droit moral qu'aussi longtemps que son discours n'est pas
déclaré action séditieuse par les autorités légales. En ce cas il se taira. Mais encore en se taisant, il
travaillera à se rendre plus digne d'une légalité meilleure, agissant quant à lui comme si ce droit positif plus
vrai du point de vue de la morale était déjà en vigueur : il souffrira ce qui est moralement injuste, il ne
profitera pas de l'injustice existante. Tel Socrate, il acceptera ce que le monde lui inflige, il n'acceptera pas
de se servir de ce que ce monde contient d'injuste".
Les tenants de positivisme juridique n'ont d'ailleurs pas manqué de noter ce trait
récurrent du iusnaturalisme. Ainsi, H. Kelsen ne s'est pas fait faute de relever le
caractère conservateur de la théorie du droit naturel alors même qu'on aurait pu
attendre de cette théorie, note-t-il, que sa référence à un idéal de justice la
conduise à exercer une fonction critique et progressiste29
Nous retrouverons ci-dessous cette question du droit de résistance, c'est-à-dire sur
le droit que l'on aurait de résister au nom du droit naturel à une loi juridique
Voy. encore le passage très explicite, p. 40 : "L'homme moral ne participera pas à la révolution qui, pour
justifiable que son intention soit du point de vue de la morale même, reste moralement injustifiable en tant
qu’action : le but est juste, puisque ce but est la réalisation d'une justice plus grande; le moyen est absolument
répréhensible, puisqu'il constitue la négation même du but premier de la morale : la subordination de l'individu à la
raison présente dans la loi, loi comprise comme forme de l'universalité dans le concret de l'existence empirique.
Mais la révolution, injustifiable quand elle est seulement proposée ou quand elle a échoué, est justifiée dès qu'elle
a réussi. Le philosophe moral ne peut pas admettre qu'on prône la révolution, mais il peut en prendre la défense à
partir du moment où elle a été victorieuse et à condition qu'elle ait vraiment atteint ce nouveau degré de liberté
raisonnable qu'elle avait promis aux hommes. C'est que, par son succès, elle a fondé un nouveau système
historique et positif de lois, et celui-ci peut exiger de l'individu la même obéissance que l'ancien, tout en possédant
maintenant un titre infiniment supérieur à celui de l'ancien, le seul titre à l'obéissance : c'est à présent lui qui est en
vigueur. Le révolutionnaire, s'il échoue, est un criminel; il est héros fondateur s'il l'emporte.
29
H.Kelsen, Justice et Droit naturel, in Le Droit naturel, Annales de philosophie politique, 1959, pp. 111-112. "Le
caractère avant tout conservateur de la théorie du Droit naturel est la conséquence de l'attitude qu'adoptent la
grande majorité des partisans, et en particulier les représentants classiques de la théorie du Droit naturel, en face
d'un problème décisif pour toute la théorie : le problème du rapport entre Droit naturel et droit positif.
a) Nécessité du droit positif selon le Droit naturel. De l'idée de Droit naturel en tant qu'ordre juste de
comportement humain immanent à la nature et déductible de la nature, il résulte qu'un droit positif, c'est-à-dire
créé artificiellement par les h s, est parfaitement superflu, et qu'une telle tentative, si on l'entreprend malgré tout,
ne peut être que pernicieuse, parce qu'elle peut entraîner à s'écarter du Droit naturel qui seul est juste. Il est
significatif qu'aucun des théoriciens du Droit naturel qui pourraient être pris en considération n'a tiré cette
conséquence et que tous soulignent au contraire avec force la nécessité d'un droit positif.
b)Elimination de toute possibilité de conflit entre droit naturel et Droit Positif. Si l'on accorde, en contradiction
avec l'idée du Droit naturel, la nécessité du droit positif, cette idée se trouve affaiblie et il en résulte qu'un droit
positif ne peut avoir de validité et par conséquent requérir l'obéissance que dans la mesure où il est en accord avec
le Droit naturel, et qu'un droit positif qui n'est pas conforme au Droit naturel est dénué de toute validité et que par
conséquent personne n'est tenu de lui obéir. Sans doute la plupart des théoriciens du Droit naturel maintiennent-ils
cette thèse en principe. Mais en même temps en présente des arguments qui visent à rendre un conflit entre Droit
naturel et droit positif ou absolument impossible ou du moins très invraisemblable, et à assurer, même en ce cas, la
validité du droit positif.
Pour atteindre ce but, on fait du droit positif un délégué du Droit naturel, on déduit de la nature la norme qui exige
l'obéissance au droit positif. Ce droit positif est plus ou moins identifié au Droit naturel, ce qui supprime ou du
moins réduit au minimum les chances d'un conflit entre eux".
39
positive et jugée injuste. Il importe seulement ici de signaler ce problème qui
apparaît dès le moment où émerge avec Socrate l'affirmation d'un droit naturel.
40
SECTION 3. ARISTOTE ET LA THEORIE DU DROIT NATUREL
CLASSIQUE
§ 1 La théorie aristotélicienne du droit30
L'essentiel de la réflexion dernière d'Aristote sur le droit se situe dans le livre V
de l'Ethique à Nicomaque, c'est-à-dire dans le cadre de sa réflexion morale31 : le
problème du droit est analysé à l'occasion de l'examen de la vertu morale qu'est la
justice : c'est qu'en effet, pour Aristote, l'expérience juridique est directement
morale au sens où, notamment, l'office du juge est le "discernement du juste et de
l'injuste" (Eth. Nic. , V, 1 0, 11 34 à 32) .
Sans prétendre épuiser la théorie aristotélicienne du droit, nous en dégagerons
trois lignes de force : les rapports entre droit-phronèsis, droit-epieikeia et droitphusis.
Une triple discussion s'engage ainsi qui vise en définitive à inscrire le droit -avec
les ambiguïtés propres à toute la problématique aristotélicienne- dans l'ordre de la
raison, de la légalité et de la nature.
A. Droit et phronèsis ou le fondement intellectuel du droit.
30
Les développements qui suivent sont pour l'essentiel tirés de notre ouvrage " Droit, Mythe et Raison", Bruxelles,
Editions des Facultés Universitaires St. Louis, 1980 en collaboration avec F. Ost.
31
D’autres ouvrages, tels la Rhétorique et la Politique, contiennent des passages relatifs au droit. Nous y ferons
pour partie allusion. De même, d'autres ouvrages de morale sont relatifs au thème de la justice qui est, chez
Aristote, indissociable du droit. Pour une étude comparée de l'Ethique à Eudème, de la Grande Morale et de
l'Ethique à Nicomaque à propos du droit, voy. M. Hamburger, Morals and law - The growth of aristotle's legal
theory, new edition, New-York, 1971 ; -voy. aussi un dialogue ancien intitulé "Sur la Justice", le bel ouvrage de P.
Moraux, A la recherche de l'Aristote perdu. Le dialogue "sur la justice", Louvain-Paris, 1957.
Mentionnons enfin, outre les ouvrages déjà cités de F. Heinimann et R. Hirzel, les études les plus importantes qui
ont été consacrées à,la philosophie aristotélicienne du droit : E.Barker, The political thought of Plato and Aristotle,
New-York, l960; V.Ehrenberg, Die Rechtsidee im fruhen Grîechentum, Untersuchungen zur Geschichte der
werdenden Polis, Leipzig, 1921; M.Hamburger (outre l'ouvrage précité), The awakening of western legal thought,
new edition, New York, 1969; E.Michelakis, Platons Lehre von der Anwendung des Gesetzes und der Begriff'der
Billigkeit bei Aristoteles, Milnchen 1953. "Das Naturrecht bei Aristoteles" in Zur griechischen Rechtsgeschichte,
Herausgegeben von Berneker, Darmstadt, 1968, pp. 146-171; J.Ritter, "Naturrecht" bei Aristoteles - Zum Problem
einer Erneuerung des Naturrechts, Stuttgart, 1961; M.Salomon, Der Begriff dergerechtigkeit bei Aristoteles,
Leyde, 1937; W.Siegfried, Der Rechtsgedanke bei Aristoteles, Zurich, 1947; P.Trude, Der Begriff der
Gerechtigkeit in der aristotelischen Rechts- und Staatsphilosophie, Berlin, 1955; A.Verdross-Drossberg,
Grundlinien der Antiken Rechts- und Staatsphilosophie, Wien, 1948; M.Villey, parmi ses nombreuses études
signalons, La formation de la pensée juridique moderne, nouvelle édition, Paris, 1962, pp. 109 et sv.; E.Wolff,,
Griechische Rechtsdenker, Friburg, 1953; voyez aussi pour un commentaire littéral du livre V de l'Ethique à
Nicomague, outre celui de R.A.Gauthier et J.Y.Jolif déjà cité, J.Burnet, The Ethics of Aristotle, London, 1900;
F.Dirlmeier, Aristoteles-Nikomachische Ethik, Aristoteles Werke in deutscher Ubersetzung, Band 6, 2è éd., Berlin,
1960; A.Grant, The Ethics of Aristotle, vol. II, 4e éd., London, 1885; W.Hatch, The moral philosophy of Aristotle,
London, 1879; H.Jackson, The fifth book of the Nichomachean Ethics of Aristotle, New York, 1973; H. H.
Joachim, The Nichomachean Ethics, 4e éd., Oxford, 1970; G. Ramsauer, Aristotelis Ethica Nicomachea, Leipzig,
1878; J. Stewart, Notes on the Nicomachean Ethics of Aristotle, vol. I, Oxford, 1892.
41
C'est ici qu'apparaît, nous semble-t-il, la dimension la plus fondamentale de la
lecture que le Philosophe opère du phénomène juridique. La relation entre droit et
phronèsis (prudence ou sagesse) constitue en effet l'élément de base de cette
pensée à partir duquel s'éclairent les autres aspects et notamment la doctrine du
droit naturel. Bien plus, c'est par elle que la représentation que le Stagirite donne
du droit s'ancre dans sa métaphysique. Tentons de remonter la filiation de ce
rapport et d'en traduire la signification pour Aristote.
C'est par le concept de phronèsis qu'Aristote inscrit la production juridique dans
l'ordre d'une rationalité et, par là, dans une relation mimétique au divin. Qu'est-ce
à dire ?
La question du droit est identiquement celle de juste politique; la réflexion sur le
juridique implique réflexion sur la justice. Or, Aristote établit un lien substantiel
entre justice et phronèsis32, lien qui se fonde sur la définition qu'il nous donne de
la vertu ... la vertu est un état habituel qui dirige la décision, consistant en un juste
milieu relatif à nous, dont la norme est la règle morale, c'est-à-dire celle-là même
que lui donnerait le sage33.
La référence à la sagesse, au jugement du sage apparaît ainsi comme un élément
constitutif de l'éthique et par là du droit, en tant que si la vertu est définie comme
le respect du juste milieu, celui-ci est déterminé par une vertu intellectuelle, la
phronèsis. Si le juste objectif34 consiste en un certain juste milieu, défini par
Aristote au livre V de l'Ethique à Nicomaque, la détermination concrète de ce
juste milieu sera le résultat du respect d'une norme, œuvre d'un jugement
spécifique, celui du sage (phronimos).
Un double élément constitutif de la vertu se trouve ainsi posé, qui justifie le plan
du raisonnement éthique d'Aristote (examen successif des diverses vertus
particulières sous l'angle du type de juste milieu qu'elles constituent et, ensuite,
analyse des diverses vertus intellectuelles).
La production juridique (production du juste dans la cité qui est le fait du
nomothète et du juge) reçoit, de ce fait, sa première spécification fondamentale :
32
Le terme "phronèsis" est susceptible de deux traductions, prudence ou sagesse. A l'époque contemporaine, la
première est défendue, notamment, par M .Aubenque (dans un ouvrage qui fait suite à sa recherche sur le
problème de l'être et qui s'intitule La prudence chez Aristote, 2è éd., Paris, 1976); la seconde paroles. R.A.Gauthier
et J.Y. Jolif, dont nous suivrons ici la position pour le motif que nous utilisons leur traduction de l'Ethique à
Nicomaque; voy. sur ce problème de traduction,P.A. Gauthier et J.Y. Jolif, op. cit., t. II, 2, p. 463; P.Aubenque, La
prudence ... p. 1 et surtout, "La prudence aristotélicienne porte-t-elle sur la fin ou sur les moyens ? Rev. Etudes
Grecques, 1 965, n' 369- 370, p.48.
33
Eth. Nic., II, 6, 1106 b 36
34
On sait que dans son étude sur la justice, Aristote distingue un point de vue objectif (détermination de ce que
doit accomplir l'homme juste) et un point de vue subjectif ("de quelle manière il faut faire les choses justes pour
être juste", R.A.Gauthier et J.Y.Jolif, op. cit., t. I, 2, pp. 122 et 143); comme le signale le Stagirite : "Les choses
justes et les choses injustes étant telles que nous l'avons dit, on accomplira un acte d'injustice ou un acte de justice
quand on fera ces choses de plein gré", Eth. Nic. , V, 1 0, Il 35, a 1 5
42
elle est définie par sa référence à un savoir fondateur et normatif, celui constitué
par le sage.
N'étant que l'effet de ce que chez Aristote l'éthique est une éthique de la sagesse,
cette spécification, cependant, n’acquiert son véritable relief qu'à travers le
dévoilement de la signification particulière que revêt la phronèsis elle-même. Car,
il s'agit là d'un "concept philosophique qui touche à l'essentiel : la nature du
savoir humain, les rapports de la théorie et de la pratique, la relation de l'homme
au monde et à Dieu"35 .
En quoi, donc, le savoir produit par le phronimos est-il fondateur et normatif de la
détermination du juste ? Quelle est la portée de dette inscription du juridique
dans l'horizon d'un savoir "prudentiel" ? La réponse à cette question, comme on
va le voir, est des plus nuancées et traduit la souplesse et la puissance théorique
de la philosophie aristotélicienne du droit.
La sagesse est définie par Aristote comme "un état habituel vrai, raisonné, qui
dirige l'action et a pour objet les choses bonnes et mauvaises pour l'homme"36.
Distincte de la science et de l'art, elle est la vertu de la partie non scientifique de
la partie rationnelle de l'âme, celle qu'Aristote appelle la partie calculatrice ("car
'calculer' c'est la même chose que 'délibérer' et nul ne délibère sur les choses qui
ne peuvent pas être autrement qu'elles ne sont" Eth. Nic. , VI. 2, Il 39 a 1 3) ou
opinative (Eth. Nic., VI, 5, 1140 b 26). Elle vise donc à définir la validité, la
justesse du critère de l'action droite37.
Mais si la sagesse est ainsi définie comme ce qui régit l'action et détermine la
droite règle à l'aide de laquelle spécifier le juste milieu que constitue toute vertu,
quelle est cette droite règle, d'où tire-t-elle son titre de validité ? Comme le
signale M. Aubenque, "Aristote ne nous donne aucun moyen de la reconnaître, si
ce n'est l'appel au jugement de l'homme prudent. Ce ne serait rien si l'homme
prudent tirait son autorité de la sagesse ou38 de la science, dont il ne serait alors
que l'instrument : car c'est l'universel qui s'exprimerait alors par sa voix. Mais le
prudent...n'est en tant que tel ni un sage ni un savant...il se meut au niveau du
35
P.Aubenque, La prudence .... p. 10
Eth. Nic., VI, 5, 1140 b 5; sur les divers sens du terme phronèsis dans l'œuvre d'Aristote et sur ce que cette
plurivocité implique, voy. P. Aubenque, La prudence .... pp. 7-30 et la bibliographie citée. Signalons que la
traduction ici donnée de Eth. Nic., VI, 5, 1140 b 5 est contestée par certains (Voy. sur ceci P. Aubenque, op. cit., p.
34, note 1 : pour MM. Dïrlmeier, Tricot et Aubenque, il faudrait plutôt traduire : "disposition pratique
accompagnée de règle vraie concernant...)
37
Ce n'est pas le lieu de reprendre en détail le raisonnement d'Aristote sur la phronèsis et les autres vertus
intellectuelles. Signalons que le Stagirite, ayant distingué deux domaines dans la partie rationnelle de l'âme,
constate d'une part que la vertu de la partie scientifique n'est pas la science du fait que celle-ci n'est pas
autosuffisante (Eth. Nic., W, 3, 1139 b 25-34) mais la philosophie et d'autre part que la partie calculatrice,si elle
est le siège d'au moins deux états habituels, un qui a pour objet la production et un qui a pour objet l'action, a pour
vertu la sagesse.
38
Il faut entendre, dans le langage de MM. Gauthier et Jolif que nous avons adopté, la philosophie.
36
43
particulier et fixe à chacun le juste titre qui répond à sa particularité...Mais si la
supériorité du prudent ne repose pas sur un savoir, c'est-à-dire sur la participation
à un ordre universel, l'autorité dont Aristote l'investit n'est-elle pas arbitraire...?39
Chez Platon, le problème se posait différemment puisque le roi-philosophe
disposait du savoir : son droit à la parole reposait sur sa science des premières
choses. Mais, un tel schéma n'est pas adopté par Aristote.
Quel est dès lors le titre de la primauté reconnue au prudent, ou pour employer le
langage de R.A.Gauthier, au sage ? La question est des plus importantes car elle
pose celle du fondement éventuel du discours juridique, traversé, selon Aristote,
par une rationalité prudentielle.
Aristote, dans un texte du Protreptique40, défend encore une position
platonicienne. Le phronimos "privilégié ... pour l'exactitude de son
savoir...désigne donc ici l'homme de la contemplation ou du moins celui qui,
ayant contemplé l'ordre de la Nature et de la Vérité, y puise la norme
transcendante de toute action'41.
Dans l'Ethique à Nicomaque, cependant, Aristote, conformément à son abandon
de la théorie des Idées, expose une autre conception, qu'explicite de la manière la
plus claire le problème de l'équité.
Comme nous le verrons ci-dessous, tant Platon qu'Aristote relèvent l'infirmité
fondamentale dont est entachée la loi; du fait de sa généralité, elle ne vise
qu'inadéquatement les cas litigieux que caractérisent leur particularité. Il reste que
la réaction de l'un et l'autre philosophe à cette imperfection de la loi et à sa
rigidité est très différente.
Pour Platon, la loi n'est qu'un substitut imparfait de la science, la primauté idéale
devant être accordée au Savoir Incarné (les chefs, se sont ceux qui savent)42.
Pour le Stagirite, en revanche, la généralité est l'apanage tant de la loi que de la
science et l'impossibilité de déduire jamais le particulier, qui est indéterminé, du
général est dû à un obstacle ontologique qu'aucune proposition scientifique ne
pourra combler. Ceci explique que la loi a besoin d'un correctif qui est le recours
par le juge à l'équité : "à chose indéterminée, il faudra aussi une règle
indéterminée comme la règle de plomb utilisée dans la construction à Lesbos : la
39
La prudence. ... p. 40
"Quel critère ou quelle norme pour juger de la valeur d'une chose pourrait être plus exact que le phronimos ?
Car ce pourquoi cet homme, en suivant la science, se décide, cela est la valeur et le contraire la non-valeur".
(Iamblichus Protrepticus, êd. H.PISTELLI, nouv. éd. Stuttgart, 1967, VI, p. 39, 16-20; R.Walzer, Aristotelis
Dialogerum Fragmenta, Hildesheim, 1963, fr. 5 a du Protrepticus, p. 29).
41
P.Aubenque, La prudence .... pp. 41-42
42
Platon, Politique, 292c, 300c, Théétète, 170 a; dans un autre passage, Platon définit le chef comme celui qui
Impose sa propre science comme loi" (Politique, 297a).
40
44
règle, bien loin de demeurer rigide, épouse les formes de la pierre, de même le
décret s'adapte-t-il aux faits"43.
De ce point de vue, la science n'est nullement supérieure à la loi : la particularité
du réel exige le recours à une rationalité, celle de l'équitable, qui ne relève en rien
de l'ordre de l'exactitude mathématique; on retombe ici sur la sagesse à laquelle
Aristote refuse explicitement cette exactitude au profit de l'efficacité atteinte par
des raisonnements probables44.
Mais la question se repose à ce stade : l'abandon des thèses platoniciennes ne rend
que plus délicate la position aristotélicienne. Quel est le titre de validité de ce
jugement prudentiel, ou des jugements du sage pour reprendre notre terminologie
habituelle ? A cette question, P. Aubenque apporte une réponse en deux temps.
Il constate tout d'abord que l'abandon de la perspective platonicienne conduit
Aristote à poser comme critère dernier la personne même du sage, devenu ainsi à
lui-même son propre critère45. Mais qu'est-ce qui caractérise ce sage, dont le
jugement, porteur de règles vraies, définit le juste milieu ? C'est, souligne M.
Aubenque, moins la qualité personnelle du sage comme représentant d'une race
ou d'une tradition que la qualité intellectuelle que son jugement traduit.
L'abandon par le Stagirite du fondement platonicien que constituait le savoir
transcendant ne signifie pas la rupture avec l'intellectualisme socratique, mais
bien la mise en place d'un fondement intellectualiste différent. La phronèsis est,
en effet, une vertu intellectuelle. Le sage sert de critère parce qu'il est doué de
cette intelligence et parce que la mise en œuvre de celle-ci lui confère un certain
savoir.
La vertu morale donc, et, pour ce qui nous concerne, la détermination du juste qui
est, notamment l’office du juge, ne sont plus subordonnés idéalement, comme
chez Platon, à la science des Idées ou des Nombres mais à un "savoir" configuré
par la nature contingente de son objet et constitué par la voie de la logique
dialectique.
A la transcendance de l'intelligible et à l'insertion corrélative du juridique dans
l'ordre de la scientificité et de l'exactitude mathématique, se trouve substitué non
le relativisme sophistiqué mais un autre fondement intellectualiste, celui de la
raison pratique, qu'on peut dénommer "intellectualisme existentiel"46.
43
Eth. Nic. V,, 1 4, Il 37 b 30-32.
Voy. sur ceci, Eth. Nic. I, 1, 1094 b 22 et sv.
45
Voy. ce passage significatif d'Aristote ... la caractéristique qui distingue le mieux de toute autre le vertueux
(=spoudaios) c'est sans doute son aptitude à voir le vrai dans chacune des branches de l'activité dont il est, pour
ainsi dire, la règle et la mesure" Eth. Nic., III, 6, 111 3 a 1-32.
46
"Aristote particularise, individualise, relativise l'intelligence, mais il ne renonce pas à l'intellectualisme. La
substitution au spoudaios traditionnel d'un phronimos, qui n'est pas pourtant le sage platonicien, inaugure, à la fois
contre l'empirisme de la tradition populaire et contre la philosophie platonicienne des essences, ce qu'on pourrait
appeler un intellectualisme existentiel", P. Aubenque, La prudence .... op. cit., p. 51; cela explique qu'Aristote,
44
45
C'est ici que l'on trouve l'enracinement physique de la théorie morale et juridique
d'Aristote47.
Le droit, pourrait-on dire, apparat chez le Stagirite comme une production divine,
non pas en ce que la détermination du juste est traduction dans le particulier d'un
savoir des principes, mais, indirectement, par la reconnaissance, dans cette
détermination, d'un savoir à la fois limité, du fait de la contingence de l'objet, et
traversé par une rationalité qui assure ou permet la réalisation du meilleur
possible : se retrouve ainsi le double rapport, d'imitation et de séparation, induit
par la théorie du Premier Moteur désirable, entre le divin et le sublunaire. Qu'estce à dire ?
La phronèsis est la traduction dans le champ de l'expérience morale et juridique
d'une ontologie de la contingence, d'une métaphysique de la division. C'est là que
gît l'origine des divisions aristotéliciennes entre les domaines "scientifique" et
"calculateur" de la partie rationnelle de l'âme et, à leur suite, entre la sophia
(philosophie conçue comme la plus haute des sciences) et la phronèsis (sagesse).
Celle-ci concerne le domaine de l'agir qui se définit par sa contingence, c'est-àdire par son pouvoir être autrement.
Si l'indétermination du domaine de l'action empêche la formulation d'un savoir
scientifique, elle est cependant en même temps ce qui rend possible l'action et la
production de l'homme qui trouve dans l'inachèvement du monde le cadre d'un
possible : "Aristote compte sur le désir raisonnable pour finir d'ordonner le
monde"48, même si l'ordonnancement, l'achèvement est à jamais totalement
inatteignable.
La sagesse aristotélicienne acquiert sa spécificité, liée à la contingence du monde,
de ce que la cosmologie du Stagirite n'est pas unitaire. Elle est de l'ordre d'un
savoir humain, limité, marqué par un écart infranchissable d'avec la philosophie,
la plus haute des sciences. La distinction des deux savoirs ainsi que la nature
particulière de cette rationalité de "substitution" qu'est la rationalité délibérante,
propre à la phronèsis, sont la marque de l'imperfection de l'homme qui est aux
prises avec une réalité dont la singularité et le mouvement interdisent la
subsomption sous les catégories générales du savoir scientifique.
dans l'Ethique à Nicomague, considère comme modèles du sage non plus Anaxagore, Parménide ou Pythagore,
mais bien plutôt Périclès : " ... nous pensons tous que Périclès et ses pareils sont des sages, parce que précisément,
ils sont capables de voir ce qui est bon pour eux et ce qui l'est pour les hommes. or, ce sont les chefs de famille et
les hommes politiques qui sont capables de cela". Eth. Nic., VI, 5, 1140 b 7. Remarquons que ce qui est ainsi
valorisé chez Périclès, c'est sa supériorité intellectuelle, c'est son savoir : savoir qui n'est ni science, ni art, mais
opinion, vu son objet propre et sa fin propre. Ceci explique qu'Aristote ne tombe pas dans une valorisation du
pragmatisme politique : "le prudent (dans notre terminologie, le sage) niest ... pas le pur empirique ... mais il est
l'homme des vues d'ensemble" (P.Aubenque, op. cit., p. 57)
47
Voy. sur ceci, J.Lenoble et F.Ost, op. cit.
48
P.Aubenque, La prudence .... p. 88.
46
Mais si cette rationalité prudentielle est de l'ordre du substitut, elle est en même
temps ce qui permet à l'homme de s'assumer dans le monde tel qu'il est et de
s'inscrire dans une perspective de rationalisation progressive du monde.
On retrouve, ici, cette dualité d'un monde sublunaire qui n'est pas simple copie du
divin, qui "est un milieu entre les chaos et l'ordre, un chaos qui tend vers l'ordre,
un ordre qui est impuissant à dominer entièrement le chaos".
Ainsi, la justice est à faire, éternellement à faire le rapport d'imitation est ici à
l'œuvre, marquant le cadre d'une action dont la raison délibérante définit les
règles dans la limite de validité qui est celle de la doxa et non de la science.
La phronèsis, vertu délibérante, est donc cette vertu intellectuelle qui permet la
constitution d'un savoir faillible, certes, mais adapté à la possibilité d'une action
dirigée rationnellement49 dans un monde défini par sa contingence "dans ce débat
douteux entre la forme et la matière, entre la détermination et l'infini, entre Dieu
et le monde, ou, comme le dit Aristote, entre le meilleur et le nécessaire, l'homme
peut et doit prendre la relève d'un Lieu défaillant, pousser toujours le meilleur
jusqu'aux limites extrêmes du nécessaire, occuper tout le champ du possible, tout
en se souvenant que ce champ a des limites infranchissables"50.
Pris dans un rapport d'imitation au divin l'homme, dans la poursuite de sa fin qui
est le bonheur et, par là aussi, dans la réalisation de la justice, se heurte à sa
séparation d'avec Dieu : il se heurte aux limites de sa propre condition. Mais la
production du juste, dans son écart infranchissable d'avec sa fin, est de l'ordre de
l'humainement possible toujours poussé plus loin, inscrit qu'il est dans l'horizon
du transcendant.
On retrouve donc le noyau spécifique de la métaphysique aristotélicienne :
l'homme, à défaut de pouvoir diviniser le monde, l'humanise : "il ruse avec la
contingence, l'utilisant contre elle-même ...insinuant en ce monde un Bien qui
n'est pas de ce monde, trouvant dans ses propres ressources, le substitut
proprement humain d'une impossible éternité"51.
B.
Droit et epieikeia.
L'ensemble des développements qui précèdent conduit nécessairement à une
théorie des sources du droit qui pose l'équité comme nécessaire correctif de la loi.
49
Voy. sur l'analyse de la structure de l'action, les passages de l'Ethique à Nicomaque relatifs au problème de la
décision; Aristote y montre notamment que "l'objet de la délibération, ce ne sera pas la fin mais les moyens" (Eth.
Nic.,III, 5, 1112 b 33); la fin étant l'objet du souhait (Eth. Nic. III, 6, 1113 a 15), la décision est un "désiré
délibéré" (Eth. Nic. III, 5, Ili 3 a 9).
50
P. Aubenque, La prudence .... p. 142.
51
Ibidem, p. 1 74 .
47
La contingence dont se trouve affectée la réalité sublunaire est le signe de ce que,
à l'encontre des affirmations des stoïciens, la "raison de Dieu" ne pénètre pas
l'ensemble de l'univers : il y a écart irréversible entre la loi et le particulier. Il n'y
a pas absence de loi mais distance à jamais comblée.
Aristote a inscrit la production du juste dans un discours qui se construit non pas
démonstrativement mais rhétoriquement : le vrai dans les affaires qui sont portées
au juriste n'est pas démontrable. Pour le juriste, comme pour le sage, il ne s'agit
pas de "subsumer le particulier sous l'universel, le sensible sous l'intelligible; il
s'agit, sensible et singulier soi-même, (de) pénétrer d'une raison plus
"raisonnable" que "rationnelle" le sensible et le singulier; (il s’agit), vivant dans
un monde imprécis, (de) ne pas chercher à lui imposer la justice trop radicale des
nombres"52
Aristote énonce clairement ce qui le conduit à poser l'équité comme nécessaire
correctif de la loi : "mais si l'équité est telle, c'est que la loi est toujours une
disposition universelle et que, en certains domaines, il est impossible de parler
correctement en demeurant au plan de l'universel" ... et, continue-t-il parlant de la
loi qui renferme une part inévitable d'erreurs, "elle n'en est pas moins une bonne
loi, car l'erreur n'est pas dans la loi, elle n'est pas davantage dans celui qui fait la
loi, elle est dans la nature même du cas envisagé : la matière des actions morales
est en effet, au plus profond d'elle-même, rebelle à une législation universelle"
(Eth. Nic. , V, 14, 11/37 b 13 et s v)53.
La conséquence est posée juste après : "quand la loi pose une règle universelle et
que survient un cas particulier qui échappe à cette règle universelle, il est alors
légitime ... d'apporter un correctif pour subvenir à cette omission, en édictant ce
que le législateur édicterait lui-même s'il était là et ce qu'il aurait prescrit dans la
loi s'il avait eu connaissance du cas en question" (Eth.Nic., V, 14, 11/37 b 19-24).
On retrouve ici la vertu de sagesse qui, outre la connaissance de l'universel,
implique la connaissance du singulier54 : la mise en œuvre de l'équité n'est pas
œuvre irrationnelle; comme l'indique Aristote d'ailleurs : "quant à ce que nous
appelons le bon sens ... celui qui nous fait dire que certaines personnes sont
bienveillantes et qu'elles font preuve de bonté ... c'est le jugement qui juge que
52
P. Aubenque, La prudence .... p. 152.
Au cours d'une deuxième rédaction, Aristote reprend la même idée pour l'exprimer différemment : "Voici en
effet la raison pour laquelle tout ne peut être déterminé par la loi : c'est qu'en certains cas, il est impossible de
poser une loi, si bien qu'on a besoin de recourir au décret. A chose indéterminée il faut aussi une règle
indéterminée, comme la règle de plomb utilisée pour la construction à Lesbos : la règle, bien loin de demeurer
rigide, épouse les formes de la pierre; de même le décret s'adapte-t-il aux faits "Eth. Nic., V, 14, 11/37 b 27-32.
54
"La sagesse n'a pas seulement pour objet les universaux, mais elle doit aussi connaître les singuliers car elle
dirige l'action et l'action a pour domaine les singuliers", Eth. Nic. , VI, 8, 11 41 b 1 4.
53
48
quelque chose est équitable, s'il est correct ... ; or, correct il l'est, s'il juge
équitable ce qui l'est vraiment"55.
La position d'Aristote est cependant plus nuancée. La constatation de base, est,
comme l'indique M. Goldschmidt, que "les circonstances ... c'est ce que la pensée
humaine ne maîtrise pas"56 et donc que "les lois énoncent seulement les
généralités sans rien prescrire pour les circonstances particulières"57.
Il reste que, si Aristote en tire la conséquence d'un nécessaire correctif à la loi, et,
par là, d'une possibilité pour le juge de statuer ex aequo et bono, la considération
du rôle du juge, est limitée par d'autres biais. Ainsi, dans la Rhétorique, analysant
le rôle des plaideurs, du législateur et du juge, Aristote ne manque pas de signaler
que "des lois bien faites, doivent, à la vérité, déterminer elles-mêmes autant de
cas qu'il se peut, en laisser le moins possible à la décision des juges ... (la raison
la plus importante étant) que le jugement du législateur ne porte pas sur le
particulier, mais sur le futur et le général, tandis que le membre de l'assemblée et
le juge ont à se prononcer immédiatement sur des cas actuels et déterminés. Dans
leur appréciation interviennent souvent amitié, haine, intérêt personnel; aussi ne
sont-ils plus en état de se faire une idée adéquate de la vérité et leur jugement estil obnubilé par un sentiment égoïste de plaisir ou de peine". Le Stagirite continue
en définissant ainsi l'office du juge "il faut ... abandonner le moins de questions
possibles à la décision souveraine du juge; mais la nécessité veut qu'on lui laisse à
décider si la chose s'est produite ou ne s'est pas produite, si elle sera possible ou
impossible, si elle a ou n'a pas le caractère prétendu; car il ne se peut que le
législateur prévoie ces choses"58.
Ailleurs, reprenant cette même idée, Aristote la précise différemment :
reconnaissant la nécessaire intervention souveraine du juge, vu l'imperfection qui
s'attache à la loi de par sa généralité, il constate cependant, comme le signale M.
J. Tricot, que "la loi essaie au moins de parer à sa propre insuffisance en faisant
l'éducation des hommes qu'elle charge expressément de la suppléer et qui sont
ainsi imprégnés de son esprit"59.
55
Eth. Nic., W, II, 1143 a 19 et sv.; notons que ce problème de l'équité est encore traité par Aristote, avec la même
optique, dans la Rhétorique : "L'équitable semble être le juste, mais c'est le juste qui dépasse la loi écrite",
Rhétorique, I, 13, 1374 a 26; remarquons la finale du passage : "être équitable ... c'est considérer non la loi, mais le
législateur qui l'a faite ... c’estt consentir qu'un différend soit tranché plutôt par la parole que par l'action, préférer
s'en remettre à un arbitrage plutôt qu'à un jugement des tribunaux; car l'arbitrage voit l'équité; le juge ne voit que la
loi; l'arbitre n'a d'ailleurs été inventé que pour donner force à l'équité ", Rhétorique, I, 1 3, 1 374 b 1 0-21 ; ce
départage du rôle du juge et de l'arbitre, incident dans le texte, est intéressant par ce qu'il présuppose du
fonctionnement légaliste et formaliste de l'institution judiciaire.
56
V. Goldschmidt, La doctrine d'Epicure et le droit, op. cit., p. 208.
57
Aristote, Politique, III, 15, 1826 a 10; voy. sur la fréquence de cette idée dans la pensée grecque P. d'Agostino,
Epieikeia - Il tema dell'équita nell'antichità Greca Milano, 1973.
58
Rhétorique, I, 1 , 1 354 b il -1 5.
59
J. Tricot, Aristote - La Politique, nouv. trad.; op. cit., p. 248, note 2; le texte d'Aristote est le suivant : " ... mais
bien certainement toutes les choses de détail que la loi apparaît impuissante à définir, un être humain ne pourrait
49
Cela traduit la reprise par le Stagirite de cette idée traditionnelle des Grecs dont
on a vu l'avènement au VIe siècle, à savoir la nécessité du gouvernement par la
loi. Conscient de l'imperfection inévitable de celle-ci, Aristote n'adopte cependant
pas la thèse platonicienne du "dépassement" de la loi par le roi-philosophe dont
l'autorité reposerait, sur la science.
Dans trois passages il se prononce pour le règne de la loi60; ce qu'il importe de
relever, cependant, ce n'est pas seulement le principe ainsi posé mais sa
justification. En effet, dans chaque cas cette justification est semblable61 : un
passage du Stagirite l'exprime clairement : " ... l'être affranchi de tout facteur
passionnel est généralement supérieur à l'être dans lequel la passion est quelque
chose d'inné; or, tandis que ce facteur est étranger à la loi, toute âme humaine le
possède inéluctablement"62.
Cette justification conduit aux définitions qu'Aristote donne de la loi. "La loi est
une raison libre de désir"63; "(la loi) est une règle théorique procédant d'une
sagesse et d'une intelligence"64 ou encore, l'expression est mise dans la bouche
des défenseurs du règne de la loi, "vouloir le règne de la loi, c'est, semble-t-il,
vouloir le règne exclusif de Dieu et de la raison"65.
Si un correctif doit être apporté à la règle universelle, le juge doit donc néanmoins
rester lié à la figure du législateur. Bien plus, la parole du juge doit être limitée au
maximum, le moins de cas devant être laissé à son pouvoir d'appréciation. Le
troisième élément traduit la même idée : le juge doit être éduqué dans l'esprit de
la loi. Enfin, la loi se trouve définie comme raison libre de désir et se présente,
auréolée du prestige du divin et de la raison.
La théorie de la loi du Stagirite traduit en fait une ambivalence qu'on peut référer
aux caractéristiques mêmes du rapport homme-Dieu, rapport de séparation et
d'imitation. C'est dans cette perspective qu'il faut interpréter l'alliance de la loi et
de la raison, du nous et du nomos, du logos et du nomos, alliance qu'on retrouve
pas non plus les connaître. Or, la loi donne aux magistrats une formation spéciale à cet effet, et les prépose à
déterminer et administrer les matières laissées par elle dans l'indécision en les livrant "à leur appréciation la plus
juste", Politique, III, 16, 1287 a 24-25; la même idée est encore reprise de manière très explicite par le Stagirite un
peu plus loin it ... chaque magistrat pris individuellement juge bien quand il a reçu une formation suffisante de la
loi", Politique, III, 16, 1287 b 25; voy. aussi, mais pour une analyse purement descriptive de l'utilisation rhétorique
du recours à l'équité à l'encontre des lois écrites, jugées défavorables par le plaideur ou, au contraire, de la
nécessité invoquée par le plaideur, ou, par le juge de ne pas chercher à être plus sage que la loi, -Rhétorique, I, 1 5
, 1 375 a 25 - 1 375 b 25 .
60
Eth. Nic. , X , 1 0, 11 80 a 22-2 3; Politique, III, 1 5, 1 286 a 1 6 et sv. et III, 1 6, 1 28 7 a 1 et sv.
61
Nous ne revenons évidemment pas ici sur-les motifs, déjà évoqués, du rejet par Aristote de la théorie
platonicienne de la vertu-science.
62
Politique, III, 1 5, 1 286 a 17-19
63
Politique, III, 16, 32
64
Eth. Nic. , K , 11 80 a 21
65
Politique, III, 1 6, 1 28 7 a 32.
50
déjà chez Platon66. La portée d'une telle relation ne peut être dégagée, en effet,
que si on la rapproche, ainsi que le suggère M. Tricot67, d'un autre passage
d'Aristote, le livre X de l'Ethique à Nicomaque (et plus spécialement, Eth. Nic.,
X, 7, 11 77 b 26 et sv.). Dans ce dernier passage, le Stagirite y définit d'abord le
bonheur parfait comme l'activité selon la vertu la plus haute, c'est-à-dire l'activité
de l'intellect, la contemplation68 au sens de science des êtres les plus sublimes69,
de regard porté sur le divin.
Comme l'indiquent MM. R.A.Gauthier- et J. Y.Jolif, si ce regard porté sur le
divin constitue, comme activité intellectuelle, la perfection et le bonheur de
l'homme, "il n'apparaît pas, à s'en tenir à ce point de vue, que ce soit parce que ce
qu'on regarde, c'est Dieu; bien plutôt est-ce parce que ce qui regarde, c'est
l'homme qui, dans ce regard, s'achève" et les mêmes auteurs de relever, en
commentant le célèbre texte parallèle d'Aristote (De Partibus animalium, I, 5, 644
b 22 - 645 a 4), la métaphore de la relation d'amour pour rendre compte de la joie
insigne que provoque la contemplation70. Par la suite, Aristote (Eth. Ni., X, 79
1177 b 26 - 1178 a 6 ) se demande si ce n'est pas là "vie trop haute pour être une
vie d'homme ? Car ce n'est pas en tant qu'il est homme que l'homme vivra de la
sorte, mais en tant qu'il a en lui quelque chose de divin pour répondre cependant "
... qu'il faut ... autant qu'il est possible, se conduire en Immortel et tout faire pour
vivre de la vie de ce qu'il y a en nous de plus haut ... (c'est-à-dire) la vie selon
l'intellect s'il est vrai que c'est cela qui est, par excellence, l'homme"71. on
retrouve donc ici le problème déjà signalé de la séparation homme-Dieu et de la
tension de l'homme vers Dieu, c'est-à-dire celui du rapport de séparation et
d'imitation et celui de la théorie du Premier Moteur désirable.
66
Platon, Lois, I, 644 d, e et 645a ; IV, 713 e - 714 a.
J.Tricot, op. cit., p. 248, note 5.
68
Eth. Nic., X7,1177 a 12 et sv.; remarquons, comme le rappellent MM. R. A. Gauthier et J. Y. Jolif (op. cit., t. II,
p. 874), que l'intellect ici visé par Aristote est "l'intellect platonicien"; dans ce passage, le Stagirite ne distingue
pas, comme au livre IV, intellect spéculatif et intellect pratique. A cet égard, les mêmes auteurs (voy. dans le
même sens M. Verbeke, "l'Evolution de la psychologie d'Aristote", Revue philosophique de Louvain, 46 (1948),
pp. 343-345, contra J. Léonard, Le bonheur chez Aristote; Mémoire de l'Académie Royale de Belgique, classe des
Lettres,-,CLIV, 1, 1948, pp. 201-208) signalent que les chapitres 7-9 du livre X de l'Ethique à Nicomaque
constituent un morceau ancien "antérieur meme à l'Ethique à Eudème et toute proche du Protreptique dont il
reprend la psychologie platonicienne ... (mais) que c'est Aristote lui-même qui a inséré à cette place dans son cours
de morale ce morceau ancien, dont l'idée centrale restait à ses yeux valable, meme si la façon dont elle est
exprimée relève pour une part d'un stade de sa pensée dès lors dépassé" (Ibidem).
69
Voy. J.Léonard, op. cit. , pp. 1 38-1 45.
70
Les auteurs relèvent dans le texte d'Aristote précité "l'évocation de ce qui, plus que l'épanouissement de
l'intellect qui, pour sa part, reste alors insatisfait, fait dans une telle contemplation notre joie : le désir lancinant et
amoureux qu'elle comble" (op. cit., p. 857).
71
A propos de ce dernier passage d'Aristote,P.Aubenque note que l'expression "autant qu'il est possible" "signifie
que nous devons tendre à l'immortalité, tendre à imiter Dieu, sans que nous soyons assurés d'y parvenir jamais
entièrement"; reprenant cette idée,il constate que pour Aristote, "l'homme trouve son plaisir dans l'acte, qui est
toujours à son niveau propre, une "imitation" de l'acte divin, mais, alors que l'acte de Dieu est à lui-même sa
propre fin, l'acte humain n'atteint sa fin qu'autant qu'il est possible" (La prudence .... pp. 1 72-1 73).
67
51
Dans le même sens, on perçoit l'imbrication de la théorie de la loi dans ce cadre
de pensée d'Aristote : le concept de loi est la traduction sur le plan de la technique
juridique et de l'organisation de la cité du rapport de l'homme au divin : il tire son
sens et son fondement de la relation d'imitation qui définit ce rapport. La loi est,
comme cadre formel, ce par quoi l'organisation de l'Etat assurera le mieux la fin
qui est la sienne et qu'Aristote définit comme la "vie de bonheur"72. De sa relation
à l'intellect et au devin, la loi tire son titre de légitimité (elle est l'instrument
privilégié d'organisation de la Cité) ainsi que le principe de son autorité et la
légitimation de la relation de subordination qu'elle institue à l'égard de ses
destinataires73.
Une telle considération de la primauté de la loi implique aussi que les
gouvernants soient tenus pour "gardiens des lois"74, qu'il soit reconnu à la loi "un
caractère plus général et plus définitif" qu'aux autres décisions populaires75 et que
la stabilité dans le temps lui soit assurée76.
La théorie de la loi du Stagirite présente ainsi deux aspects : le premier, lié au
relevé de l'incomplétude de la norme légale, d'où émerge la théorie de l'epieikeia;
le second, lié à l'association nous-nomos, d'où se tire le principe de la validité de
la loi.
Une troisième dimension de la théorie du droit d'Aristote, intimement liée aux
deux premières, doit être maintenant signalée : celle du rapport phusis-nomos qui
engage toute la problématique du droit naturel.
C. Droit et phusis
En ce point se situe peut-être la question la plus difficile de la théorie
aristotélicienne du droit, parce que, sans doute la plus embarrassante pour le
Stagirite lui-même, celle où, à propos du droit, ses formulations apparaissent
72
Politique, III, 9, 1280 b 39.
Signalons à ce propos, ce passage où Aristote établit que « l'autorité et la subordination sont non seulement des
choses nécessaires, mais encore des choses utiles... (que) la dualité de ce qui commande et de ce qui est commandé
... relève d'une loi universelle de la nature » et que, dans cette perspective, « c'est en premier lieu dans l'être vivant
... qu'il est possible d'observer l'autorité du maître et celle du chef politique : l'âme, en effet, gouverne le corps
avec une autorité de maître et l'intellect règle le désir avec une autorité de chef politique et de roi » Politique, I, 5,
1254 a 21; I, 5, 1 254 a 30- 32; I, 5, 1 254 b 1 -5.
74
Politique, III, 16, 1287 a 21 (l'expression est mise dans la bouche des défenseurs du régime de la loi).
75
J.de Romilly, op. cit., p. 211, qui note, par ailleurs, que la distinction est ainsi opérée en fonction du degré de
généralité de la norme, entre norme et décret : "le désir de conférer à la loi une plus grande autorité a donc été à
l'origine d'une mise au point institutionnelle qui survit dans le monde actuel (p. 212). on ne peut que souscrire à
cette constatation (cf. supra, nos analyses de l'organisation institutionnelle du système juridictionnel
contemporain); voy. aussi sur ce problème le remarquable travail de3. -7lotz, La civilisation Grecque, Paris, 1965,
pp. 452 et sv.)
76
Voy. sur ceci, notamment, D.Contogiorgis, La théorie des révolutions chez Aristote, Paris, 1978, pp. 247 et sv.
73
52
contradictoires, traduisent à tout le moins le plus nettement le caractère
aporétique de sa démarche sur le nomos et son rapport à la phusis.
Nombre de commentateurs théoriciens du droit se sont contentés de reprendre la
lettre de certains passages du Philosophe, présupposant ainsi résolue la portée du
rapport droit-nature dans la pensée aristotélicienne77. Telle n'a pas été la position,
notamment, de M. Villey78 qui s'est efforcé de décrypter la spécificité du
iusnaturalisme d'Aristote; si nous ne partageons pas totalement la conception qu'il
s'en fait, on ne peut qu'applaudir à cette volonté de rendre compte de la difficulté
du problème. Tentons ici, simplement de cerner le sens et la portée de ce débat
chez Aristote.
Le problème du juste selon la nature est abordé par le Stagirite à différents
endroits : les expressions les plus révélatrices nous paraissent être les suivantes :
"la loi est tantôt particulière, tantôt commune. Par loi particulière, j'entends la loi
écrite qui régit chaque cité; par lois communes, celles qui, sans être écrites,
semblent être reconnues par le consentement universel"79.
Plus loin, Aristote, reprenant la même idée, constate : par loi, j'entends d'une part
la loi particulière, de l'autre, la loi commune; par loi particulière, celle qui, pour
chaque peuple a été définie relativement à lui; et cette loi est tantôt non écrite; par
loi commune, j'entends la loi naturelle car il y a une justice et une injustice dont
tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et
commun, même quand il n'existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat
..."80. Enfin, il y a le fameux passage du livre V de l'Ethique à Nicomaque où
Aristote distingue au sein du juste politique, le juste naturel et le juste
conventionnel et où, réfutant la thèse des sophistes, il affirme le caractère variable
du juste naturel81 dans des termes, cependant, dont nous verrons qu'ils posent
question.
Or, il y a, nous parait-il, entre les deux premiers textes et le passage du livre V de
l'Ethique à Nicomaque un glissement qui traduit implicitement un embarras que
le style même de ce dernier passage exprime. Alors que les citations de la
Rhétorique paraissent affirmer l'existence d'une loi naturelle de tendance
77
Ainsi, notamment, M.Hamburger, Morals and Law,... op. cit., pp. 59 et sv.
Essentiellement dans un article intitulé "Abrégé du Croit naturel classique", loc. cit.; pour une bibliographie sur
la question de la conception aristotélicienne du droit naturel, voy. supra note 1, p.126-127.
79
Rhétorique, I, 1 0, 1 368 b 7-8.
80
Et Aristote de citer l'Antigone de Sophocle pour exemplifier ce qu'il entend par loi naturelle - Rhétorique, I, 1 3,
1 373 b 1 4-1 2. Remarquons qu'entre ces deux passages de même portée une contradiction parait exister,
indifférente à notre propos, sur la portée de la loi non écrite (c’est par ce relevé, d'ailleurs, que s'ouvre le livre déjà
cité de P. Hirzel sur les lois non écrites). Mme de Romilly nous semble cependant avoir définitivement éclairé
cette apparente contradiction (op. cit., p. 47).
81
Eth. Nic. , V, 10, 11 34 b 1 8 - 11 35 a 4; signalons que dans la Grande Morale (I, 34, 11 95 a 3-8) Aristote avait
exclu le juste naturel du juste politique; voy. aussi pour d'autres passages du même ordre Eth. Nic., V, 12, 1136 b
33; I, 1 , 1 094 b 1 4-1 5; Réfut. Sophist. , 25, 1 80 b 34.
78
53
universaliste, le livre V de l'Ethique à Nicomaque inaugure une réflexion qui tend
à concilier juste naturel et historicité -conciliation qu'Aristote affirme plutôt qu'il
ne l'explicite et dont le sens ne se laisse pas clairement dégager. La difficulté du
passage, trop souvent masquée, n'a pas échappé aux interprètes éclairés, tel M. E.
Weil qui, à ce propos, constate "contradiction plus forte, plus nue est-elle
concevable ? Si seulement il ne s'agissait pas d'Aristote que même ses pires
adversaires n'ont jamais considéré comme un sot et dont le faible pour la logique
lui a été assez souvent reproché82.
Pour tenter d'interpréter la position d'Aristote sur le droit naturel, présentons
d'abord succinctement une interprétation classique, celle de M. Villey. Nous
partirons ensuite du texte même d'Aristote pour en décrypter le sens et, sur cette
base, nuancer quelque peu cette interprétation classique.
Selon le professeur Villey, la doctrine du droit naturel d'Aristote, qualifiée de
classique pour la différencier de celle qui allait éclore au XVIe siècle, définit
essentiellement une théorie des sources du droit et une méthode d'investigation
répondant à la spécificité de la fonction du juriste. Du point de vue de la théorie
des sources, la réponse d'Aristote serait que "nous extrayons d'abord le juste de
l'observation de la nature...; de l'observation des tendances naturelles de l'action
humaine, nous tirons du droit...; partir de l'observation de la nature, puiser à des
sources objectives, c'est la seule procédure capable de nous apporter une morale
non plus formelle, mais cette fois chargée de contenu; de nous doter de règles de
conduite...; (de même pour le juriste) une définition des rapports entre deux
personnes ne saurait venir que d'une source extérieure à ces deux personnes : où
donc irons-nous la puiser ? Sera-ce dans la loi positive ? Nous livrerons-nous en
esclave au légalisme ... il n'est plus d'autre procédure que d'interroger la nature et
de tenter de reconnaître l'ordre que peut-être elle recèle; objectif, et donc
juridique ... (seul l'ordre de) la nature est susceptible de rendre aux questions du
juriste des réponses substantielles"83.
82
E.Weil, Essais et conférences, t. I, Paris, 1970, p. 179. Dans le même ordre d'idées, on peut signaler un
glissement parallèle, nous semble-t-il, dans l'interprétation que donne M. Villey de la théorie aristotélicienne du
droit naturel. En 1957,M.Villey qualifiait encore le système du Stagirite de statique ("au système statique
d'Aristote nous substituons l'idée d'un droit en évolution... l'histoire a prouvé le caractère mouvant du droit, elle
nous interdit le retour au rêve ancien des lois naturelles statiques", "Essor et décadence du volontarisme juridique,
Archives de philosophie du droit, 1957, p. 97 et Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris, 1962, p. 282.
Par la suite, on le sait, la présentation du même système par cet auteur, a souligné, au contraire, l'historicité du
droit naturel aristotélicien, "Abrégé du droit naturel classique", loc. cit., pp. 109 et sv.
83
op. cit. , pp. 1 33-1 36. Citons ici aussi ce passage de M. Villey où l'auteur présente la définition aristotélicienne
de la justice (M. Villey, Abrégé de droit naturel classique in Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris,
Dalloz, 1962, pp. 119-121):
Dans le premier type de justice, qui est aussi bien le principal, et répond littéralement à la définition susdite (ius
suum cuigue tribuendi), la justice distributive, le rapport est à quatre termes, puisqu'interviennent au minimum,
dans le problème de la justice, deux personnes, et les deux fractions de biens à leur partager. Le rapport que nous
cherchons sera juste si la même proportion existe entre les deux personnes, et les deux parts de biens ou
54
Le présupposé qui, selon M. Villey, sous-tend cette conception d'Aristote est que
"la notion de nature implique référence aux fins, telle que l'on puisse en inférer
d'honneurs qui leur seront respectivement dévolus ; par exemple -si l'on nous permet ce cas d'école- si une
proportion supposée entre les personnes du président de la République et M. Debré équivaut à celle des honneurs
conférés l'un à l'autre.
De Gaulle
=
Présidence de la république
Debré
Présidence du Conseil
Aristote fait encore usage de la même formule mathématique, quelques pages plus loin, à propos de la théorie du
juste prix: il serait juste que les proportions soient égales entre le prix de la maison et le travail de l'architecte,
d'autre part le prix du soulier et le travail du cordonnier.
Trav. architecte =
prix maison
Trav. cordonnier
prix soulier
La formule revêt une structure plus élémentaire, celle de l'égalité simple ou arithmétique, dans l'hypothèse
complémentaire de la justice dite commutative : si l'on suppose les proportions déjà calculées, la consistance des
patrimoines de nos deux personnages préalablement établie par la justice distributive, il se peut que ce juste
équilibre soit dérangé par un événement postérieur : par exemple à la suite d'un vol, qui a enlevé une certaine
valeur d'un des patrimoines, pour la transporter dans le second. Il faut alors "corriger" ce déséquilibre, rétablir la
juste proportion. Il suffira théoriquement de remettre dans le premier patrimoine une valeur équivalente à celle
dont il a été destitué; donc que les dommages-intérêts qui lui sont versés soient arithmétiquement égaux au
préjudice qu'il a subi. Si j'ai prélevé de votre poche un paquet de tabac (en supposant que le rapport de nos deux
fortunes soit tenu pour bien assorti), vous avez droit à l'équivalent monétaire, que notre ministre des finances a
taxé 140 francs.
1 tabac = 140 francs.
C'est là l'origine de l'institution romaine de l'enrichissement sans cause, et aussi de la théorie des contrats réels (par
exemple du mutuum), des contrats "synallagmatiques" et quelque peu du traitement classique du damnum injuria
datum. Dans tous ces cas, notre équation ne comprendra plus que deux termes, concernant seulement les biens;
c'est que nous n'avons plus affaire qu'à une simple "commutation" de biens, dans des masses déjà distribuées
préalablement en tenant compte des personnes; ce second type de justice dite par Aristote "corrective" n'a qu'un
office subsidiaire. Ces formules sont évidemment trop simplifiées pour être de quelque application dans la vie
concrète du droit; il y a toujours plus de deux personnes intéressées à un procès mais plutôt une infinité, ce qui
rend le calcul impraticable, outre que les biens et les "honneurs" et le mérite des personnes ne sont pas toujours
mesurables. D'ailleurs, des données essentielles nous manqueraient encore à ce stade pour tirer de notre analyse la
moindre utilité pratique : que la justice se propose "d'attribuer à chacun son droit", ne nous renseigne sur le
contenu ni sur les moyens que nous aurions de déterminer le droit de chacun; simple indication sur sa forme, au
sens kantien. Et que le juste s'analyse en une certaine proportion ne me dit point laquelle. Je sais qu'il est juste de
payer le juste prix à mon vendeur, c'est-à-dire une somme égale à la valeur de sa marchandise, reste à estimer cette
valeur. Je sais que les honneurs et charges publiques seront justement distribuées si une certaine correspondance se
trouve respectée aux personnes des citoyens."
Voy. aussi cette autre citation qui, quoique faite à propos de la reprise de la théorie du droit naturel d'Aristote par
St Thomas éclaire aussi la spécificité de cette approche "objectiviste" du juste et du droit: "il y a un ordre dans la
nature, accessible à l'intelligence naturelle même des païens. En considérant la nature - je ne dis pas la nature de
l'homme individuellement envisagée comme le fera la philosophie juridique moderne des 17e et 18e siècles, mais
les sociétés politiques, économiques ou familiales, elles-mêmes naturelles - il n'est pas absurde de tendre à y
découvrir des rapports sociaux harmonieux, c'est-à-dire du juste, du droit". Une telle conception explique le rôle
autonome du juriste et l'office propre du juge. Il s'y fonde une méthode qui implique un rôle très grand accordé à la
production jurisprudentielle dans l'élaboration du droit : "ce procédé de création jurisprudentielle du droit n'aurait
pas pu connaître à Rome (...) un aussi magnifique essor, s'il n'y avait eu derrière lui pour le confirmer la
philosophie d'Aristote; de même que la "doctrine" en Europe n'aurait pu tenir le rôle majeur qui fut le sien jusqu'à
la fin de l'Ancien Régime, si Saint Thomas n'était venu remettre à l'honneur l'idée aristotélicienne du droit naturel"
(M. Villey, "Saint Thomas et l'immobilisme", in Seize essais de philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1969, p.pp.9798). C'est aussi ce qui explique le rôle donné aux "auctoritates" dans une telle conception objectiviste du droit.
Comme le rappelle aussi M. Villey à propos de St Thomas: "L'immense œuvre de la 'doctrine' dans la création du
droit serait semble-t-il inexplicable sans la théologie thomiste ... Jusqu'au milieu ou à la fin du XIIe siècle, il
n'existait guère encore de doctrine créatrice de droit, mais seulement des exégètes ou des compilateurs de textes.
Pour que renaisse la compétence créatrice du jurisprudent, il a fallu, dans le monde chrétien, que la scolastique
humaniste restaure la raison naturelle" (Ibid., p. 37). St. Thomas fera ainsi confiance à ces auctoritates, Ciceron,
Aristote, mais aussi les juristes romains, Ulpien, Papien : "la théologie de Saint Thomas c'est ... la renaissance
d'une doctrine laïque, pas seulement en philosophie, mais aussi en droit" (Ibid., p. 37).
55
des connaissances normatives. L'observation de la nature est donc plus que
l'observation des faits de la science moderne. Elle n'est pas neutre et passivement
descriptive, elle implique le discernement actif des valeurs"84.
La même interprétation se retrouve dans la lecture que M. Villey opère du droit
naturel aristotélicien conçu comme méthode : "le droit naturel est une méthode
expérimentale ... serve de l'observation ... Réaliste et non point du tout idéaliste,
Aristote pratique une méthode d'observation : à la manière d'un botaniste, il
collecte les expériences des empires et cités de son temps"85. La méthode
d'approche du juste se différencie ainsi de celle de la science définie comme
"connaissance certaine qui se déduit de principes certains" : "si nous avions accès
au plan de l'artisan divin de la nature, si nous possédions la formule qui définit
l'être de l'homme, il nous serait possible d'en déduire des conclusions sures. Mais
ce n'est pas le cas. La nature est une inconnue dont nous poursuivons le secret
inlassablement à travers l'expérience sensible. Le droit est l'objet d'une recherche
jamais close qui s'opère par la dialectique et sur la base d'observations"86. Le droit
ainsi se fonde sur un ordre naturel que "tous peuvent lire dans les choses, tous
peuvent et doivent reconnaître"87.
Cette "déficience" du droit naturel qui produit l'impossibilité de couler le juste
naturel en règles rigides, est cependant le signe de sa richesse relative; dans son
imperfection et relativité même, "la méthode du droit naturel classique donnait
des lois souples, adaptées aux circonstances de lieu et de temps"88. Si le caractère
changeant du juste naturel traduit l'impossibilité de définir le juste idéal89, cela
importe peu; la méthode dialectique permet de définir "le juste que cherche le
juriste, le juste dont nous avons besoin, (qui) est la solution adaptée à notre
condition présente, à la mobilité présente de la nature humaine".
Pour cerner la portée du droit naturel chez Aristote et éventuellement nuancer le
modèle interprétatif précité, il importe de partir du texte lui-même : nous y
verrons se condenser, en ce point ultime de la pensée de l'auteur sur le dikaion,
toute la structure de pensée préalablement engagée.
Le texte se ramène à quatre idées90.
84
M.Villey, La formation de la pensee juridique moderne, nouvelle édition, Paris, 1975, p.46.
op. cit., pp.50-51.
86
op. cit., p.52.
87
op. cit., p.56.
88
"Abrégé de droit naturel classique", loc. cit., p.139.
89
Sur ce point précis, une même interprétation est donnée par 1. H.G.Gadamer (Vérité et Méthode, op. cit., p.161),
qui rapporte la variabilité du droit naturel à la circonstance que "la nature de la chose laisse encore une marge de
mobilité pour la fixation du droit légal, variabilité qui, par ailleurs, traduit le caractère herméneutique du discours
normatif.
90
Voy. ce texte en finale du syllabus.
85
56
Dans un premier temps, Aristote définit le juste naturel par rapport à cette autre
composante du juste politique qu'est le juste conventionnel : "Est naturelle une
détermination qui possède en tout lieu même valeur et qui ne dépend en rien du
fait que l'opinion publique lui accorde ou lui refuse cette valeur. Appartient au
contraire au juste conventionnel ce qui, à l'origine, peut-être indifféremment fait
de telle ou telle façon mais qui ne le peut plus une fois que l'on a posé qu'il faut
agir de telle façon déterminée" (Eth. Nic., V, 1 0, Il 34 b 19-20) .
En un deuxième temps, le Stagirite, réfutant la thèse des sophistes, dispose que,
"encore qu'il y ait bien un juste naturel, toutes les règles de justice n'en sont pas
moins soumises au changement. Et néanmoins, il y a une justice dont la source est
la nature et une justice dont la source n'est pas la nature" (Eth. Nic., V, 1 0, 11 34
b 29- 30).
Dans un troisième temps, à la question de savoir comment déterminer les règles
qui tiennent à la nature des choses par rapport à celles qui sont seulement
conventionnelles, si toutes sont sujettes au changement, Aristote se contente de
répondre que "ce qui est bien clair, du moins, c’est que la même distinction est
valable aussi dans les autres domaines : par exemple, c'est par nature que la main
droite est plus robuste que la gauche et pourtant n'importe qui peut devenir
ambidextre" (Eth. Nic. , V , 10, 11 34 b 33 - 34)
Enfin, dernière idée et non des moins problématiques, Aristote, après avoir
constaté que "les règles de justice qui ne sont pas fondées sur la nature mais
déterminées par l'homme ne sont pas partout les mêmes, étant donné que les
formes de gouvernement ne sont pas non plus les mêmes" (Eth. Nic. , V, 10, 11
35 a 3) , dispose qu' "il n’en reste pas moins qu'il n'y a en tout lieu qu'une seule
constitution conforme à la nature, et c'est la meilleure" (Eth. Nic. , V, 1 0, 11 35 a
4).
Comment articuler ces quatre idées ? S'y trouvent affirmées à la fois l'universalité
et la variabilité du juste naturel; de même s'y trouvent associées les idées de
changement et d'unicité (il n'y a en tout lieu qu'une seule constitution conforme à
la nature).
Les exégèses de l'Ethique à Nicomaque nous sont, à cet égard, de peu de secours.
Ainsi, si l'on se réfère à H. Joachim91, la variabilité du juste naturel ne paraît point
poser de problème; voici l'interprétation qu'il en donne : "All rights, at any rate in
human society are variable but there is sufficient différence of degree in their
variability to justify the distinction between phusei and nomon dikaion. For we
must remember that the law of nature too admit of exceptions. Thus, for example,
it is a law of nature that man is right-handed ... Nevertheless, some men are left91
H. H.Joachim, The Nicomachean Ethics, 4è éd., Oxford,1970.
57
handed and perhaps all men could become ambidextrous. Thence there are
political rights which are phusëî, although they are variable and do not hold
universally- at all times and in all states. We must apply the same conception,
which enables us to distinguish what is phusei in the world of natural phenomena,
to distinguish what is phusei from what is mere matter of convention in the world
of rights and legal obligations"92.
Une telle interprétation réduit, nous paraît-il, la portée du texte aristotélicien. Il
faut remarquer, en effet, que le commentaire que M. Joachim donne de la
métaphore aristotélicienne de la main droite traduit, en même temps, une
explication de la variabilité du phusei dikaion que le texte du Stagirite ne semble
pas autoriser. La référence à la main droite vise, comme Aristote le signale
explicitement, la distinction entre le juste naturel et le juste conventionnel et non
point le rapport de variation qui définit le juste naturel. Or M. Joachim entend,
semble-t-il, se situer aussi sur ce deuxième plan en présentant la variabilité du
phusei dikaion comme réductible au schéma norme-exception.
Il est clair que l'idée de "vérité statistique", pour reprendre l'expression de M.
Weil93, qui définit les phénomènes naturels chez Aristote et transparaît dans le
texte de M. Joachim, sous-tend la variabilité du juste naturel chez le Stagirite; il
reste, comme nous le verrons, que le juste naturel nous parait s'intégrer dans une
conception plus souple, plus subtile, que celle corrélative au schéma normeexception posé par M. Joachim. L'exégèse des Pères Gauthier et Jolif nous parait,
à cet égard, plus rigoureuse et féconde. S'ils réfèrent, comme il se doit, la
variabilité du juste naturel "à la présence (au sein des choses de nature) d'une
certaine matière"94, ils mettent l'accent sur le caractère problématique du texte.
Cela apparaît clairement dans le commentaire qu'ils donnent de la finale du texte
aristotélicien, passée sous silence, par ailleurs, dans l'exégèse de M. Joachim; en
effet, à propos de 1135 a 4, ces auteurs nous disent : " ... le raisonnement
d'Aristote n'implique-t-il pas que, dans la forme idéale de gouvernement celle qui
est fondée sur la nature et qui est la meilleure - les règles de justice seront
immuables parce que fondées sur la nature ? La pensée d'Aristote n'est pas très
claire; sans doute, il ne veut pas opposer règles variables et règles immuables,
mais montrer que les règles conventionnelles sont variables parce qu'elles sont
fondées uniquement sur l’utile (comme le sont aussi les constitutions autres que la
constitution idéale); il resterait à se demander pourquoi varient les déterminations
de la justice naturelle"95. Et l'on en revient ainsi à la Question de base, où tout se
92
op. cit. , p.155.
op. cit. , p.180.
94
op. cit., t. II, 1, p.394.
95
op. cit. , pp.395 - 396.
93
58
joue, du rapport entre l'universalité du juste naturel et sa variabilité, du rapport
entre phusis et nomos, là où peut se déchiffrer le regard qu'Aristote porte sur le
discours juridique.
Le texte aristotélicien sur le juste naturel nous invite lui-même à faire le
rapprochement avec d'autres passages du Stagirite pour en appréhender la portée.
En effet, pour qualifier l'idée de variabilité, Aristote utilise l'expression de règles
"qui pourraient être autres qu'elles ne sont" (11/34 b 31), expression qui exprime
l'idée de contingence, idée renvoyant au cadre ontologique déjà mis en lumière
préalablement. Le rapport phusis-nomos nous parait ainsi devoir s'interpréter à la
lumière de ce cadre.
Pour Aristote, l'ontologie, comme recherche d'un discours un sur l'être, est, de par
la contingence même de l'être sublunaire, une ontologie de la finitude, de la
scission, et les caractères de cette ontologie lui viennent de cette séparation
affirmée du divin et du sublunaire.
Pour le Stagirite, le problème posé à raison de cette séparation de l'être divin avec
l'être sensible, et conséquemment de celui-ci d'avec sa propre essence, consiste à
rendre compte de l'être en tant qu'être du monde sublunaire et non du
dépassement. La réponse à la question de savoir quel est le "fondement de cette
scissiparité qui affecte l'être du monde sublunaire et qui fait qu'il ne réalise pas
l'essence de l'être en général, telle que nous la voyons réalisée dans le divin"96 est
trouvée dans le phénomène du mouvement97. L'être du monde sublunaire est
affecté d'une instabilité fondamentale en tant qu'il est être de mouvement.
L'approche du mouvement à travers les concepts d'acte et de puissance donne
généralement lieu à des durcissements de la pensée du Stagirite98.
Au lieu de définir le mouvement comme le passage de la puissance à l'acte,
Aristote définit le mouvement comme l' "acte de ce qui est en puissance en tant
que tel"99. L'accent est donc mis sur la radicalité même du mouvement conçu
96
P.Aubenque, Le problème de l'être .... p. 418.
Remarquons, par ailleurs, que ceci éclaire particulièrement bien ce passage du livre V de l'Ethique à Nicomaque
(Eth. Nic., V, 1 0, ll,/34 b 28) où Aristote dit, à propos de la variabilité des choses justes, qu' "il n'est pas
impossible que chez les dieux, cela ne se vérifie en aucun sens". MM. Gauthier et Joliif signalent, à bon droit,
qu'Aristote ne fait que reprendre ici "l'opinion courante ... (pour laquelle il est ridicule de parler de justice à propos
des dieux" (op. cit., t. II, 1, p. 394); sur ceci, voy. aussi Eth. Nic. , X , 8, Il 78 b 1 0-1 2 et P.Aubenque, La
prudence ... p. 65; outre cette reprise, le texte du Stagirite nous parait aussi se référer ici au problème du
mouvement conçu comme la différence fondamentale qui sépare le divin du sublunaire : c'est en effet
explicitement le problème de la variabilité qui est visé dans 11/34b 28, au contraire de ce qui sera visé dans Eth.
Nic., X, 8, Il 78 b 1 0-1 2.
98
On pourrait penser - et c'est ce que retiendra l'aristotélisme scolaire - que le mouvement est l'actualisation de la
puissance ou encore le passage de la puissance à l'acte. Mais ce serait là une définition extrinsèque du mouvement
... ce serait substituer des positions au passage lui-même. Parallèlement, ce serait user des notions d'acte et de
puissance d'une façon extrinsèque par rapport au mouvement comme si la puissance et l'acte étaient les termes
entre lesquels le mouvement se meut et non des déterminations du' mouvement lui-même", P.Aubenque, Le
problème de l'être .... pp. 453-454.
99
Phys.,-III, I, 201 à 10.
97
59
comme acte de la puissance, puissance en tant qu'acte. Comme le dit par ailleurs
Aristote, le mouvement est un acte imparfait100, où comme le dit M. Aubenque,
paraphrasant le Philosophe, "un acte toujours inachevé parce que son acte est
l'acte même de l'inachèvement"101
Tel est bien, en un premier sens, la portée de la variabilité du droit naturel. S'y
reconnaît donc la volonté toujours affirmée (première face de l'ambivalence de la
philosophie du droit d'Aristote) de poser le caractère inachevable du discours
juridique.
Une autre face y est cependant à repérer. Sa philosophie du mouvement va encore
nous y aider. C'est qu'en effet toute la pensée d'Aristote sur le mouvement révèle
une seconde dimension corrélative de la bipolarité de sa réflexion ontologique. Si
la contingence même de l'être sublunaire rend impossible, comme on l'a vu,
l'énonciation d'un discours un sur l'être, le discours humain, dans son impuissance
même, devient ce par quoi l'être se révèle. C'est dans cette double face que gît
l'originalité de la pensée aristotélicienne : de la séparation assumée du divin et du
sublunaire resurgit la voie d'une divinisation substituée du sensible; de l'échec de
l'ontologie resurgit une ontologie possible sous la forme d'une ontologie de
l'échec, elle-même sublimée dans le rapport d'imitation qu'elle promeut.
Si "l'art imite la nature"102 pour reprendre l'expression d'Aristote, c'est pour
accomplir ce qui est inachevé par la nature défaillante. L'ontologie de la scission
est, de ce fait, aussi une ontologie du possible finalisé, ouvrant le champ à l'action
et à la production, toutes deux inscrites dans un rapport d'imitation qui fonde la
rationalité de leur déroulement - dévoilement.
L'anthropologie d'Aristote (et par là, sa réflexion sur le droit), est étroitement liée
à son ontologie : dans cette réalisation mimétique du monde humain, trop humain,
vers Dieu, l'homme dispose d'un rôle privilégié : la contingence même de l'être
est ce qui rend possible et utile l'action et la délibération103; par ailleurs, dans ce
champ du possible lié au mouvement, l'homme a un rôle particulier du fait de sa
vocation à s'immortaliser, c'est-à-dire à réaliser ce qu'il est, parce que cette
tension chez lui devient consciente. L'approche aristotélicienne de la vertu, et
donc de la justice, trouve là son assise la relation mimétique, versant ascendant
d'une irréductible béance à combler.
Tel est le cadre à l'aide duquel interpréter le passage d'Aristote consacré au phusei
dikaion. Comme le suggère le langage du Stagirite (cf. supra à propos de 1134 b 3
1) la variabilité du phusei diakion se réfère à la contingence du monde sublunaire.
100
Phys. , III, 2, 201 b 32; VIII, 5, 25 7 b 8; 1 et. 0, 6, 1 048 b 29.
op. cit., p. 456.
102
Phys. , II, 2, 1 94 a 21 ; II, 8, 1 99 a 1 5.
103
cf. De Interpretatione, 9, 18 b 3 1.
101
60
L'affirmation de l'existence d' "une justice dont la source est la nature" (1134 b
30) consiste ainsi à prescrire un lieu ontologique à la détermination du juste. Mais
cette ontologisation du dikaion dans l'ordre de la phusis ne revient et ne peut pas
revenir à inscrire ce juste dans le modèle d’une nature ordonnée et prescriptive,
comme paraissent le supposer les interprètes traditionnels. L'ontologie
aristotélicienne, ontologie de la scission et de la finitude, présuppose, en effet,
une absence d'ordre dans le monde sublunaire au profit de l'ordre du ciel : la
théologie d'Aristote est une théologie astrale et non cosmique a la différence de
celle qui sera posée par la philosophie unitaire des stoïciens. Si l'on ne peut nier
qu'une relation est posée entre nature et dikaion, cette relation est à comprendre
en référence au rapport d'imitation qui sous-tend la séparation du divin et du
sublunaire. La nature est source du juste, dans la mesure où, à l'instar d'elle-même
qui tend, dans un mouvement incessant vers l'ordre entraperçu dans les régions
célestes, vers le Bien, à la recherche de sa propre unité désirée, la détermination
du juste obéit à ce mouvement incessant vers sa propre réalisation, vers sa propre
fin, vers sa propre unité.
De la même manière que le discours humain doit procéder comme si le monde
était un tout bien ordonné, le discours juridique, profondément humain, doit
fonctionner comme S'il visait une réalité non contradictoire : le présupposé de la
cohérence systémique resurgit ainsi par le biais d'un imaginaire postulé comme
nécessaire.
La détermination du juste s'inscrit, de ce fait, dans une rationalité téléologique et,
oserait-on dire, théologique. Comme Aristote le dit à la fin du chapitre 10 du livre
V de l'Ethique à Nicomaque : "il n'y a en tout lieu qu'une seule constitution
conforme à la nature et c'est la meilleure", par quoi Aristote assoit l'universalité
consubstantielle de l'idée de phusei dikaion, même si, comme l'atteste toute sa
recherche politique, inaugurée et annoncée par l'Ethique à Nicomaque104, la cité
la meilleure phusei ne se rencontre nulle part. L'ordre que le juste imite n'est pas
celui de la nature sublunaire mais celui du ciel. Cependant, la séparation d'avec le
divin nous condamne à des médiations laborieuses et infinies. La variabilité du
juste en est le signe. Aristote n'affirme donc pas que le juste naturel existe sous
forme de déterminations concrètes ni que la nature sublunaire est porteuse en ellemême d'un ordre fécondant un ensemble de déterminations du juste. Si certaines
de ses phrases le laissent croire, son texte est autrement plus profond, plus souple,
nous paraît-il. Réintégré dans l'ensemble de sa philosophie, le rapport du juste à la
nature est en relation directe avec sa pensée de la contingence, du chorismos, du
mouvement et par là, de la praxis et de la poiesis. Cela explique que la variabilité
104
Voy. sur ceci, Eth. Nic., X, 10, 1179 a 33 et sv.
61
et la mimésis, les deux dimensions qui définissent le phusei dikaion, sont à
prendre beaucoup plus au sérieux.
La mimésis est une reprise sur le plan du dikaion du rapport d'imitation posé par
Aristote dans sa métaphysique et, plus concrètement, est à rapprocher de ce
passage de la Physique où Aristote nous dit que l'art imite la nature. Cette phrase
ne doit pas être comprise au sens banal de la promotion d'une esthétique réaliste.
Sa portée est autre : elle signifie que la technè doit naturaliser la nature,
parachever une nature désordonnée pour l'amener à imiter autant qu'il est possible
l'ordre qui règne dans le ciel. Il en va de même pour la détermination du juste.
L'unité universelle du juste existe mais elle est à faire, elle se fait indéfiniment.
Une cité la meilleure existe, mais elle n'existe pas. Le mouvement du juste, la
production indéfinie des déterminations du juste, dans le discours qu'on tient sur
lui, traduit l'orientation "amoureuse" qui définit le mouvement du sublunaire vers
le divin, c'est-à-dire de l'être du sublunaire à la rencontre de lui-même.
La variabilité du phusei dikaion est ainsi à la fois marque de l'indéterminé mais
aussi dévoilement indéfiniment progressif de la rationalité du juste. Cela conduit
à montrer que le juste naturel constitue beaucoup plus une réalité langagière et
discursive qu'un prétendu ordre des êtres naturels. Le juste se détermine dans ce
savoir médiatisant qu'est la dialectique dont l'indétermination même est en
relation directe avec l'indéterminé du sublunaire. Le juste se dévoile dans et à
travers les médiations de la dialectique. La phusis du dikaion devient ainsi
l'inscription du discours sur le juste dans l'horizon de la vérité, du dévoilement
d'une Raison à la recherche d'elle-même et en voie de réalisation; l'affirmation du
juste naturel revient à inscrire la détermination du juste dans une structure
discursive qui se réfère à une unité finale qui en commande le développement.
Le juste est condamné à une variation sans fin, mais cette variation n'est que la
trace d'un mouvement discursif dont le sens est porteur d'une rationalité qui est
celle de la tension vers l'accomplissement et, plus globalement, vers l'adéquation
de l'être à lui-même.
Si une telle conception du juste naturel nous paraît s'imposer lorsqu'on replace le
chapitre 10 du livre V de l'Ethique à Nicomaque dans l'ensemble de la
métaphysique aristotélicienne, on voit combien elle s'écarte des types
d'interprétation ci-avant dégagés. Reprenons ici notamment les deux modèles
dominants qu'explicitent bien les positions de MM. Joachim et Villey.
A l'inverse de ce qui est proposé par M. Joachim, la variabilité du phusei dikaion
ne traduit pas uniquement l'existence de règles qui, par leur singularité, font
exception aux règles qui expriment une normalité statistique, signe de leur
naturalité. La variabilité concerne, au contraire, la norme elle-même. La normalité
62
statistique ne définit point un juste naturel universel. Il faut cependant nuancer
une telle affirmation. Si l'interprétation du type de celle de M. Joachim nous
parait réduire la portée du texte, elle met, cependant, judicieusement en lumière le
jeu de la normalité dans la, rationalité délibérative où se joue cette "aimantationimitation" du discours sur le juste. La détermination du juste revient, à chaque
époque historique, à ériger en normes ce qui est ressenti comme normal. M. C.
Perelman, grâce à ses travaux sur la logique juridique, a bien mis en lumière cette
dimension. Mais, pour en revenir à l'interprétation typique de M. Joachim, la
naturalité du juste est plus profonde : elle réside dans cette tension vers l'unité qui
traverse la variabilité même des déterminations du juste, de ces diverses
normalités.
S'il existe un juste naturel au sens d'un ensemble achevé de normes concrètes, ce
ne peut être qu'au terme ultime et jamais atteint d'un processus vers lequel tend le
discours délibératif sur le juste. Cela explique que, dans la réalité dégradée de
notre monde sublunaire, s'il y a une phusis du nomos, c'est seulement dans la
mesure où la trace de cette dégradation, à savoir la variabilité fondamentale des
déterminations du juste, est en même temps l'occasion de l'accès au divin : elle
désigne un champ discursif où se maîtrise un langage rationnel, où se détermine,
dans une approximation indéfinie, le juste.
Ainsi donc, M. Joachim, tout en soulignant judicieusement l'importance de la
normalité statistique dans le concept aristotélicien de phusis, a méconnu la
dimension spécifique qui s'attache au rapport phusis-nomos à travers les concepts
corrélats que sont ceux de mouvement, contingence, scission et imitation.
Par ailleurs, si la lecture de M. Villey a le grand mérite d'affranchir le phusei
dikaion aristotélicien de la tutelle du droit naturel rationnel, elle nous parait
cependant méconnaître, par certains côtés, les aspects fondamentaux de
l'ontologie du Stagirite. Un passage très explicite de M. Villey nous aidera à
comprendre notre réserve. Commentant la conception aristotélicienne de la nature
Villey nous dit que "ce terme peut désigner ... l'ensemble du monde extérieur où il
nous est donné de vivre; or, ce cosmos est ordonné. Il implique un ordre; le
monde au regard d'Aristote est l'œuvre d'une intelligence, ou plutôt d'un
fabricateur artiste ... nous voyons pourquoi le christianisme a volontiers pris à son
compte cette philosophie qui s'accordait à l'idée d'un Dieu créateur"105.
La même idée réapparaît par la suite lorsque M. Villey, voulant justifier le
caractère "dialectique et observationnel" de la méthode du droit naturel, nous dit,
à propos du juste, que "si nous avions accès au plan de l'artisan divin de la nature
... il nous serait possible d'en déduire des conclusions sûres. Mais ce n'est pas le
105
La Formation …, pp. 45-46.
63
cas. La nature est une inconnue dont nous poursuivons le secret inlassablement à
travers l'expérience sensible"106.
Or, on a vu, dans la première partie, combien une telle lecture de la pensée
d'Aristote méconnaissait la radicalité du chorismos et présentait un caractère
unitaire qui est le propre de la philosophie stoïcienne plutôt que celui de la
métaphysique aristotélicienne, laquelle est une métaphysique de la scission. Cette
"déviation" dans l'interprétation se reporte immanquablement dans la présentation
de la philosophie du droit du Stagirite que nous propose M. Villey. Elle se traduit
par l’empirisme supposé de la méthode du droit naturel que l'auteur décrit ainsi :
la nature recèle un modèle normatif qui se dévoile au terme d'une recherche
constante, par l'intermédiaire d'une méthode expérimentale, serve de
l'observation; l'harmonie préexiste dans les choses; cette recherche expérimentale
se clôture provisoirement par la décision du législateur et du juge107.
En fait, M. Villey, s'il a bien pressenti ce que suggérait le caractère dialectique de
la méthode de détermination du dikaion, risque de clôturer la pensée
aristotélicienne sur le plan de la phusis et du mouvement pour aboutir à une
version empiriste du travail du juge, réduction qui ne nous parait point autorisée
par les textes.
Ce risque de clôture est d'ailleurs commandé par une identification que M. Villey
opéré entre les pensées aristotélicienne et thomiste sur ce point, identification
partout affirmée dans les écrits de cet auteur.
Or, M. Aubenque, notamment, a bien montré combien la lecture thomiste et
postthomiste d'Aristote nécessitait la plus grande réserve, soucieuse qu'elle était
fréquemment "de nier l'échec (du double projet aristotélicien d'une théologie
humaine et d'une science de l'être en tant qu'être) ... de compléter les lacunes,
d'unifier la dispersion ..."108. Alors que la pensée thomiste est circulaire, celle
d'Aristote ne l’est pas109. Aristote a introduit et maintenu la division dans sa
propre pensée.
M. Villey, par son interprétation empiriste et circulaire, méconnaît, nous semblet-il, cette division. Le monde sublunaire n'est pas ordonné par un Dieu créateur;
au contraire, l'être sublunaire est séparé de lui-même, et, dans son mouvement,
tend à se rapprocher du divin qui est pensée se pensant elle-même. Ainsi, le juste
naturel, dont on sait qu'il existe, ne peut se connaître; mais son affirmation est le
signe de ce que nous disposons d'un discours qui traduit notre marche vers sa
106
op. cit., p. 52.
Voy. pour une analyse détaillée de cette interprétation et de l'empirisme qui la définit, notre travail, Le droit
occidental contemporain et ses présupposés épistémologiques, UNESCO, 1977.
108
Le problème de l'être ..., p. 506; voy. aussi d'un point de vue plus technique, pp. 199, 23.
109
cf. supra § 1, et aussi P.Aubenque, Le problème de l'être ..., p. 456.
107
64
connaissance. De même que nous tendons vers le Bien, le discours sur le juste
traduit sa propre marche rationnelle vers son Bien, son accomplissement. C'est
dans ce rapport d'adéquation progressive que gît la portée de la naturalité d'un
discours sur le juste.
Cela explique que le phusei dikaion n’est point à comprendre comme
assujettissement du dikaion à un prétendu ordre matériel du sublunaire porteur de
sens : au contraire, le lieu où se "joue" le dikaion est celui du langage, du discours
: la dimension intellectualiste - de la pensée aristotélicienne sur ce point doit être
profondément soulignée. On retrouve ici l'interrelation profonde entre phronèsis
et phusei dikaion et, plus généralement, la figure du phronimos. on a vu, en effet,
que la phronèsis était une vertu intellectuelle; on comprend dès lors l'embarras de
M. Villey qui écrit : "un des grands principes de la doctrine (aristotélicienne) est
encore que législation et jurisprudence sont affaires, non d'intelligence et de
raisonnement discursif, mais de prudence. La prudence est précisément cette
vertu intellectuelle qui décide, en vue de l'action, sur des situations contingentes
sans avoir le temps ni le moyen de donner ses raisons"110. Qu'est-ce qu'une vertu
intellectuelle qui ne donne pas ses raisons et qui décide dans des affaires qui ne
sont pas d’intelligence et de raisonnement discours ?
Dans la discussion de cette troisième dimension de la "pensée juridique"
d'Aristote, nous nous sommes attachés à montrer le caractère problématique des
quelques passages où le Stagirite entendait "fonder" le travail des agents
juridiques dans la détermination de la justice politique. C'est que, sur ce point
comme sur beaucoup d'autres, on a tendance à réduire Aristote et, par là, à le
dogmatiser. Nous ne prétendons pas avoir "découvert" la signification ultime du
texte aristotélicien sur ce rapport fondamental phusis - nomos. Nous nous sommes
simplement efforcés d'en donner une interprétation plus en rapport avec les
caractères généraux de la métaphysique aristotélicienne.
De plus, la tentative d'explication opérée aura permis de mettre en lumière,
chemin faisant, les facteurs qui traduisent l'ouverture et la clôture de la pensée du
Philosophe sur le droit. Aristote, en effet réinscrit le discours du juste et, par là, le
discours juridique dans l'ordre du divin. Il réassigne à ce discours un lieu
ontologique. Si le divin n'exhibe pas l'unité que l'ontologie recherche, il n'en
guide pas moins cette recherche vers l'unité. Le sensible est tout entier travaillé
par ce désir d'unité: le divin meut comme objet d'amour.
Emerge ainsi une pensée qui traduit subtilement le lien entre vérité et désir, où
s'enracine la dogmatique du juridique ? Il y a, nous dit Aristote, par-delà le
désordre apparent d'un mouvement, désordonné, laissant croire à une pure
110
op. cit., pp. 54-55.
65
conventionnalité du nomos, une régularité qui est celle de la marche incessante
vers l'unité divine. Sans doute, l'unité, comme horizon de vérité du juridique, n'est
pas pensée selon le schéma mathématique dont on a vu la prégnance dès le début
de la pensée grecque (cf. supra, le modèle pythagoricien et qui sera repris dans la
pensée contemporaine (cf. le logicisme kelsénien). Cette unité se déploie dans les
replis d'une pensée qui, se définissant par sa mouvance, apparaît réfractaire à un
horizon de vérité. Le rapport phusis - nomos est la traduction de ce schéma de
pensée. Le phusei dikaion existe, mais il n'existe, pourrait-on métaphoriquement
dire, que par le désir indéfiniment postposé qu'on en a. De là cette variabilité à
double face : trace de la déréliction humaine et signe de l'eros qui magnétise notre
pensée en direction de l'unité divine.
M. C. Castoriadis111 a clairement perçu cette double dimension du rapport
qu'Aristote établit entre phusis et nomos (où se joue la philosophie du droit du
Stagirite). Aristote, remarque-t-il, n'est pas simplement philosophe de l'aléthéia,
de l'ontos on, de la phusis précisément parce qu'il est grand, il a intégré au sein de
sa propre pensée, la division, la scission. Ainsi, s'il "pense constamment par
référence à la phusis, l'opposition phusis - nomos (comme l'opposition analogue
phusis - technè) reste interne à sa pensée"112. Témoigne de cette division interne
le fait que "malgré certaines formulations sur lesquelles les siècles se sont
compréhensiblement précipités Aristote ne peut pas se résoudre à ... affirmer
pleinement, catégoriquement, sans réserve ou restrictions, que le nomos est
phusei ou qu'il y a une phusis du nomos"113. "Mais à l'inverse, continue-t-il,
Aristote ne peut penser la loi - institution comme simple création sociale
historique. La question de la loi, et par là de la cité, du juste est référée à la
phusis, à l'organisation logique ontologique de l'étant et des étants au terme de
laquelle "la nature ne fait rien en vain .... la cause finale détermine l'organisation
de ce qui est et fonde son être"114. L'institué excède son cadre social - historique,
sa dimension de construit pour s'enraciner dans un ordre de vérité : ce qui permet
à M. Castoriadis d'affirmer que "cette impossibilité de dire soit que tout nomos est
phusei, soit qu'il n'y a pas de phusis du nomos (et de la cité) trace la limite, la
frontière de la pensée d'Aristote, de la pensée grecque et, pour l'essentiel, de la
pensée de l'Occident... Hegel et Marx compris"115.
111
C.Castoriadis, Valeur, égalité, justice, politique, de Marx à Aristote et d'Aristote à nous, in Les Carrefours du
Labyrinthe, Paris, 1978.
112
C.Castoriadîs, "Valeur égalité...", loc. cit., p. 273.
113
Ibidem, pp. 309-310.
114
Ibidem, pp. 309 - 310.
115
op. cit. , p. 309.
66
Annexe : Aristote, « Discussion de la thèse des sophistes sur le droit
naturel », in chapitre 10, Livre V, Ethique à Nicomaque
67
68
69
§ 2 Le jugement politique chez Aristote
extrait de J.Taminiaux, "Le jugement politique" in Actes du colloque "Langage,
droit et démocratie dans la philosophie politique contemporaine", édité par le
Centre de Philosophie du Droit de l'UCL, 1987, pp. 41-54
70
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CHAPITRE 2 LA RUPTURE DU DROIT NATUREL MODERNE ET SA
CRITIQUE PAR H. ARENDT
SECTION 1 LA RUPTURE DU DROIT NATUREL MODERNE
§1 La rupture avec le droit naturel classique
J. Taminiaux a clairement synthétisé - reprenant des idées plus longuement
développées par L. Strauss dans "Droit naturel et histoire" - ce qui caractérise le
passage qui se joue avec Hobbes de la philosophie politique ancienne à la
philosophie politique moderne, c’est-à-dire à la conception moderne du rapport
nature - convention. J. Taminiaux note tout d'abord que c'est bien chez Hobbes
que se trouve exhibés pour la première fois les traits marquants de cet
individualisme qui marque l'instauration de la philosophie politique moderne116.
Ces traits ont été simplement présentés par M. Villey : "Il s'agissait de "rebâtir"
l'ordre juridique tout entier à partir des individus pris comme unique matière
première. On supposait d'abord les hommes naturellement libres, puis on
reconstituait l'ordre public par le biais du Contrat social - comme un géomètre
construit les figures a partir des lignes. C'était la conséquence lointaine du
nominalisme occamien, de l'atomisme scientifique moderne et des triomphes de
la méthode résolutive compositive"117.
Quelle est la portée de cet individualisme fondateur sur la manière de concevoir le
politique et le rapport nature - convention ? Il ne s'agit pas ici de décrire
effectivement la théorie moderne du droit naturel, et plus précisément celle de
Hobbes qui en est la figure la plus représentative. Cette description sera faite cidessous. Il importe seulement de cerner les traits les plus essentiels de la rupture
qui s'amorce avec l’émergence de la figure moderne du politique et du rapport
nature - droit qui en est la trace.
Ce qui va définir le regard moderne sur le politique est à comprendre par
différence avec celui posé par la philosophie politique classique. Celle-ci, on a
vu, s'est constituée au départ de la critique sophistique de la loi et de la réponse
socratique à cette dernière. La réponse de Socrate, prolongée par Platon et
Aristote, aboutit à inscrire la réflexion critique au sein même de l'ordre politique
et à permettre la constitution du droit naturel comme instance évaluative, critique
116
117
J.Taminiaux, Hegel et Hobbes, in Recoupements, Bruxelles, Ousia, 1982, p. 12.
M.Villey, Préface in Kant, Métaphysique des moeurs. Théorie du droit, trad. Philonenko , Paris, Vrin, p. 14.
85
de la loi positive. En s’appuyant sur L. Strauss, J. Taminiaux118 a décrit ainsi la
mutation opérée par la modernité politique.
“Pour établir quel est le droit conforme à la nature, il faut d'abord déterminer
quelle est la nature de l'homme. Pour les philosophies politiques anciennes,
la nature de l'homme n'est pas ce qu'il est immédiatement, mais son
développement accompli, son excellence ou sa vertu. Le concept de la nature
de l'homme est donc intrinsèquement téléologique et éthique. Téléologique,
puisque la nature est un accomplissement vers lequel on tend; éthique,
puisque l'accomplissement visé est la perfection ou la vertu. Cette
perfection, les classiques posent qu'elle ne peut être atteinte par un individu
isolé apolitique. Elle ne peut être atteinte que grâce à la Cité et au sein de
celle-ci. Non seulement il est de la nature de l'homme de viser l'excellence
ou la perfection, il est aussi de sa nature de viser cette excellence dans un
échange avec d'autres, dans un dialogue, dans une activité avec d'autres au
sein de la Cité. C'est d'un seul et même coup que la nature de l'homme est
éthique, langagière et politique ”. La philosophie politique classique devient
ainsi une "pédagogie éthique". "Il s'y agit d’éduquer les individus à un autre
concept du Bien que celui que visent leurs penchants animaux, de substituer
à leur hédonisme, à leur égoïsme, à leur violence immédiats, l'entente, la
paix, la justice et l'amitié; et comme toutes ces vertus sont communautaires,
il s'y agit de chercher la meilleure politeia, le régime le meilleur, le mieux à
même, en vertu de son organisation, d'assurer la poursuite de ces buts".
Pour cette philosophie politique classique, cependant la réalisation de ce régime
le meilleur n'est nullement assurée : la vérité théorique et pratique du meilleur
régime est une quête indéfinie. C'est avec un tel cadre de pensée que rompt la
problématique politique individualiste moderne instituée avec Hobbes.
"Tels étant rappelés très sommairement, les traits les plus caractéristiques de
la philosophie politique classique, on peut accorder à Strauss que Hobbes
s'oppose délibérément à chacun d'eux.
L'instauration de la philosophie politique classique supposait une rupture
avec les thèses sophistiques ou hédonistes selon lesquelles c'est par
convention qu'on se soucie des autres tandis que naturellement on ne
s’occupe que de soi. Hobbes s'aligne sur ces thèses et parvient
paradoxalement grâce à elles à fonder l'absoluité de l'Etat, alors que chez les
Grecs ces thèses débouchaient sur l’apolitisme. Comme les sophistes,
Hobbes pose que naturellement l'on ne s’occupe que de soi et que la vie
politique est de convention. A la différence des sophistes, il démontre que
cette convention, en dépit du fait qu'elle heurte la nature, est rendue
absolument nécessaire par les conséquences destructrices qu’entraînerait
pour les individus le libre cours de leur tendance naturelle à ne s’occuper
que d'eux-mêmes. L'Etat résulte bien d'une convention, mais la convention
118
J.Taminiaux, op. cit. , p. 14.
86
qui le fonde se justifie de la nécessité de préserver, en la limitant, la tendance
naturelle à ne s'occuper que de soi. Il résulte de cette reprise politique des
thèses apolitiques des hédonistes une opposition point par point à la pensée
des classiques.
Contre elle, Hobbes pose que l'homme est par nature apolitique, asocial,
amoral. Dénonçant chez les classiques le concept téléologique et éthique de
la nature humaine, il leur emprunte l'idée d'une loi naturelle, mais en la
dissociant de celle de perfection. Ce n'est pas de la visée de l'excellence qu'il
déduit la loi naturelle, mais de la manière dont les hommes agissent en fait la
plupart du temps.
Contre les classiques, il pose que la nature de l'homme est ce qu'il est
immédiatement. Ce qu'il est immédiatement, c'est un mouvement attiré par
ce qui le renforce, et repoussé par ce qui le gêne, un conatus, une pulsion,
une persévérance vitale qui n'est qu'une somme d'appétits et d'aversions. Or,
tous les appétits - ou tous les désirs - se ramènent au désir de puissance ou
de pouvoir. Assurer la continuelle marche en avant de l'appétit, désirer sans
trêve acquérir pouvoir après pouvoir, voilà ce qui définit la nature de
l'homme. Il n'y a là nulle visée d'un bien ou d'un mal doué d'universalité,
encore moins d'une constance intrinsèque. Bien et mal sont des vocables
dont la seule teneur sensée, eu égard à la nature, réside dans l'amplification
ou dans le frein d'une puissance exclusivement individuelle. Si telle est la
nature de l'homme, la notion de droit doit être dissociée de celle de loi à
laquelle les classiques l'associaient. Eu égard à la nature, qui dit droit dit
pouvoir, libre amplitude d'une capacité de mouvement et non pas loi ou
obligation. La loi apparaît lorsque les titulaires de droits, c'est-à-dire de
pouvoirs exclusivement individuels, s'aperçoivent que l'exercice sans aucune
entrave de leur pouvoir entraîne la guerre de tous contre tous, C'est-à-dire la
victoire de la mort sur la vie. Apercevant que l'état de nature est
intrinsèquement contradictoire, que la vie s'y retourne contre la vie, que le
libre cours du droit ou du pouvoir menace de détruire tout pouvoir, les
individus définis comme foyers de pouvoir inventent ou découvrent (they
find out) une loi de nature qui substitue un universel rationnel à la
particularité naturelle."
¨¨
§2 Un nouveau concept de nature
La nouvelle manière de penser le juridico-politique et le rapport loi - nature qui
trouve son expression première chez Hobbes est l'effet d'une nouvelle manière de
connaître le politique. Le rapport nature - convention qui se cristallise avec la
pensée de Hobbes ne se comprend qu’en référence à la nouvelle conception du
87
statut épistémologique de la théorie du droit et du politique que J. Taminiaux a
bien résumé:
"L'opposition de Hobbes aux classiques se marque dans le statut
épistémologique nouveau qu’il attribue à la philosophie politique. Il ne
cache pas qu'à ses yeux la philosophie politique classique "c'est plus un rêve
qu'une science"119. Alors qu'Aristote mettait en garde contre toute ambition
de conférer au raisonnement du philosophe politique l'acribie du
raisonnement mathématique, Hobbes assume expressément cette ambition. Il
écrit : "La science de tout sujet est dérivée d'une pré-connaissance des
causes, de la génération et de la construction de ce sujet; et donc là où les
causes sont connues, il y a place pour la démonstration, mais non là où les
causes sont seulement recherchées. C'est pourquoi la géométrie est
démontrable, car les lignes et les figures à partir desquelles nous raisonnons
sont tirées et décrites par nous-mêmes; et la philosophie civile est
démontrable parce que c'est nous-mêmes qui faisons le Commonwealth".
Autrement dit, la philosophie politique perd l'indétermination essentielle
qu'elle avait pour les Grecs; elle devient rigoureusement démontrable. Et
pour le devenir, il faut qu'elle adopte une méthode qui permet la "préconnaissance des causes, de la génération et de la construction "de son
objet"120.
Cette nouvelle manière de penser a trouvé son application première dans la
nouvelle science physique qui se met en place dès le 16ième siècle avec Galilée et
qui trouvera son expression élaborée avec la théorie du mouvement de Newton à
la fin du 17ième siècle. Certains extraits d'un passage de l'ouvrage de M.
Heidegger "Qu'est-ce qu'une chose ?"121 intitulé "La science mathématique de la
nature à l'époque moderne et la naissance d'une critique de la Raison pure"122
permettent d'y introduire.
"Le caractère mathématique de la science moderne de la nature; la première loi du
mouvement chez Newton
La pensée moderne n'est pas née d'un seul coup. Les préambules remontent
au XVième siècle à l'âge de la scolastique tardive. Le XVIè siècle apporte
par saccades des poussées et des rechutes. Ce n'est qu'au XVIlième siècle
que s'accomplissent les clarifications et fondations décisives. Cet avènement
pris dans son ensemble trouve sa première conclusion systématique et
créatrice avec le mathématicien et physicien anglais Newton, et cela dans son
œuvre maîtresse intitulée Philosophiae naturatis principia mathematica,
1686/87. Dans ce titre, "philosophie" signifie la science générale (Cf.
philosopha experimentalis);"principia", ce sont les bases de départ, les bases
119
L. Strauss, op. cit., p. 182.
J. Taminiaux, op. cit., p. 21-22.
121
Ce livre, paru en Allemagne en 1962, livre le texte d'un cours tenu par Heidegger sous le titre "Questions
fondamentales de métaphysique” à l'Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d'hiver 1935-1936. Le
livre a été traduit en français par J. Raboul et J. Taminiaux (Paris, Gallimard, 1972).
122
pp. 76-117 de la traduction française.
120
88
initiales, c'est-à-dire les premières de toutes. Dans ces bases de départ, il ne
s'agit nullement d'une introduction destinée aux débutants. L'œuvre n'était
pas seulement une conclusion d'efforts antérieurs, elle fut aussi la fondation
de la science de la nature qui vint ensuite... Lorsque nous parlons aujourd'hui
de la physique classique, nous visons la forme de savoir, d'interroger et
d'établir qui fut instituée par Newton…L'ouvrage est précédé d'un court
chapitre intitulé Définitiones. Ces définitions concernent la quantitas
materiae, la quantitas motus, la force et avant tout la vis centripeta. Suit une
scolie qui contient la série des célèbres définitions du temps absolu et du
temps relatif, de l'espace absolu et de l'espace relatif, du lieu absolu et du
lieu relatif, et enfin du mouvement absolu et du mouvement relatif. Vient
alors un chapitre intitulé : Axiomata sive leges motus, "axiomes ou lois du
mouvement". A cela se rattache le contenu propre de l'ouvrage; il est divisé
en trois livres. Les deux premiers traitent du mouvement des corps, de motu
corporum, le troisième traite du système du monde, de mundi systemata.
Nous ne considérons ici que le premier axiome, c’est-à-dire la loi du
mouvement que Newton place en tête de son œuvre. Elle s'énonce comme
suit : …"Tout corps persévère dans son état de repos ou de mouvement
uniforme en ligne droite, à moins qu’il ne soit contraint, par des forces
s’imprimant sur lui, à changer cet état". On appelle cette loi : la loi de la
persévérance (ou d'une manière moins heureuse : lex inertiae, loi de
l'inertie)...Aujourd'hui et depuis longtemps déjà, celui qui étudie la physique
ne se fait guère de réflexions au sujet de cette loi. Nous l'énonçons comme
quelque chose qui va de soi, à supposer même que nous l’énoncions encore
et sachions qu'il s'agit là d'une loi fondamentale et jusqu'à quel point. Et
pourtant un siècle avant que Newton ne la posât sous cette forme au sommet
de la physique, la loi était encore inconnue. Newton d'ailleurs ne l'a pas
découverte lui-même, mais bien Galilée, encore que celui-ci ne l'ait
appliquée que dans ses derniers travaux et ne l'ait même jamais énoncée
expressément. Le premier à l'avoir énoncée comme une loi générale est un
Génois, le professeur Baliani. Descartes la reprit alors dans ses Principia
philosophiae et tenta de la fonder métaphysiquement. Chez Leibniz, elle
joue le rôle d'une loi métaphysique…Jusqu'au XVIIe siècle y compris, cette
loi n'allait absolument pas de soi. Pendant le millénaire et demi qui en
précéda la découverte, cette loi était non seulement inconnue, mais
l'expérience de la nature et de l'étant en général était d'une modalité telle que
cette loi n'y aurait eu aucun sens. Dans la découverte de cette loi et dans son
application comme loi fondamentale, réside une mutation, qui appartient aux
plus grandes de la pensée humaine, et qui est la première à donner une assise
au passage de la représentation ptolémaïque à la représentation
copernicienne de l'ensemble de la nature...
89
L'écart entre l'expérience grecque de la nature et celle des temps
modernes.
1. L'expérience de la nature chez Aristote et chez Newton
Comment la loi fondamentale ci-dessus énoncée se rapporte-t-elle à la
conception qu'on se faisait de la nature antérieurement ? La représentation
du tout de la nature ("Monde") qui régna en occident jusqu'au XVIIe siècle
était déterminée par les philosophies platonicienne et aristotélicienne. La
pensée conceptuelle et scientifique était régie en particulier par les
représentations fondamentales, les concepts fondamentaux et les principes
qu'Aristote avait établis dans ses leçons sur la Physique et sur la voûte
céleste, et qui avaient été repris dans la scolastique médiévale. C'est
pourquoi, il nous faut examiner brièvement les représentations
fondamentales d'Aristote pour pouvoir évaluer la portée de la mutation qui
est exprimée dans la première loi de Newton…
2. La théorie du mouvement chez Aristote
Et pourtant ce sur quoi il y a accord préalable, c'est l'expérience que l'étant
au sens de la nature saisie largement -terre, ciel, astres- est en mouvement et
en repos. Le repos signifie seulement une espèce caractéristique de
mouvement. Il s'agit là partout du mouvement des corps. Mais comment sont
compris le mouvement, le corps et leur rapport à tous deux, voilà qui n'est
pas fixé et ne va pas de soi. De l'expérience générale et indéterminée que les
choses se modifient, surgissent, disparaissent, et donc sont en mouvement,
jusqu'à la pénétration de l'essence du mouvement et de son mode
d'appartenance aux choses, il y a un long chemin. La Grèce archaïque se
représente la terre comme un disque cerné par les flots de l'océan, de telle
sorte que le ciel déploie sa voûte par-dessus cet ensemble et s'étend en égale
mesure tout autour. Plus tard, chez Platon, Aristote et Eudoxe, quoique
différemment chez chacun d'eux, la terre est représentée comme une sphère
mais de telle sorte qu'elle demeure le centre du tout. Mais nous nous
limiterons à l'exposé de la conception aristotélicienne, qui devint par la suite
et pour longtemps la conception dominante...
Nous posons d'abord la question préalable : quelle est, selon Aristote,
l'essence de la chose naturelle ? Réponse : ..."Les corps appartenant à la
"Nature" et qui la constituent sont, en vertu d'eux-mêmes, mobiles eu égard
au lieu"…La manière dont un corps se meut, c'est-à-dire la manière dont il se
rapporte au lieu, et à quel lieu il se rapporte - tout cela a son principe dans le
corps lui-même…C'est ici que se montre un changement essentiel du concept
de physis. Le corps se meut selon sa nature….Le corps purement terrestre se
meut vers le bas, le corps purement igné - la combustion de la flamme le
montre - se meut vers le haut. Pourquoi ? Parce que le corps terrestre a son
lieu en bas, et que le feu a son lieu en haut. Tout corps selon son espèce a
90
son lieu vers lequel il tend. Autour de la terre se trouve l'eau, autour de l'eau
l'air, autour de l'air le feu - ce sont les quatre éléments. Lorsqu'un corps se
meut vers son lieu, le mouvement lui est propre, c’est-à-dire conforme à sa
nature... Une pierre tombe en direction de la terre. Mais si une pierre est
jetée vers le haut, avec une fronde par exemple, ce mouvement est
proprement contraire à la nature de la pierre, ... Tout mouvement contrenature est...violent. Le type de mouvement et le lieu du corps sont
déterminés par la nature de celui-ci. Pour toute caractérisation et toute
estimation du mouvement, la terre est le centre. La pierre qui tombe se meut
vers le centre. Le feu qui monte se meut en s'éloignant du centre…Dans les
deux cas, le mouvement est…un mouvement droit. Les astres, cependant, et
le ciel tout entier se meuvent...autour du centre.... Le mouvement circulaire
et le mouvement rectiligne sont des mouvements simples…De ces deux
mouvements, le circulaire est le premier, c'est-à-dire qu'il est d'un rang
supérieur et donc du rang le plus haut. Car...l'accompli a préséance sur
l'inaccompli. Au mouvement des corps, appartient leur lieu. Dans le
mouvement circulaire, le corps a son lieu dans le mouvement même, et c'est
pourquoi ce mouvement est celui qui dure toujours, qui est authentiquement
étant, tandis que, dans le mouvement rectiligne, le lieu réside seulement dans
une direction et à l'écart d'un autre lieu, de telle sorte que le mouvement
atteint sa fin dans le lieu vers lequel il se dirige. Hors ces deux formes de
mouvement simple, il y a le mouvement qui est un mixte des deux
précédents...Le mouvement le plus pur, mouvement étant entendu au sens de
changement de lieu, est le mouvement circulaire; il contient pour ainsi dire
le lieu en lui-même. Un corps qui se meut de la sorte se meut parfaitement; il
en va ainsi de tous les corps célestes. En revanche, le mouvement terrestre
est tantôt rectiligne, tantôt mixte, tantôt violent; dans chaque cas, il est
imparfait. Il existe une différence essentielle entre le mouvement des corps
célestes et celui des corps terrestres. Les domaines de ces mouvements sont
différents. La manière dont un corps se meut dépend de son espace et du lieu
auquel il appartient. Le où détermine le comment de l'être; car être veut dire
Anwesenheit, présence. La lune ne tombe pas sur la terre, car elle se meut en
cercle, c'est-à-dire qu'elle se meut parfaitement, constamment dans le
mouvement le plus simple. Ce mouvement circulaire est en soi
complètement indépendant de quoi que ce soit en dehors de lui, par exemple
de la terre en tant que centre. Par contre, pour anticiper sur ce que nous
dirons plus loin, selon la conception de la pensée moderne, une attraction
persistante émanant du centre est nécessaire à la production et au maintien
du mouvement circulaire. A la différence de cette conception, la "force"...le
pouvoir de se mouvoir réside dans la nature du corps lui-même. Le type de
mouvement du corps et la relation de celui-ci à son lieu dépendent de la
nature du corps; dans le mouvement naturel la vitesse est d'autant plus
grande que le corps se rapproche de son lieu; c'est-à-dire que la décroissance
91
et l'accroissement de la vitesse ainsi que la cessation du mouvement ont leur
fondement dans la nature du corps. Dans le cas du mouvement contre-nature,
c'est-à-dire du mouvement violent, la cause du mouvement réside dans la
force qui touche le corps, mais, en vertu de son mouvement, le corps, en tant
qu'il est mû violemment, doit s'éloigner de cette force, et puisque le corps ne
porte pas en soi le fondement du mouvement violent, son mouvement doit
nécessairement ralentir et finalement cesser...Cela correspond aussi d'une
certaine manière à la représentation habituelle : le mouvement conféré à un
corps dure un certain temps pour ensuite s'arrêter, se transformer en repos.
C'est pourquoi il faut chercher les causes de la continuité ou de la persistance
du mouvement. Selon la conception aristotélicienne, le fondement, dans le
cas des mouvements naturels, réside dans la nature du corps lui-même, dans
son essence, c'est-à-dire dans son être le plus propre...
3. La théorie du mouvement chez Newton
Quel rapport y a-t-il entre la manière aristotélicienne d'envisager la nature et
d'appréhender le mouvement, telle qu'elle a été décrite, et la manière
moderne, celle qui a trouvé sa fondation essentielle chez Newton, dans le
premier axiome déjà nommé ? Essayons de dégager successivement
quelques différences capitales. A cette fin, donnons de l'axiome une version
abrégée : tout corps livré à lui-même se meut en ligne droite et de façon
uniforme... Nous ferons ressortir en huit points la nouveauté de cet axiome.
1° L'axiome de Newton commence ainsi : "corpus omne", "tout corps". Cela
implique : la différence entre corps terrestres et corps célestes est devenue
caduque. Le cosmos ne se partage plus en deux domaines entièrement
distincts, le domaine subastral et le domaine astral; les corps de la nature
sont tous d'essence identique. Le domaine d'en haut ne jouit d'aucune
supériorité.
2° En conséquence, la préséance du mouvement circulaire sur le mouvement
rectiligne est caduque elle aussi. Mais dans la mesure où, désormais, c'est, au
contraire, le mouvement rectiligne qui devient normatif, cela ne mène plus à
diviser les corps, ni à les répartir en domaines différents selon leur mode de
mouvement.
3° Par suite, la démarcation des lieux déterminés disparaît. En principe, tout
corps peut être en tout lieu. Le concept même du lieu devient autre. Le lieu
n’est plus la place à laquelle le corps appartient en vertu de sa nature intime,
mais seulement une position, qui s'acquiert chaque fois "relativement", c'està-dire en relation à d'autres positions quelconques…En fondant et en
déterminant ainsi le mouvement, on ne s'interroge pas sur la cause de sa
durée, on ne se demande donc pas pourquoi il naît constamment, mais
inversement on présuppose la mobilité, et on s'interroge sur les causes du
changement d'un état de mouvement présupposé : le mouvement uniforme
en ligne droite. Quant au mouvement uniformément stable de la lune autour
92
de la terre, ce n'est pas sa circularité qui en est la raison, mais tout au
contraire c'est justement de ce mouvement circulaire qu'il faut trouver la
raison. Selon la loi de l'inertie, le corps lunaire devrait en chaque point de
son orbite poursuivre son mouvement en ligne droite, c'est-à-dire
tangentiellement. Comme ce n’est pas le cas, la question se pose - sur la base
du présupposé de la loi de l'inertie et à partir de celle-ci - de savoir pourquoi
la lune dévie de la tangente, pourquoi, pour parler grec, elle se meut en
cercle. Le mouvement circulaire n'est plus maintenant la raison fondatrice,
mais tout au contraire ce qui justement nécessite une fondation. (On sait que
Newton arriva à une nouvelle réponse qui consiste à assimiler la force en
raison de laquelle les corps tombent, avec celle qui maintient les corps
célestes sur leur trajectoire, soit avec la force de gravitation. Newton
compara la déviation centripète de la lune par rapport à la tangente de la
trajectoire au cours d'un laps de temps donné avec l'espace de chute d'un
corps à la surface de la terre pendant le même temps; dans cette démarche
nous voyons immédiatement qu'est supprimée comme il a été dit la
distinction entre mouvements terrestres et mouvements célestes, et par
conséquent entre les corps).
4° Les mouvements eux-mêmes ne sont pas déterminés selon des différences
de natures, de puissances, de forces, selon les éléments du corps, mais,
inversement, c’est l'essence de la force qui se détermine à partir de la loi
fondamentale du mouvement. Cette loi dit : tout corps laissé à lui-même se
meut uniformément en ligne droite. Selon cette loi, une force est ce dont
l'impulsion a pour conséquence une déviation par rapport au mouvement
uniforme en ligne droite…Cette nouvelle définition de la force va de pair
avec une nouvelle définition de la masse.
5° En accord avec la transformation du concept de lieu, le mouvement est
considéré seulement comme changement de position et comme rapport de
position, comme écartement des lieux. La détermination du mouvement
devient donc détermination des distances, des espaces du mesurable, de ce
qui a telle ou telle grandeur. Le mouvement se détermine en fonction de
grandeurs de mouvement et il en va de même de la masse en tant que poids.
6° C'est pourquoi la distinction entre mouvements naturels et mouvements
antinaturels ou violents devient caduque elle aussi;…la violence, n'est, en
tant que force, qu'une mesure prélevée sur le changement de mouvement; ce
n’est plus un genre distinct. Le choc, par exemple, n'est qu'une forme
particulière de la vis impressa à côté de la pression et de la force centripète.
7° Par suite se modifie le concept de nature en général. La nature n'est plus
le principe interne d'où résulte le mouvement du corps; bien plutôt la nature
est la modalité de la diversité des rapports changeants des positions des
corps, la manière dont ils sont présents dans l'espace et le temps, lesquels à
93
leur tout en tant que domaines d'ordonnance possible des positions et de
détermination de l'ordre, n'ont nulle part en soi de marque propre."123
Pour éclairer la portée de cette mutation dans le concept de nature, il peut
être éclairant de la rapprocher de la transformation analogue qui s’opère, à
la même époque, dans les arts et, plus spécialement, dans la peinture. Citons
ici la manière dont J.L. Gardies, dans son ouvrage précité, rend compte de
cette analogie. « Il est significatif que la transformation de l'idée de nature à
la fin du VIe siècle et ses répercussions non seulement dans les sciences de
la nature, mais aussi dans la représentation picturale de celle-ci. C'est à cette
époque que naissent dans l'Occident chrétien deux genres qui n’avaient pas
encore d'existence indépendante, à savoir, le paysage et la nature morte. Le
paysage est d'abord apparu dans la peinture occidentale soit comme élément
de décoration ou d'illustration des grands cycles astronomiques ou religieux
(sculptures ou miniatures représentant les saisons et leurs travaux), soit
123
M. Heidegger, “Qu’est ce qu'une chose ?", op. cit., pp. 88-100. On peut rapprocher ici la description suggestive
que fait de cette même mutation un philosophe du droit, J.L. Gardies dans son ouvrage intitulé Essai sur les
fondements a priori de la rationalité morale et juridique (Paris, L.G.D.J., 1972, pp. 23-25). "Après la conquête de
l'attitude théorique par les Grecs du VIe et du Ve siècles, après l'effort tenté par les grands Franciscains de la fin
du XIIIe et du XIVe siècles, notre idée de nature a connu son dernier avatar avec les physiciens de la fin du XVIe
et du XIIIe siècles. Alexandre Koyre a longuement montré comment la constitution de la dynamique moderne
avait obligé les bâtisseurs de la nouvelle science à "détruire un monde et le remplacer par un autre" pour parvenir à
une formulation mathématique des lois du mouvement. La dynamique aristotélicienne distinguait en effet les
mouvements "naturels" et les mouvements "violents". Les mouvements "naturels" étaient ceux qui rapprochaient
le corps du lieu que l'harmonie cosmique leur assignait; cette harmonie impliquait "que dans l'Univers les choses
sont (ou doivent être) distribuées et disposées dans un ordre déterminé; que leur localisation n'est indifférente ni
pour elles, ni pour l'Univers; qu'au contraire chaque chose a selon sa nature une "place" qui lui est propre dans
l'Univers". Pour arracher un corps à son "lieu naturel", il fallait un mouvement "violent" et à la disparition de
celui-ci le corps, chassé de sa place, devait tendre à y revenir. Ainsi pour Aristote le mouvement était-il
nécessairement provisoire, qu'il fût passagère violence contre nature, ou retour du corps vers son lieu de repos. or
c'est à cette représentation, dont Duhem et Alexandre Koyre ont l'un et l'autre souligné combien elle correspondait
dans l'ensemble aux données de l'expérience vulgaire, à quelques célèbres exceptions près, que Galilée et ses
contemporains allaient s'opposer, en dégageant progressivement l'axiome fondamental de la dynamique moderne,
la loi d'inertie : tout corps persévère indéfiniment dans son état de repos ou de mouvement en ligne droite, tant
qu'il n'est pas soumis à l'action d'une force extérieure. Plus de distinction alors entre mouvement violent et
mouvement "naturel". Plus de "lieu naturel" qui serait pour chaque corps le terme de sa finalité et, dans cette
mesure, l'objet tantôt de sa quiétude et tantôt de sa vocation. La physique à laquelle s'attaquaient Giordano Bruno
et Galilée, pour rendre compte du mouvement, faisait appel à un certain devoir-être des corps. A l'espace
aristotélicien, plein de tensions, de tendances et de privilèges, la "révolution galiléenne" substituait l'espace
homogène et qualitativement neutre de la géométrie d'Euclide où les corps en mouvement ne se hâtent ni ne se
lassent, où, une fois mus, ils se déplacent indéfiniment sans se diriger nulle part. La dissolution du cosmos
aristotélicien, c'est-à-dire d'un monde "hiérarchiquement ordonné" et "qualitativement différencié", nous dit
Alexandre Koyre, "implique que disparaissent de la perspective scientifique toutes considérations fondées sur la
valeur, la perfection, l'harmonie, la signification et le dessein". Dès lors, le mot de nature ne pouvait plus signifier
en toute rigueur un ordre, une invitation ou un appel à être. La nature n'était plus que le lieu géométrique des
événements du monde, qu'un ensemble de mouvements dont les mathématiques étaient désormais capables de
rendre compte; et l'on pouvait étendre au monde sublunaire la méthode dont l'astronomie avait depuis longtemps
pour elle-même établi l'efficacité. Devant cette dernière conquête on a pu parler "d'invention radicale d'une sorte
de nature par le savant. Sans doute continue-t-on encore parfois, à employer les termes de nature et de naturel dans
leur sens quasi-aristotélicien. "La dissolution du cosmos, écrit Alexandre Koyre, voilà me semble-t-il la révolution
la plus profonde accomplie ou subie par l'esprit humain depuis l'invention du cosmos par les Grecs. C'est une
révolution si profonde, aux conséquences si lointaines, que pendant des siècles, les hommes - à de rares
exceptions, dont Pascal - n'en ont pas saisi la portée et le sens; maintenant encore elle est souvent sous-estimée et
mal comprise".
94
comme fond devant lequel se déroulait l'action principale. Goethe notait déjà
à propos de cette peinture "in ihren Anfängen als Nebenwerk des
Geschichtlichen" (Schriften zur bildenden Kunst, Reclam-Verlag, Stuttgart,
1952, p. 43). Peu à peu, le paysage s'est affirmé aux dépens de la scène qui
faisait le sujet de tableau. Au début du VIe siècle chez Joachim Patenier et
ses imitateurs, celle-ci n'occupe parfois qu'une partie minime de la surface
peinte; Saint Jérôme ou La fuite en Egypte sert de prétexte à des
déploiements de pays. Breugel l'ancien justifie encore la vue de tel village
sous la neige par le sujet du Dénombrement de Bethléem, ou tel effet de
rivage par la Chute d'Icare (Bruxelles, Musée d'art ancien). Les seuls cas de
paysages purs dans la première moitié du XVIe siècle se trouvent, semble-til, chez Albrecht Altdorfer et dans l'Ecole du Danube. Altdorfer a peint vers
1522 deux tableaux que l'on considère comme les deux premiers paysages
purs historiquement connus dans l'occident moderne : le Paysage à la
passerelle (collection du Dr Jacques Koerfer à Berne) et le célèbre Paysage
du Danube près de Ratisbonne (Munich). Ces oeuvres de petit format sont
en quelque sorte encore des transpositions de dessins d'étude. Altdorfer a
également grave à l'eau-forte vers 1520 une série de neuf paysages. Parmi
les contemporains qui ont suivi Albrecht Altdorfer dans cette voie, citons
Wolf Huber, Erhard Altdorfer dont, par exemple, une gravure sur bois
(Albertina de Vienne) représente un Paysage Maritime, et surtout Augustin
Hirschvogel dont de nombreuses eaux-fortes représentent des paysages, en
particulier des bords du Danube. Mais ces oeuvres où le paysage apparaît
dépouillé de toute anecdote sacrée ou profane sont pour l'Europe de cette
époque une exception géographiquement localisable. Cette exception mise à
part, pour que le paysage gagne en occident la dignité de genre pictural
entièrement indépendant, il faut atteindre la génération de Paul Bril, Tobias
Verhaecht, Josse de Momper, Jean Breugel, Adam Elsheimer, nés entre
1556 et 1578, par conséquent contemporains de Galilée (né en 1564). Quant
à la nature morte l'expression même qui désigne ce genre en français montre
sa relation à une certaine idée de nature : une nature à laquelle la mort ou
plus généralement l'absence de mouvement retire la possibilité d'une
signification active et dont elle fait pour cette raison un simple objet de
contemplation. on voit sans doute dès le XVe siècle des éléments de nature
morte prendre une importance croissante dans de nombreux tableaux (par
exemple dans les oeuvres de Carlo Crivelli). On trouve même des natures
mortes qui constituent seules des panneaux entiers d'un ensemble plus vaste :
par exemple le panneau qui surmontait l'image du prophète Jeremie (Musée
d'art ancien de Bruxelles) provenant du triptyque de l'Annonciation d'Aix, ou
les trompe-l’oeil dont le duc Frederic De Montefeltre avait fait en 1476
décorer le studiolo de son palais d'Urbin. En plein XVIe siècle, chez le
flamand Pieter Aertsen et son neveu Joachim Bueckelaer, la nature morte
n'arrive pas à se détacher entièrement soit du sujet religieux (l'enfant
95
prodigue, Marthe et Marie) choisi il est vrai pour ses possibilités profanes,
soit au moins de la scène de genre (marché aux légumes, aux poissons). La
nature morte, conçue comme un tableau de chevalet se suffisant à lui-même,
apparaît essentiellement avec la génération d'Ambrosius Bosschaert (né vers
1565) et de Jean Breugel (né en 1568). »
§3. La « prétention mathématique du savoir »
C'est au départ de cette mutation dans la science physique, et plus précisément
dans la théorie du mouvement, que l'on peut maintenant pressentir ce qui s'y joue
et la portée de cette mutation quant à la nouvelle attitude du savoir qui
caractérisera notre époque moderne.
A cette fin, distinguons deux étapes dans le raisonnement.
Une première étape consiste à approfondir la signification épistémologique
de la mutation qui s'accomplit dans la théorie newtonienne du mouvement.
Une seconde étape consiste à définir, au-delà des sciences de la nature, les traits
caractéristiques de cette approche mathématique du savoir en général.
Deux extraits de Heidegger énoncent ces deux étapes. Leur portée peut être
synthétisée par trois idées.
 La première-idée est déjà exprimée dans la finale du précédant passage cité de
Heidegger. Ce qui se joue dans la mutation de l'approche de la nature, c'est la
prétention mathématique du nouveau regard sur la nature. Une nouvelle
attitude du savoir est attestée par la nouvelle physique. Cette nouvelle attitude
se caractérise par l'adoption d'un projet, celui d'aborder mathématiquement la
nature.
 Que signifie « aborder mathématiquement la nature » ? Deux traits sont
essentiellement mis en avant à cette fin par Heidegger. D'une part, il s'agit
pour le mathématique d'être "un porter - à - la connaissance tel que, ce qu'il
prend, il se le donne à partir de lui-même, se donnant ainsi ce qu'il a déjà".
Aborder mathématiquement les choses consiste à saisir les phénomènes
naturels non sur base de la diversité phénoménale en laquelle il se donne à voir
et au départ donc de notre vécu perceptif, mais dans leur "essence", dans la
structure, le modèle qui fait qu'ils sont produits dans leur apparence diverse.
On va au-delà des faits perçus et donnés pour appréhender ce qui est
présupposé par ces mêmes phénomènes. Le donné naturel est conçu comme
effet d'une structure fondamentale qui est construite par le savoir qui rend ainsi
compte de la nature phénoménale. Ceci permet de comprendre le second trait
du projet mathématique : il est axiomatique. Le savoir pose les principes
premiers dont le reste découle. C'est dire aussi que la nature est dès lors perçue
96
comme enchaînement de causes référantes à des principes fondateurs et que
l'ensemble des phénomènes d'une même classe, tels les corps, sont réductibles
à des unités identiques dans leur essence. Cette dernière caractéristique permet
de percevoir, par analogie, l'effet d'une telle approche mécaniste de la nature
dans le domaine de l'organisation juridico-politique de la société (généralité de
la loi, conçue comme corrélat d'une lecture individualiste et atomistique des
sujets individuels destinataires de cette norme juridique; organisation
"mathématique" de la production des normes, autorégulation du système
juridique ...).
 La troisième idée ne vise qu'à généraliser ce qui se dégage de la portée de la
prétention mathématique explicitée par la nouvelle attitude à l'égard de la
nature et la nouvelle conception de la physis qui s'en dégage (ensemble
d'unités généralisables dont on peut rendre compte mathématiquement.
Dorénavant, puisqu'il s'agit d'aborder les objets du savoir au départ d'un projet
mathématique, le savoir lui-même doit se construire comme un ensemble
autofondé. Comme le relève Heidegger, cela va amener une rupture radicale
d'avec les présuppositions fondamentales de la pensée classique et de la
pensée médiévale.
Explicitons maintenant les deux étapes annoncées à l'aide des deux extraits de
Heidegger.
Première étape : Portée du projet mathématique à l'œuvre dans les sciences de la
nature124
Notre seule question reste pour le moment celle de la mise en place du
premier axiome, plus exactement la question de savoir dans quelle mesure le
mathématique y devient déterminant. De quoi s'agit-il dans ce principe ? Il
parle d'un corps, corpus quod a viribus impressis non cogitur, d'un corps
laissé à lui-même. Où trouver ce corps ? Pareil corps n'existe pas. Il n'y a pas
non plus d'expérimentation qui puisse offrir pareil corps à la représentation
intuitive. Pourtant la science moderne, à la différence des poèmes
conceptuels purement dialectiques de la scolastique et de la science
médiévales, doit se fonder sur l'expérience. Au lieu de cela, le principe tient
en l'air. Il parle d'une chose qui n’existe pas. Il exige une représentation
fondamentale des choses qui contredit la représentation habituelle.
C'est dans une telle prétention que réside le mathématique, c'est-à-dire la
fixation d'une détermination de la chose qui n'est pas puisée dans la chose
elle-même par voie d'expérience, et qui pourtant est à la base de toute
détermination des choses, la rend possible et lui ménage son espace. Une
124
M. Heidegger, op. cit.,pp. 100-104.
97
telle appréhension fondamentale des choses n'est ni arbitraire, ni évidente.
C'est pourquoi d'ailleurs, il fallait une longue lutte pour en assurer la
domination. Il fallait à la fois une transformation du mode d'accès aux
choses et la conquête d'une nouvelle manière de penser. Nous pouvons
suivre avec précision l'histoire de ce combat, mais bornons-nous à citer un
exemple. Selon la représentation aristotélicienne, les corps se meuvent selon
leur nature, les corps lourds vers le bas, les corps légers vers le haut.
Lorsqu'ils tombent ensemble, les corps lourds tombent plus vite que les
corps légers, puisque ceux-ci ont tendance à se mouvoir vers le haut. Galilée
parvint à cette découverte décisive que tous les corps tombent à la même
vitesse et que la différence des temps de chute provient seulement de la
résistance de l'air et non d'une nature intime des corps à laquelle correspond
pour chacun un rapport original à son lieu propre. Pour appuyer sa thèse,
Galilée avait projeté une expérience à la tour penchée de Pise, ville où il était
professeur de mathématique. Lors de cette expérience, les temps de chute de
corps de divers poids lâchés du haut de la tour s’avérèrent n'être pas
absolument égaux, mais comporter de légères différences; en dépit de cette
différence, et donc en opposition à ce que l'expérience faisait voir, Galilée
maintint son affirmation. Mais les témoins de l'expérience n'en furent que
plus choqués, en raison même de l'expérience, par cette affirmation, et
persistèrent d'autant plus tenacement dans l'ancienne manière de voir. En
raison de cette expérience, l’opposition à Galilée s'accentua à tel point qu'il
dut abandonner le professorat et quitter Pise.
Galilée et ses adversaires avaient vu le même fait. Mais ce même fait, ce
même événement, ils se l'étaient donné à voir de manière différente, et
l'avaient interprété différemment. C'était quelque chose de différent qui
apparaissant de part et d'autre comme le fait authentique et comme la vérité
authentique. A propos du même phénomène Galilée et ses adversaires
s'étaient donné à penser quelque chose, mais ils avaient pensé quelque chose
de différent non dans les détails, mais principalement quant à l'essence du
corps et à la nature de son mouvement. Ce que Galilée pensait d'avance
quant au mouvement, c'est la détermination selon laquelle le mouvement de
tout corps est uniforme et rectiligne aussi longtemps qu'il ne rencontre pas
d'obstacles, mais aussi qu'il se transforme de manière uniforme lorsqu'une
force égale agit sur lui. Dans ses Discorsi publiés en 1638, Galilée écrit :
Mobile super planum horizontale projectum mente concipio omni secluso
impedirnento, jam constat ex his, quae fusius alibi dicta sunt, illius motum
aquabilem et perpetuum super ipso piano futurum esse, si planum in
infinitum extendatur. "Je me représente un corps jeté sur un plan horizontal
en l'absence de tout obstacle : il résulte de ce qui a été dit ailleurs de façon
circonstanciée que le mouvement du corps sur ce plan sera uniforme et
perpétuel, si le plan s'étend à l'infini". Dans cet énoncé que l'on peut tenir
pour précurseur du premier principe de Newton, ce que nous recherchons
98
accède très clairement à l'expression. Galilée dit Mobile ... mente concipio
omni secluso impedimento. Je pense, je me représente en esprit un mobile
pleinement laissé à lui-même. Cela, "se représenter en esprit", c'est se donner
soi-même une connaissance d'une détermination des choses…Dans ce mente
concipere est d'avance rassemblé ce qui doit être déterminant d'une seule et
même manière pour tout corps en tant que tel, c'est-à-dire pour la corporéité.
Tous les corps sont égaux. Aucun mouvement n'a de marque distinctive.
Tout lieu est égal à tout autre; tout instant est égal à tout autre. Toute force
se définit seulement d'après ce qu'elle provoque de modification de
mouvement - cette modification étant entendue comme un changement de
lieu. Toutes les déterminations relatives aux corps s'inscrivent dans une
esquisse d'après laquelle le processus de la nature n'est rien d'autre que la
détermination spatio-temporelle du mouvement des points de masse. Ce plan
de la nature délimite en même temps le domaine de celle-ci comme un
domaine partout égal.
En réunissant du regard tout ce qui a été dit, nous sommes en mesure de
saisir plus nettement l'essence du mathématique. Jusqu'ici nous en sommes
restés pour saisir celui-ci à la caractéristique générale qu'il a d'être un porter
à la connaissance tel que, ce qu'il prend, il se le donne à partir de lui-même,
se donnant ainsi ce qu'il a déjà. Nous résumons maintenant la détermination
plus complète de l'essence du mathématique par points particuliers.
l° Le mathématique est, en tant que mente concipere, un projet qui saute
pour ainsi dire par-dessus les choses en direction de leur choséité. Le projet
ouvre d'abord un espace de jeu dans lequel se montrent les choses, c'est-àdire les faits.
2° Dans ce projet, est posé ce pour quoi sont proprement tenues les choses,
ce en tant que quoi, selon telle modalité, elles doivent être estimées
d'avance…C'est pourquoi Newton intitule le chapitre où il pose les
déterminations fondamentales du mouvement des choses : axiomata, sive
leges motus. Le projet est axiomatique. En tant que toute connaissance ou
reconnaissance s'exprime en propositions, la reconnaissance prise et posée
dans le projet mathématique est telle qu'elle pose d'avance les choses dans
leur fondement. Les axiomes sont des propositions de fondement, des
principes.
3° En tant qu'axiomatique, le projet mathématique est la prise préalable sur
l'essence des choses, des corps; par là est tracée en esquisse la manière dont
se construit toute chose et tout rapport de toute chose à toute chose.
4° Cette esquisse donne en même temps l'échelle délimitant le domaine qui
renferme désormais toutes les choses d'une telle essence. La nature n'est plus
désormais ce qui, en tant que pouvoir interne du corps, prescrit à ce dernier
la forme de son mouvement et son lieu. La nature est maintenant le domaine,
dont les contours sont dessinés dans le projet axiomatique, domaine de la
99
connexion spatio-temporelle uniforme des mouvements, dans lequel les
corps qui y sont insérés peuvent seulement être corps.
5° Or le domaine de la nature dont l'esquisse est ainsi déterminée
axiomatiquement dans le projet requiert aussi pour les corps et corpuscules
qui peuvent y être rencontrés un mode d'accès, qui est seul approprié aux
objets axiomatiquement prédéterminés. La façon d'interroger la nature et
d'en acquérir une connaissance précise n’est plus réglée maintenant par des
opinions et des concepts traditionnels. Les corps n'ont rien d'occulte ni
propriétés, ni forces, ni puissances. Les corps sont seulement ce comme quoi
ils se montrent dans le domaine du projet. Or les choses se montrent
seulement dans les rapports des lieux et des instants et dans les mesures des
masses et des forces vives. La manière dont ils se montrent est prescrite par
le projet; celui-ci détermine aussi la manière d'accueillir et de reconnaître ce
qui se montre, l'expérience, l'experiri. Mais comme maintenant la
reconnaissance est prescrite par l'esquisse du projet, le questionnement peut
être ainsi disposé, qu'il pose d'avance les conditions auxquelles la nature doit
répondre de telle et telle manière. En raison du mathématique, l'experientia
devient expérimentation au sens moderne. La science moderne est
expérimentale en raison du projet mathématique…Mais là où ce saut s'arrête
ou se paralyse, ce ne sont plus que des faits en soi qui sont recueillis, et ce
qui en résulte, c'est le positivisme.
6° Parce qu'il appartient au sens du projet d'établir une uniformité de tous les
corps selon l'espace, le temps et les relations de mouvements, le projet
permet et en même temps exige comme mode essentiel de détermination des
choses, la mesure communément égale, c'est-à-dire la mensuration
numérique. Le genre même du projet mathématique du corps chez Newton
aboutit au développement d'une "mathématique" déterminée, au sens étroit.
Que la mathématique soit maintenant un moyen essentiel de déterminer les
choses, là n'est pas le fondement de la forme nouvelle prise par la science
moderne. Bien plutôt : qu'une mathématique, et de ce type particulier, ait pu
et dû entrer en jeu, cela est la conséquence du projet mathématique. La
fondation de la géométrie analytique par Descartes, celle du calcul des
fluxions par Newton, la fondation à la même époque du calcul différentiel
par Leibniz, toute cette nouveauté, tout ce mathématique au sens étroit, ne
devint possible et même indispensable qu'en raison du trait mathématique
fondamental de la pensée en général.
Seconde étape : Portée du projet mathématique sur l'organisation générale du
savoir125
125
M. Heidegger, op. cit.,p. 107.
100
Jusqu'à ce que le mathématique se mit en relief comme un trait fondamental
de la pensée, la vérité normative était celle de l'Eglise et de la Foi. La
recherche du savoir authentique concernant l'étant se produisait sur la voie
de l'interprétation des sources de la révélation, de l'Ecriture et de la tradition
ecclésiale. Ce qui était recueilli par ailleurs en fait d'expériences, ou acquis
en fait de connaissances, s’articulait quasi spontanément au sein de ces
cadres. Car il n'y avait pas au fond de savoir mondain. Le savoir dit naturel,
non mesuré par la révélation, n'avait donc pas, pour soi et de soi, de forme
propre de cognoscibilité et de fondation. Ce qui est décisif pour l'histoire de
la science, ce n'est donc pas que toute la vérité du savoir naturel était
mesurée au savoir surnaturel, mais que le savoir naturel, indépendamment de
cette mesure, ne parvenait pas de soi-même à se fonder ni à se donner une
empreinte autonome, même si l'on adoptait la syllogistique aristotélicienne.
L'essence du mathématique - le projet que nous avons caractérisé - comporte
en propre une volonté de façonner de manière nouvelle la forme du savoir
comme telle et elle-même. Le détachement à l'égard de la révélation comme
première source de vérité, de la tradition en tant que médiation normative du
savoir - toutes ces répudiations ne sont que négatives du projet
mathématique. Là où est risqué le jet du projet mathématique, le lanceur de
ce projet s'établit sur un sol qui est, avant tout, issu du projet. Dans le projet
mathématique, il n’y a pas seulement une libération, mais en même temps
une nouvelle expérience, et une nouvelle configuration de la liberté ellemême, c'est-à-dire de l’enchaînement assumé par soi-même. Dans le projet
mathématique s’accomplit l’enchaînement aux principes requis dans le
projet lui-même. Conformément à ce trait interne - la libération en vue d'une
nouvelle liberté - le mathématique tend de lui-même a poser sa propre
essence comme fondement de lui-même et en même temps de tout savoir.
§4. La philosophie moderne comme philosophie de la subjectivité
"L'épistéme moderne" est donc caractérisé par deux traits essentiels. D'une part la
prétention mathématique s'exprime dans une lecture mécaniste des phénomènes
naturels : la nature est purement objectivée, ramenée, à l'encontre de la
conception grecque et médiévale, a un champ de force dont on peut rendre
compte mathématiquement. D'autre part le savoir, à être saisi dans un projet
mathématique, doit se construire sur une exigence d'autofondation. Cette dernière
considération nous permet d'appréhender un troisième trait constitutif de ce qui va
caractériser l'approche moderne de la raison, en ses débuts à tout le moins: la
croyance en la non-finitude de la raison humaine, par quoi se trouve rompu la
conception grecque du savoir proprement humain comme radicalement fini.
101
Ce dernier trait peut adéquatement être saisi à travers la place que la philosophie
moderne fera à la subjectivité. Une double idée permet de la définir, selon
Heidegger126
La première idée concerne la manière dont dorénavant la philosophie moderne, à
tout le moins, à sa naissance, va rencontrer l'exigence de fondation portée par le
savoir "mathématique". Descartes, que l'on s'accorde à situer comme inaugurant
la philosophie moderne, s'est attelé à cette question. La réponse en sera trouvée
dans le cogito ergo sum. Fonder le savoir en lui-même, c'est le prendre pour objet
de question : c'est considérer que rien ne peut lui être prédonné. Qu'est-ce qui
dans l'acte même de savoir, de penser, se donne à voir qui ne soit pas prédonné,
mais qui se donne comme précontenu dans le penser lui-même, si ce n'est le sujet
qui pense. L’exigence d'autofondation du savoir explique que la philosophie
moderne se définira d'emblée comme philosophie de la subjectivité.
La seconde idée porte sur les conséquences qui résultent de cette manière de
comprendre dorénavant la question de la fondation du savoir. Deux conséquences
s'en dégagent.
D'une part c'est ramener le sujet à se définir tout entier par sa qualité d'être
pensant : le cogito est considéré comme épuisant la subjectivité du sujet humain.
C'est en tant qu'être rationnel, qu'être de la Raison que le sujet actualise son Je,
son individualité. L'on voit d'emblée le parti que la modernité tirera sur le plan de
la philosophie morale de cette approche du sujet : l'idée d'autonomie de la
volonté, la liberté conçue comme assujettissement à la loi de la Raison, porteuse
de l'actualisation de la subjectivité en elle-même.
D'autre part, en faisant du sujet le fondement du savoir, on rompt avec cette
opacité foncière qui impliquait la référence de la rationalité à l'ordre du divin dans
la pensée classique et médiévale. Heidegger le dit très bien. Si déjà chez Aristote,
note-t-il, le logos servait de fil conducteur pour définir les catégories de l'être, la
raison n'était pas caractérisée comme subjectivité du sujet. Maintenant, au
contraire, le site de la raison est mis dans la subjectivité, dans le jeu défini comme
Je pense. Le principe suprême de tout savoir est devenu le sujet humain : il est
l'action fondamentale de tout savoir, le principe de tous les enchaînements d'où se
constitue le savoir. Le réel est là qui s'offre à la constitution par le sujet d'un
savoir mathématique. Le Je est ce à partir de quoi l'ensemble du réel constitué en
monde objectivé - factualisé - s'offre au savoir représentatif du sujet. Cette toute
dernière idée a d'ailleurs été bien exprimée par J. M. Beyssade. Celui-ci, ayant
noté que la position cartésienne transforme le rapport de Dieu au monde créé
dorénavant pose comme extérieur à lui, en conclut : puisque ce monde "ne recèle
126
Op.cit., pp. 112-116.
102
plus rien de l'essence divine et de son incompréhensible infinité, il n'excède pas
notre connaissance, et nous pouvons en acquérir une science parfaite qui nous
rendra comme maîtres et possesseurs de la nature"127. Notons - et la remarque est
fondamentale - que cette "non infinitude" de la Raison du sujet ne s'exprime que
sur un réel construit par les besoins du projet mathématique, c'est-à-dire sur le
modèle de cette nature "objectivée, factualisée", reconstruite par la visée
mathématique. C'est dire, que le réel connu par ce savoir mathématique est posé
comme pur fait, comme pur objet extérieur au sujet. Le sujet réciproquement ne
connaît, ne se "représente" que ce qui est extérieur à lui. Cette position
d'extériorité du sujet ne manquera pas de causer des problèmes car comment
connaître alors ce qui ne se réduit pas à du pur fait, c'est-à-dire le domaine
pratique de l'action, le domaine des valeurs.
***
127
Descartes, in La philosophie du monde nouveau - XVIe - XVIIe siècles Paris, Hachette, 1972, p. 93.
103
SECTION 2. LE RETOUR A LA POLIS GRECQUE CHEZ H. ARENDT
ET LA CRITIQUE DE LA THEORIE MODERNE DU DROIT NATUREL
H. Arendt a développé une critique déterminée de l'approche moderne du droit
naturel et donc du politique. Elle a, par ailleurs, cru qu'un certain retour à la
pensée grecque du politique et notamment à la philosophie aristotélicienne du
jugement permettrait de développer une compréhension plus exacte des
catégories à l'aide desquelles penser la démocratie.
Pour introduire à cette approche, nous nous appuierons sur certains textes qui
présentent très clairement les cadres généraux de la pensée de H. Arendt. Nous les
présenterons suivant trois axes. Un premier axe est celui du projet politique et
théorique de H. Arendt. Un second est celui du soubassement qu'elle prend dans
une philosophie de l'action pour fonder sa critique de la théorie moderne de l'État
et reconstruire un cadre qui lui semble plus adéquat. Enfin, nous terminerons par
la critique que fait Arendt du cadre humaniste qui est au cœur du projet moderne
de la théorie du droit
***
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152
CHAPITRE 3 : HOBBES ET LA PHILOSOPHIE MODERNE DU DROIT
NATUREL128
Section 1 Introduction
Galilée de la philosophie politique et juridique, Hobbes peut être considéré
comme le fondateur de la philosophie moderne du droit. Traditionnellement
décriée - quoique pour des raisons souvent contradictoires -, sa pensée est
qualifiée soit de tentative de défense de l'absolutisme étatique soit, au contraire,
de tentative de fondation philosophique du libéralisme politico-juridique
qu'exigeait l'instauration du système capitaliste naissant129.
Une telle présentation de la portée de la philosophie de Hobbes trouve écho dans
les circonstances qui ont amené Hobbes à écrire ses œuvres de philosophie
politique.
Né en 1588, à Westport, près de Malmesbury, Hobbes, au terme de trois voyages
sur le continent européen qui lui avaient fait découvrir les mathématiques130 et les
nouvelles sciences physiques131 formule son projet d'édifier un système complet
de philosophie comprenant successivement une étude de la substance corporelle
en général (le Corpus), celle de l'homme naturel (l'Homo) et enfin celle de
l'homme en société (le citoyen, le Civis). La pression cependant des événements
politiques de son pays 1'amènera dès 1640 à modifier son programme et à réaliser
en premier sa réflexion philosophique sur les fondations du politique. Après le
16e siècle qui avait vu l’Angleterre s'émanciper du pouvoir de la papauté au prix
cependant de luttes religieuses internes toujours vivaces, le 17e siècle s'était
inauguré sur une tension entre un essor économique et social de la classe
bourgeoise et un absolutisme royal qui ne s'accommodait pas de la tutelle d'un
parlement au sein duquel précisément s'attestait de plus en plus la puissance de la
nouvelle classe dirigeante.
128
Voy. pour une bibliographie très complète des œuvres de Hobbes et des études récentes qui lui sont consacrées,
la bibliographie publiée par Fr. Rangeon dans son ouvrage Hobbes, Etat et droit, Paris, J.E. Hallier-Albin Michel,
1982, pp. 202-218.
129
On a déjà signalé les travaux de Macpherson à l'appui de cette seconde interprétation de la théorie hobbienne.
130
J. Bernhardt rappelle que Hobbes lui-même raconta comment (à Paris en 1629) s'étaient révélées à lui les
mathématiques par la découverte essentiellement d'un "Euclide ouvert au théorème de Pythagore". (Hobbes, in La
philosophie du monde nouveau, Paris, Hachette, 1972, p. 129).
131
Secrétaire de Bacon au début des années 20, Hobbes avait donc déjà été dans la mouvance des idées liées à la
révolution scientifique et à la nouvelle méthodologie des sciences de la nature. C'est cependant essentiellement
lors de son troisième voyage sur le continent européen qu'il pénétra les milieux de la pensée moderne. Dès 1634 il
fréquenta ce carrefour intellectuel des idées scientifiques modernes qu'était le centre de rencontre du Père
Mersenne et, en 1635, il prit contact à Florence avec Galilée.
153
L'absolutisme rigide des Stuart, qui avaient succédé aux Tudor, ne manquait pas
de susciter dans le premier tiers du 17e siècle une opposition de plus en plus
grande tant du parlement que du peuple, lequel par ailleurs subissait les
conséquences socialement néfastes de la mutation agricole et industrielle liée au
développement du capitalisme. L'autoritarisme tyrannique exercé par Charles l
dès 1629 déboucha dans les années 40 sur une révolte ouverte qui conduisit à la
guerre civile de 1643 à 1645 et ensuite à la prise de pouvoir de Cromwell. Celuici instaura dès 1649 une République qui fit place cependant au rétablissement, en
1660, de la monarchie avec la montée sur le trône de Charles II et, à terme, à la
modalisation du pouvoir de celui-ci suite à la "glorieuse révolution" de 1688 qui,
tout en plaçant sur le trône la maison d'orange, orienta l'Angleterre vers le régime
constitutionnel.
C'est dans le contexte de la situation dégradée et révolutionnaire de 1640 que le
protecteur de Hobbes, le Duc de Newcastle, proche de la famille royale, demande
au philosophe de réfléchir la question du politique. Modifiant donc le
programme132 qu'il avait établi, Hobbes va s'attacher à définir une “science ” du
politique dont l'enjeu pratique consistera à soutenir tout à la fois les principes d'un
absolutisme monarchiste et ceux d'un mode d'organisation sociale qui fait droit
aux exigences d'une société de marché généralisé.
Dès 1640 il gagne la France où, jusqu'en 1651, il rédige ses trois œuvres de
philosophie politico-juridique moderne. En 1640 il publie ses Elements of Law,
composé d'une première partie traitant de la nature humaine133 et d'une seconde
consacrée au "corps politique"134. Ce travail sera repris par deux fois, tout en
suivant toujours le même schéma de raisonnement. Ceci conduira à la rédaction
en 1642 du -De Cive135 et en 1651 du Léviathan136.
Si le cadre politique et social dans lequel Hobbes a été amené à réfléchir sa
théorie des fondements de la souveraineté étatique explique la double dimension
de son projet politique et donc, corrélativement, la pertinence de la double
interprétation traditionnelle qui voit dans la théorie du "Léviathan" soit une
défense de l'absolutisme monarchique soit une défense de l'individualisme libéral,
132
Voy. aussi sur ceci la préface écrite par Hobbes à son traité De Cive, traduction française éditée par P. Polin
(Paris, Sirey, 1981), p. 68-69.
133
Le "Human Nature" a été traduit en français en 1772 par le Baron d'Holbach. Cette traduction a été rééditée en
19'a chez Vrin (Paris) par E. Naert.
134
Le "De Corpore Politico" a été traduit en 1652 par Sorbière, secrétaire de Hobbes. Cette traduction a été
rééditée par Poux, en 1973 au Centre Interuniversitaire d'Editions et de Rééditions (Saint Etienne).
Notons que L. Poux a livré en 1977 une nouvelle traduction française des "Elements of Law", intitulée "Eléments
du Droit Naturel et Politique" et publiée à Lyon (Editions L'Hermès).
135
Le "De Cive" a été traduit en français en 1649 par Sorbière. Cette traduction a été rééditée par P. Polin en 1981
chez Sirey (Paris).
136
Le "Léviathan" a été intégralement traduit en français pour la première fois par F. Tricaud en 1971 (Sirey,
Paris).
154
il n'en reste pas moins que c'est à un niveau plus fondamental que se situe la
spécificité de la pensée du philosophe de Malmesbury. Son œuvre a une portée
plus paradigmatique, celle qui permet qu'on la qualifie de fondation de la
philosophie moderne du droit - donc du droit naturel moderne - et du politique.
Quelles que soient les assises historiques137 et idéologiques de l'œuvre de Hobbes,
sa signification philosophique ne peut être appréhendée qu’en rapport à la
méthode mobilisée pour penser le droit et le politique. C'est la spécificité
méthodologique de sa construction philosophique qui explique qu'on le qualifie
de Galilée de la philosophie du droit et du politique et, par voie de conséquence,
d'initiateur accompli de la modernité juridique et politique.
C’est pourquoi, dans un premier temps, on précisera la nature et la portée de
l'unité méthodologique de la théorie du droit naturel de Hobbes. Dans un second
temps, on précisera les éléments du raisonnement ainsi dégagé.
Section 2. Méthode et raisonnement dans la philosophie politique de Hobbes.
"La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est
imitée par l'art de l'homme en ceci comme en beaucoup d'autres choses,
qu'un tel art peut produire un animal artificiel. En effet, étant donné que la
vie n'est qu'un mouvement des membres, dont le commencement se trouve
en quelque partie principale situé au dedans, pourquoi ne dirait-on pas que
tous les automates (c'est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes,
comme le fait une montre, par des ressorts et des roues), possèdent une vie
artificielle ? Car qu'est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon
autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le
mouvement à l'ensemble du corps conformément à l'intention de l'artisan?
Mais l'art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage raisonnable, et le plus
excellent, de la nature : l'homme. Car c'est l'art qui crée ce grand Léviathan
qu'on appelle République ou Etat (Civitas en latin), lequel n'est qu'un
homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force plus grandes que celle
de l'homme naturel, pour la défense et protection duquel il a été conçu"138.
Sans crainte du paradoxe on pourrait dire que c'est dans cette reprise par Hobbes,
dans cette introduction au Léviathan, de la formule aristotélicienne de l'art posé
comme imitation de la nature que se marque d'emblée tant la modernité de la
137
Pour Macpherson, interpréter historiquement une œuvre, c'est étudier historiquement le contenu probable des
présupposés non-énoncés ou confusément formulés qu'une théorie recèle ou implique nécessairement" (op. cit., p.
25). Dans son travail sur Hobbes, Macpherson entend ainsi démontrer que la doctrine politique et juridique
hobbienne présuppose implicitement le modèle propre à la société de marché généralisé. Voyez notamment pour
une critique de cette analyse, W. Letwin, « Les fondements économiques de la politique de Hobbes », in Hobbes
and Rousseau, ed. by Cranston and Peters, Anchor Books, New York, 1972.
138
Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 5.
155
pensée de Hobbes sur le droit et le politique que sa spécificité méthodologique.
Cette affirmation nécessite cependant quelques observations préalables.
Le projet méthodologique qui anime Hobbes dans sa construction d'une
philosophie politique a été présenté dans la préface du De Cive.
"Quant à ce qui regarde la méthode, j'ai cru qu'il ne me suffisait pas de bien
ranger mes paroles, et de rendre mon discours le plus clair qu'il me serait possible
: mais qu'il me fallait commencer par la matière des sociétés civiles, puis traiter
de leur forme et de la façon quelles se sont engendrées, et venir ensuite à la
première origine de la justice. Il me semble en effet qu'on ne saurait mieux
connaître une chose, qu'en bien considérant celles qui la composent. Car, de
même qu'en une horloge, ou en quelque autre machine automate, dont les ressorts
sont un peu difficiles à discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de
chaque partie, ni quel est l'office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l'on ne
considère à part la matière, la figure, et le mouvement de chaque pièce. Ainsi en
la recherche du droit de l'Etat, et du devoir des sujets, bien qu'il ne faille pas
rompre la société civile, il la faut pourtant considérer comme si elle était dissoute,
c'est-à-dire, il faut bien entendre quel est le naturel des hommes, qu'est-ce qui les
rend propres ou incapables de former des cités, et comment c'est que doivent être
disposés ceux qui veulent s'assembler en un corps de république. Suivant donc
cette méthode, je mets d'abord pour un premier principe que l'expérience fait
connaître à chacun, et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de
cette nature, que s'ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune
puissance, ils se craindront les uns les autres, ils vivront entre eux en une
continuelle défiance, et comme chacun aura le droit d'employer ses propres forces
en la poursuite de ses intérêts, il en aura aussi nécessairement la volonté ...Ainsi
le fondement que j'ai jeté demeurant ferme, je fais voir premièrement que la
condition des hommes hors de la société civile (laquelle condition permettez-moi
de nommer l'état de nature) n'est autre que celle d'une guerre de tous contre tous;
et que durant cette guerre il y a un droit général de tous sur toutes choses. Ensuite,
que tous les hommes désirent ,,. par une nécessité naturelle, de se tirer de cet
odieux et misérable état dès qu'ils en reconnaissent la misère. Ce qu'ils ne peuvent
point faire, s'ils ne conviennent entre eux de céder de leurs prétentions et de leur
droit sur toute choses. Au reste j'explique et je confirme ce que c'est que la nature
des pactes; comment c'est qu'on se fait les uns aux autres transaction de droits,
afin de rendre les contrats valides; quels droits, et à qui c'est qu'il les faut accorder
nécessairement pour l'établissement de la paix, c'est-à-dire, quelles sont les
maximes que la droite raison nous dicte, et qui peuvent être nommées proprement
les lois de nature. Et C'est de quoi je traite en cette partie de mon ouvrage, que
156
j'intitule la Liberté. Après cela je montre ce que c'est qu'une cité; de combien de
sortes il y en a; comment elles se sont formées; d'où vient la souveraine puissance
de l'Etat; et quels droits il faut que chaque particulier qui entre dans la société
civile, cède nécessairement au souverain, (soit que toute l'autorité soit donnée à
un seul homme, ou à une assemblée) de sorte que s'il n'en était fait transaction il
n'y aurait aucune société établie, et le droit de tous sur toutes choses, c'est-à-dire,
le droit de la guerre, demeurerait encore."139
Hobbes réfère ainsi son approche à celle de l'artisan qui, pour réparer une
horloge, doit d’abord en démonter le mécanisme pour, ensuite, en recomposer les
unités constitutives. Cette métaphore a pour enjeu d’expliciter le principe
méthodologique selon lequel on ne peut connaître une chose qu'en considérant
celles qui la composent. C'est ce principe méthodologique qui justifie, selon
Hobbes, qu’il puisse se poser comme le fondateur de la "philosophie civile", pour
reprendre son expression140 - c’est-à-dire de de la science du politique - même si
traditionnellement, ainsi qu'il le reconnaît d'ailleurs lui-même141, c'est à Socrate
qu'on attribue ce titre.
Cette méthode est celle que Galilée avait mise en application dans la construction
de la nouvelle physique. Il s’agit de la méthode dite "résolutive-compositive" qui
fût mise au point par l'Ecole de Padoue142. Le projet de Hobbes, nourri des
recherches scientifiques modernes menées par Galilée, Bacon et Harvey (en
médecine pour ce dernier), consiste à appliquer au politique la démarche qui est
au principe des nouvelles sciences physiques et anatomiques. Son projet est de
rendre compte de façon "galiléenne" des lois constitutives du mouvement des
corps dans la constitution du “corps” politique. Il s'agit avec cette méthode
d'aborder mathématiquement l'objet de la philosophie politique, c'est-à-dire le
corps politique, la société civile. La méthode résolutive-compositive permet de
découvrir les causes constitutives des phénomènes. En ce sens, elle est
indissociable de toute réflexion scientifique. La connaissance ne se réalise qu'en
reconstruisant le phénomène à étudier, c'est-à-dire en saisissant cet objet comme
effet de ses causes.
Le modèle épistémologique de Hobbes est celui de la géométrie euclidienne.
Ainsi, pour définir la connaissance philosophique, il se réfère explicitement au
savoir et à la méthode du géomètre : "on entend par PHILOSOPHIE la
connaissance, acquise par raisonnement qui, de la manière dont est engendrée une
139
Hobbes, De Cive, op. cit. , p. 63-67.
Léviathan, op. cit. , p. 80.
141
De Cive, op. cit., p. 60.
142
Voy. sur ceci notamment J. W.N.Watkins, Hobbes's System of Ideas, Hutchinson University Librairy, London,
2e édit., 1973, et la bibliographie citée.
140
157
chose, conclut à ses propriétés; ou, des propriétés, à quelque mode de génération
possible de cette chose, afin de pouvoir produire, autant que le permettent la
matière en cause et les forces humaines, les effets que requiert la vie humaine.
C'est ainsi que, par raisonnement, le géomètre, à partir de la construction des
figures, découvre un grand nombre de leurs propriétés, et, à partir des propriétés,
de nouveaux modes de construction de ces figures"143.
La connaissance philosophique ne connaît que ce qu'elle peut construire, ce qui
implique la connaissance de ses causes. La méthode résolutive-compositive y
pourvoit par résolution, idéalisation, recomposition. Il faut résoudre la réalité à
connaître en ses éléments simples et premiers pour ensuite recomposer, au départ
de ces derniers, la réalité complexe. La connaissance pose hypothétiquement, sur
base des essais connus, les causes hypothétiques.
L'approche mécanique, corrélative de ce projet méthodologique, est donc là qui se
dessine. C'est qu'en effet non seulement l'étude des corps naturels (en ce y
compris la nature humaine) est justiciable de cette approche, mais encore celle
des corps politiques, c'est-à-dire de la société civile144.
C'est ici que se repère l'unité fondamentale du projet philosophique de Hobbes.
Le triple objet des "Elementa Philosophiae" de Hobbes (c'est-à-dire l'étude du
corps et de ses propriétés en général - De Corpore - de l'homme et de ses facultés
- De Homine - et enfin de la société civile - De Corpore Politico) est à chaque
fois abordé sur base du même principe méthodologique (dont la géométrie
d'Euclide était la si parfaite réalisation) : une saisie mathématique des causes de
l'objet en vue de sa reconstruction possible.
L'application de cette méthode au champ politique doit conduire, note Hobbes, à
constituer une connaissance réelle des lois de la science politique et, par
conséquent, des droits et devoirs tant du citoyen que des organes de l'Etat. Ainsi,
la philosophie politique traditionnelle qui "était plus un rêve qu'une science"145 se
trouverait enfin dépassée. C'est cette saisie mathématique du corps politique qui
explique le raisonnement de Hobbes.
143
Léviathan, op. cit., p. 678.
Comme l'indique très judicieusement F. Rangeon dans son excellent ouvrage Hobbes, Etat et Droit, (op. cit., p.
20) il faut entendre par là l'Etat, c'est-à-dire "l'unité politique d'une collectivité, son organisation juridique
instituée". Le même auteur note encore : "La terminologie hobbienne porte Commonwealth (République), Civitas
(Cité), civil society (société civile) dans les éditions latine et anglaise du De Cive et du Léviathan, ou encore "corps
politique" dans la deuxième partie des Elements of Law (De Corpore Politico). Cependant dans les trois ouvrages,
la définition est la même : "une multitude d'hommes unis en une seule personne par un pouvoir commun, pour leur
paix, leur défense et leur profit communs". Hobbes ne semble donc pas accorder une signification particulière à
ces différents termes, identifiant "corp politique " et société civile" dans les Elements of Law, "société civile" et
"Cité" dans le De Cive, "Cité, République et Etat (State) dans le Léviathan."
145
Cité par L.Strauss, op. cit., p.182.
144
158
Le corps politique, défini non comme un corps naturel mais comme une
construction de l'esprit humain, est résoluble en ses éléments premiers qui sont les
individus. En ce sens la première réflexion sur laquelle doit s'inaugurer toute
réflexion scientifique sur le corps politique est l'individu.
Pour expliciter la démarche ainsi induite par son principe méthodologique,
Hobbes se réfère tant dans son introduction au De Cive que dans celle du
Léviathan à la métaphore de l'horloge et de l'automate.
C'était là une métaphore fort utilisée à cette époque. Elle exprime l'approche
mécaniste de la science physique nouvelle et plus généralement la dimension
technique et opératoire qui caractérise le projet scientifique moderne. Il est inutile
ici de citer les découvertes techniques importantes qui se font jour à cette époque,
comme celle des instruments d'optique (ainsi la célèbre lunette astronomique de
Galilée à Padoue) et d'horlogerie. On sait aussi combien Descartes se plaisait à
comparer le corps vivant à un mécanisme d'horlogerie, à un automate, marquant
par là le nécessaire abandon de l'approche aristotélicienne du mouvement et de la
distinction que cette dernière induisait entre les corps naturels - dont le principe
du mouvement était à trouver dans la "nature propre du corps" (c'est-à-dire dans
son lieu) - et les corps artificiels - dont le principe du mouvement était à trouver
dans une cause extérieure. Cette référence à la métaphore de l'horloge dans le De
Cive exprime donc clairement l'approche galiléenne que Hobbes définit comme
constitutive de la philosophie civile : la société civile (l'Etat) ne se laisse saisir
dans ses lois de fonctionnement - et donc dans les règles qui doivent être
respectées pour qu'il fonctionne correctement - qu'à la décomposer dans les
rouages qui en génèrent le mécanisme spécifique.
Cette même métaphore est encore reprise, mais à un niveau plus radical, par
Hobbes dans le Léviathan. En effet, il ne s'agit plus simplement ici de comparer le
corps politique à un mécanisme d'automate. Dans le Léviathan, Hobbes utilise la
métaphore non plus uniquement à des fins méthodologiques mais encore en vue
de préciser la nature du corps politique : la société civile est elle-même un corps
artificiel un automate, créé par l'homme qui est lui-même un corps naturel146.
146
Voici comment, dès l'introduction du Léviathan, Hobbes décrit lui-même cette machine artificielle ouest l'Etat
(op. cit., p. 5-6) : " ... c'est l'art qui crée ce grand Léviathan qu'on appelle République ou l'état .... lequel n'est qu'un
homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force Plus grandes que celles de l'homme naturel, pour la défense
et la protection duquel il a été conçu en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu'elle donne la vie et le
mouvement à l'ensemble du corps; les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et
exécutives sont les articulations artificielles; la récompense ou le châtiment qui, attachés au siège de la
souveraineté, meuvent chaque articulation et chaque membre en vue de l'accomplissement de sa tâche, sont les
nerfs, car ceux-ci jouent le même rôle dans le corps naturel; la prospérité et la richesse de tous les membres
particuliers sont la force; la sauvegarde du peuple (salus populi), est son occupation, les conseillers qui proposent
à son attention toutes les choses qu'il lui faut connaître, sont sa mémoire; l'équité et les lois lui sont une raison et
159
L'analogie entre le corps politique et l’automate se dissout ici en une relation
d’identité. L'Etat est une pure création des individus au même titre que l'horloge
est un mécanisme tout entier créé par l’homme. L'un et l'autre sont des machines
artificielles. C'est la mise en évidence de cette nature machiniste artificielle qui
indique la méthode scientifique à utiliser et qui garantit la possibilité
d'accomplissement d'une science de la société civile. Non seulement la
philosophie civile doit se construire comme une "physique" du corps politique et
se développer mathématiquement comme science théorique, comme science a
priori à l'instar de la science géométrique qui permet de construire les figures147.
Mais en plus, à l’instar de l’horloger qui peut réparer une montre en la démontant
et en en recomposant les mécanismes constitutifs, Hobbes, en décomposant le
mécanisme artificiel qu'est la société politique en ses ressorts constitutifs - les
individus et leurs passions - disposera ainsi des règles qui président à
l'agencement du mécanisme d'horlogerie qu'est l'Etat et pourra ainsi définir les
conditions du bon fonctionnement de la société civile. La société civile, comme
une montre, a une finalité particulière : assurer la paix et la sécurité. Cette finalité
ne peut s'accomplir que si les lois de fonctionnement sont respectées.
La société anglaise de 1640, en proie à la guerre civile, est une horloge déréglée.
Pour la remettre à l'heure et lui permettre de remplir son office, il importe de
réexpliquer les règles du bon fonctionnement du mécanisme politique et sur cette
base, les droits et devoir des citoyens et du gouvernement.
Cette approche explique les étapes du raisonnement de Hobbes. Pour démonter
cette machine artificielle qu'est la société civile, il faut remonter par la voie d’une
démarche purement abstraite aux unités élémentaires. Il faut donc, au départ de la
société civile, faire "comme si" la société civile n'existait pas. C'est à cette
nécessité de la méthode résolutive que correspond la construction de l'état de
nature. Celui-ci n'a donc nullement le sens d'une quelconque étape historique qui
aurait marqué le devenir de l'humanité. C'est une pure hypothèse abstraite
nécessitée par le travail de décomposition de ce corps complexe qu'est le
Commonwealth. Comme le signale F. Rangeon, l'ordre d’exposition du
Léviathan, ne correspond en rien à l'ordre méthodologique: nous pénétrons dans
l'atelier de l'artisan au moment où il commence à remonter l'horloge. L'étape du
une volonté artificielles; la concorde est sa santé, les troubles civils sa maladie, et la guerre civile, sa mort. Enfin
les pactes et conventions par lesquels les parties de ce corps politique ont été à l'origine produites, assemblées et
unifiées ressemblent au Fiat ou au Faisons l'homme que prononça Dieu lors de la création.
147
L'on a déjà cité cette phrase de Hobbes : "la science de tout sujet est dérivée d'une pré-connaissance des causes,
de la génération et de la construction de ce sujet; et donc là où les causes sont connues, il y a place pour la
démonstration, mais non là où les causes sont seulement recherchées. C'est pourquoi la géométrie est démontrable,
car les lignes et les figures à partir desquelles nous raisonnons sont tirées et décrites par nous-mêmes; et la
philosophie civile est démontrable parce que c'est nous-mêmes qui faisons le Commonwealth".
160
démontage a déjà eu lieu avant notre arrivée"148. En effet, contrairement à ce que
nous montre le plan du Léviathan qui commence par l'étude mécanique de la
nature humaine, continue par celle de l'état de nature pour en arriver à la
construction finale de la société civile, la méthode résolutive-compositive qui est
celle de Hobbes implique préalablement une analyse inverse. "L'analyse qui part
de la société existante aboutit dans un premier temps au citoyen abstrait du cadre
étatique. De là, l'auteur passe à l'individu réduit à ses dimensions psychophysiologiques. La société est donc le point de départ et le point d'aboutissement
de la démarche. Quand Hobbes nous dit que l'état de nature est une "inférence
tirée de passions", il oublie de préciser que, dans une première étape, les passions
ont été une conséquence tirée de l’état de nature"149. Il y a donc 3 niveaux
constitutifs tant dans la phase de décomposition que dans la phase de
recomposition de cette machine construite par l'homme qu'est la société politique.
L'état de nature est étudié dans un premier temps. Le fonctionnement social des
individus sans présence de l'autorité politique constitue un état intermédiaire dans
la description de la mécanique qui conduit à rendre compte de la construction de
l'Etat. Vu que la nature humaine n'est qu'un mouvement poussant à la réalisation
de sa passion, l'état de nature est un état de guerre; par conséquent la nécessité
rationnelle conduit les individus, pour préserver la paix et la sécurité, à conclure
le pacte constitutif de la puissance du Léviathan. Ce raisonnement sera analysé
plus en détail ci-dessous.
Une double observation finale s'impose.
1. Une première observation permet de faire retour sur la spécificité de la
philosophie politique de Hobbes par rapport à celle de l'Ecole du droit naturel
classique. En effet, le projet de Hobbes d'aborder mécaniquement la
problématique de l'Etat amène à donner à sa philosophie du politique - donc
juridique - deux caractéristiques qui aident à comprendre la rupture produite avec
l'horizon iusnaturaliste classique.
La première caractéristique concerne la nature même de la science produite. Pour
reprendre l'expression déjà citée de J. Taminiaux150, avec Hobbes "la philosophie
politique perd l'indétermination essentielle qu'elle avait pour les grecs; elle
devient rigoureusement démontrable". Puisque l'Etat n'est qu'une réalité
artificielles et n'est donc que notre œuvre, notre discours scientifique doit pouvoir
en découvrir les règles de construction et, par là, les maximes qui en assurent le
bon fonctionnement, c'est-à-dire la réalisation de la fin particulière que nous
avons assignée à cette machine. Le bon fonctionnement du politique résulte, non
148
Op. cit., p. 61
Ibid.
150
Hegel et Hobbes, Recoupements, op. cit., p. 22.
149
161
d'un savoir prudentiel -celui du sage - comme chez Aristote, mais du respect des
exigences d'une logique de fonctionnement machiniste qu'il appartient à la
science de démonter pour la démontrer151.
La seconde caractéristique qui traduit la rupture que la philosophie politique de
Hobbes marque avec la réflexion classique sur le droit naturel est qu'en aucune
manière la science du politique ne vise à s'inscrire dans une perspective éthique.
La perspective éthique est ici abandonnée. L'homme est perçu non pour ce qu'il
devrait être mais pour ce qu'il est, c’est-à-dire un pur champ mécanique, un corps
naturel réductible à un ensemble de matière et de mouvement. L'homme n'est pas
à approcher comme une nature éthiquement finalisée. Son étude est à mener sur le
seul mode d'une étude matérialiste et mécaniste. Parallèlement le corps politique
n'est plus à penser comme le lieu d'accomplissement de la vertu de ses membres :
la Cité n'est plus un lieu connoté éthiquement; elle est une machine spécialement
construite par les individus à seule fin de garantir leur sécurité et cette paix que
l'absence de souveraineté étatique rendrait impossible de par la nature même de
l'homme. Comme on l'a déjà relevé avec J. Taminiaux, la science politique n'est
plus une pédagogie liée à un savoir éthique. Dorénavant, en tant que science
démonstrative, la science politique - la science du droit naturel - fournit un savoir
opératoire, techniquement utilisable en vue d'un projet de domination et
d'organisation de la société politique.
2. Une seconde observation concerne l'éclairage qu'apporte la réflexion
méthodologique qui précède en ce qui concerne la portée de la référence
inaugurale faite par Hobbes à la théorie aristotélicienne de la mimesis selon
laquelle l'art - que l'homme met en œuvre, selon Hobbes, en créant cet homme
artificiel qu'est l'Etat - imite la nature. N'est-il pas contradictoire, pour Hobbes,
tout à la fois de prétendre être le Galilée de la philosophie juridique et politique et
en même temps de prétendre inscrire la création du corps politique dans une
relation d'imitation à la nature? Cette référence à la mimesis n'implique-t-elle pas,
comme chez Aristote, un concept de phusis avec lequel précisément le projet
mathématique au principe de la science moderne entend rompre ? Il n'y a là en
fait nulle contradiction chez Hobbes. La référence à l'expression aristotélicienne
n'est que de pure forme; seuls les signifiants linguistiques sont identiques. La
portée même de la mimesis ici alléguée est profondément différente.
Paradoxalement, c'est au travers même de cette affirmation d'une imitation de la
nature qui s'accomplit par le contrat social amenant à l'existence cet homme
artificiel qu'est le Léviathan, que se manifeste de manière éclatante la modernité
151
Voy. notamment sur ceci J. L. Picard, F. Rangeon, J.F.Vasseur, L'idée de science politique chez Thomas
Hobbes, publications de la Faculté de Droit d'Amiens, tome VII, PUF, 1977, pp.5-54.
162
même de Hobbes. La meilleure voie pour comprendre cette affirmation à
première vue paradoxale consiste à prendre acte d'un dernier aspect du principe
méthodologique qui anime l'œuvre de Hobbes. On peut y introduire par une
difficulté d'interprétation de cette œuvre que plusieurs auteurs ont bien relevée
(notamment P. Tort dans son ouvrage Physique de l'Etat. Examen du corps
politique de Hobbes152 et F. Rangeon dans son ouvrage déjà cité).
Cette difficulté consiste en la difficulté de définir le statut même de la science
politique. Citons ici F. Rangeon : "Au sein du système philosophique de Hobbes,
la politique occupe une place privilégiée. Comme la géométrie, elle est une
science a priori, reposant sur des constructions de l'esprit. Mais elle est apparentée
aussi à la physique dans la mesure où son objet est l'homme, corps naturel. Fautil, à la suite de P. Tort, y voir une contradiction ? Rattachée à la géométrie, la
science politique serait une science a priori. Reliée à la physique, elle serait une
science a posteriori."153. Alors que le modèle du savoir a priori qu’est la
géométrie impliquerait son autonomie par rapport à la science physique du corps
naturel de l'homme, la science politique présentée par Hobbes parait être la
résultante de cette même science mécanique de la nature humaine. L'unité
systématique voulue par Hobbes au niveau de son projet philosophique global
(ses Elementa Philosophiae) est-elle conciliable avec les exigences
épistémologiques de son projet mathématique relatif à la philosophie politique ?
En fait, cette difficulté relative au statut de la science politique chez Hobbes ne
fait qu'exprimer une difficulté d'interprétation d'un autre ordre, celle du statut de
l'état de nature chez Hobbes, ou plus exactement du rapport existant entre l'étude
scientifique de la nature humaine (chapitres 1 à 11 du Léviathan), l'étude de l'état
de nature et des lois naturelles (chapitres 13 à 16) et enfin l'étude de la
République créée par le contrat social (chapitres 17 à 31).
Une correcte analyse de la logique sous-jacente au raisonnement de Hobbes
permet de comprendre l'autonomie de la science politique, c'est-à-dire
l'impossibilité qu’il y a à réduire le corps politique à n'être qu'une conséquence
naturelle de la nature humaine. Comme l'indique à juste titre F. Rangeon :
"Hobbes ne pense pas que la philosophie politique découle d'une étude de la
nature humaine. Il établit en effet une division méthodologique entre l'étude de la
nature humaine qui ressort de la philosophie naturelle et l'étude des corps
artificiels que sont les corps politiques. Les rapports entre l'anthropologie et la
politique sont donc à la fois de continuité et de discontinuité. L'étude de la nature
humaine est un préalable nécessaire à l'analyse du politique, mais ce préalable
152
153
Paris, Vrin, 1 978.
Op. cit., p. 28.
163
n'explique rien : la nature humaine n'est en rien le principe d'explication du
politique"154. C'est qu'en effet il faut distinguer nature humaine et état de nature.
Ce qui est au principe du politique est cette hypothèse abstraite, purement logique
de l'état de nature. Comme l'indique F. Rangeon, "plutôt qu'une conséquence, au
plan des relations interindividuelles, de la nature humaine, il s'agit essentiellement
d'une abstraction du cadre sociétal, permettant de dégager plus nettement le
fonctionnement des passions et des relations humaines"155. Le concept d'état de
nature est à comprendre précisément par référence à la logique propre du corps
politique, comme son présupposé logique. s’y marque précisément l'écart qui est
à poser entre la nature humaine, objet d'une physique du corps naturel de
l'homme, et l'état de nature, hypothèse logique présupposée par la physique du
corps politique.
Cela signifie en d'autres termes qu'il y a un décalage logique entre le seul plan de
l'étude de la nature humaine (et des passions qui la nourrissent) et celui de la
construction du corps politique. Si la nature humaine est une référence obligée
pour comprendre la construction nécessaire par les individus du corps artificiel de
l'Etat, cette référence ne génère pas, suivant une nécessité naturelle, mécanique,
l'explication de la création de l'Etat. La nécessité qui marque le lien entre la
nature humaine et le corps politique est une nécessité rationnelle en ce sens
précisément que c'est l'homme qui, à raison de sa nature propre, comprend par sa
raison la nécessité de conclure un pacte social créateur du Léviathan. Il se
construit comme citoyen assujetti au souverain parce que rationnellement il
perçoit que sa nature est telle que, vivant en groupe sans société politique, il
s’autodétruira. Il s'ensuit donc que le principe explicatif du politique est bien
indépendant de l'étude psycho-physiologique de la nature humaine, laquelle
révèle l'homme comme pulsion portée à la seule satisfaction de ses passions. Ce
principe est autonome; il est l'expression d'une loi de raison dégagée à l'aide d'une
hypothèse logique, celle de l'état de nature. Il y a donc une autonomie du concept
de nature dans l'hypothèse logique de l'état de nature qui explique l'autonomie de
la science politique par rapport à la physique de la nature de l'homme. Ici, nous
retrouvons la référence de Hobbes à l'expression selon laquelle l'art imite la
nature.
154
Op. cit., p. 37. C'est pourquoi, la philosophie politique n'étudie pas les questions de fait. Hobbes n'a de cesse de
situer la recherche politique par différence tant avec la morale et la religion qu'avec l'histoire, qui se borne à
étudier les faits. Comme l'indique justement F. Rangeon, "la science politique n'est pas, dans l'esprit de Hobbes,
une science historique. C'est pourquoi il serait vain de chercher chez lui une véritable histoire du déclin de la
féodalité, de la montée de la bourgeoisie ou de l'économie de marché. Ce ne sont pas les faits qui intéressent
l'auteur. Ceux-ci ne sont pour lui que matière à l'étude de questions de droit" (op. cit., pp.34-35).
155
Op. ci t., p. 36.
164
Si l'homme peut sortir de son état de nature, c'est-à-dire peut percevoir les lois
naturelles qui le conduisent à poser la nécessité du contrat social par lequel
s'instituent le Commonwealth et le citoyen, c'est parce que la nature de l'homme
est elle-même nature et art. L'homme à la différence de l'animal est un être mixte :
naturel et capable d'artifice. Par le langage, l'homme possède en effet la faculté de
produire de l'art : "la nature humaine est à la fois de l'ordre de la nature et de l'art.
Le langage est une construction artificielle de l'homme, au même titre que le sont
les corps politiques ... Ce pouvoir d'artifice est la condition de possibilité d'une
philosophie politique"156. Il y a un lien intrinsèque entre le pouvoir créateur de
l'homme qui se marque dans la construction du langage157 et le développement de
l'activité rationnelle - le raisonnement consistant pour Hobbes en un simple calcul
opéré sur les dénominations langagières.
Donc, la construction d'une science politique, en ce y compris la claire perception
des lois naturelles qui fondent la construction d'une société civile, est la mise en
œuvre de la faculté qu'à l'homme de s'affranchir, de parfaire sa seule naturalité,
c'est-à-dire de construire des artifices, tel que le langage. Celui--ci, parce qu'il est
perçu par Hobbes - en cela nominaliste - comme pure création arbitraire des
individus, est ce qui rend possible la construction et d'une science politique et
d'un Etat. Ainsi la science politique dépend de ses propres principes : les passions
humaines ne sont au principe de la construction de l'Etat qu’en ce qu'elles sont
rationalisables par l'homme qui, pour les moduler, peut construire une science qui
prend acte des lois de la nature rendant nécessaire la construction de l'homme
artificiel qu'est la société politique. Si la nature humaine est au principe de l'Etat,
c'est précisément parce qu'elle n'est pas simplement naturelle, parce que sa
physique permet d'apercevoir en elle un élément d'artificialité au principe même
de la société politique. En ce sens donc "l'anthropologie ne détermine pas la
156
Ibid.
Voy. Léviathan, op. cit., p. 27 et ss.; voy. aussi Elements of Law (op. cit., I, V, II, p. 148) : "une dénomination
ou une appellation est donc le vocable qu'un homme impose arbitrairement comme marque destinée à lui rappeler
une conception ayant trait à la chose à laquelle il l'impose". Le langage, en ce qu'il appose des significations
universelles sur des réalités qui ne sont jamais qu'individuelles, est l'effet d'une pure création volontaire et
arbitraire des hommes. Cette création rend possible la Raison et la science qui ne sont qu'un simple calcul opéré
sur les dénominations. Comme l'indique Hobbes "la Raison n'est que le calcul (c'est-à-dire l'addition et la
soustraction) des conséquences des dénominations générales dont nous avons convenu pour noter et signifier nos
pensées : pour les noter, dis-je, quand nous calculons à part nous; et pour les signifier, quand nous démontrons,
quand nous prouvons à autrui nos calculs" (Léviathan, op. cit., p. 38). Le pouvoir de créer la dénomination est
ainsi ce qui exprime le pouvoir créateur, instituant de l'homme c'est-à-dire sa participation naturelle à l'art, au
pouvoir de créer de l'artificiel. Par là se marque sa supériorité sur l'animal et donc son pouvoir de "dépasser" la
nature. Ainsi qu'on le verra ci-dessous, la science politique n'est que cela : s'y marque la possibilité pour l'homme
de rationaliser ses passions sans les détruire pour autant.
157
165
politique. Ce n'est pas comme être naturel que l'homme construit librement des
corps politiques, mais comme force de production autonome"158.
C'est en tant qu'être capable d'artificialité donc que l'individu construit la science
politique qui, par là, repose sur ses propres principes et n'est pas un simple
accomplissement d'un physique du corps naturel de l'homme, un simple effet tout
entier expliqué par l'étude de la nature humaine. Cette dernière est indispensable
pour que s’atteste l'état de nature comme état de guerre. Elle ne contient point
pour autant les fondements de la science politique.
En ce sens, l'art imite la nature : mais si la création de l'homme artificiel qu'est
l'Etat imite la nature, c'est uniquement en tant que la nature manifeste un pouvoir
faire créateur. En créant des machines "naturelles" comme la nature humaine, se
marque, dans la personne de Dieu, un pouvoir instituant que l'homme lui-même a
reçu en faculté.
Si en créant l'Etat, l'art de l'homme imite la nature, ce n'est pas que l'ordre
politique n'est que réduplication d'un ordre du devoir être inscrit dans l'essence
des choses et dans la nature finalisée; bien au contraire, par là, s'exprime le
pouvoir de création libre et arbitraire qu'a l'homme de faire reposer sur ses seules
certitudes et sur son propre calcul la constitution d'un savoir théorique et pratique.
Par l'art qu'il exerce, l'homme imite la nature en ce que celle-ci a de pouvoir
d'artificialité, de pouvoir instituant, de pouvoir de se donner ce qui ne vient que
d'elle. Ainsi en créant la société politique, l'homme exprime son propre pouvoir
instituant, ce pouvoir qu'il a de poser ce qui ne vient que de lui.
Section 3. Du droit de nature au droit positif : la construction de la
République.
§1. La construction du Léviathan : du corps naturel au corps politique
La démarche philosophique de Hobbes le à construire le fondement de la société
civile et du droit en trois temps : analyse de la nature humaine, hypothèse de l'état
de nature et construction - par le contrat social - de la République. Développons
cette triple démarche.
1. Nature de l'homme
158
F. Rangeon, op. cit., p. 42; le même auteur relève de façon très significative que "Hobbes lui-même, résumant
le Léviathan, occulte toute la première partie (" De l'homme"), ou plus exactement la réduit au chapitre sur l'Etat
de nature" (voy. sur ce passage du Léviathan, op. cit. , p.711; voy. aussi d'ailleurs pour la même réduction par
Hobbes, le De Cive qui s'inaugure immédiatement par l'état de nature)
166
L'analyse de la nature humaine à laquelle procède Hobbes est conduite suivant les
exigences méthodologiques précédemment décrites. Elle est donc de type
mécaniciste. Sans s'appesantir ici longuement sur le contenu des réflexions de
Hobbes, il suffit d'en rappeler les lignes de force au départ du traité du Léviathan.
L'étude de l'homme est à double entrée. Le premier aspect sous lequel l'homme
est saisi est celui de sa vie cognitive. Le second sera celui de sa vie pratique. Que
ce soit dans son activité théorique ou pratique, l'homme est à chaque fois décrit
comme pur fonctionnement mécanique. Les chapitres 1 à 6 du Léviathan qui sont
consacrés à cette description montrent que l'activité rationnelle du sujet humain se
laisse décomposer en un processus dont l'élément premier est la "sensation".
Toute activité de connaissance de pensée est au départ causée, mise en
mouvement par l'action d'un corps extérieur. Hobbes l'indique très clairement : "je
considérai les pensées de l'homme d'abord isolément, et ensuite dans leur
enchaînement, c'est-à-dire dans la façon dont elles dépendent l'une de l'autre.
Isolément, chacune d'entre elles est la représentation, l'apparition de quelque
qualité, ou de quelque autre accident, d'un corps situé hors de nous; celui-ci est
communément appelé un objet. Cet objet agit sur les yeux, les oreilles, et les
autres parties du corps humain; et par la diversité de ses opérations, il produit une
diversité d'apparitions. A l'origine de toutes nos pensées se trouve ce que nous
appelons sensation159.
Le processus cognitif se développe donc au départ de la sensation. Il se poursuit
ensuite par différentes étapes. La première est appelée imagination, c'est-à-dire
l'action produite par la représentation imagée de la sensation une fois que l'action
du corps extérieur sur les organes de l'homme est terminée160. A l'imagination fait
suite ce que Hobbes appelle le "Discours mental" soit l'opération de consécution
ou d’enchaînement des pensées, l'assemblage réglé ou non d'une imagination à
une autre. C'est au départ de ceci que Hobbes construira, la parole et,
consécutivement, la raison et la science. L'homme, par ceci qu'il n'est point
exclusivement naturel, que sa nature lui permet de produire de l'artificiel, c'est-àdire de disposer des arts (sur ceci cf. supra), peut inventer des dénominations
conventionnelles qui lui permettent de transformer ses enchaînements d'images en
enchaînements de mots. Comme l'indique Hobbes, "l'invention la plus noble et la
plus profitable de toutes, ce fut celle de la parole, consistant en des dénominations
ou appellations et dans leur mise en relation, invention grâce à laquelle les
159
Léviathan, op. cit., p.11; dorénavant l'ouvrage intitulé Léviathan sera signalé par les lettres Lév.
" ... car après que l'objet a été ôté, ou l’œill fermé,, nous gardons encore une image de la chose vue, moins
distincte cependant que lorsque nous la voyons. Et c'est là ce que les latins appellent imagination, à cause de
l'image produite par la vision; et ils appliquent le même mot aux autres sensations quoiqu'improprement. Mais les
grecs appellent cela fantasme ce qui signifie apparition,, et convient également bien à toutes les sensations.
L'imagination n'est donc rien d'autre qu'une sensation en voie de dégradation;" (Lév., pp.14-15).
160
167
hommes enregistrent leurs pensées, les rappellent quand elles sont passées et
aussi se les déclarent l'un à l'autre, pour leur utilité naturelle et pour communiquer
entre eux161. La conséquence de cette invention est précisément l'activité propre
de la raison puisque raisonner n'est que calculer sur des mots. En effet, alors que
les géomètres ne font qu'additionner et soustraire dans le domaine des lignes et
des formes, l'arithméticien dans le domaine des nombres, "les logiciens font de
même dans le domaine des consécutions de mots additionnant ensemble deux
dénominations pour faire une affirmation; deux affirmations pour faire un
syllogisme; une multiplicité de syllogismes pour faire une démonstration ... [de
même encore les auteurs qui traitent de politique additionnent ensemble les pactes
pour trouver les devoirs des hommes; les jurisconsultes additionnent ensemble les
lois et les faits pour trouver ce qui est juste ou injuste dans la conduite des
particuliers. En somme, si l'addition et la soustraction ont leur place en quelque
domaine, quel qu'il soit, la raison y a aussi sa place. Et là où elles n'ont pas leur
place, la raison n'a rien à faire"162.
Au départ de là s'élabore la science qui, de ce fait, "ne naît pas avec nous comme
la sensation et le souvenir"163.
L'activité pratique de l'individu - second versant de la nature humaine - est
analysée de la même façon. L'approche mécanique qui est ici développée à l'égard
de l'acte humain est d'autant plus significative qu'à l'instar de sa reprise de
161
Lév., p.27. De même Hobbes relève encore :"L'usage général de la parole est de transformer notre discours
mental en discours verbal, et l'enchaînement de nos pensées en un enchaînement de mots; et ceci en vue de deux
avantages d'abord d'enregistrer les consécutions de nos pensées; celles-ci, capables de glisser hors de notre
souvenir et de nous imposer ainsi un nouveau travail peuvent être rappelées par les mots qui ont servi à les noter;
le premier usage des dénominations est donc de servir de marques ou de notes en vue de la réminiscence. L'autre
usage consiste, quand beaucoup se servent des mêmes mots, en ce que ces hommes se signifient l'un à l'autre, par
la mise en relation et l'ordre de ces mots, ce qu'ils conçoivent ou pensent de chaque question, et aussi ce qu'ils
désirent, ou qu'ils craignent, ou qui éveille en eux quelque autre passion. Dans cet usage, les mots sont appelés des
signes/."
162
Lév., p.37.
163
Lév., p.42; et Hobbes de continuer flet ne s'acquiert pas non plus par la seule expérience, comme la prudence,
mais qu'on l'atteint par l'industrie, d'abord en attribuant correctement les dénominations, et ensuite en procédant,
grâce à l'acquisition d'une méthode correcte et ordonnée, à partir des éléments qui sont les dénominations,
jusqu'aux assertions, formées par la mise en relation d'une dénomination avec une autre; et de là aux syllogismes,
qui sont la mise en relation d'une assertion avec une autre; pour en arriver à la connaissance de toutes les
consécutions de dénominations qui concernent le sujet dont on s'occupe; et c'est là ce que les hommes appellent
SCIENCE ... ; c'est par elle qu'à partir de ce que nous pouvons produire présentement, nous savons comment
produire quelque chose d'autre si nous le voulons, ou une chose semblable une autre fois..." (Lév., p. 42-43). Ceci
explique clairement le progrès censé réalisé sur la question du politique : la science du politique a pour enjeu de
percevoir les causes qui amènent à construire la société politique et les règles à respecter pour que la mécanique se
construise et fonctionne correctement. De là aussi la rupture que Hobbes introduit par' rapport à la philosophie du
droit naturel classique : le politique et le juridique sont affaire non de prudence mais de science. La prudence est
en effet définie par Hobbes (Lév., p.68) comme suit : "Quand un homme qui se propose un dessein parcourt de ses
pensées une multitude de chose, remarquant comment elles servent ce dessein, ou quel dessein elles pourraient
servir; si ces remarques sont d'une espèce difficile ou peu courante, cette façon d'avoir de l'esprit se nomme
prudence; celle-ci dépend de l'étendue de l'expérience et du souvenir qu'on a de choses semblables et de ce qu'ont
été leurs conséquences jusqu'à ce jour".
168
l'aphorisme aristotélicien relatif à la relation d'imitation de l'art et de la nature,
Hobbes reprend très généralement le langage de la philosophie ancienne mais
pour lui donner une portée différente.
La réflexion de Hobbes est exposée aux chapitres 6 à 11 du Léviathan. Deux
éléments sont à en retenir.
Le premier élément traduit on ne peut mieux le déplacement qu'implique
l'approche mécaniciste par rapport à l'approche éthique classique. Il trouve à
s'exprimer dans la théorie du conatus. L'action, définie comme simple
mouvement, est référée, quand elle est volontaire164, à un élément premier qui en
est le commencement et que Hobbes dénomme effort, conatus. Celui-ci prendra
nom soit de désir (ou d'appétit), soit d'aversion suivant que le mouvement nous
pousse à nous rapprocher de quelque chose ou à nous en écarter. Cette approche
de l'action volontaire en termes exclusivement mécaniques entraîne une
redéfinition non-axiologique des concepts traditionnels.
Ainsi la qualification morale d'une action n'est plus rapportée à une quelconque
transcendance qui en fonderait la valeur éthique. Ainsi que le signale Hobbes,
"l'objet, quel qu'il soit, de l’appétit ou du désir d'un homme, est ce que pour sa
part celui-ci appelle bon; et il appelle mauvais, l'objet de sa haine et de son
aversion; sans valeur et négligeable l'objet de son dédain. En effet ces mots de
bon, de mauvais, de digne, de dédain s'entendent toujours par rapport à la
personne qui les emploie; car il n'existe rien qui soit tel, simplement et
absolument; ni aucune règle commune du bon et du mauvais qui puisse être
empruntée à la nature des objets eux-mêmes : cette règle vient de la personne de
chacun, là où il n'existe pas de République, et, dans une République, de la
personne qui représente celle-ci; ou encore d'un arbitre ou d'un juge, que des
hommes en désaccord s'entendent pour instituer, faisant de sa sentence la règle du
bon et du mauvais "165.
Ainsi encore le concept de délibération, dont on a vu l'importance dans la théorie
aristotélicienne de l'agir moral (et donc de l'acte juste), n'est plus pensé au départ
d'une faculté rationnelle propre au sujet humain le rendant capable de connaître la
valence morale de ses actes. La délibération est définie par Hobbes comme la
164
Le mouvement chez l'animal - et donc chez l'animal humain - est soit volontaire, soit non volontaire. Ce dernier
encore appelé vital "commence à la génération et se poursuit sans interruption pendant la vie entière : à cette
espèce appartient le cours du sang, le pouls, la respiration ..." (Lév., p.46). Le mouvement volontaire - encore
appelé animal - (par exemple parler, marcher) a pour commencement premier l'imagination : " ... puisque marcher,
parler et les autres mouvements volontaires semblables dépendent toujours d'une pensée antécédente du vers où,
par où et du quoi, il est évident que l'imagination est le premier commencement interne de tout mouvement
volontaire". Ce premier commencement est lui-même à concevoir en terme de mouvement : s'y produit, par l'effet
de l'imagination, et quoique la chose mue soit invisible, un "petit commencement du mouvement intérieur" qui est
le conatus. Ce commencement intérieur, Hobbes relève encore qu'il est appelé passion.
165
Lév., p.48.
169
"somme totale des désirs, aversions, espoirs166 et craintes167 poursuivis jusqu'à ce
que la chose soit accomplie ou jugée impossible"168. Il en résulte que les "bêtes
délibèrent"169 et que "dans la délibération, le dernier appétit ou la dernière
aversion, qui se trouve en contact immédiat avec l'action ou son omission, est ce
qu'on appelle la volonté"170.
Le second élément découle de l'approche de l'action volontaire en terme de
conatus, c'est-à-dire d'un abandon de toute référence à l'existence d'un ordre des
fins transcendantes, à l'idée même de finalité. Hobbes posera comme principe
premier de la nature humaine la passion, désir qui, sous des formes multiples,
peut lui-même "se ramener au premier, c'est-à-dire au désir de puissance"171.
L'analyse des vertus intellectuelles (imagination, prudence, raison),- c'est-à-dire
"ces aptitudes mentales que les hommes louent et apprécient et désireraient
posséder"172- sont référées à ce désir de puissance car que sont les pensées sinon
"les éclaireurs et les espions des désirs, rôdant de tous côtés pour trouver le
chemin des choses désirées"173.
De même c'est ce désir premier d'obtention du pouvoir174 qui permet de rendre
compte des divers considérations ou comportements de l’homme dans son rapport
aux autres175.
Dans la mesure où ce mouvement, à l'instar de tout mouvement, ne s'arrête pas de
lui-même, le désir de puissance ne s'arrête que par la mort. Puisque "l'objet du
désir de l'homme n'est pas de jouir en une seule fois ... mais de rendre à jamais
sûre la route de son désir futur", le bonheur consiste donc lien une continuelle
marche en avant du désir, d'un objet à un autre"176. De là aussi cette formule de
Hobbes : "Ainsi je mets au premier rang, à titre d'inclination générale de toute
l'humanité, un désir perpétuel et sans trêve d'acquérir pouvoir après pouvoir, désir
qui ne cesse qu'à la mort. La cause n'en est pas toujours qu'on espère un plaisir
166
" ... l'appétit joint à l'opinion qu'on atteindra son objet est appelé espoir" (Lév., p.51).
"L'aversion, jointe à l'opinion d'un dommage causé par l'objet est appelée crainte" (Lév., p.51).
168
Lév., p.55.
169
Lév.,p.55.
170
Lév.,p.56; c'est pourquoi Hobbes critique la définition classique de la volonté comme appétit rationnel : "car s'il
en était ainsi, il ne pourrait pas y avoir d'acte volontaire contraire à la raison"; la volonté n'est donc que "l'appétit
qui intervient le dernier au cours de la délibération" (ibid.).
171
Lév., p.69.
172
Lév., p.64.
173
Lév., p.69.
174
"Le pouvoir d'un homme ... consiste dans ses moyens présents d'obtenir quelque bien apparent futur" (Lév.,
p.81).
175
Voy. sur ceci Lév., p. 81 et ss; citons seulement cette considération exemplative du passage : "la valeur ou
l'importance d'un homme, c'est comme pour tout autre objet, son prix, c'est-à-dire ce qu'on donnerait pour disposer
de son pouvoir : aussi n'est-ce pas une grandeur absolue, mais quelque chose qui dépend du jugement d'autrui"
(Lév. , - . 8 3)
176
Lév., p. 95.
167
170
plus intense que celui qu'on a déjà réussi à atteindre, ou qu'on ne peut se contenter
d'un pouvoir modéré : mais plutôt qu'on ne peut pas rendre sûrs, sinon en
acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu'on
possède présentement"177.
2. De l'Etat de nature au contrat social
L'état de nature, ainsi qu'on le sait, est une hypothèse abstraite que doit poser
Hobbes pour penser les éléments constitutifs de la société politique. Hobbes
définit clairement cet état comme celui où "les hommes vivent sans un pouvoir
commun qui les tienne tous en respect"178, ou encore comme un état "de liberté
absolue"179.
Le raisonnement qui amène Hobbes, sur base de cette hypothèse de l'état de
nature, à poser le fondement de l'Etat est en trois temps : la situation propre à
l'état de nature, l'élaboration des lois de nature au départ de cette situation et enfin
la nécessaire construction du "Commonwealth" pour pallier la précarité que ne
conjurent pas ces lois naturelles. Les développements de Hobbes sur ces
questions sont suffisamment clairs pour qu'on se contente d'en rapporter
uniquement .les passages principaux.
La thèse développée par Hobbes sur l'état de nature est qu’en un tel état, vu ce
qu’est la nature humaine, les hommes "sont dans cette condition qui se nomme
guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun"180. L'égalité naturelle
des hommes les amène en effet à vivre dans un rapport d'antagonisme et de
méfiance réciproque181, notamment là où ils désirent la même chose.
La conséquence de cet état de guerre est l'absence de justice ou d'injustice182 :
"Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence à savoir que rien
ne peut être injuste. Les notions de légitime et d'illégitime, de justice et
d'injustice, n'ont pas ici leur place. Là où il n'est pas de pouvoir commun, il n'est
pas de loi; là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice. La violence et la ruse
sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. Justice et injustice ne sont en
rien des facultés du corps ou de l'esprit... Enfin cet état a une dernière
conséquence : qu'il n'y existe pas de propriété, pas d'empire sur quoi que ce soit,
177
Lév., p. 96.
Lév., p. 124.
179
Lév. , p. 378.
180
Lév., p. 124.
181
" ... nous pouvons trouver dans la nature humaine trois causes principales de querelles : premièrement la
rivalité; deuxièmement la méfiance; troisièmement la fierté. La première de ces choses fait prendre l'offensive aux
hommes en vue de leur profit. La seconde, en vue de leur sécurité. La troisième en vue de leur réputation" (Lév.,
p. 123)
182
Lév., p. 126.
178
171
pas de distinction du mien et du tien; cela seul dont il peut se saisir appartient à
chaque homme, et seulement pour aussi longtemps qu'il peut le garder".
Cela permet de comprendre l'expression, à certains égards ambiguë, de droit de
nature pour Hobbes : « Le droit de nature, que les auteurs appellent généralement
ius naturale, est la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir
propre, pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie, et
en conséquence de faire tout ce qu'il considérera selon son jugement et sa raison
propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin »183. Le terme de liberté n'a
cependant aucune connotation normative ou éthique : "on entend par liberté ...
l'absence d'obstacles extérieurs lesquels peuvent enlever à un homme une part du
pouvoir qu'il a de faire ce qu'il voudrait mais ne peuvent l'empêcher d'user du
pouvoir qu'il lui est laissé, conformément à ce que lui dicteront son jugement et sa
raison"184. Malgré donc la connotation normative qui s'attache aux termes utilisés,
les expressions sont à comprendre comme la pure description d'une situation de
fait.
Ceci amène à passer au second stade du raisonnement. En effet, tant nos passions
que nos raisons nous fournissent les moyens de sortir de la triste condition qui est
la nôtre en l'Etat de nature : nos passions nous inclinent à la paix - et cela vu notre
crainte de la mort - et d'autre part notre raison “suggère des clauses appropriées
d'accord pacifique"185. Ces clauses sont appelées par Hobbes "lois naturelles".
Leur nature est clairement posée par Hobbes : "Une loi de nature est un précepte,
une règle générale, découverte par la raison, par laquelle il est interdit aux gens de
faire ce qui mène à la destruction de leur vie ou leur enlève le moyen de la
préserver, et d'omettre ce par quoi ils pensent qu'ils peuvent être le mieux
préservés"186. Si cette définition traduit la dimension normative que le signifiant
loi ordinairement présente, l'expression loi de nature n'en garde pas moins une
ambiguïté certaine. Hobbes le reconnaît d'ailleurs lui-même plus loin. Qualifier,
dit-il, de lois ces prescriptions de la raison est "impropre : elles ne sont en effet
que des conclusions ou des théorèmes concernant ce qui favorise la conservation
183
Lév., p. 128.
Lév., p. 128; on se rappellera que le pouvoir pour Hobbes consiste dans les moyens qu'un homme a "d'obtenir
quelque bien apparent futur" (Lév. p. 81).
185
Lév. , p. 127.
186
On se rappellera la conception que Hobbes a du théorème (Lév., p. 40): " ... l'homme l'emporte sur tous les
autres animaux par la faculté qu'il a, quand il conçoit une chose quelconque, d'être enclin à s’enquérir des
conséquences de cette chose et des effets qu'il pourrait accomplir grâce à elle. J'ajoute maintenant à ce que j'ai dit
la mention d'un autre degré de la même supériorité : il peut, grâce aux mots, réduire les conséquences qu'il
découvre en des règles générales nommées théorèmes ou aphorismes; autrement dit, il peut raisonner ou calculer
non seulement sur les nombres, mais sur toutes les autres choses qui peuvent être additionnées l'une à l'autre ou
soustraites l'une de l'autre."
184
172
et la défense des hommes, alors que la loi est proprement la parole de celui qui de
droit commande aux autres"187.
Des considérations qui précèdent, Hobbes peut en toute logique formuler les deux
premières lois de nature.
C'est un précepte de la raison "que tout homme doit s'efforcer à la paix, aussi
longtemps qu'il a un espoir de l'obtenir : et quand il ne peut pas l'obtenir, qu'il lui
est loisible de rechercher et d'utiliser tous les secours et tous les avantages de la
guerre", de même "que l'on consente, quand les autres y consentent aussi, à se
dessaisir, dans toute la mesure, où l'on pensera que cela est nécessaire à la paix et
à sa propre défense, du droit qu'on a sur toute chose; et qu'on se contente d'autant
de liberté à l'égard des autres qu'on en concéderait aux autres à l'égard de soimême188 .
Mais l'état de nature n’est pas révolu pour autant car subsiste toujours l'insécurité.
Ceci explique que si les autres hommes refusent de se dessaisir de leur droit, nul
homme n'a de raison de se dépouiller du sien "car ce serait là s'exposer à la
violence ... plutôt que se disposer à la -paix"189. Ceci amène à la dernière étape
du raisonnement de Hobbes, celle de la nécessaire construction de la République :
le contrat social.
3. Le contrat social ou la construction de la République.
L'obligation rationnelle de comportement que définit la loi de nature n'assure, par
évidence, point d'elle-même la sécurité. " ... Contraires à nos passions naturelles
187
Lév., p. 160.
Lév.,p. 129; la raison donnée par Hobbes à ces deux lois naturelles est la suivante. "Et parce que l'état de
l'homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est un état de guerre de chacun contre chacun,
situation où chacun est gouverné par sa propre raison ' et qu'il n'existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d'user, qui
ne puisse éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s'ensuit que dans cet état tous les
hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps des autres. C'est pourquoi, aussi longtemps
que dure ce droit naturel de tout homme sur toute chose, nul, aussi fort ou sage fut-il, ne peut être assuré de
parvenir au terme du temps de vie que la nature accorde ordinairement aux hommes". Signalons que Hobbes
dégage, outre ces deux premières lois de nature fondamentales, 17 autres lois de nature, telles la loi de justice, de
gratitude, de complaisance, de facilité à pardonner ... (voy. sur ceci Léviathan., p. 143 et ss.). Citons ici seulement
la troisième loi de nature directement en rapport avec l'objet juridique (pp. 143-144) : "De cette (seconde) loi de
nature .... il en découle une troisième qui est celle-ci : que les hommes s'acquittent de leurs conventions, une fois
qu'ils les ont passées ... C'est en cette loi de nature que consiste la source et l'origine de la justice. Car là où nulle
convention n'est intervenue antérieurement, aucun droit n'a été transmis, et chacun a un droit sur toute chose. En
conséquence, aucun ne peut être injuste. Mais quand une convention est faite, alors il est injuste de l'enfreindre.
Car la définition de l’injustice n'est rien d'autre que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n'est
pas injuste. Mais puisque les conventions où l'on se fait mutuellement confiance sont invalides, lorsqu'existe la
crainte que l'une ou l'autre partie ne s'exécute pas, encore que l'origine de la justice soit la passation de
conventions, néanmoins il ne peut y avoir effectivement aucune injustice, tant que la cause d'une telle crainte n'est
pas supprimée; or ceci, tant que les hommes sont dans l'état naturel de guerre, ne peut être réalisé. C'est pourquoi,
avant que les appellations de juste et d'injuste puissent trouver place, il faut qu'il existe quelque pouvoir coercitif,
pour contraindre également tous les hommes à l'exécution de leurs conventions, par la terreur de quelque
châtiment plus grand que l'avantage qu'ils attendent de leur infraction à la convention ...or il n'existe pas de tel
pouvoir avant l'érection d'une République".
189
Lév. , p. 129.
188
173
qui nous portent à la partialité, à l'orgueil," elles restent soumises, dans leur
application, à la volonté des individus. C'est pourquoi la loi de nature, si elle
définit les exigences rationnelles de réalisation du besoin de paix et de
conservation, n'empêche pas que le besoin de sécurité implique pour sa
satisfaction la réunion d'une condition supplémentaire. La loi naturelle ne trouve à
s’accomplir que par la passation d'une convention de base, le pacte fondateur de
la République. Le droit de nature est tel que si la Raison construit ses théorèmes
de vie sociale, ceux-ci présupposent en dernier ressort, pour leur propre
réalisation, l'instauration de la République et de l'ordre juridique. En ce sens aussi
la loi naturelle ne concerne le droit qu'en ce qu'elle en appelle l'instauration par le
biais de la construction de l'homme artificiel qu'est l'Etat. La seule incidence de la
loi naturelle sur le droit est d'en appeler à son existence et non pas d'en définir le
contenu. La loi naturelle n'est pas du droit avant le droit positif : elle est un
théorème qui montre la nécessité rationnelle d'instituer un pouvoir créateur
d'obligation juridique. La loi de nature est un intermédiaire rationnel entre l'état
de nature et l'acte instituant la société civile : elle est ce théorème dont la
condition de réalisation même permet de poser la nécessaire construction de cette
machine artificielle qu'est le Léviathan. Ce qui fonde la rationalité de la loi
naturelle appelle, comme le prolongement de celle-ci, la conclusion du contrat
social. Si les lois naturelles - c'est-à-dire les règles de la philosophie morale - sont
uniquement ce qui "favorise la conservation et la défense des hommes"190, elles
ne remplissent leur finalité qu'à être traduites en liens obligatoires : cette
transformation qui porte la création du droit présuppose la conclusion du contrat
social, nouvelle exigence donc de la Raison.
S. Goyard-Fabre a bien exprimé cette idée. La seconde loi de nature - qui exprime
par ailleurs la parole évangélique "tout ce que tu veux que les hommes te fassent,
fais-le leur"191 - traduit, note cet auteur, "l'axiome de base de l'art rationnel qui
devra arracher l'homme à la cruauté de l'état de nature. Il révèle les coordonnées
de l'édifice politique rationalisme, individualisme, mécanisme seront les fers de
lance du pouvoir qui, dans la cité, en substituant la contrainte à la crainte, fera
taire la guerre pour promouvoir la paix ... Sur cet axiome rationnel qui explicite la
loi de nature et témoigne de l'anti-aristotélisme de Hobbes, repose désormais la
possibilité d'assurer la sécurité de la vie, fin suprême pour l'espèce humaine. Cet
axiome n'est rien d'autre en effet que l'assise logique du contrat dont le
mécanisme fait naître, en même temps que l'espérance de la paix, la société civile
et le pouvoir souverain"192.
190
Lév. , p. 160.
Lév. , p. 158, note 122.
192
S. Goyard-Fabre, op. cit., p. 90.
191
174
Le contrat fondateur de la République vise à ce que chaque membre du groupe
confie tout son pouvoir et toute sa force à un seul homme ou à une seule
assemblée de telle sorte que l'on réduise toutes les volontés à une seule. Cela
revient à ce que "chacun s’avoue et se reconnaisse comme l'auteur de tout ce
qu'aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité
communes celui qui a ainsi assumé leur personnalité ... Cela va plus loin que le
consensus, ou concorde : il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même
personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle
sorte que c'est comme si chacun disait à chacun : j'autorise cet homme ou cette
assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette
condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de
la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est
appelée une République, en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand
Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel,
auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection. Car en
vertu de cette autorité qu'il a reçue de chaque individu de la République, l'emploi
lui est conféré d'un tel pouvoir et d'une telle force, que l'effroi qu'ils inspirent lui
permet de modeler les volontés de tous, en vue de la paix à l'intérieur et de l’aide
mutuelle contre les ennemis de l'extérieur. En lui réside l'essence de la
République, qui se définit : une personne unique telle qu’une grande multitude
d'hommes se sont faits … par des conventions mutuelles qu'ils ont passées l'un
avec l'autre, l'auteur de ses actions, afin qu’elle use de la force et des ressources
de tous, comme elle le jugera expédient, en vue de leur paix et de leur commune
défense. Le dépositaire de cette Personnalité est appelé Souverain, et l'on dit qu'il
a le pouvoir souverain; tout autre homme est son Sujet.193 194.
§2. La figure du Léviathan : droit naturel moderne et positivisme juridique.
193
Lév. , pp. 177-178.
Il faut relever ici que la conception défendue par Hobbes - et qui sera reprise, quoique dans des cadres
théoriques distincts, par Rousseau et Kant - rompt avec la théorie du double contrat défendue par les
monarchomaques. Comme le note F. Rangeon (op. cit., p. 197 note 100) "les monarchomaques, à la différence de
Hobbes, établissaient un double pacte, le premier (pactum societatis) fondant la société civile, le second (pactum
subjectionis) étant conclu entre le peuple et le souverain. Cette doctrine visait, chez Théodore de Bèze notamment
mettre le souverain sous l'autorité divine et à permettre un droit de résistance au tyran au nom de motifs religieux.
Pufendorf restera fidèle à cette théorie du double pacte, et rejettera les motifs invoqués par Hobbes pour prouver le
danger et l'absurdité d'un pacte conclu entre le peuple et le souverain ... Sur ce point Pufendorf ne voit pas que la
modernité de Hobbes consiste à pousser la logique des monarchomaques jusqu'à son terme. Si le pouvoir repose
sur le consentement populaire, d'une part ' il ne peut être de droit divin, d'autre part il doit être absolu. Ainsi, les
deux pactes n'ont plus Dieu d'être (Lév., P.180 et p. 181). Voir H. Morel, « La théorie du contrat chez les
monarchomaques », 'Etudes offertes à P.Kayser, Presses Universitaires d'Aix-Marseille 1979, t. 2,pp. 285 et ss.
194
175
Le corps politique, d'être ainsi conçu comme cet homme artificiel construit par le
contrat social conclu entre les membres du groupe, reçoit de là ses attributs et,
donc, ses droits et pouvoirs. Par ailleurs, c'est ce même raisonnement qui amène
inéluctablement Hobbes à définir une philosophie du droit dont on a pu dire
qu'elle marquait la naissance du positivisme juridique moderne. Reprenons
quelque peu ces deux points.
Sans plus revenir ici sur la justification et le mécanisme qui mènent à la création
de la société civile, il suffit de rappeler les termes mêmes par lesquels Hobbes
définit la nature même de cet automate ainsi créé pour y repérer le fondement
logique des attributs qui reviennent à l'Etat. La République est une "personne
unique telle qu'une grande multitude d'homme se sont faits ... par des conventions
mutuelles ... l'auteur de ses actions ... Une telle définition, non seulement indique
que le corps politique est fait des corps mêmes des individus - ce que symbolise
très bien la représentation graphique du Léviathan mise au frontispice de l'édition
de 1651 – mais indique aussi que la République repose sur le mécanisme
juridique de la représentation. Les concepts de "personne" et d' "auteur,"
l'indiquent : les actes posés par cette personne qu'est la République sont censés
être les actes des individus qui sont parties au contrat social.
Pour penser la nature et les attributs de ce dieu mortel qu’est l'Etat, Hobbes
recourt à la théorie juridique de la "persona" et de la délégation-représentation195.
Si cette théorie de la personne juridique était déjà connue par les publicistes du
moyen-âge et du 16e siècle, ce n'est vraiment qu'avec Suarez qu'elle fût utilisée
pour penser le corps politique et le problème de l'unité du souverain et de la
nature de son pouvoir. Hobbes cependant l'approfondit pour inscrire les rapports
des individus composant le corps social et le corps politique dans le mécanisme
de la représentation. Dans sa référence au mécanisme de la représentation,
remarque S. Goyard-Fabre, s’exprime clairement la modernité de Hobbes et son
hostilité à tout ce qui, de près ou de loin, est arbitraire et tyrannise ... Hobbes, sur
ce point, est beaucoup moins éloigné de Rousseau qu'on ne se plaît à la dire.
Lorsque chacun, dans la multitude, donne son consentement pour qu'une personne
195
Ceci explique que le chapitre XVI du Léviathan qui, immédiatement le chapitre consacré à l'institution
conventionnelle de la République, soit consacré à l'étude de la théorie juridique de droit privé de la
"personnification" et de la "représentation". "Est une personne celui dont les paroles ou les actions sont
considérées, soit comme lui appartenant, soit comme représentant les paroles ou actions d'un autre, ou de quelque
autre réalité à laquelle on les attribue par une attribution vraie ou fictive. Quand on les considère comme lui
appartenant, on parle d'une personne naturelle, quand on les considère comme représentant les paroles et actions
d'un autre, on parle d'une personne fictive ou artificielle" (Lév., p. 161). De même le terme auteur utilisé par
Hobbes pour qualifier les individus qui concluent le pacte instituant la République est expressément défini par
référence au mécanisme de droit privé qu'est la représentation : "les paroles et actions de certaines personnes
artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu'elles représentent. La personne est alors l'acteur; celui qui en
reconnaît pour siennes les paroles et actions est l'auteur, et en ce cas l'acteur agit en vertu de l'autorité qu'il a reçue"
(Lév., p. 163)
176
unique - persona civilis - la représente, l'union des volontés et des forces
préfigure la volonté générale selon le Contrat social"196.
Déjà à ce stade, il apparaît qu’on ne peut donc réduire la théorie de Hobbes à la
seule défense de l'absolutisme ou du totalitarisme (cf. aussi sur ceci infra). Mais,
il reste que le recours au mécanisme de la personnification et de la représentation
va permettre à Hobbes de définir les attributs de souveraineté de l'Etat et de
fonder si pas l'absolutisme, du moins l'autoritarisme du souverain. En effet le
caractère quasi illimité des droits et pouvoirs attribués au Léviathan est déduit à
chaque fois du fait que les individus se sont engagés "par convention à
reconnaître comme leurs les actions et jugements d'un certain homme"197. Ainsi
Hobbes en déduit l'interdiction de déposer le souverain et d'en incriminer ou d'en
sanctionner les actes. Celui-ci, par nature, jouit d'une impunité de droit qui le met
à l'abri de toute critique. Hobbes le signale très explicitement : " ... rien de ce que
le représentant souverain peut faire à un sujet ne peut à quelque titre que ce soit,
être proprement nommé injustice ou tort : car tout sujet est auteur de toute action
accomplie par le souverain, de sorte qu'à celui-ci ne fait jamais défaut le droit à
quoi que ce soit, sinon en tant qu'il est lui-même le sujet de Dieu, et tenu par là
d'observer les lois de nature"198, cette dernière restriction n'ayant cependant aucun
effet pour le sujet humain ainsi qu'on le verra.
La conséquence est claire pour Hobbes : en aucune manière le pouvoir de vie ou
de mort du souverain n'est abordé ou limité par la liberté à reconnaître de droit au
sujet199. La même idée est encore étayée par ailleurs par la référence au
mécanisme juridique de la stipulation pour autrui. Le souverain est institué par
l'effet d'une convention à laquelle lui-même n'est pas partie. En découle tout
d'abord qu'il n'est aucune cause de déchéance possible dans le chef du souverain,
celui-ci n'étant pas tenu par un contrat : sa toute puissance vient notamment de ce
qu'il n'est pas lié par la source de son pouvoir.
Cependant, dans le même moment, la stipulation et le contrat de représentation
sont conditionnels : le droit du pouvoir n'existe qu'à seule fin de maintenir la
sécurité des membres du groupe. Cette finalité de l'institution de la République
définit la seule cause de dissolution du contrat et de limitation du pouvoir même
si, par ailleurs, elle en explique aussi paradoxalement l'étendue.
Cette ambivalence de la structure téléologique du pouvoir étatique chez Hobbes
est très claire. La fonction attribuée à cet automate qu'est le Léviathan justifie tout
d'abord que les pouvoirs les plus étendus lui soient reconnus, tel le droit de juger
196
S. Goyard-Fabre, op. cit. , pp. 109-110.
Lév. , p.180.
198
Lév., p.225.
199
Lév., p. 224.
197
177
de ce qui est nécessaire pour la paix et la défense de ses sujets, le droit d'édicter
des règles telles que chaque sujet sache ce qui lui appartient en propre200, le droit
de rendre la justice201, le droit de châtier même sans qu'aucune loi n'en ait
déterminé la mesure ...
Comme l'indique Hobbes lui-même, "il est donc tout à fait clair ... tant d'après la
raison que d'après l'Ecriture, que le pouvoir souverain, qu'il réside en un seul
homme ... ou dans une assemblée ... est tel qu'on ne saurait imaginer que les
hommes en édifient un plus grand. Et encore qu'on puisse imaginer maintes
conséquences mauvaises d'un pouvoir à ce point illimité, néanmoins, bien pires
sont les conséquences de son absence, laquelle s'identifie à la guerre de chacun
contre son voisin"202.
Si la finalité poursuivie par la construction du Léviathan en explique la portée,
elle n'en justifie pas moins la limite qui est en même temps la marque de liberté
qui subsiste chez l'individu malgré le contrat d'institution de la société civile
auquel il a souscrit. En effet l'objectif de sécurité et de conservation personnelle
poursuivi par l'institution du Commonwealth explique et légitime le fait, non
seulement que le sujet garde le droit de se défendre physiquement et ce même
contre une atteinte légale203, mais aussi et surtout que les sujets sont déliés de leur
obligation de soumission au cas où le souverain n'assure plus sa fonction de
protection204.
200
" ... est attaché à la souveraineté l'entier pouvoir de prescrire les règles par lesquelles chacun saura de quels
biens il peut jouir et quelles actions il peut accomplir sans être molesté par les autres sujets. C'est ce qu'on appelle
la propriété. En effet, avant la constitution du pouvoir souverain, tous les hommes, comme on l'a montré, avaient
un droit à toute chose, ce qui entraînait nécessairement la guerre. C'est pourquoi la propriété dont il est ici
question, étant nécessaire à la paix, et dépendant du pouvoir souverain, est l'œuvre de ce pouvoir ordonnée à la
paix publique. Ces règles qui déterminent la propriété (ou le meum et tuum), ainsi que ce qui est bon ou mauvais,
légitime ou illégitime, dans les actes des sujets, sont les lois civiles, c'est-à-dire les lois de chaque République en
particulier" (Lév., p.185).
201
" ... est attaché à la souveraineté le droit de rendre la justice, c'est-à-dire de connaître et de décider de tous les
litiges qui peuvent s'élever à propos de la loi civile ou naturelle, ou sur une question de fait. Car si les litiges ne
font pas l'objet d'une décision, chaque sujet n’est plus protégé contre les torts qu’il peut subir de la part des autres;
les lois concernant le meum et le tuum sont promulguées en vain, et chacun, aspirant de façon naturelle et
nécessaire à sa conservation propre, garde le droit de se protéger par sa force personnelle, ce qui est l'état de
guerre, et s'oppose au but en vue duquel toute République a été instaurée " (Lév. p.186)
202
Lév., p.219.
203
" ... il est manifeste que chaque sujet jouit de la liberté à l'égard de toutes les choses telles que le droit qu'on a
sur elles ne peut être transféré par une convention. J'ai montré ci-dessus ... que les conventions par lesquelles on
S’engage à ne pas défendre son propre corps sont nulles. Et par conséquent, si le souverain ordonne à un homme
(même justement condamné) de se tuer, de se blesser ... cet homme a néanmoins la liberté de désobéir; (de même)
si un homme est interrogé par le souverain ... au sujet d'un crime qu'il a commis, il n'est pas tenu ... d'avouer ..."
(Lév., p.230).
204
"L'obligation qu'ont les sujets envers le souverain est réputée durer aussi longtemps et pas plus que le pouvoir
par lequel celui-ci est apte à les protéger". Et Hobbes de noter " ... encore que la souveraineté, dans l'intention de
ceux qui la fondent, soit immortelle, elle n'en est pas moins, non seulement sujette, par sa nature propre, à la mort
violente du fait de la guerre étrangère, mais aussi habitée, dès son institution, du fait de l'ignorance et des passions
des hommes, par de multiples germes de cette mortalité naturelle qu'apporte la discorde intestine" (Lév. , p. 233-2
34) . Cette dernière observation de Hobbes relative à la mortalité naturelle" des sociétés civiles est importante car
elle montre combien l'état de nature n'est pas une hypothèse définitivement dépassée par le contrat instituant la
178
Cette approche de la souveraineté trouve une expression particulièrement parlante
dans la référence biblique que fait Hobbes à la figure du Léviathan. Ce n'est pas
seulement la représentation graphique qui en a été donnée au frontispice de
l'édition anglaise de 1651205 qui en exprime la signification symbolique. C'est
aussi la raison que donne Hobbes de la référence à cette figure biblique pour
qualifier le Souverain. Cette comparaison, dit Hobbes, est tirée "des deux derniers
versets du 41ème chapitre du livre de Job : en cet endroit, Dieu, après avoir
montré le grand pouvoir de Léviathan206, l'appelle le roi des orgueilleux : il n'y a
rien sur terre, dit-il, qui puisse lui être comparé. Il est fait de telle sorte que rien
ne peut l'effrayer. Toute chose élevée, il la voit au-dessous de lui. Il est le roi de
tous les enfants de l'orgueil"207.
Ainsi qu'on la déjà relevé, cette figure du Léviathan en laquelle s'inscrit la réalité
artificielle de l'Etat ne doit pas suggérer une interprétation absolutiste de la pensée
de Hobbes. Sans doute exprime-t-elle une lecture autoritariste du pouvoir. Il reste
que si, exception faite de la maîtrise que garde chaque sujet sur son corps et sur sa
vie, la liberté du sujet reste matériellement définie par les limites qu'il plaît au
souverain de fixer par les lois qu'il édicte, cette définition matérielle de la liberté
n'épuise pas l'approche de Hobbes. La modernité de Hobbes se marque aussi par
le fait qu'il inaugure la pensée du 18e siècle, celle des philosophes des Lumières.
En effet, l'Etat de Hobbes est un Etat libéral : la liberté s'actualise par la
soumission du sujet au régime de la loi formelle. Une définition formelle de la
liberté s'y actualise qui se dessine déjà dans la théorie de la société civile. La
liberté pour Hobbes, et par la suite pour les théoriciens politiques modernes, n'est
pas cette "absence d'obstacle extérieur" qui caractérise l'état de nature ; elle ne
s'institue que dans le rapport du sujet à la loi. C'est très précisément par cet
République. L'état de nature subsiste au sein même de la société civile, ne fut-ce que comme menace; le contrat
n’est pas accepté définitivement : il est toujours à conclure à nouveau. En ce sens la République ne cesse pas d'être
à instituer. L'assomption de l'homme dans la figure du sujet, c'est-à-dire son accomplissement dans
l'assujettissement au Léviathan est toujours à refaire.
205
Cette représentation est reproduite ci-après en finale des présents développements. Comme on l'a déjà relevé,
cette représentation est particulièrement symbolique de la nature artificielle du Léviathan et de la toute puissance
qui lui est octroyée : non seulement le corps du Léviathan englobe tous les individus qui n'existent donc qu'en son
sein mais encore il est symbolisé comme porteur de tous les emblèmes de l'honneur et du pouvoir civil et
ecclésiastique. Enfin le dessus de la gravure porte ces termes : linon est potestas super terram quae comparetur ei"
(il n'y a aucun pouvoir sur la terre qui puisse lui être comparé). Cette image traduit aussi aussi, pour P. Legendre,
l'image de "l'harmonie sociale sous l'idolâtrie du pouvoir d'un souverain - géniteur" (Jouir du Pouvoir, Paris,
Minuit, 1976, p. 270).
206
Voici quelques versets significatifs du texte du Livre de Job auquel Hobbes fait ici référence : ... sa vue seule
suffit à terrasser. Il devient féroce quand on l'éveille, Nul ne peut lui résister en face. Qui donc l'a affronté sans en
pâtir ? (Ancien Testament, Livre de Job, 41, 4 et ss.). Comme le relève S. Goyard,-Fabre, "Léviathan qui est
également le dragon ou le serpent fuyard, était dans la mythologie phénicienne, un monstre marin du Chaos
originaire (Livre de Job, 7, 12). Le Livre de Job en trace un effrayant portrait (41, 4-26) : sous la forme du
crocodile, il est le roi des "fils de l'orgueil", c'est-à-dire des fauves et de toutes les bêtes féroces" (op. cit., p.13).
207
Lév., p. 340.
179
assujettissement à la loi formelle de l'Etat que l'homme devient sujet. La pensée
juridique moderne - et son subjectivisme - est là qui s'inaugure. On pourrait dire
que le - "Fiat" ou "Faisons l'homme" par lequel Hobbes rend compte de la
fabrication de l'Etat par les hommes porte aussi sur la création du sujet juridique.
En même temps qu'il institue la société civile, le contrat social crée le sujet208 par
lequel l'homme devient libre d'être assujetti au règne formel de la loi. "C'est ...
dans l'acte où nous faisons notre soumission que résident à la fois nos obligations
et notre liberté"209. La loi hérite par là des traits qui seront les siens dans la théorie
libérale. L'autoritarisme de Hobbes se concilie ainsi avec son inféodation aux
schèmes du libéralisme naissant. Par où l'on en arrive à la théorie de la loi chez
Hobbes.
La révolution galiléenne qu'Hobbes fait accomplir à la pensée de l'Etat se marque
dans la conception du droit. Celle-ci est tout entière commandée par le fondement
conventionnel de la République. La saisie mathématique des mécanismes de
construction du corps politique induit la théorie de Hobbes du droit. L’obligation
de raison qu’il y a pour chacun - appuyée en cela par la crainte passionnelle de la
destruction et le désir de conservation - de convenir avec autrui de fabriquer le
Léviathan signifie tout à la fois que l'exigence même de la loi de nature
s'accomplit par l'obéissance à la loi civile et que le droit s'épuise ainsi dans la
volonté souveraine de la République. Le positivisme juridique qui signifie
précisément cette réduction du droit à la loi posée par le pouvoir est, ainsi la
résultante directe de la saisie mathématique des exigences rationnelles qui sont au
principe du projet politique. Bien plus, il est pensé comme la traduction même du
prescrit de la loi naturelle. Un retournement s'opère par là dans la conception du
droit naturel qui spécifie précisément le droit naturel moderne et qui marque la
naissance du positivisme juridique. Deux versants sont ainsi à saisir qui
définissent là philosophie juridique de Hobbes la référence de la théorie de la loi
au prescrit de la loi naturelle et la réduction du droit à la loi.
Que l'obéissance à la loi soit le résultat même de la saisie rationnelle du
mécanisme politique, voilà qui résulte de la théorie du contrat social. Hobbes, par
ailleurs est très clair sur cette question. " ... La prospérité d'un peuple gouverne
par une assemblée aristocratique ou démocratique ne tient pas au système
aristocratique ou démocratique, mais à l'obéissance et à la concorde des sujets...
Otez, dans n'importe quelle sorte d'Etat, l'obéissance... et non seulement ce peuple
cessera d'être florissant, mais encore il se dissoudra à bref délai. Et ceux qui
208
Ainsi qu'on l'a déjà noté, Hobbes le dit d'ailleurs explicitement. Lorsqu'il définit l'essence de la République
(Lév., p. 178), Hobbes relève en effet que « le dépositaire de cette personnalité (qu'est la République) est appelé
Souverain ... ; tout autre homme est son Sujet »
209
Lév., p.229.
180
désobéissent en se proposant simplement de réformer la République découvriront
que par là ils la détruisent"210.
C'est bien la nécessaire obéissance à la volonté du souverain, c'est-à-dire à la loi
civile, qui permet de comprendre cette intrication fondamentale de la loi de nature
et de la loi civile. Le prescrit de la loi de nature se réalise dans l'obéissance
exclusive du citoyen à la loi civile : "La loi de nature et la loi civile se contiennent
l'une l'autre et sont d'égale étendue. En effet, dans l'état de pure nature, les lois de
nature ... ne sont pas proprement des lois ... mais des qualités qui disposent les
hommes à la paix et à l'obéissance. C'est une fois qu'une République est établie
qu'elles sont effectivement des lois, en tant qu'elles sont alors les
commandements de la République, et qu'en conséquence elles sont aussi loi
civiles"211. Les lois de nature se résolvent en quelque sorte dans les lois civiles : le
fait même de l'édiction d'un ordre souverain est la réalisation de l'exigence
rationnelle de construire le grand Léviathan212.
L'assujettissement au règne de la loi civile est donc l'accomplissement même de
la raison, la réalisation par excellence du prescrit de la loi de nature dont on sait
que, dans son exigence du règne de la paix, il se ramène à cette maxime de ne pas
faire à autrui ce que l'on ne souhaiterait pas que l'on vous fasse. Se marque ici
l'abandon des thèses iusnaturalistes classiques : il n'y a de droit que positif et la
loi naturelle ne contient pas de déterminations du juste qui soient antérieures à la
volonté du souverain. Bien au contraire l'exigence de la loi naturelle conduit à ce
qu'il n'y ait de juste que défini par le commandement de la République. En ce
sens le droit et la morale fusionnent pour se ramener à la volonté du corps
politique. Deux passages attestent clairement cette définition positiviste du droit.
La loi est tout d'abord définie comme "l'ensemble des règles dont la République,
par oral, par écrit, ou par quelque autre signe adéquat de sa volonté, lui a
commandé d'user pour distinguer le droit et le tort, c'est-à-dire ce qui est contraire
à la règle et ce qui ne lui est pas contraire"213. « Les lois sont les règles du juste et
de l'injuste, rien n'étant réputé injuste, qui ne soit contraire à quelque loi; et de
même, que nul ne peut faire des lois, sinon la République, car c'est à la
République seule que nous sommes assujettis"214.
210
Lév. , p.361.
Lév., p.285.
212
Et Hobbes de conclure sur cette question ... le droit de nature, c'est-à-dire la liberté naturelle de l’homme, peut
être amoindrie et restreinte par la loi civile : et même, la fin de l'activité législative n'est autre que cette restriction
sans laquelle ne pourrait exister aucune espèce de paix. Et la loi n'a été mise au monde à aucune autre fin que celle
de limiter la liberté naturelle des individus, de telle façon qu'ils puissent au lieu de se nuire mutuellement, s'assister
et s'unir contre les ennemis communs" (Lév.-, pp.285-286).
213
Lév., p.282.
214
Lév., p.282.
211
181
Cette réduction du droit à la loi amène Hobbes à définir la loi à l'aide des traits
caractéristiques qui seront ceux de la théorie libérale moderne de la loi juridique
(généralité, détermination formelle de ses conditions de régularité - publicité,
sanction et enregistrement par l'autorité compétente)215. La définition de la loi
comme commandement, l’identification du droit et de l'Etat, la dénégation de la
juridicité originaire de la coutume préfigurent les grandes théories juridiques du
positivisme analytique (Austin, Bentham, Hart) et du positivisme formaliste
(Kelsen).
Cette rupture avec le droit naturel classique trouve aussi son expression dans la
théorie de l'interprétation juridique. La question de la méthode juridique est
étroitement liée avec celle de la définition du droit. Comme on l’a vu, l’approche
aristotélicienne du droit conduit à une présentation de la démarche juridique
valorisant le pouvoir créateur du juge et le caractère argumentatif du
raisonnement judiciaire. Hobbes adopte une position résolument différente. Ayant
noté que l'opinion traditionnelle tend à faire déterminer, en définitive, les
solutions juridiques à l'aide des opinions doctrinales, Hobbes constate que cette
méthode génère inévitablement une « incertitude liée à l’inévitable discordance
dans les raisons et les décisions d'hommes qui ont consacré à l'étude et à
l'observation autant de temps et autant de soins les uns que les autres ». Et
Hobbes de poursuivre :"Aussi la loi ne procède-t-elle pas de cette jurisprudentia
ou sagesse des juges subalternes, mais de la raison de cet homme artificiel que
nous étudions ici, c'est-à-dire de la République et de ses commandements. Car la
République étant, en son représentant, une personne unique, il ne saurait surgir
facilement de contradictions au sein des lois; et s'il en est, la même raison est apte
à les éliminer en les interprétant ou en les modifiant. Dans toutes les cours de
justice, c'est le souverain (qui est la personne de la République) qui juge"216.
Se mettent ainsi en place les présupposés de l'idéologie logicienne qui préside à
l'herméneutique juridique moderne. M. Villey n'a pas manqué de fustiger cette
volonté moderne d'éradiquer du raisonnement juridique la théorie traditionnelle
des sources du droit, la méthode casuistique et le raisonnement prudentiel des
autorités doctrinales et des juges: "Hobbes, à l’âge de la mécanique et des
inventions techniques ... a construit, au moyen du pacte et de Léviathan qui est
agencé par une combinaison de pactes, un produit de substitution : il a eu le génie
215
Lév. , pp.282-282.
Lév., p.288. Voy. aussi sur les caractères de l'interprétation, pp. 294 ss. Voyez aussi sur cette approche
positiviste de la méthodologie juridique, l'ouvrage de Hobbes "A dialogue between a Philosopher and a Student of
the Commun Laws of England", op. cit.
216
182
de remplacer le droit naturel disparu (et les simulacres suspects de l'école
rationaliste) par le positivisme intégral"217.
***
217
M.Villey, La formation de la pensée juridique moderne, op. cit. , p.704.
183
CHAPITRE 4 LA PHILOSOPHIE DE LOCKE ET LA FONDATION
LIBERALE DES DROITS FONDAMENTAUX
Section 1. Le cadre épistémologique de la théorie politique de
Locke
La position de Locke présente de nombreux points de similitude avec celle de
Hobbes: même adhésion à une position empiriste (la connaissance trouve sa
source dans l'expérience – critique donc des idées innées de Descartes), même
adhésion au modèle mécaniciste de la fabrication et de l'œuvre.
Cependant, par rapport à la théorie de Hobbes, celle de Locke va marquer une
étape importante et seconde dans la construction d'une philosophie politique
moderne et dans l'approche du droit naturel moderne. Le modèle mécaniciste va
conduire ici, à l'inverse de l'interprétation qu'en donne Hobbes, à inscrire une
limitation dans la construction de l'Etat libéral et donner naissance à l'approche
libérale de la limitation de l'Etat par les droits naturels, en l'espèce le droit de
propriété. Il importe cependant de bien comprendre le raisonnement de Locke
dans la construction de cette théorie de la limitation.
Le raisonnement de Locke est en différentes étapes. Pour des raisons
épistémologiques, Locke va restaurer une perspective éthique au sein du politique
et, par là, conditionner la reconnaissance de la souveraineté de l'Etat à une
limitation qui donnera naissance à la perspective libérale des droits de l'homme.
Nous présenterons donc, en un premier temps, le cadre épistémologique de la
théorie de Locke. Ensuite et sur cette base (section 2), nous présenterons le
raisonnement de Locke sur la loi naturelle et la souveraineté politique. Il y a une
liaison intrinsèque entre la théorie épistémologique de Locke et sa théorie de la
limitation du pouvoir politique. Il faut donc comprendre en quoi l'approche
épistémologique de Locke approfondit la théorie empiriste de Hobbes et met en
évidence des formes nouvelles de limitation ou de "dépendance" (passivité). Ces
formes nouvelles de limitation ou de dépendance se marquent sur deux plans:
d'abord sur la suspicion jetée sur l'idée de substance, ensuite sur la manière dont
Locke aborde la question de la connaissance pratique et de son lien avec l'idée
d'œuvre.
1. En opposition à Descartes (critique de l'innéisme des idées et, au contraire,
affirmation de leur dépendance à l'égard de l'expérience) et en parallèle à Hobbes,
Locke entend mettre en évidence la "passivité de la connaissance à l'égard de
184
l'expérience et des idées à l'égard des sensations. C'est sur cette base que Locke
élabore sa distinction entre les idées simples (issues soit des sensations externes
soit de la réflexion – sensations internes) et les idées complexes (construites par
combinaison et corrélations conceptuelles entre les idées simples). Mais si Locke
partage avec Hobbes cette approche empiriste de la connaissance en terme de
passivité, il s'en écarte aussi. Hobbes, par le primat accordé à la puissance
déductive, croyait pouvoir reconstruire l'entièreté du réel supposé réductible à des
"substances "corporelles. Au contraire, Locke, s'il ne remet pas encore en cause la
relation de causalité (cette remise en cause ne sera opérée que par Hume), jette
une première suspicion sur l'idée de "substance". L'idée de substance est qualifiée
par Locke d'une idée complexe par combinaison puisqu'elle se forme par la
constance reconnue à un ensemble de propriétés (idées simples) auxquelles on
attribue un seul nom. Mais, dit Locke, cette idée complexe ne peut être identifiée
à un "mode mixte" (telle l'idée de meurtre ou de beauté): "quoique ce soit
véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, nous sommes portés
dans la suite, par inadvertance, à en parler comme d'une simple idée simple, et à
la considérer comme n'étant effectivement qu'une seule idée, parce que ne
pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes,
nous nous accoutumons à supposer quelque chose qui les soutienne, où elles
subsistent et d'où elles résultent, à quoi pour cet effet on a donné le nom de
substance" (Locke, Essai sur l'entendement humain).
2. La conception lockienne de la connaissance pratique présuppose un
approfondissement, pour ne pas dire un renforcement, de la dimension de
"passivité" ou de "dépendance" interne à la connaissance humaine.
 Différence entre idée ectypique et archétypique et liaison de l'idée
archétypique à la dimension intersubjective du langage ordinaire.
Remarquons que cette différence explique la différence de statut
entre philosophie politique (savoir certain quoique dépendant de la
signification intersubjective du langage ordinaire) et philosophie de
la nature (savoir hypothétique). Mais ce caractère "certain" du savoir
pratique renvoie cependant à une dimension de dépendance, non
seulement à celle liée à la pratique intersubjective du langage
ordinaire mais aussi à celle qu'implique l'idée d'œuvre.
 rôle fondateur pour la connaissance pratique (et donc pour le
politique) du modèle de l'œuvre et du créateur conscient. : le renvoi à
la signification déposée dans le langage ordinaire et la pratique
intersubjective qui le fonde résulte de l'utilisation du modèle de
l'œuvre au plan épistémologique: l'idée est le produit d'un acte
intentionnel du sujet qui crée l'objet signifié par l'idée. La méthode
de Locke consiste en une méthode reconstructive rationnelle des
idées complexes (de mode mixte ou de relation). Il va partir des
idées ordinaires et reconstruire, sur cette base, les corrélations
conceptuelles qui sous-tendent les idées morales propres à la société
185
existante. Le point de départ, observe-t-il, est l'idée de Dieu créateur.
Cette idée est une idée complexe qui s'appuie sur la relation de
création de l'homme par Dieu. Deux conditions doivent être réunies
pour partir de cette idée complexe: d'abord sa "vérité" rationnelle et
ensuite sa "trace" dans l'usage du langage ordinaire. D'abord, il faut
que Locke puisse rationnellement reconstruire la vérité "naturelle" de
cette idée complexe. Il lui faut donc ici "prouver l'existence de Dieu
comme créateur", ce qu'il fait à l'aide de la relation de causalité (qui
est la transposition ontologique du modèle de l'œuvre que Locke
vient d'utiliser au plan épistémologique). Ensuite, constate Locke,
cette référence à Dieu comme cause première de l'univers s'exprime
dans l'usage du langage ordinaire à travers l'idée de création (et non
pas de 'paternité' comme le croit erronément Filmer, sur ceci cfr
infra). Mais cette idée de création reste à bien comprendre, relève
Locke. Et l'observation est d'autant plus importante que c'est en
s'appuyant sur cette idée complexe de création (ou d'œuvre) que se
laisse comprendre l'idée de loi naturelle, (et, par voie de conséquence
l'idée de société politique). En effet, selon Locke, une seconde
dimension, plus essentielle et plus profonde, vient définir ce modèle
de l'œuvre et réinscrire, au cœur même de la 'complétude' du savoir
pratique, une dimension de dépendance et de limitation. Locke met,
en effet, en évidence, au sein de l'acte de production d'une œuvre,
une limitation interne, une dimension de dépendance du produit à
l'égard de ce qui en a rendu possible la production. Le modèle de la
création implique, selon Locke, une dimension de "dépendance"
interne à la relation de la chose produite à l'égard de son créateur. En
ce sens le modèle mécaniciste de l'œuvre tel que compris par Hobbes
pour penser la relation de l'homme à la création de la société
politique doit être approfondi et repensé. Il ne suffit pas, comme le
fait Hobbes, de transposer à l'homme la toute puissance de l'acte de
fabrication et donc de ne retenir de ce modèle du pouvoir créateur
que la toute puissance et la maitrise sur la chose créée. Il faut aussi
prendre en compte la dimension de dépendance du produit à l'égard
du producteur de l'œuvre: toute œuvre est dépendante de l'intention
"archétypique", du modèle intentionnel qui préside à sa production.
Or, l'idée de machine ou d'automate laisse croire que la chose
produite devient indépendante de ce qui l'a créé. En ce sens, au cœur
de la création et de l'activité de production, git la nécessité de
prendre en compte une relation de dépendance continue de ce qui est
produit à l'égard de ce qui la rend possible, c'est-à-dire à l'égard de
l'acte producteur qui la rend possible. Une correcte compréhension
de l'activité productrice propre à toute action de l'homme oblige ainsi
186
à comprendre que l'action produite est "dépendante" de l'intention de
son auteur.
Comme on l'a déjà signalé, c'est cette approche qui permet de comprendre la
manière dont Locke va réfléchir l'idée principale du Dieu créateur à l'aide de
laquelle réfléchir la question du politique. Ce modèle intentionnel de l'œuvre
doit être appliqué à notre compréhension de l'idée de Dieu créateur qui est
incarnée dans l'usage ordinaire et sur base de laquelle Hobbes comme Locke
(et les autres iusnaturalistes) réfléchissent l'idée de création de la société
humaine. Locke, pourrait-on dire, reprend aussi comme idée de base, cette
même référence à l'idée de Dieu comme cause première de l'univers, qualifie
cette relation en référence à l'idée de Dieu créateur mais repère au sein de
cette idée comme cœur de sa signification, la dimension de dépendance, là
où, au contraire, Hobbes n'y puisait que la seule idée de toute puissance.
Concevoir l'idée complexe de Dieu créateur sur le modèle de l'œuvre nous
livre la clé de l'obligation normative du devoir pour l'homme de respecter la
"volonté de Dieu" à raison du "droit de propriété du créateur sur le produit
de son activité qui à son tour confère au créateur le droit d'user de son œuvre
comme bon lui semble" (J.Tully, Locke, Droit Naturel et Propriété,
Cambridge UP, Cambridge, 1982, trad. fr. Ch. Hutner, Paris, PUF, 1992,
pp.73). Par conséquent, comme le relève justement Tully, pour Locke,
"l'obligation est "ce lien de droit par lequel on est tenu de s'acquitter de ce
qui est dû" (Second Traité, sur le Gouvernement Civil, II, 99). Cette
obligation prescrite par la loi naturelle, "impose à chacun de remplir le
devoir, auquel chacun est tenu par sa nature". Par "nature de chacun", Locke
entend la nature de l'homme comme créature existentiellement dépendante.
Quelle que soit l'essence de l'homme, il est porteur de la relation impliquée
par le modèle de l'œuvre, et, comme tel, il est avant tout un être en situation
de dépendance" (J. Tully, op.cit., pp 74-75).
Section 2. La théorie des droits fondamentaux et la théorie de la
souveraineté politique de Locke
A. La critique des thèses de Filmer
A.1.contexte politique : la critique des thèses de Filmer comme point de
départ de la réflexion de Locke sur les lois naturelles et la souveraineté
politique
187
A.2. spécificité de Filmer tant par rapport aux thèses traditionnelles de
l'absolutisme royal que par rapport aux thèses contractualistes de Hobbes:
la théorie "patriarchale" de l'arbitraire du pouvoir
A.3.critique de l'argument "adamite" de Filmer au départ d'une
compréhension correcte de l'idée d'œuvre et de création. Cette critique
conduit à une double conséquence. D'une part, elle renverse la conception
filmérienne de la paternité. D'autre part, comme le signale justement Tully,
elle "place surtout l'égalité au cœur de la condition sociale de l'homme et en
fait, par là même, un principe fondamental de la philosophie politique.
Cette vérité fondamentale selon laquelle 'tous les hommes sont égaux par
nature, écrit Locke dans De La Conduite de l'Entendement, pour peu qu'elle
fût un acquis de l'entendement et qu'on prît garde de ne jamais l'oublier,
permettrait de mettre fin à d'innombrables débats sur les droits de l'homme
qui vit en société; tous sauraient de quel côté se trouve la vérité' (1823, II,
p. 283)" (J.Tully, op.cit., p. 95). Locke, en établissant ce principe, dévitalise
la conception filmérienne du droit naturel de propriété et pose le fondement
de sa propre conception de la loi naturelle et, par conséquent, de sa propre
théorie du droit de propriété.
A.4. L'idée d'œuvre et la théorie des lois naturelles
1. Dégagement des deux lois naturelles par simple conséquence logique de
la relation de dépendance (passivité) qui définit la signification de l'idée de
création divine.
- La première loi consiste en l'obligation pour l'humanité de veiller à sa
propre conservation.
- La seconde loi, liée au fait que tout homme "est animé d'une certaine
propension naturelle à entrer en société et prédisposé à la maintenir par
le privilège de la parole et à travers les relations de langage"(Locke,
Essai sur la Loi de Nature, p.69) est définie par Locke dans son journal
comme suit: "Puisque (l'homme) reconnaît que Dieu l'a fait, lui et tous
ses semblables, tels qu'ils ne puissent subsister hors de toute société;
qu'il les a, en outre, dotés de la faculté de juger de ce qui est propre à
préserver cette société; ne doit-il point en conclure qu'il a l'obligation
d'œuvrer – comme Dieu l'attend de lui – à la conservation de la société".
2. De ces deux lois naturelles se dégagent, par le seul jeu de la raison
naturelle, trois droits naturels subjectifs au profit des hommes: le droit, dès
leur naissance, à sa conservation; "le droit d'agir en vue de préserver ce
dont ils n'ont pas le pouvoir de librement disposer: leur vie, qui appartient à
Dieu seul, et dont ils n'ont que l'usage", c'est-à-dire ce que Locke nomme le
droit originel et qui est ce droit qu'a l'homme " de veiller à la conservation
188
de l'espèce humaine" (Traité, II,11). Enfin, ces deux droits génèrent l'idée
de "propriété commune" dans la loi de nature. Comme le dit J. Tully
(op.cit., p.100), "en effet, une fois admis le droit qu'ont les hommes de
veiller à la conservation de leur vie et de celle d'autrui, force est de leur en
reconnaître les moyens, "la nourriture, la boisson, ainsi que tout ce qui est
dispensé par la nature pour assurer leur subsistance". Autrement dit, tout
homme a droit aux moyens nécessaires à sa propre conservation: "l'homme
qui est maître de lui-même et de sa propre vie, a aussi le droit de disposer
des moyens de la conserver" (Locke, II, 172). Ce troisième droit naturel est
ce qui est appelé "property" et dérive, comme les deux premiers droits de
l'obligation que nous attribue la loi naturelle de conserver notre vie et celle
d'autrui (vie qui appartient en propre à Dieu en sa qualité de créateur c’està-dire d'auteur de l'œuvre qu'est la nature et donc aussi l'homme: modèle de
l'œuvre). Cette dérivation de l'obligation portée par cette loi naturelle
indique aussi combien, chez Locke, et contrairement à ce que semblent
croire tant Strauss que Macpherson, les droits naturels subjectifs sont moins
le fondement de la loi naturelle qu'ils n'en sont l'émanation et combien donc
ils sont l'expression seconde et dérivée de devoirs naturels.
3. C'est au départ de ce cadre fondé sur la loi naturelle et les trois droits
naturels que se laisse comprendre la théorie politique de Locke et son
apport spécifique dans la construction progressive par la pensée moderne
de la limitation interne à toute théorie libérale du politique. La réflexion de
Locke va prendre pour cadre la théorie du droit de propriété? C'est sur cette
base qu'il construira sa théorie de l'Etat. Nous verrons qu'elle aboutira à
s'affranchir à la fois de la perspective de Hobbes, de celle de l'école du
"droit de la nature et des gens" représentée exemplairement par Grotius et
Pufendorf (tentatives iusnaturalistes qui avaient déjà tenté de dépasser
Hobbes mais qui avaient aussi à nouveau débouché sur une perspective
absolutiste), et enfin de celle de Filmer, défenseur, à l'époque de Locke, de
l'absolutisme royal.
Le raisonnement est intéressant à suivre car il permet de mettre en évidence
que celui que l'on a coutume d'interpréter comme le fondateur de la
philosophie politique libérale (limitation du pouvoir de l'Etat au service de
la défense des droits individuels et spécialement du droit de propriété
individuel, cf. thèse de MacPherson sur l'individualisme possessif)
développe au contraire une théorie des droits individuels qui inscrit à
nouveau tant au niveau de sa théorie du droit de propriété que de celle de
l'Etat une perspective de limitation que les auteurs iusnaturalistes
précédents n'avaient pu mettre en évidence. En ce sens son apport ne se
situe pas simplement dans la dépendance de l'Etat à l'égard de droits
individuels imposés comme des droits subjectifs absolus et conformes aux
exigences d'une société libérale de marché mais dans une manière de
189
comprendre ces droits individuels qui vient renforcer cette limitation du
politique par une limitation interne à ces droits individuels.
Le raisonnement de Locke sur le droit de propriété et, sur cette base, sur le
pouvoir politique sera en trois temps: tout d'abord, une présentation de
l'approche contractualiste du droit de propriété chez Grotius et Pufendorf
(B); ensuite, le dépassement de l'approche iusnaturaliste contractualiste de
Grotius et Pufendorf par Locke (C); enfin, la conséquence de l'approche
lockienne du droit de propriété sur sa conception de la souveraineté
politique (D).
B. Approche contractualiste du droit de propriété chez Grotius et Pufendorf
Cette étape du raisonnement n'est importante que pour comprendre la
spécificité de la thèse de Locke sur le droit de propriété et, par conséquent
– ce qui constitue en définitive le seul point qui nous intéresse –, la
spécificité de sa thèse sur la nature de la souveraineté politique (et le gain
théorique qu'il permet par rapport à Hobbes dans la construction d'une
théorie du libéralisme). En effet, Locke doit, pour réfuter les perspectives
filmériennes sur l'arbitraire du pouvoir politique et justifier sa propre thèse
sur le droit de résistance populaire à cet arbitraire, invoquer une théorie du
droit de propriété fondée sur la loi de nature qui, non seulement, rencontre
les critiques adressées par Filmer aux thèses iusnaturalistes de Grotius mais
qui, aussi, ne réendosse pas pour autant les perspectives iusnaturalistes de
Grotius (ou de Pufendorf) qui, dans la ligne de Hobbes et Filmer,
aboutissaient à défendre une perspective, si pas arbitraire, à tout le moins
absolutiste.
La conception défendue par Grotius et Pufendorf du droit de propriété est à
la fois semblable et différente de celle de Filmer. Elle est exclusiviste
comme celle de Filmer – et de Hobbes - (rupture avec la tradition thomiste
et refus d'un droit de propriété commune des biens dans l'état de nature.
Mais, à la différence de Filmer et dans la perspective ouverte par Hobbes,
elle n'est pas naturaliste et est contractualiste (le droit de propriété n'existe
que par l'effet du contrat social et de la volonté de la République issue de ce
contrat).
- Filmer critiquait Grotius en soulignant la contradiction qui émaillait sa
théorie du droit de propriété. En effet, note Filmer, Hobbes pose à la
fois que la propriété est, au départ, de droit naturel mais que suite à la
création de la société politique, cette forme de propriété ('commune'
donc) n'est plus devenue conforme à la loi de nature et que seule la
propriété individuelle est devenue conforme au droit naturel: d'où,
190
relève non sans pertinence Filmer, l'incohérence de la position
iusnaturaliste de Grotius. Ce premier point nous permet déjà de
comprendre en quel sens, comme Filmer, Grotius développe une
conception 'exclusiviste' du droit de propriété, rejetant donc (à l'inverse,
come on le verra, de Locke) toute idée d'un droit "inclusif" lié à la
propriété commune de l'état de nature.
- Cette critique, en fait, pouvait facilement être rencontrée sans pour
autant renoncer à la substance essentielle de la thèse de Grotius.
Comme le montrera, en effet, Pufendorf, cette critique de Filmer peut
aisément être interprétée comme n'étant que de nature terminologique.
Pufendorf posera, dans cette perspective, qu'il est plus correct de
renoncer à la notion de "droit" pour qualifier la faculté d'usage commun
propre à l'état de nature. Selon, Pufendorf, comme le dit S. GoyardFabre, Dieu, en tant que créateur et conservateur de l'univers, "a donné
au genre humain le droit de se servir des autres créatures… Cet usufruit
permet en effet de se servir (d'une chose) autant qu'on le juge à
propos… (Mais) "Pufendorf est très loin, en cette première approche, de
parler d'un droit individuel d'usage ou, encore moins, du droit personnel
de propriété" (Pufendorf et le droit naturel, Paris, PUF, 1994, pp.127128). En fait, dira Pufendorf, cet usage accordé par Dieu exprime bien le
fait que la loi naturelle ne prescrit aucune forme particulière de
l'organisation de la propriété: ni la supposée propriété en commun à
laquelle Grotius faisait référence et raillée par Filmer, ni la supposée
propriété privative attribuée erronément par Filmer à Adam. Pour
Pufendorf, Dieu n'a donné au genre humain qu'"un droit général et
indéterminé sur toutes choses. Mais la manière, l'étendue et le degré de
l'usage que l'on peut en faire ont été remis à la volonté et à la disposition
des hommes; de sorte qu'il leur était libre de donner ou de ne pas donner
des bornes à ce pouvoir" (cité par S. Goyard-Fabre, op.cit., pp.129-130).
En ce sens donc, tout en "rectifiant" la terminologie de Grotius,
Pufendorf approfondit la conception grotienne (à la différence de
Grotius pour qui à l'origine, tout est à tous, Pufendorf dira plutôt, qu'en
cette situation première, rien n'y est à personne) qui réduit la
signification du doit de propriété à la propriété privée instituée par l'effet
d'une convention humaine. En ce sens encore, le droit de propriété n'est
pas inscrit dans la loi naturelle. Bien entendu, cette considération
n'empêche pas pour auatnt que, pour Grotius et Pufendorf, "l'institution
par la convention humaine" du droit de propriété privative (exclusive de
tout usage ou préemption par autrui) est conforme aux exigences du
droit naturel en ce qu'elle répond à une exigence du droit naturel
susceptible d'être dégagée par la raison. En effet, cette institution, selon
ces auteurs, conditionne la réalisation de la finalité propre de la loi
naturelle qui consiste en l'instauration d'une société honnête et paisible.
191
- Cet approfondissement par Pufendorf de la perspective
conventionnaliste et exclusiviste du droit de propriété traduit une
première tentative d'éviter l'interprétation qu'en avait donnée Hobbbes
En ce sens, Grotius et Pufendorf constituent une étape intellectuelle
intermédiaire dans la dynamique iusnaturaliste et dans celle de la théorie
libérale du politique. Ce dépassement de l'interprétation hobienne se
marque sur deux plans.
1° Tout d'abord, selon Pufendorf, la reconstruction de "l'histoire' de
cette institution du droit de propriété est bien plus complexe que la
reconstruction purement mécanique et abstraite qu'en donne Hobbes.
On se rappellera, en effet, que Hobbes n'entendait nullement se
référer à l'histoire pour reconstruire rationnellement la philosophie
politique rappelons, d'ailleurs, que l'hypothèse du contrat social était
purement méthodologique et logique pour Hobbes). Il n'en va plus de
même pour Pufendorf qui entend s'appuyer sur l'histoire du droit
(romain notamment) pour "penser" la "logique" qui a conduit
progressivement à l'émergence conventionnelle du droit de propriété
privée. Tout d'abord, relève Pufendorf, cette dynamique historique
traduit, à l'encontre de l'hypothèse hobienne de l'état de guerre, la loi
naturelle de sociabilité propre à l'espèce humaine. Ensuite, s'agissant
plus particulièrement du droit de propriété, cette reconstruction
historique traduit, à nouveau à l'encontre de Hobbes, que le travail du
"législateur" en cette matière n'est pas arbitraire mais répond à une
logique propre. Celle-ci renvoie aux exigences à respecter pour que
la réglementation du droit de propriété respecte l'exigence
téléologique de la loi naturelle qui est d'instituer une société paisible
et sécurisée (loi de sociabilité218).
2° Ensuite, cette reconstruction des contraintes "rationnelles' propres
au droit de propriété à raison des exigences du droit naturel explique
en même temps la critique de l'idée d'absolutisme chez Pufendorf et
sa tentative de réfléchir une limite au pouvoir "absolu" de la
République. Mais, si cette théorie de la limitation du pouvoir
politique se différencie déjà de celle de Hobbes, elle ne peut
cependant déboucher sur l'extension qu'en donnera Locke au départ
de l'idée de consentement et de la théorie du droit de résistance.
Comme le dit S. Goyard-Fabre, pour Pufendorf, "dans l'acte même
de l'institution politique, l'union qui s'effectue n'est nullement
physique: le tort de Hobbes est d'avoir édifié le pouvoir du Léviathan
avec des forces. L'union qui fait naître la société civile est
218
Remarquons, notamment, dans ce cadre, la place faite par Pufendorf au devoir de charité et à ses conséquences
juridiques (rejoignant sur ce plan ce que dira Locke même si ce devoir de charité est fondé chez Locke sur sa
reconnaissance du droit 'inclusif' de propriété).
192
essentiellement morale. Elle repose non pas sur un calcul de
puissance effectué par une raison ratiocinante, mais sur la sage
prudence d'une raison raisonnable qui permet que l'obéissance des
bons citoyens donne à l'Etat le moyen de réprimer les méchants. En
s'éloignant délibérément de Hobbes, Pufendorf balise le chemin qui
conduit à la politique morale de Locke." (op.cit., p. 170). On
retrouve ici, en arrière-plan, le refus de Pufendorf d'endosser
l'hypothèse d'un état de nature conçu comme un état de guerre et, au
contraire, l'hypothèse d'une sociabilité foncière de la nature humaine,
à tout le moins chez la majorité des hommes.
C. Dépassement par Locke de l'approche iusnaturaliste contractualiste de
Grotius et Pufendorf
Selon Locke, Dieu seul, comme créateur de la nature, est le propriétaire de
la substance des choses mais il en a offert l'usage aux hommes à l'effet de
mieux assurer la réalisation de la finalité assignée à la nature c'est-à-dire la
réalisation de l'intention divine qui est la conservation du genre humain et
de la société. A cette fin, il leur a conféré les droits naturels et les
ressources nécessaires à l'exercice des devoirs naturels. Donc le modèle de
l'œuvre (cf ci-dessus) permet de bien comprendre le cadre au départ duquel
appréhender adéquatement la nature du droit de propriété et son fondement.
La conséquence en est, selon Locke, une conception inclusive de la
propriété commune dans l'état de nature. Chaque homme possède un droit
inclusif aux choses nécessaires à sa subsistance en vertu du devoir naturel
de se conserver en vie et ce droit inclusif n'est lui-même finalisé que par le
devoir de conservation de l'humanité. Comme le signale Barbeyrac
(traducteur contemporain de Locke) à propos de ce qui distingue Locke de
Filmer: "…mais Monsieur Locke, qui a réfuté ce livre, le Patriarcha, dans
un ouvrage anglais…répond judicieusement…que Dieu n'a pas fait don à
Adam de ces créatures vivantes pour qu'il les possède en propre mais
comme un droit possédé en commun avec toute l'humanité" (cité par J.
Tully, op.cit., p. 116). Ce droit de propriété commune est source d'un droit
de créance au profit de tous les co-indivisaires qui assigne d'emblée des
limites essentielles au droit d'usage qu'ont les hommes au titre de cette
propriété commune.
Cette approche du droit de propriété est ancrée dans la loi naturelle c'est-àdire "dans le double contexte des devoirs positifs qui obligent chacun
envers autrui et du droit égal de tous à l'usage et à la jouissance des biens
communs. Elle s'oppose donc à celle de Grotius pour qui la loi de nature n'a
d'autre finalité que la protection d'existence vouée au seul souci de l'intérêt
personnel. Au départ de ce cadre, Locke va inscrire, au titre de
193
prolongement naturel de ce droit de propriété commune, le droit exclusif de
propriété individuelle de chaque co-indivisaire sur les produits de son
usage des biens communs – c'est-à-dire de son travail -, à la condition
cependant que cet usage et cette exploitation des biens communs ne
conduisent pas au gaspillage. Ce droit exclusif est la conséquence logique
de l'idée qui préside à l'attribution de cette propriété commune : il est la
condition de possibilité permettant à l'homme d'agir moralement, c'est-àdire d'agir en vue d'assurer la conservation et l'épanouissement de
l'humanité. Cette première forme de droit privatif sur les produits de son
travail est ainsi déduit ou fondé par Locke au départ de deux idées: l'idée
qu'il s'agit là d'une condition de réalisation de la finalité naturelle assignée à
l'idée de propriété commune et, ensuite, l'idée de la "propriété" de tout
auteur d'une action sur son acte c’est-à-dire sur son œuvre.
Cette même idée permet aussi de comprendre pourquoi Locke estime à
l'encontre de Grotius et de Pufendorf qu'il faut nécessairement admettre
l'existence d'une forme de droit de propriété exclusive AVANT
l'émergence d'une seconde forme de droit exclusif de propriété par la
convention. Le droit de propriété de l'individu doit nécessairement
préexister à la convention. Ainsi le fondement du droit exclusif de propriété
ne peut être rapporté à la seule convention humaine. Il y a donc une critique
de la thèse conventionnaliste. Le fondement est ici cherché par Locke, non
dans l'idée de convention humaine mais dans celle de l'action et de la
maîtrise des produits de l'action par son auteur (modèle de l'acteur
conscient ou modèle de l'œuvre).
Il en résulte une présentation de l'évolution historique du régime de
propriété qui est différente de celle de Pufendorf: tout d'abord, un âge d'or
de la propriété commune et propriété exclusive par chacun des coindivisaires sur les produits de son travail (sans que celle-ci ne porte pour
autant atteinte au droit de créance de chacun de ses co-indivisaires sur ce
qui lui est dû) et, ensuite, par l'effet des effets maléfiques liés à l'institution
de la monnaie, instauration des sociétés politiques pour aménager le droit
de propriété.
D. Droit de propriété et théorie de la souveraineté politique chez Locke
La spécificité de la théorie du droit de propriété de Locke nous permet de
comprendre pourquoi sa théorie de la souveraineté politique va constituer
une étape nouvelle dans la construction de la théorie moderne de l'Etat
libéral et des droits de l'homme, dépassant ainsi tant la théorie de Hobbes
que celle de Grotius et de Pufendorf. Deux observations sont à faire.
194
- Tout d'abord la théorie de la propriété développée par Locke aboutit à
présenter le droit de propriété comme une condition de possibilité du
sujet. C'est ce qu'on pourrait appeler une "subjectivation du droit de
propriété" en lien avec la théorie de l'action. Le droit de propriété
devient une condition interne indissociable de la qualité d'acteur
individuel: il devient donc un élément constitutif de toute personne. La
dimension de propriétaire devient indissociable de la qualité d'acteur qui
définit la nature même de l'homme. L'idée qui se dégage, en effet, du
lien que Locke reconstruit, au départ du modèle de l'œuvre, entre droit
inclusif et droit exclusif est que le droit de propriété (entendu au sens
large que lui donne Locke et non pas au sens restreint que retiendra la
tradition issue de Grotius et Pufendorf) conditionne la possibilité pour
l'homme d'être acteur et donc d'accomplir le dessein moral qui le définit
comme être de raison produit par Dieu. Comme Tully l'a bien compris,
Locke renverse la démarche de Grotius et de Pufendorf. Comme eux,
Locke cherche aussi une définition naturelle et formelle de la propriété
privée. Mais à leur différence, la définition qu'il donnera ne sera plus
traditionnelle et passive (pour Grotius et Pufendorf, la propriété privée
se définissait simplement comme devoir négatif d'abstention du bien
d'autrui. "C'est pourquoi, opérant l'un des tournants les plus lourds de
sens de l'histoire des droits subjectifs, il redéfinit la règle traditionnelle
en termes de pouvoir moral exercé par le propriétaire sur ce qui est sien,
à titre inclusif ou à titre exclusif. Ce pouvoir moral, ou ce droit, est la
propriété" (op.cit., pp. 165-166). Sa reconnaissance s'identifie avec la
reconnaissance du pouvoir d'action du sujet c'est-à-dire du pouvoir pour
l'homme de réaliser ce pourquoi Dieu l'a créé, c’est-à-dire encore, en
termes plus contemporains du pouvoir de l'homme à transformer le
monde conformément à sa raison. La propriété c'est ce qui revient à
l'homme en qualité d'acteur moral: c'est donc ce qui lui est nécessaire
pour pouvoir 'agir' et être reconnu comme 'acteur'. En ce sens encore, la
propriété (ou le travail c’est-à-dire l'action) traduit l'essentiel de ce qui
fait l'homme. Comme le dit Locke, "la nature de la propriété, c'est qu'on
ne peut pas la prendre à un homme contre sa volonté": nous dirions
encore plus précisément, c'est qu'on ne peut pas la prendre à peine de
détruire sa qualité d'agir volontairement, c’est-à-dire sa capacité d'action
suivant la raison qui, en effet, présuppose sa capacité à être « maître »,
« propriétaire » de ses actes. Bien entendu, on l’a vu, le concept de
propriété traduit une extension plus vaste que celle qui est
habituellement définie: pour Locke, la propriété doit s'entendre aussi
bien sur toutes les choses: la vie, la liberté et pas seulement les biens
fonciers. Comme le dit encore Locke à propos de son usage du terme de
property, "il faut savoir qu'ici comme ailleurs, par propriété j'entends
celle que l'homme a sur sa personne et non seulement sur ses biens"
195
(Traité sur le gouvernement civil, II, 173). S'opère donc une
transformation du droit de propriété en termes de droit subjectif qui
acquiert une signification nouvelle et spécifique tant par rapport aux
approches objectivistes du droit naturel classique que par rapport aux
approches modernes de la propriété (Hobbes, Grotius et Pufendorf). Le
respect dû à son droit de propriété devient ainsi l'expression de la limite
ou de la passivité qui est au cœur tant de la raison théorique que de la
raison pratique propre à l'homme. Ce respect devient ainsi une condition
de possibilité du contrat social lui-même qui est à la base de la
construction des sociétés politiques. Il en découle une nouvelle
approche de la souveraineté politique
- Ensuite cette conception du droit de propriété explique aussi spécificité
de la théorie lockienne tant par rapport aux approches en termes de
pouvoir arbitraire que par rapport à toutes les approches antérieures
(traditionnelles, celle de Hobbes ou celles de Grotius et Pufendorf) qui
entendaient mettre des limites au pouvoir politique mais sans investir le
peuple d'une quelconque maîtrise sur le dispositif de leur respect (voyez
pour l'exposé de cette spécificité du droit de résistance chez Locke, et de
son lien avec le cadre épistémologique propre à la théorie lockienne, les
développements qui en seront donnés au cours oral et aussi, J.F. Spitz,
John Locke et les fondements de la liberté moderne, Paris, PUF, 2001,
pp.288-335). La spécificité de l'approche du droit de résistance chez
Locke, conduit à une extension de la manière dont les auteurs antérieurs
avaient déjà tenté de limiter les approches trop absolutistes de la
souveraineté, non seulement de la conception de la souveraineté limitée
développée par Pufendorf, mais aussi des approches antérieures du droit
de résistance proposées par les monarchomaques. Locke met bien
l'accent sur la radicalité de la limite de l'Etat – limite qui est pensée chez
Locke dans l'approche radicale du droit de résistance qui ne peut être
mobilisé par aucune instance représentative ou incarnation organique du
peuple: en ce sens donc l'individualisme chez Locke ne se réduit pas du
tout à l'idée que l'Etat doit respecter les droits individuels comme le
penseront plus tard les libéraux du type de Benjamin Constant. Au
contraire, l'individualisme moral chez Locke – idée que l'Etat doit
intégrer une limite qui est son obligation de respecter les moyens
indispensables à tout individu pour assumer sa qualité d'acteur moral –
implique que les conditions d'un Etat légitime ne peuvent se réduire à la
seule existence d'un dispositif formel représentatif, en ce y compris celui
d'un Etat représentatif respectueux des droits formels de l'homme. Cette
spécificité permet aussi de mesurer, non seulement, l'apport de Locke
dans la construction progressive de la théorie politique moderne mais
aussi son irréductibilité par rapport aux interprétations qui en seront
données par les tenants des approches libérales du 19ième siècle.
196
Chapitre 3 La critique du contrat social et la genèse du politique
chez David Hume219
Biographie
David Hume est né en 1711 à Edimbourg en Ecosse. En 1723 il entre à
l’Université d’Edimbourg où il se consacre à l’étude du droit. De 1751 à 1757,
Hume exerça la charge de Conservateur de l’Advocate’s Library d’Edimbourg,
bibliothèque reconnue comme la meilleure du pays. De 1767 à 1769, il assuma la
fonction de sous-secrétaire d’Etat en charge des provinces du Nord. Il mourut en
1776. Son œuvre majeure est le Traité sur la nature humaine, paru en 1739, alors
qu'il n'avait que vingt-huit ans. Il est aussi, et cela compte, un des rares
philosophes doués d'humour, dont le style clair, plaisant, teinté de bonhomie
sceptique régale le lecteur. Ses Dialogues sur la religion naturelle sont
exemplaires et de ce ton et de cet esprit. Destiné à la carrière d’avocat, il est
cependant passionné de littérature. En 1734, il part pour la France, et c’est à La
Flèche qu’il rédige son Traité de la nature humaine. En 1737, il revient à
Londres. Publié en 1739 et en 1740, le Traité de la nature humaine ne rencontre
pas le succès escompté, et Hume se résigne à rédiger des ouvrages plus courts et
dans un style plus populaire. Paraissent les Essais moraux et politiques (17411742), qui rencontrent un succès immédiat. Toutefois, cela ne permet pas à Hume
d’obtenir la chaire de philosophie morale à l’université d’Édimbourg, sans doute
en raison des accusations d’hérésie et de scepticisme portées contre lui. Il sera
alors précepteur du marquis d’Annandale, puis secrétaire du général Saint-Clair
qu’il accompagne à Vienne et à Turin. Ses Essais philosophiques sur
l’entendement humain (intitulés ultérieurement Enquête sur l’entendement
humain) sont rédigés durant l’une de ses missions. Ce livre, qui est probablement
son œuvre la mieux connue, est en fait un condensé du Traité, et paraît en 1748.
En 1751, Hume publie l’Enquête sur les principes de la morale, en 1752 les
Discours politiques. Sa célébrité augmente, mais sa candidature à la chaire de
philosophie morale de l’université de Glasgow est deux fois repoussée. La même
année 1751 il est nommé conservateur de la bibliothèque de l’ordre des avocats
d’Édimbourg ; il rédige une Histoire de la Grande-Bretagne (dont le premier
volume paraît en 1754, le second en 1757) et une Histoire de l’Angleterre (1759),
considérées pendant longtemps comme des ouvrages de référence. L’auteur rompt
en effet avec les récits chronologiques traditionnels des guerres et des affaires
d’État et s’emploie à décrire les forces économiques et intellectuelles qui ont joué
un rôle dans l’histoire de son pays. En 1757 il publie encore quatre dissertations :
219
Chapitre rédigé par V. Kokoszka, docteur en philosophie et chercheur-postdoc au Centre de philosophie du
droit (CPDR).
197
Histoire naturelle de la religion, Dissertation sur les passions, Dissertation sur la
tragédie, Dissertation sur le critère du goût. Il connaît d’Alembert, Buffon,
Diderot, d’Holbach, Helvétius. Il ramène Rousseau en Angleterre, mais se fâche
très vite avec lui. En 1767, Hume est sous-secrétaire d’État à Londres. En 1769, il
revient à Édimbourg. En Écosse, Hume retrouve ses amis et reprend sa vie
studieuse. Mais, gravement malade depuis mars 1775, il meurt le 25 août de
l’année suivante. Ses dernières œuvres (La Vie de David Hume écrite par luimême, Deux essais sur le suicide et l’immortalité, et les Dialogues sur la religion
naturelle) ne seront publiées qu’après sa mort.
§1 Analyse et phénoménalisation de l’esprit
D’un point de vue scientifique, le 18e siècle a été profondément marqué
par l’épistémologie de Newton. Hume, en particulier, a tenté d’appliquer
l’analyse à la nature humaine, et s’est efforcé de retracer la genèse de l’esprit en
décomposant toutes les idées complexes en idées simples renvoyées aux atomes
de sensation afin de faire ressortir, dans un second temps, les lois de composition
du réel et de la connaissance. La décomposition prend les traits dans le Traité de
l’entendement humain d’une fragmentation des idées complexes qui sont
renvoyées aux idées simples qui les composent, lesquelles sont à leur tour
renvoyées à leur fondement ultime dans l’impression. Le schéma suivant permet
de visualiser les deux temps de la connaissance qui correspondent aux deux
capacités fondamentales de la raison, c’est-à-dire la dissociation par laquelle les
idées complexes sont décomposées jusqu’à l’obtention des éléments primitifs et
l’association grâce à laquelle le processus de la connaissance est reconstruit en
partant des éléments primitifs jusqu’aux idées complexes. L’ordre du connu, ou
du savoir, est ainsi décomposé selon sa structure initiale donnée (idées
complexes/idées simples/ impressions) de manière à faire apparaître le
mécanisme génétique de l’ordre du connaître ou de l’expérience selon sa structure
originaire (impressions/idées simples/idées complexes) :
Décomposition
savoir
Idées complexes
impressions sensibles

idées simples

idées simples

Impressions sensibles
composition
expérience

idées complexes
198
Dans le système empiriste humien, l’impression est le donné fondamental,
l’expérience primitive et unique du réel. Cette impression est un donné plein,
total, au sens où on ne trouve rien dans l'impression qui fasse appel ou renvoie à
un être au-delà d’elle-même: l’impression se donne en totalité comme ce qu’elle
est, et il n’y a en elle, ni plus ni moins que ce qui se donne in actu, actuellement.
Ainsi, l’impression de froid que j’ai en touchant le tableau ne m’offre rien de plus
et rien de moins, que cette sensation de froid passagère. Dans le mesure où les
impressions se suivent sans être nécessairement liées entre elles – car dans le cas
d’une nécessité de la liaison on devrait poser de facto, qu'une impression x en
appelle une autre y, ce qui ruinerait l’idée de complétude, de plénitude de
l’impression- elles offrent une diversité chaotique dont on ne pourrait rien
apprendre s’il n’y avait la mémoire. Toute impression passée laisse une trace dans
la mémoire qui n’est ni plus ni moins que le reflet exact de l’impression telle que
je l’ai sentie. Cette trace est nommée l’idée simple.220 L’idée de rouge n’est donc
que cela : une impression de rouge passée.
Ces différentes idées simples, issues de la mémoire ou de l’imagination221
(l’image du rouge est son idée) sont associées par l’imagination en idées
complexes selon trois relations fondamentales : la ressemblance, la contiguité et
la causalité.
a) La relation de ressemblance permet d’associer des impressions et des
idées simples222 qui ne sont pas simultanées mais placées à différents lieux
temporels (j’ai eu une sensation de froid hier en touchant le tableau, et ce
matin de même en effleurant ma tasse de lait). L’association par
ressemblance se base donc sur une succession temporelle des impressions
et des idées simples dont elle manifeste la forme : cette forme est le temps.
b) L’association par contiguité (x est contigu à y équivaut à x est à côté y
actuellement) opère la liaison entre diverses impressions et idées simples
simultanées se basant sur une continuité spatiale dont elle exprime la
forme : cette forme est l’espace.
L’association par ressemblance et l’association par contiguité manifestent
ainsi une cohérence fictive (au sens de produite par l’imagination) des
220
Par conséquent l’origine de la pensée est dans l’absence de l’impression, dans son être-passant et passé.
Que l’idée simple soit œuvre de mémoire ou d’imagination n’a pas d’importance réelle chez Hume dans la
mesure où l’une et l’autre repose sur l’impression sensible et sur la croyance en l’identité de l’impression
comme souvenu ou comme imaginé au sens de mis en image. L’idée simple de mémoire et l’idée simple
d’imagination se distinguent néanmoins par un respect ou non de l’ordre de succession des impressions qui repose
lui aussi en ultime instance, sur la croyance.
222
L’association par ressemblance et l’association par contiguité lient en fait l’imagination proprement dite
(association) et l’entendement (d’où proviennent les idées simples comme impressions mémorisées) de sorte que
la connaissance suppose comme chez Kant l’opérativité conjointe de l’entendement, de l’impression sensible et de
l’imagination.
221
199
impressions et des idées simples, un ordonnancement (phénoménal) de ces
impressions selon le temps et l’espace. En disant que l’association par
ressemblance et l’association par contiguité se basent sur une continuité
temporelle ou spatiale, il ne s’agit pas d’entendre que l’une et l’autre de ces
opérations prennent appui sur un temps et un espace déjà là, mais que ces
associations donnent à l’expérience sentie d’une succession ou d’une
simultanéité, la forme du temps et de l’espace. Par conséquent, l’espace et le
temps sont des formes sensibles a posteriori (et non a priori, comme le voudra
Kant) grâce auxquelles l’esprit, par l’imagination, devient l’ordre d’apparition des
phénomènes, l’ordre de leur phénoménalisation.
Les conséquences de cette théorie associative sont d’importance tant du
côté de l’objet que du côté du sujet. Du point de vue objectif en effet, puisque le
seul donné fondamental, l’impression, est un chaos changeant, on ne peut tirer de
lui le fait qu’un objet se maintient, subsiste, permane quand nous ne le sentons
plus. Aussi est-ce grâce à l’imagination -qui tisse la continuité temporelle et
spatiale comme forme d’apparition du phénomène- que l’on peut construire la
fiction de la subsistance de l’objet, de son existence dans le temps et l’espace en
l’absence d’impression actuelle. (je construis l’idée complexe que la table existe
et demeure là y compris quand moi je n’y suis pas pour la sentir).
« Le fait que nos sens n’offrent pas leurs impressions comme les images de
quelque chose de distinct ou indépendant, ni de quelque chose d’extérieur
est évident, parce qu’ils ne nous apportent qu’une perception simple et ne
nous suggèrent jamais quoi que ce soit au-delà. Une perception simple ne
peut en aucun cas produire l’idée d’une double existence, sinon par l’effet
d’une inférence soit de la raison soit de l’imagination »223
A rebours, cette capacité de l’imagination à établir la fiction d’une
subsistance de l’objet est limitée par la théorie de la connaissance humienne au
fait que toute idée complexe doit pouvoir être décomposable en idées simples qui
elles-mêmes doivent pouvoir être renvoyées à des impressions primitives. Si ce
renvoi est impossible à quel qu’échelon que ce soit, alors l’objet est une pure
fiction de l’imagination, c’est-à-dire un être imaginaire (p.e un centaure) qui ne
relève pas de la théorie de la connaissance, du connu et sur lequel aucun jugement
valide ne peut être prononcé. En d’autres termes, si la décomposition du connu ne
peut être effectuée, si la réflexion à rebours sur le composite ne permet pas
d’établir les coordonnées, le mécanisme de sa composition, alors l’objet du savoir
223
HUME, D, Traité de la Nature Humaine, I, IV, II, 272
200
n’est pas un objet de l’expérience et réciproquement : un objet qui ne relève pas
de l’expérience ne relève pas du savoir.224 De la même manière du point de vue
du sujet, de l’identité personnelle, du soi : le sujet est une construction fictive qui
résulte de l’expérience impressive.225
c) la causalité :
La dernière relation de liaison est la causalité. C’est un thème extrêmement
important dans la théorie humienne dans la mesure où c’est le seul type
d’association qui permet de dépasser l’expérience, c’est-à-dire d’ouvrir la
configuration ou la cohérence passée de l’expérience à un au-delà d’elle-même :
son avenir en tant qu’espace de probabilités. La théorie traditionnelle de la
causalité veut que x implique nécessairement y (le feu implique la fumée, s’il y a
du feu alors il y a nécessairement de la fumée), l’effet de la fumée est immanente
à sa cause, le feu. Ou encore le feu contient la fumée en puissance, comme sa
suite nécessaire, son effet obligatoire, comme son au-delà de lui-même. En ce
sens, la théorie traditionnelle de la causalité renvoie à un pouvoir, à une puissance
de la cause (le feu) qui est l’origine de l’effet (la fumée). Ce pouvoir ou cette
puissance incluse dans la cause est traditionnellement conçue en deux sens : soit
le pouvoir consiste dans la capacité à provoquer réellement quelque chose, d’en
être l’unique et l’absolue origine, soit le pouvoir est identifié à la représentation
de ce que l’on veut faire comme origine de ce qui sera effectivement fait (p.e :
établir un régime démocratique).
Partant de l’exemple devenu classique du feu et de la fumée, Hume va
s’opposer à cette théorie de la causalité efficiente en montrant que rien ne permet
de tirer du feu, l’impression consécutive de la fumée. Pour le dire autrement, rien
dans l’impression du feu, qui comme toute impression est pleine et entière, et
donc ne renvoie à rien par-delà elle-même, ne permet d’inférer l’impression de
fumée qui va suivre. Ce qui explique l’idée de causalité propre à
l’ordonnancement du monde de l’expérience, ce qui explique le fait que nous
attribuons au feu la raison d’être de la fumée provient selon Hume de ce que ces
deux impressions sont en conjonction constante. Incessamment, constamment
nous faisons l’expérience de ce que la fumée est toujours accompagnée de fumée.
C’est de cette constance impressive que nous induisons l’idée d’une causalité.
Hume n’affirme donc pas qu’il n’y a pas de causalité, mais il affirme qu’il n’y a
224
Sur le plan de la méthode, on verra là l’origine empiriste du fameux « les conditions de possibilité de
l’expérience sont les conditions de possibilité de l’objet de l’expérience » kantien.
225
Que le soi soit consécutif de l’expérience est évidemment le strict corollaire de la proposition suivant laquelle
la pensée surgit de l’absence d’impression laquelle renvoie au fondement de toute la théorie humienne, à savoir
qu’il n’y a pas de distance entre la chose et la chose sentie où pourrait s’insérer la pensée
201
pas de causalité efficiente : la causalité n’est pas une propriété de l’objet (du feu)
mais une propriété de l’esprit, de la raison imaginative qui lie et associe.
Schématiquement, la différence entre la théorie classique et la théorie
humienne de la causalité peut se saisir via l’usage ou le non usage du signe
logique d’implication =>
La théorie classique fait valoir que :
 x (feu), X (feu) => Y (fumée)
La théorie humienne rejette l’implication pour lui substituer la constance
d’une relation empirique.
L’expérience passée et présente, l’expérience probable à venir montre
que :
X( feu) est constamment lié à Y (fumée).
Si la causalité humienne n’est pas réelle, c’est-à-dire dans l’objet, mais
fictive, c’est-à-dire œuvre de l’imagination, tout comme d’ailleurs le sont
également l’association par ressemblance et par contiguïté, elle permet néanmoins
de s’élever au-dessus de l’impression présente pour dessiner un avenir probable,
une cohérence interne du monde par laquelle, nous pouvons nous attendre, par
habitude, à ce que par exemple le feu soit suivi de fumée. En réfléchissant la
ressemblance et la contiguïté (qui sont toutes deux associées dans la relation de
causalité), c’est-à-dire la répétition spatiale et temporelle (deux impressions le feu
et la fumée l’une à côté de l’autre contiguïté, répétées dans le tempsressemblance), la causalité ouvre l’avenir de l’expérience comme avenir probable.
C’est pour le dire autrement, grâce à la causalité que je sais, que je crois que telle
impression sera suivie d’une autre. Or cette croyance n’est pas sans importance :
si je ne pouvais prévoir les conséquences probables de mes actes, je ne pourrais
pas agir. Si le monde n’avait aucune cohérence, si nous n’attribuions pas,
certaines suites à certaines impressions, nous devrions vivre dans un chaos au
sein duquel toute impression est suivie de n’importe quelle autre, sans lien ni
sens.
La causalité humienne confère ainsi un ordre probable au monde, à
l’expérience. Sans doute cet ordre n’est pas certain, il se pourrait qu’un jour je
fasse l’expérience de l’inconstance de la liaison entre cause et effet (le feu
pourrait ne pas être suivi de fumée), mais en attendant une infirmation de
l’expérience, l’ordre connu par l’expérience passée prévaut.
202
« La seule connexion ou relation d’objets qui puisse nous
conduire au de-là des impressions immédiates de notre mémoire ou
de nos sens est la relation de cause à effet, et cela parce qu’elle est la
seule sur laquelle nous puissions fonder une inférence légitime d’un
objet à un autre. L’idée de cause à effet provient de l’expérience, qui
nous apprend que dans tous les cas passés, tels objets ont été
constamment associés, et puisqu’un objet semblable à l’un de ceux-là
est supposé immédiatement présent par son impression, nous en
présumons l’existence d’un objet semblable à son concomitant
habituel ».226
§2 Causalité et philosophie morale
L’impact sur la théorie de la connaissance de la conception humienne de la
causalité est connu : toute vérité universelle, « toute connaissance dégénère en
probabilité ; cette probabilité est plus ou moins grande selon l’expérience que
nous avons de la véracité ou du caractère trompeur de notre entendement et selon
la simplicité ou la complexité de la question ».227 Toutefois, la théorie de la
causalité influence aussi grandement la philosophie pratique de Hume, et
notamment, sa philosophie morale dans la mesure où elle remet en cause l’idée
d’un pouvoir, d’une causalité de la volonté dont les effets pourraient se mesurer
dans le réel.
« il n’y a qu’un genre de nécessité comme il n’y a qu’un genre
de cause, et (que) la distinction courante entre la nécessité
morale et la nécessité physique est sans fondement dans la
nature ».228
L’existence même d’un pouvoir, d’une causalité est ainsi remise en cause
A) en tant que contenu de sens, en tant que représentation a priori car il n’y a
d’idée que consécutive à une impression et donc fatalement a posteriori B) en
tant que pouvoir car nous ne percevons rien dans la matière, dans l’impression
qui nous permette d’inférer une idée de pouvoir, dans la mesure où les qualités
sensibles « sont toutes complètes en elles-mêmes et elles ne désignent pas d’autre
événement qui puisse en résulter »229 que ces qualités sensibles renvoient aux
choses ou à la perception interne est indifférent.
226
HUME, D, Traité de la nature humaine, l’entendement, I, III, IV, p. 152-153.
Ibid, I, IV,I, 261
228
Ibid, I, III, XIV, p. 248.
229
Cf. HUME D, Enquête, VII, 63,138
227
203
« La distinction que nous faisons souvent entre le pouvoir et
son exercice est également dénuée de fondement »230
L’empirisme radical réduit donc toute virtualité, tout pouvoir, toute
puissance, toute idée de liaison nécessaire, « puisqu’il prend son origine dans
l’être présent de l’expérience »231. A cet égard, il faut concevoir que l’empirisme
ne connaît que des liaisons d’expériences, des associations, et non des liaisons
d’essence, éternelles et par conséquent détachées de l’expérience présente ou
outrepassant celle-ci.
« Combien de fois devons-nous répéter, d’abord, que la
simple considération de deux actions ou de deux objets si
fortement reliés qu’ils soient, ne peut jamais nous donner
l’idée d’un pouvoir ou d’une connexion entre eux, ensuite, que
cette idée naît de la répétition de leur union, puis, que la
répétition ne révèle ni ne cause rien dans les objets, mais
exerce seulement une influence sur l’esprit, par la transition
coutumière qu’elle produit, et enfin, que, par suite, cette
transition ne fait qu’un avec le pouvoir et la nécessité lesquels
sont, par conséquent, des qualités des perceptions et non des
objets, et sont intérieurement ressenties par l’âme et non
extérieurement perçues dans les corps ».232
Qu’en est-il alors de la philosophie morale de Hume, et du concept de
devoir moral. Brièvement ébauchée, la thèse de Hume pose que nous sommes
portés par nos passions, qui sont des impressions, des tendances, à faire ce qui
nous semble être bon. C’est pourquoi, la valeur de ce qui a été fait, le devoir,
n’est qu’une caractérisation a posteriori du goût, de la tendance qui nous pousse
au bien ou au mal. L’origine du devoir, soit la répétition coutumière de ce qui a
été fait dans le passé par simple tendance, est ainsi entièrement dans l’expérience.
Toutefois, si telle est l’origine du devoir, ce devoir ne devient moral que lorsqu’il
s’étend par delà notre plaisir personnel et que nous en venons à considérer que ce
qui nous plaît et déplaît, plaît et déplaît également à autrui, et nous affecte de la
même manière que si le plaisir ou le déplaisir nous atteignait personnellement, de
sorte que nous voulons l’accomplir ou l’éviter par sympathie pour autrui. En
d’autres termes, le devoir moral est une tendance vers le plaisir ou le déplaisir qui
est généralisée en ce sens qu’elle est déconnectée du simple égoïsme. C’est la
230
HUME D, Traité de la nature humaine, I, III, XIV, p. 248.
Cf. MALHERBE, M, la philosophie empiriste de David Hume, Paris, Vrin, 2001, p. 248.
232
HUME D, Traité, I, III, XIV, P. 243.
231
204
généralisation de l’agréable ou du désagréable au sens large, le dépassement
habituel dans la tendance, du simple plaisir personnel, qui fait la moralité
coutumière du devoir.
« Toute la moralité dépend de nos sentiments; quand une action ou
une qualité de l’esprit nous plaît d’une certaine manière, nous disons
qu’elle est vertueuse ; quand nous disons que nous éprouvons un
déplaisir d’une manière analogue à la négliger ou à ne pas
l’accomplir, nous disons que nous sommes dans l’obligation de
l’accomplir ».233
La philosophie morale de Hume permet de faire état d’une disjonction de
l’être et du devoir-être, de la réalité et de l’idéal, qui ne porte pas sur la nature
particulière et différente de ces deux objets, mais bien, en toute cohérence, sur
l’usage de la raison selon qu’elle est impliquée dans la théorie de la connaissance
et dans la philosophie morale. Toutefois, si l’usage de la raison est différent dans
ces domaines, Hume ne les conçoit nullement comme opposés mais comme
complémentaires, si bien qu’il y a une unité fondamentale de l’expérience.
Si on analyse le rôle de la raison, au plan de la théorie de la connaissance, il
apparaît que sa fonction essentielle est de contrôler la validité de l’inférence en la
renvoyant à sa cause, de vérifier la véracité ou la fausseté de la généralisation
inférentielle en validant le processus associatif par une décomposition des idées
complexes en idées simples puis en impressions. Cette œuvre de contrôle est
nécessaire dans la mesure où l’imagination a tendance à étendre ses inférences en
se basant sur la ressemblance entre faits, sur l’analogie entre données si bien que,
sans contrôle, elle pourrait dépasser le réellement donné dans l’expérience, et
créer un monde imaginaire (le centaure est une créature de cette tendance
imaginative).
En revanche, sur le plan de la théorie morale, la raison est totalement
indifférente à la validité, du moins à la validité de ce qui est visé, dans la mesure
où ce qui est bien ou mal ne relève pas des catégories du vrai ou du faux. Ainsi
que le note Hume « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du
monde entier à une égratignure à mon doigt ».234 Si la raison ne peut être
déterminante de ce qui est bien ou mal, et est, par conséquent, indifférente à ces
catégories, de même qu’à ce qui est beau ou laid, juste ou injuste, bref
233
234
HUME D, Traité, III, II, V, 517,122.
HUME D, Traité de la Nature Humaine, les passions, II, III, III, 272.
205
indifférentes aux vertus simples et aux vertus artificielles (comme la justice, ou le
sens de la promesse due), elle est par contre impliquée dans la réalisation de la fin
bonne en tant que plaisir poursuivi en ce qu’elle préside au choix des moyens
d’atteindre cette fin. Si le bien ou le mal ne relèvent pas de la validité rationnelle,
il peut par contre être irrationnel de mettre en œuvre certains moyens pour
atteindre des fins déterminées. Cela signifie que la tâche de la raison dans le
domaine moral consiste à attester la validité d’un système inférentiel par rapport à
un autre (tel moyen pour telle fin, c’est-à-dire telle cause pour tel effet) afin de
permettre la discrimination de certains moyens pour atteindre telle fin. En
d’autres termes encore, la poursuite d’une fin via certains moyens transite
médiatement par la raison pour s’accorder, convenir avec le système total de la
causalité, puisqu’il va de soi que la poursuite d’une fin ne peut enfreindre le
système des probabilités, se délier de l’épreuve du réel.
Loin de s’opposer l’usage théorique et l’usage pratique de la raison en
viennent donc à se conjoindre pour rendre possible la contextualisation de la fin
visée, l’insertion de la fin visée dans un monde dont la cohérence propre ne peut
être outrepassée. C’est pourquoi Hume peut dire en un sens désormais clair « que
la raison est au service des passions » : la raison rend leur insertion cohérente
dans le système global de l’expérience simplement possible.
« puisque uune passion ne peut jamais, en aucun sens être
appelée raisonnable ou déraisonnable, sinon quand elle se
fonde sur une supposition erronée ou quand elle choisit des
moyens impropres à atteindre la fin projetée, il est impossible
que la raison et la passion puissent jamais s’opposer l’une à
l’autre et se disputer le commandement de la volonté et des
actes ».235
Théoriquement, la disjonction entre être et devoir-être pourrait donc être
renvoyée à cette différence dans l’usage de la raison qui contrôle la vérité des
assertions et des assertions causales dans le pur domaine de la connaissance et
dévoile les conditions d’insertion cohérente des fins dans un contexte ordonné par
la croyance dans le domaine pratique. Toutefois la complémentarité de ces
perspectives, fait valoir aussi bien en pratique qu’en théorie, l’unité fondamentale
de la raison qui instaure l’unité fondamentale de la totalité de l’expérience.
§3 La critique du contrat social
235
Hume, Traité II, III, III, 273.
206
La philosophie politique humienne tranche par rapport aux théories de
Hobbes et de Locke dans la mesure où, cohérent avec sa théorie de la
connaissance, Hume déboute la théorie du contrat en soulignant que jamais
historiquement ne s’est produit une sortie de l’Etat de nature, promulguée en
quelque sorte, par le contrat social originaire.
« Dans la plupart des contrées de la terre, si vous allier prêcher que
les relations publiques ne sont fondées que sur un consentement volontaire,
ou sur une promesse réciproque, le magistrat vous ferait aussitôt
emprisonner comme un séditieux, dont l’intention est de relâcher les
nœuds de l’obéissance, à moins que vous amis ne le prévinssent, en vous
faisant enfermer comme un fou qui débite des absurdités ».236
A-t-on jamais demandé au paysan gallois, labourant son blé, s’il voulait
bien former une société, s’il consentait à être le citoyen de tel Etat, et si sa
préférence allait à une monarchie absolue ou plutôt à une République ? La seule
vue de l’Histoire montre bien que non. Toutefois ni Hobbes ni Locke, n’étaient
imperméables à l’histoire et si tous deux ont adopté la fiction de l’Etat de nature,
il ne s’agissait pas pour autant de décrire historiquement l’origine du
gouvernement, mais de fonder théoriquement les limites du gouvernement actuel
sur la convention et l’union des volontés. Cependant, en renonçant à faire la
genèse empirique de l’Etat, par la fiction du contrat, et en rigidifiant les limites du
pouvoir, par le contenu de la convention (par exemple la défense de la propriété),
ils se sont interdit, par là-même, de comprendre le jeu en mouvement du pouvoir,
c’est-à-dire de la conventionnalité et la légitimité, et les artifices des hommes
politiques et des sujets. En d’autres termes, la fixation de l’origine du
gouvernement dans un contrat et des limites du pouvoir dans un cadre
institutionnel, empêche de comprendre le sens et le statut du gouvernement
politique, comme action politique nécessairement, en mouvement, en genèse
constante.
Si l’on doit renoncer, pour Hume, à expliquer le Grand Commencement,
par l’exercice improbable d’un pouvoir (la volonté) appartenant à une substance
fictive (l’homme, le soi), c’est pour examiner la genèse empirique de l’état,
- d’un point de vue théorique, pour déterminer l’espace de devenir
probable d’une structure étatique, c’est-à-dire l’évolution historique des
structures de l’état ;
236
HUME, D, Essai sur le contrat primitif, 6
207
- d’un point de vue pratique, afin que l’histoire de ces évolutions
permettent de déterminer un champ de possibilités concrètes, que l’on
pourra mettre en œuvre dans la transformation des structures présentes
de l’état.
1. Economie et condition inculte des hommes :
L’intérêt humien pour le mode de gouvernement des hommes est lié à sa
conception de la société civile et, plus particulièrement, à sa compréhension des
données et coordonnées économiques de tout vivre ensemble.237 L’homme moyen
est vu comme un mixte de passions égoïstes et altruistes, mu par l’appétit sexuel,
qui apprend à limer les contours les plus vifs de sa personnalité au sein de la
cellule familiale, où il s’initie également aux plaisirs et inconvénients du vivre
ensemble. La précarité économique de la situation humaine l’enjoint tout d’abord
à stabiliser les possessions, à en régler l’échange par l’acquisition ou l’héritage,
afin de ne pas décupler les querelles et les conflits. Toutefois, ces deux artifices
ne permettent tout au plus que d’empêcher une dégradation de la situation, et non
de l’améliorer : elles rend les hommes supportables l’un à l’autre, mais guère
solidaires. Or, la pression des facteurs économiques conjugués à la tendance à se
conserver ne tarde pas à mettre l’inventivité des hommes au défi, non de changer
leur nature en se faisant purement altruistes, mais de transformer leur
environnement commun. Dans ce cadre, la réciprocité du labeur (je laboure ton
champ aujourd’hui avec toi et demain nous ferons de même pour le mien) est la
forme première de la promesse en tant que résolution à agir de concert, et le
premier germe d’une solidarité dont émerge le sens d’un intérêt partagé.
Cette réciprocité première, ancrée dans le labeur et l’inventivité nécessaire,
ne met cependant en relation qu’un nombre restreint de particuliers, contigus les
uns aux autres. Or, l’expérience faisant, le concept s’étend, et il apparaît
« bientôt » opportun de solidariser les différentes forces en vue d’améliorer les
infrastructures pour l’ensemble des personnes. De ce point de vue, il pourra
devenir judicieux de confier à quelque autorité locale, le soin d’établir la
répartition des forces au bénéfice de tous, que ce soit pour les labours ou pour la
construction de routes, de ponts, ou de puits. Toutefois, ce ne sont guère là les
prémisses de l’ordre politique local : l’autorité donnée ne l’est que pour l’œuvre
décidée et n’a nul motif de s’accroître au delà de ces limites. L’organisation
237
C’est notamment la raison pour laquelle Hayek présentera Hume comme l’initiateur d’une théorie libérale
véritable, portée par l’auto-ajustement spontané acteurs. Cette lecture fait bon marché du rôle crucial de l’intérêt
public chez Hume, et de l’inventivité des artifices. Cf. E. LE JALLE, L’auto-régulation chez Hume, Paris, PUF,
2005
208
locale est, à l’instar de la cellule familiale, le lieu de l’inventivité, de la solidarité
contrainte par l’environnement ou voulue par la sympathie, et du développement
du sens de l’intérêt général. A en rester à une situation de même ordre, il n’y a
pas lieu de développer des instances gouvernementales ou étatiques plus
structurées, ce qui explique qu’un certain nombre les peuples- chasseurs puisse
vivre depuis des siècles et pour des siècles encore sans députés et parlementaires :
leur situation ne les met pas au défi d’inventer l’Etat.
2 La guerre et l’usurpation en guise de contrat primitif
L’accumulation des richesses, l’importance des infrastructures
économiques, l’inventivité technique de certaines localités aiguisent l’intérêt de
leurs voisins et les soumettent à une pression guerrière.238 Cette pression guerrière
va conduire à l’érection de différents groupes armés, dont le plus fort ou le plus
rusé vaincra et s’arrogera le pouvoir : c’est le seul contrat primitif dont tout
gouvernement peut se targuer, l’usurpation du pouvoir, et son maintien par la ruse
ou la force.
« Presque tous les gouvernements qui subsistent aujourd’hui, ou dont
l’histoire nous a conservé le souvenir, sont fondés sur l’usurpation ou sur la
conquête, ou sur l’une et l’autre à la fois, sans que l’on puisse le moins du
monde prétexter un consentement libre, ou une sujétion volontaire de la
part du peuple. Lorsqu’un homme intrigant et téméraire est placé à la tête
d’une armée ou d’une faction, il trouve aisément les moyens, soit par
violence, soit sous de faux prétextes, d’établir sa domination sur un peuple
cent fois plus fort en nombre que ne le sont ses partisans. Il a soin
d’empêcher que ses ennemis ne connaissent jamais leur force et leur
nombre : il ne leur donne pas le loisir de s’assembler, il se peut que les
instruments même de son usurpation souhaitent sa chute ; mais chacun
ignore l’intention des autres, et cette ignorance fait sa sûreté. C’est par ces
sortes d’artifices que tous les gouvernements ont été établis, et c’est là le
seul contrat primitif dont nous puissions nous glorifier. »239
Toutefois l’exercice d’une contrainte purement brutale ne peut se
pérenniser, l’usage de la force brute ne peut se poursuivre indéfiniment, le
pouvoir en place dispersant sa force à se maintenir. C’est la raison pour laquelle,
le groupe contraignant va tenter de s’affranchir de la contrainte de pure force en
élargissant le champ des intéressés, en donnant aux uns et aux autres des
238
Hume partage ainsi avec Locke et Rousseau l’idée qu’un certain type de richesse fonde la rupture entre deux
types de société, avec ou sans structure étatique.
239
HUME, D, essai sur le contrat primtif,7
209
avantages juridiques, des garanties légales (ainsi, le pouvoir féodal, quoique
faisant plier ses vassaux sous le joug d’un pouvoir sans partages, les défendra
toutefois de toute attaque extérieure) qui leur feront préférer un ordre social établi
au chaos de la violence entre groupes concurrents. Hume montre avec une grande
sensibilité politique l’escalade de la violence et de la peur qui naît de la
succession de différents groupes au pouvoir : chaque nouvelle accession se
manifeste par une terreur plus grande, une cruauté plus délibérée, un véritable
artifice de la peur destiné à faire taire toute vélléité d’opposition. Celle-ci ne cesse
que lorsque le pouvoir en place, se sent suffisamment fort ou légitimé, que pour
laisser place à quelques voix discordantes. Du point de vue des gouvernants, il y a
donc un véritable intérêt à anticiper les révoltes ou la constitution de nouvelles
factions en intéressant la population au maintien de leur pouvoir, et de là naît la
prise en compte d’un intérêt du public.
De leur côté, les gouvernés trouveront préférable un ordre même inique en
sa source que le désordre inique mais sanglant causé par les luttes de pouvoir. En
effet, l’établissement d’une structure légale routinière, habituelle, est susceptible
d’être transformée et améliorée en fonction de l’intérêt du public, rarement pris en
compte dans la seule lutte pour l’occupation du pouvoir.
« Si l’on voulait recueillir les époques où le consentement du peuple a le
moins influé dans les affaires publiques, il se trouverait que ce sont
précisément les époques de la fondation des nouveaux gouvernements.
Dans un État dont la constitution est fixée, on défère souvent aux
inclinations du peuple, mais durant la fureur des révolutions, de la guerre,
et des convulsions publiques, ce sont communément ou le tranchant de
l’épée, ou les prestiges de la politique qui décident la controverse. »240
3 Convention et légitimité
Cette façon d’envisager le gouvernement met en scène deux sens de
l’intérêt public qui convergent pour assurer le maintien d’un Etat qui se modèle
dans l’échange gouvernant-gouvernés : l’intérêt du public est pris en compte par
les gouvernants pour assurer leur stabilité politique tandis que les gouvernés
considèrent que la stabilité du gouvernement est de leur intérêt général. Les deux
mots-clé de la théorie politique humienne que sont la « convention » et la
« légitimité » recoupent ces deux sens de l’intérêt. Dans la mesure où le groupe
gouvernant ne peut maintenir un niveau de contrainte brutale sur la durée, il lui
est nécessaire de s’allier les gouvernés sur le simple plan factuel, en leur
conférant des avantages légaux, mais également sur le plan de l’autorité
240
Ibid, p. 8
210
symbolique, c’est-à-dire de la légitimité, en initiant la croyance d’une puissance
légitime par la détermination de règles juridiques valables pour tous. L’important
ici, réside dans le fait que les structures, voire les règles de désignation du
pouvoir ne suffisent pas à faire d’un gouvernement un gouvernement légitime :
seule l’action gouvernementale à travers les structures existantes ou par
l’édification de nouvelles structures peut avoir une légitimité, c’est-à-dire faire
naître l’adhésion du public au pouvoir exercé. La légitimité n’est rien d’autre que
la croyance en son bien-fondé qu’un pouvoir acquiert grâce à ses actes posés en
fonction de l’intérêt général. Ainsi, s’il est légitime que le gouvernement envoie
l’armée défendre les frontières, il n’est pas légitime que ce même gouvernement
envoie ses troupes réprimer une manifestation pacifique menée en temps de paix.
Hume insiste également sur la part de l’éducation et des artifices des hommes
politiques pour se rallier le public, et propager un certain loyalisme eu égard aux
actions gouvernementales.241
La quête de légitimité est considérée par Hume comme le lieu même de
l’évolution étatique : c’est pour et par elle que l’état assoit son pouvoir, définit
ses structures, s’établit en système conventionnel. Les conventions passées entre
le système étatique et les citoyens permet au pouvoir, par une réponse ad hoc aux
transformations des croyances sociales de maintenir sa légitimité, tandis
qu’inversement les citoyens peuvent faire état de l’illégitimité de l’Etat soit pour
le faire progresser et obtenir de nouveaux avantages légaux soit pour lui interdire
d’intervenir dans des domaines spécifiques d’interactions. Ainsi, l’évolution de la
situation peut rendre souhaitable la prise de nouvelles dispositions légales et les
citoyens peuvent estimer qu’il est du devoir de l’Etat, en tant que pouvoir
légitime, de prendre de telles dispositions ; tandis qu’à revers l’Etat peut vouloir
légiférer dans un certain nombre de domaines que les citoyens estiment hors de sa
sphère d’influence légitime (statuer sur l’exercice du culte, par exemple).
Dans ce contexte, il convient de se demander si les gouvernés disposent
d’un droit de résistance à l’encontre d’un gouvernement illégitime. L’idée selon
laquelle « mieux vaut un Etat inique que pas d’Etat du tout » paraît invalider
l’idée même d’un droit de résistance. Et, il est vrai qu’hors circonstances
exceptionnelles, tel qu’un pouvoir durablement brutal et partial, Hume plaidera
plutôt pour une transformation des structures non qu’il soit contre toute
révolution, mais celles qu’il a vu naître et se développer, ont été chaque fois
sanglantes et peu propices à l’instauration d’un gouvernement « légitime ».
Une des difficultés de la pensée politique moderne est, on l’a vu,
d’introduire le droit de résistance dans l’ordre politique sans briser la nécessaire
puissance étatique. Dans ce contexte, il est intéressant de voir que non seulement
241
HUME, D, traité, III, II, X, 158.
211
Hume soutient le droit de résistance, mais encore le module selon les différents
systèmes. Ainsi, dans une monarchie absolue ou dans un système politique
despotique, en dépit du silence des lois « il est certain que le peuple conserve
toujours le droit de résistance, puisque même dans les gouvernements les plus
despotiques, il est impossible de l’en priver ».242 Il en va de même dans les
gouvernements mixtes, c’est-à-dire les monarchies parlementaires,
éventuellement silencieuses au plan légal sur ce droit, avec cette différence
cependant qu’ici chaque partie prenante de la constitution (et donc le bloc
parlementaire) à un droit plus grand à se défendre Contre la tiédeur de Locke,
Hume soutient avec force le droit de tout groupe politiquement impliqué à
défendre son pouvoir :
« Non seulement lorsque le premier magistrat prend des mesures qui sont
en elles-mêmes extrêmement pernicieuses pour le groupe, mais même
quand il voudrait empiéter sur d’autres domaines de la constitution et
étendre son pouvoir au-delà des limites légales, il est légitime de lui résister
et de le détrôner, bien que l’esprit général des lois puisse juger qu’une telle
résistance et une telles violence sont illégitimes et rebelles. Car, outre que
rien n’est plus essentiel à l’intérêt public que la protection de la liberté
publique, il est évident q’une fois admis l’établissement d’un tel
gouvernement mixte, chaque partie prenante de la constitution doit avoir le
droit de défendre et de maintenir les anciennes limites de son domaine
contre l’empiètement des autres autorités »243
Enfin, quelque soit la forme de gouvernement, à tout pouvoir octroyé doit
être associé, le droit égal et légitime de défendre ce pouvoir, de sorte que ceux qui
prétendraient respecter un gouvernement libre, « et qui contesteraient, pourtant, le
droit de résistance, ceux-là ont renoncé à toute prétention au sens commun ».244
Le droit de résistance humien est ainsi toujours plus fondé, c’est-à-dire toujours
plus politiquement légitime et, en principe toujours plus légalement reconnu,
selon le degré de participation toujours plus large de la population. C’est là une
question de cohérence nécessaire par rapport à l’ordre des croyances de telle ou
telle société particulière, plus ou moins prompte à défendre des droits qu’elle a
acquis, qu’à en établir l’acquisition par le jeu croisé des conventions et de la
quête de légitimité des gouvernants.
Conclusion
Si ce n’est au début de son installation, le jeu réflexif sur les croyances
étatiques et sociales ne consiste pas en un simple calcul sur la peur des
242
Ibid,, III, II, X, 179
Ibid., p. 180
244
Ibid.
243
212
gouvernants à perdre leur légitimité, et la crainte populaire du désordre. Il s’agit
bien plutôt d’un jeu qui prend la forme d’un travail croisé réflexif et auto-réflexif
sur les croyances et les logiques d’action qu’elles entraînent dans un mode de
gouvernement où tant les gouvernants que les gouvernés sont solidarisés dans et
par la transformation légitime de la situation. Aussi, Hume plaide-t-il contre
l’imposition de limites strictes et préétablies du pouvoir législatif, qui
l’empêcherait d’ « innover en matière de principes de gouvernement »245 : la
meilleure limite de l’action gouvernementale est la limite interne de tout pouvoir
politique - sa légitimité.
Tout l’intérêt de la philosophie politique humienne réside dans la
perspective non pas fondatrice mais évolutive et productive de l’institution qu’il
propose et qui le conduit à mettre en évidence la nécessité d’une réflexion sur la
légitimisation de l’Etat dans son lien, dans sa conjonction nécessaire et constante,
c’est-à-dire causale, avec les croyances sociales, les habitudes et les routines
concrètes. Il n’y a pour Hume, d’Etat positif que dans l’expérience étatique, et
cette expérience est nécessairement le fruit d’une causalité réflexive entre les
diverses croyances, c’est-à-dire, selon la théorie de la causalité, le fruit d’une
relation réflexive d’influence réciproque, dans toute situation singulière, entre le
domaine contextuel des probabilités sociales et le domaine contextué des
conventions étatiques. C’est là, la raison pour laquelle, Hume est, avec Spinoza,
l’un des premiers penseurs politiques à définir un corps social par la solidarité de
l’action gouvernementale légitime avec l’intérêt du public, en vue de transformer
une situation commune.
***
245
Ibid., p. 177.
213
CHAPITRE 5
KANTIENNE
DE
ROUSSEAU
A
LA
REPUBLIQUE
SECTION 1. LES ELEMENTS PRINCIPAUX DE LA THEORIE DE
ROUSSEAU
Introduction: une étape dans la théorie de la limitation de l'Etat
- la vie de Rousseau
- la double lecture habituelle de Rousseau: Rousseau comme prolongeant
Locke et sa défense des droits individuels; Rousseau comme
prolongeant Hobbes et sa défense de l'étatisme; vers une synthèse et une
présentation de l'apport de Rousseau par rapport à ces deux auteurs: la
nouvelle perspective de la théorie de l'Etat: à la différence de ce que
posent les auteurs qui précèdent (comme Hobbes, Pufendorf ou Locke),
l'Etat n'épuise plus sa fonction dans le seul mécanisme formel de son
émergence, mais que sa limite doit dorénavant être pensée par rapport à
la dynamique qu'il doit instaurer: il n'est légitime (c’est-à-dire il n'est
capable de réaliser sa fonction d'instaurateur de l'intérêt commun) qu'à
la condition de permettre une "transformation pédagogique" des
individus en citoyens. En ce sens Rousseau inaugure une nouvelle étape
dans la construction de la théorie libérale qui aurait trouvé chez Kant,
selon certains néokantiens contemporains, sa figure achevée.
§1. Rousseau et l'état de nature
Rousseau et Hobbes
Rousseau et Pufendorf
La thèse de Rousseau
§2. Rousseau et la Loi naturelle: un nouveau point de vue sur l'Etat et
dépassement du point de vue de Pufendorf et de Locke
1. Le renversement rousseauiste
"La loi est antérieure à la Justice et non pas la justice à la Loi" (Manuscrit de
Genève, livre II, chapitre IV in J.J. Rousseau, The Political Writings, ed. by
C.E.Vaughan, Oxford, Blackwell, 1962, vol.1, p.494)
"Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état
de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque
214
individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un
plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son
être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer; de substituer
une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante
que nous avons tous reçue de la nature" (Contrat Social, livre II,
chapitre VII, p. 183.
"Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux
dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner
une relative, et transformer le moi dans l'unité commune; en sorte que
chaque particulier ne se croie plus un, mais partie de l'unité et ne soit
plus sensible que dans le tout" (Emile, II, 6).
"J'avais vu, dit J.J. Rousseau dans les Confessions, que tout tenait à la
politique, et que, de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait
jamais que ce que la nature de son Gouvernement le ferait être; ainsi
cette grande question du meilleur gouvernement possible me paraissait
se réduire à celle-ci. Quelle est la nature de Gouvernement propre à
former un Peuple le plus vertueux, le plus éclairé, le plus sage, le
meilleure enfin à prendre ce mot dans son plus grand sens. J'avais cru
voir que cette question tenait de bien près à cette autre-ci, si même elle
en était différente; Quel est le gouvernement qui par sa nature se tient
toujours le plus près de la loi?" (cité par A. Philonenko, , J.J. Rousseau
et la pensée du malheur, Paris, Vrin, 1894, vol. I, La Pensée du
Malheur, p. 38)
2. Conséquence: la théorie rousseauiste de la loi et de la volonté
générale
"Qu’est-ce qu'une loi? C'est une déclaration publique et solennelle de la volonté
générale sur un objet d'intérêt commun" (lettres écrites de la Montagne, lettre VI,
in J.J. Rousseau, The Political Writings, ed. by C.E.Vaughan, Oxford, Blackwell,
1962, vol. II, 201). Comme l'indique R. Derathé (J.J. Rousseau et la science
politique de son temps, Paris, Vrin, 1979, p. 296), pour Rousseau, "la loi n'est pas
en effet, comme l'affirme Pufendorf, la volonté d'un supérieur: elle est un acte ou
une déclaration de la volonté générale. Nul ne pouvant sans son consentement
être soumis à une autorité, quelle qu'elle soit, c'est du pacte social que la loi tire
son caractère obligatoire. Or, par la pacte social les particuliers se sont placés
sous la suprême direction de la volonté générale. Le pouvoir de légiférer, c'est-àdire de prescrire des règles valables pour tout le corps politique, ne peut donc
légitimement appartenir qu'à la volonté générale. C'est à cette condition
seulement que les citoyens n'obéissent qu'à eux-mêmes et restent libres au sein de
215
l'Etat".: contre règne de la majorité proposé par Locke, contre Etat représentatif et
distinction législatif-exécutif.
3. La théorie rousseauiste des limitations de la souveraineté
Pour Rousseau, "l'autorité suprême ne peut pas plus se modifier que
s'aliéner; la limiter, c'est la détruire" (Contrat social, livre III, chapitre
XVI, p.219).
Faut-il interpréter cette idée de Rousseau comme le fait Vaughan: "Tandis que le
contrat social de Locke a pour but de préserver et de garantir les droits de
l'individu, celui de Rousseau tend et vise à les détruire… Bien loin d'avoir
soutenu la thèse individualiste, Rousseau a été son plus puissant adversaire…Il
est en fait l'ennemi juré non seulement de l'individualisme, mais aussi de
l'individualité. Pour lui, l'individu est absolument noyé dans la communauté, sa
liberté se perd entièrement dans la souveraineté de l'Etat" (op.cit., Introduction,
t.1, pp. 48,2 et 59)? Comme on va le voir, cette interprétation qui rejoint celle qu'a
défendue au début du 19ième siècle Benjamin Constant, méconnaît la portée de la
théorie rousseauiste de la volonté générale. Indiquons déjà cependant ce que
Derathé identifie comme la double contrainte qu'impose cette théorie de la
volonté générale et qui constitue les garanties que Rousseau croit pouvoir en
dégager pour éviter toute tyrannie et assurer que cette incorporation des individus
dans la souveraineté du corps politique aboutisse en définitive à restituer aux
individus ainsi transformés en citoyens vertueux les droits qu'ils avaient aliénés.:
"Pour bien comprendre la doctrine politique de Rousseau, il importe en effet de se
référer constamment à la définition qu'il donne de la souveraineté. Celle-ci
'consiste essentiellement dans la volonté générale' – Contrat social, livre III. De
ce principe que Rousseau prend soin de rappeler en toute occasion résultent deux
conséquences. Tout d'abord la souveraineté ne saurait être exercée par un individu
ni même par une oligarchie, mais elle réside dans le corps de la nation. En outre,
il n'appartient pas à l'autorité souveraine de prononcer sur un homme ni sur un
fait, car il n'y a point de volonté générale portant sur un objet particulier, mais elle
ne peut statuer que sur des questions d'intérêt commun, dont l'objet importe à tous
les citoyens; autrement dit elle ne peut agir que par des lois." R. Derathé, J.J.
Rousseau et la science politique de son temps, Paris,Vrin, 1979, p. 351). Et
Rousseau de noter: "Il y a donc dans l'Etat une force commune qui le soutient,
une volonté générale qui dirige cette force, et c'est l'application de l'une à l'autre
qui constitue la souveraineté. Par où l'on voit que le souverain n'est par sa nature
qu'une personne morale, qu'il n'a qu'une existence abstraite et collective, et que
l'idée qu'on attache à ce mot ne peut être unie à celle d'un simple individu"
(Manuscrit de Genève, livre I, chapitre IV, in Vaughan, Political Writings, op.cit.,
t.I, p. 460).
216
Par ailleurs, Rousseau met aussi au principe de cette idée celle d'égalité: "par
quelque côté qu'on remonte au principe, écrit rousseau, on arrive toujours à la
même conclusion: savoir que le pacte social établit entre les citoyens une telle
égalité, qu'ils s'engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des
mêmes droits" (Contrat social, livre II, chapitre IV, p.170
***
SECTION 2 Kant et la réforme a priori de l’état de nature246
Biographie
Immanuel Kant est né à Königsberg le 22 avril 1724. Ses parents,
de condition modeste, n'en ont pas moins élevé leur fils de telle façon
que celui-ci leur garda un sentiment de «profonde reconnaissance» et
assura qu'il n'aurait pu recevoir meilleure éducation morale. Les
compétences culturelles de base, la lecture et l'écriture, il les acquit à la
Hospitalschule, dans un faubourg de la ville. Puis il fréquenta le
Collegium Fridericianum, où les principales matières enseignées
étaient le latin (les classiques), le grec (le Nouveau Testament), ainsi
que la religion et la théologie, dont la présence constante dans
l'enseignement et la vie scolaire, certes, lui pesa, mais assura les bases
de ce qui fut par la suite sa religion personnelle, conciliable avec la
raison. A l'âge de seize ans, en 1740, Kant s'inscrivit à l'université de
Königsberg où il peut se familiariser avec la philosophie de Leibniz).
Au cours des années suivantes, il instruisit et éduqua, en qualité de
précepteur, des garçons de moins de douze ans. En 1755, il fut reçu
docteur de l'université de Königsberg, et fut autorisé, cette année, à
enseigner en tant que Privatdozent ou maître de conférences non
rémunéré.
En cette qualité il analysa les œuvres de Newton, de Hume surtout
Rousseau, qui, selon ses propres termes, le mit «sur le droit chemin», et
provoqua chez lui une «révolution de la réflexion». Cette situation de
maître de conférences, partiellement financée par son salaire de sous246
Section rédigée par V. Kokoszka, docteur en philosophie et chercheur au Centre de philosophie du droit
(CPDR).
217
bibliothécaire à la Bibliothèque royale de Königsberg, prit fin en 1770
avec sa nomination à une chaire de professeur titulaire de logique et de
métaphysique (sa leçon inaugurale eut pour titre:«Sur la forme et des
principes du monde des sensible et du monde intelligible ». La carrière
professorale de Kant le mena à la tête des intellectuels de langue
allemande. Au cours de son existence vouée au savoir (il fut aussi
recteur de l'université en 1786 et 1788), il rédigea les œuvres
philosophiques majeures de son époque. Débattant avec ceux qui
faisaient autorité dans l'Europe intellectuelle de son temps, Kant écrivit,
outre de nombreux textes mineurs, sa célèbre Réponse à la question:
Qu'est-ce que les Lumières? (1784). Il fit son dernier cours en 1796, et
mourut en 1804. Ses derniers mots furent: «C'est bien».
***
La réforme, ou la révolution qu’introduit Kant vers la fin du 18ième (1781
pour la Critique de la raison pure), s’apparente, selon une analogie formulée par
Kant lui-même, à la révolution copernicienne : désormais ce n’est plus la
connaissance qui tourne autour des objets pour en cerner les contours et en dire la
vérité, mais au contraire les objets qui se règlent sur notre connaissance. L’idée
peut paraître a priori saugrenue : comment des objets pourraient-ils se régler sur
notre connaissance ? Cette idée laissera peut-être moins perplexe si l’on retourne
à la théorie de la connaissance humienne qui possède pour partie des traits
communs avec la philosophie transcendantale. En effet, rappelons que chez
Hume, la connaissance a accès non pas aux choses, mais aux impressions de
chose, (non pas le froid du tableau mais le froid senti par moi du tableau). Ces
impressions se configurent en objet grâce aux opérations de l’imagination qui les
associent selon la ressemblance, la contiguïté, la causalité, de sorte que les idées
tant simples que complexes sont le résultat d’opérations non réflexives de la
raison entendue comme imagination. De même que la causalité, c’est-à-dire le fait
d’attribuer le nom de cause au feu et d’effet à la fumée, est une opération, ou
218
mieux une vue de l’esprit247, de même la surface de la table. Une telle position
suppose chez Hume que le connaître n’a pas accès à la chose comme telle, telle
qu’elle est en soi. Le connaître ne se prononce pas sur la chose en soi, mais sur la
manière dont se configure le connu dans la raison et par elle, à partir des
impressions senties.
S’agissant de l’empirisme, Kant fait remarquer qu’il existe une
présupposition fondamentale restée non explicitée dans ce type de pensée. En
effet, par quel miracle le processus de la connaissance correspondrait-il
exactement au processus d’expérimentation de la chose, à l’expérience de la
chose. Comment se fait-il que l’imagination soit capable d’ordonner le réel tel
que nous l’éprouvons, de lui donner la cohérence que nous lui connaissons ? Quel
est ce lien magique entre l’ordonnancement, l’organisation du monde d’une part,
et l’ordonnancement de l’imagination d’autre part, qui fait que l’imagination
ordonne exactement le monde tel qu’il est ?
Voilà pour Kant la présupposition nécessaire et implicite de l’empirisme,
dont l’empirisme ne peut rendre compte, puisque comme telle, cette
présupposition s’appuie sur un fait non impressif, non général, non probable, mais
certain et universel, en l’occurrence : il existe un lien nécessaire entre l’ordre de
l’imagination et l’ordre mondain.
§1 La théorie de la connaissance
Kant voit dans ce présupposé implicite la preuve que ce n’est pas l’esprit
qui doit s’adapter aux choses, mais que les choses connues ne peuvent l’être que
parce qu’elles sont adaptées à notre esprit et par lui248. Notre esprit construit les
choses à partir des données de la sensibilité, avec ses concepts, ses formes, et il
n’y a de choses, d’objets pour nous que ceux que nous avons formé. Peut-être ces
choses, ces objets qui nous apparaissent, ne sont-ils pas réellement, en soi, tel
qu’ils paraissent. Mais sur ce qu’ils sont ou seraient en soi, nous ne pouvons nous
prononcer, car nous ne connaissons que ce qui nous apparaît, que le phénomène
des choses.
247
L’expression vue de l’esprit permet dans sa double acception de bien démarquer la perspective humienne et
kantienne : en un sens humien « vue de l’esprit » signifie la phénoménalisation de l’esprit à même ses opérations
dans le donné d’expérience tandis qu’en un sens kantien elle signifie la phénoménalisation de l’objet grâce aux
opérations de l’esprit.
248
Y. Belaval, La révolution kantienne, p. 790 (Pléiade). Il faut noter cependant que cette critique kantienne ne
porte pas réellement contre la théorie humienne dans la mesure où elle fait prévaloir un présupposé qui est déjà
transcendantal, en l’occurrence la disjonction entre l’ordre subjectif et l’ordre objectif.
219
La distinction entre l’objet pour nous, que Kant nomme phénomène, et
l’objet en soi est fondamentale chez Kant, et trace la limite du connaissable. Nous
ne connaissons que les objets tels qu’ils sont pour nous, c’est-à-dire aussi tels
qu’ils sont formés par nous. Or, dans la mesure où l’objet est formé par l’esprit
humain, il doit être possible d’étudier et de proposer une théorie a priori de la
connaissance, c’est-à-dire indépendante de l’expérience.
Dans cette théorie, on posera donc l’adéquation de l’objet et de l’objet
connu, ce que l’on dit en termes kantiens selon la formule : « les conditions a
priori de l’objet sont les conditions a priori de l’expérience de l’objet ». Dans ce
cadre, la théorie transcendantale de Kant, cherchera les éléments a priori
nécessaire au connaître, c’est-à-dire les conditions a priori de l’expérience, de
l’objet pour nous. Le transcendantal équivaut à, est synonyme de : conditions de
possibilité a priori.
Par exemple, l’espace et le temps ne sont pas, comme le voulait Hume, une
association de l’imagination, mais deux conditions a priori de la perception de
toute chose, en ce compris, l’impression. Nous ne sentons pas, nous
n’expérimentons pas par nos sens en dehors de l’espace et du temps : notre
connaissance est donc a priori temporellement et spatialement configurée. C’est à
la recherche de ces différents a priori et à leur opérations synthétiques que Kant
va travailler dans son premier Opus majeur, la Critique de la raison pure.
Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue trois facultés de la raison
pure :
a) la faculté sensible avec ses formes a priori de l’intuition soit le temps et
l’espace ;
b) l’entendement avec ses concepts a priori ou catégories ;
c) la raison avec ses idées régulatrices : l’âme, Dieu et le monde comme
totalité.
Les idées de la raison sont de l’ordre du pensable, du nouménal, en
opposition à l’ordre du connaissable qui porte sur le phénoménal. En effet, on
peut penser l’âme comme totalité de l’expérience subjective, ou le monde comme
totalité de l’expérience objective, ou Dieu comme totalité et unité de l’expérience,
mais ni l’âme, ni le monde comme totalité, ni Dieu ne sont expérimentables par
nos sens. Par conséquent, ils échappent au domaine phénoménal de la
représentation qui est le domaine proprement dit de la connaissance.
220
Toutefois, la raison participe négativement de la connaissance en lui
indiquant les limites qu’elle ne peut outrepasser sans perdre sa validité : ces
limites sont atteintes lorsque l’entendement désire prononcer un discours vrai sur
ce qui ne se donne ni dans le temps ni dans l’espace. Positivement, la raison aide
cependant l'entendement à unifier le réel en lui offrant l’idée simplement
régulatrice, le modèle régulateur, d’une totalité unifiée de l’expérience via l’idée
de l’âme, du monde et de Dieu. Nous verrons plus loin que ces idées ont une
importance prépondérante dans le cadre pratique, où il ne s’agit pas uniquement
de connaître, de savoir, mais aussi de faire et, comme l’ordre du faire est lié à la
finalité, il l’est par conséquent aussi à l’idée d’une totalisation unifiée de
l’expérience.
L’ordre du savoir, de la connaissance proprement dite est conditionné par
la liaison de la faculté sensible et de l’entendement. La faculté sensible possède
deux formes a priori de l’intuition : l’espace qui est la forme a priori du sens
externe et le temps qui est la forme a priori du sens interne. Etre une forme a
priori de la sensibilité signifie : être la forme a priori de la sensibilité et non une
forme a priori dans la sensibilité (de la même manière que telle figure a la forme
d’un triangle, et non qu’il y a du triangle dans telle figure géométrique). Cette
conformation a priori de notre sensibilité est ce qui nous permet de nous
représenter une chose (par le sens externe, dans l’espace) existante (par le sens
interne, durant un laps de temps).
Les catégories de l’entendement sont au nombre de douze, et classées en
quatre ensembles selon :
-
1) la quantité (catégories : unité, multiplicité, totalité),
2) la qualité (catégories : réalité, négation, limitation),
3) la relation (catégories : substance/accident, cause/effet, réciprocité)
4) la modalité (catégories : possibilité/impossibilité, existence/nonexistence, nécessité/non-nécessité).
Ces catégories nous permettent d’unifier les données de l’expérience en
objets, et l’expérience elle-même via les relations qu’entretiennent ces objets, par
exemple, il existe (modalité) un objet x (quantité) qui est l’effet (relation) de
l’objet y.
Encore faut-il, pour qu’une connaissance puisse s’établir, que les concepts
puissent effectivement s’appliquer aux données sensibles et inversement
que les données sensibles puissent réellement s’unifier dans le concept.
Chez Kant, en effet, il n’y a pas de connaissance purement sensible car le
divers sensible est chaotique tant qu’il n’est pas rassemblé sous le concept.
221
A l’inverse, il n’y a pas non plus de connaissance purement conceptuelle,
car un concept sans données sensibles est une forme vide. Aussi la
connaissance chez Kant se range-t-elle sous l’adage : « l’intuition sans
concept est aveugle, le concept sans intuition est vide ».
Pour qu’il y ait connaissance, représentation d’un phénomène, il est donc
nécessaire que les formes a priori de la sensibilité soit liées aux catégories de
l’entendement, ou encore que le divers sensible soit subsumé sous la forme vide
du concept. Comme il s’agit là de deux ordres formels a priori hétérogènes dans
la mesure où l’un concerne du divers sensible et l’autre une simple unité formelle,
il faudra faire intervenir une troisième instance, l’imagination, pour permettre la
transition homogène du divers sensible sous le concept. Le lieu de cette
homogénéisation est le temps comme forme a priori de la sensibilité, qui permet à
tout concept d’apparaître à la conscience en se temporalisant. La temporalisation
proprement dite du concept est l’œuvre de l’imagination qui schématise,
transforme le concept en schème. Le schème est donc l’intermédiaire entre
l’intuition et le concept, non pas comme une chose, un pont matériel lancé entre
le concept et l’intuition mais comme un acte de liaison, de construction. Par
exemple, la catégorie de la quantité (unité, multiplicité, totalité) schématisée est le
nombre nombrant, le dénombrer. Nous verrons plus loin que ce schématisme de
l’imagination sera remplacé par un processus analogue dans le cadre pratique via
la typification de la loi.
§ 2.
La théorie morale
Le système criticiste a eu pour objet premier une théorie de la connaissance
qui en définit les contours et les limites exacts. Il va s’étendre et dépasser la
question du savoir vers la question du faire dans la Critique de la raison pratique
et vers celle de la finalité et de l’espérance dans la Critique de la faculté de juger.
Tout comme dans le domaine de la connaissance Kant va tenter d’établir
les coordonnées de l’action moralement bonne a priori. Dans les Fondements de
la métaphysique des mœurs, Kant débute par une recherche à partir de la
conscience commune, de l’idée commune de ce qui peut être tenu comme
moralement bon. Rejetant tour à tour les dons naturels comme les dons de la
fortune, la puissance, l’argent et tout ce qui traditionnellement est conçu comme
pouvant mener au bonheur, Kant fait valoir que la seule chose qui soit
moralement bonne est la bonne volonté comme telle car quelle que soit ses
résultats, ses réussites ou ses échecs dans le monde matériel de l’expérience, elle
demeure bonne en soi, pour elle-même.
222
La bonne volonté se définit comme la volonté d’agir par devoir. Toutefois,
il ne suffit pas qu’un homme suive et exécute son devoir pour que sa volonté
puisse être dite moralement bonne. Il est possible qu’un homme accomplisse des
actes conformes au devoir tout en ayant en vue des intérêts particuliers, ou encore
qu’il commette ces actes plus par inclination, par tendance que par volonté
d’accomplir ce devoir comme tel, auquel cas, la moralité de l’acte est abolie.
Kant établit ainsi une séparation radicale entre les mobiles d’une action
issus du devoir et les mobiles d’une action issus des tendances, des passions, des
inclinations : seule est morale l’action purement issue du devoir et faite
exclusivement en vue du devoir. Le critère de l’action moralement bonne est par
conséquent l’action qui a formellement, à son origine et à son terme, le devoir
comme tel. Autrement dit, sous conditions a priori, ce qui fait la moralité, ce n’est
ni l’objectif escompté de la volonté ni ce qu’elle réalise effectivement mais
exclusivement les règles formelles qui président à l’action : agir pour et par
devoir.
Néanmoins comme toute action nécessite un mobile et que ce mobile ne
peut être trouvé dans l’expérience ou dans la sensibilité, il est nécessaire d’établir
les coordonnées transcendantales du mobile de l’action morale. Kant trouve ce
mobile de l’action morale, par lequel l’homme se détermine à agir par devoir,
dans le pur respect de la loi. Kant conçoit le respect comme un sentiment original,
différent de la peur, de la contrainte ou de la tendance, en ce qu’il est
immédiatement l’expression d’une idée pure, celle de la loi. Or, il n’est pas
indifférent que le respect soit l’expression de l’idée pure de légalité. Car la
législation, on s’en souvient, est l’œuvre principale de la raison, qui légifère
(c’est-à-dire établit les lois) en matière de connaissance -en prescrivant les modes
de phénoménalisation du phénomène-, mais aussi en matière pratique -en
prescrivant les modalités a priori d’une légalité morale-, et nous le verrons plus
tard, d’une légalité juridique. Toujours est-il qu’en faisant du respect de la loi le
mobile de l’action morale, Kant renvoie implicitement au respect du caractère
législateur de l’être raisonnable soit, plus simplement, à la dignité
humaine comme raison légiférante. Si bien que le respect de la loi traduit en fait,
le respect de la dignité de la personne humaine, et tout d’abord le respect en moi,
de ce qui fait mon essence idéale, supra-sensible.
Si le mobile de l’action morale est la loi, et si l’on agit par pur respect pour
la loi, que doit être cette loi ? Comment la comprendre ? Ce ne peut être un
contenu déterminé (comme ne pas tuer, ne pas mentir), puisqu’un tel contenu
serait nécessairement issu de l’expérience et tendrait vers une fin matérielle
déterminée. Or, ce que cherche Kant, ce sont les conditions formelles d’une
législation morale pure. Aussi, la maxime (la règle subjective de mon action), ne
requiert-elle rien d’autre, pour être une loi morale, que ce qu’exige toute loi au
223
plan de la forme, à savoir qu’elle doit être universalisable, acceptable par tout être
doté de raison. C’est pourquoi, Kant emprunte, dans la Critique de la raison
pratique, un processus analogue au schématisme utilisé dans la Critique de la
raison pure pour effectuer le passage du concept à l’intuition. Ce processus qui
vise à effectuer le passage entre l’idée pure de la raison et la loi morale
moyennant un acte de l’entendement a pour objectif l’emprunt de la légalité
mécanique de la nature (telle cause est suivie du même effet : tout corps tombe,
répond à la loi de la gravitation), et son transfert sous forme de type, au domaine
de la raison pratique :
« C’est pourquoi, la seule faculté de connaître qui puisse servir de
médiation pour l’application de la loi morale à des objets de la nature
n’est autre que l’entendement (non l’imagination) lequel, à une idée
de la raison , peut soumettre non pas un schème de la sensibilité,
mais une loi comme loi pour la faculté de juger, une loi telle
toutefois qu’elle puisse être présentée in concreto dans des objets des
sens, par suite une loi de la nature, mais considérée seulement quant
à la forme, et cette loi nous pouvons l’appeler en conséquence, le
type de la loi morale »249
En d’autres termes, c’est en faisant comme si la maxime de notre action
était une loi de la nature, c’est-à-dire une loi qui se caractérise formellement par
l’universalité et par une causalité mécanique ne souffrant pas d’exception, que
l’on pourra juger concrètement si la maxime de l’action est une maxime possible
de notre volonté. On remarquera à cet égard, que Kant, partisan contre Hume
d’un « dualisme irréductible de l’expérience et de la moralité, c’est-à-dire de
l’être et du devoir-être, donc, de la nature et de la liberté »250 ne pousse pas le
dualisme jusqu’à ne pas pouvoir emprunter à la nature la forme de sa légalité pour
universaliser la maxime de la volonté comme le voudrait un dualisme si pas réel,
du moins fondé. L’emprunt à la légalité naturelle quant à la forme n’est pourtant
pas mince puisque la volonté y trouve le moyen, grâce à l’entendement, de se
représenter des lois, et par là le moyen de fonder sa validité.
Concrètement la typification de la maxime sert à se représenter son
universalisation selon une causalité mécanique : par exemple, qu’arriveraitil, si de même que tous les corps chutent nécessairement, tout homme
trahissait sa promesse nécessairement, si tout homme mentait
nécessairement, bref si tout homme devait mentir etc,.. Nanti de cette
faculté d’universalisation de la maxime, l’homme peut facilement trouver a
priori, indépendamment de l’expérience, mais aussi des inclinations, de la
249
250
I. KANT, Critique de la raison pratique
S. GOYARD FABRE, Kant et le problème du droit, Paris, Vrin, 1975, p. 34.
224
sympathie, où est son devoir et agir en conformité avec lui : seules les
maximes que l’on pourrait appliquer comme si (als ob) elles étaient des lois
de nature, mécaniquement nécessaires, sont morales.
La représentation d’un principe objectif qui contraint la volonté à le réaliser
est appelée un impératif :
- l’impératif est hypothétique quand il exprime la nécessité d’une action
comme moyen pour obtenir une fin donnée (qui veut la fin veut les
moyens, je dois économiser pour acheter une moto).
- L’impératif est catégorique quand il manifeste la nécessité d’une action
comme bonne en elle-même et pour elle-même (je dois dire la vérité).
C’est pourquoi, seul l’impératif catégorique est une loi de la moralité, de la
volonté bonne. Dans la mesure où l’impératif catégorique ne vise pas une
fin particulière, par exemple le bonheur, il n’est soumis à aucune condition
antécédente -comme l’est l’impératif hypothétique (si je dois économiser
c’est parce que je manque d’argent pour m’acheter la moto). Il est au
contraire immédiatement déterminant -et inconditionnellement-, parce
qu’il ne présente que l’idée d’une loi universelle mécanique à laquelle la
volonté doit conformer sa maxime.
La première formulation de l’impératif catégorique est : « agis uniquement
d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne
une loi universelle » tandis que sa formulation seconde précise « agis comme si
la maxime ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la
nature » (le type). Ces deux formulations renvoient pour l’essentiel à la forme de
la légalité de la loi morale, c’est-à-dire qu’elles réfèrent à l’universalité
mécanique de la loi (la forme de la loi est son universalité).
Si les deux premières formulations de l’impératif mettent en valeur la
forme de la loi, les deux autres formulations de l’impératif catégorique vont,
quant à elles, renvoyer à la spécificité formelle de la loi morale en tant qu’elle est
l’œuvre de l’homme comme raison législatrice (c’est-à-dire qui se donne des
normes pour atteindre des fins, mais non pas des fins matérielles -l’impératif
hypothétique- mais des fins en soi –catégoriques). Or la seule chose qui puisse
valoir comme fin en soi a priori, c’est l’être raisonnable comme tel, la personne.
Aussi la troisième formulation de l’impératif catégorique sera-t-elle :
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta
personne que dans la personne de tout autre toujours en même
225
temps comme une fin et jamais simplement comme un
moyen »
Le traitement d’autrui ou de soi-même comme un moyen équivaut à
transformer la personne en chose, en outil de la volonté en vue de réaliser
certains objectifs matériels. L’instrumentalisation d’autrui comme de soimême ne respecte pas la dignité humaine, la personnalité humaine en tant
que personne libre de se donner des fins, et des fins en soi, mais en fait un
objet dans une chaîne causale destinée à obtenir un objet, ou un privilège,
ou un statut etc.,
C’est pourquoi Kant précise sa pensée par l’énoncé d’une quatrième et
dernière formulation de l’impératif catégorique, qui détermine la loi morale
comme une législation voulue par un être autonome et législateur, l’homme.
L’homme n’est pas simplement soumis à la norme morale, à la maxime
universalisée comme le serait un être de nature sous les lois naturelles : il est
soumis à la loi morale en tant qu’il en est l’auteur. L’homme est, comme être
raisonnable, le coauteur d’une volonté législatrice universelle. Ce qu’on peut
décomposer comme suit : il s’agit d’une volonté, donc d’un vouloir, qui porte sur
une législation, une position de normes, qui sont acceptables pour tout être
raisonnable, législation qui est donc en ce sens, universelle. Tout comme
Rousseau dans l’ordre social, Kant affirme ainsi la nécessité, au plan moral, que
la loi auquel l’homme obéit soit aussi celle qu’il se prescrit. En effet si l’homme
se soumettait à une loi dont il n’est pas l’auteur ou le coauteur comme être
raisonnable, sa volonté ne serait plus celle d’un être autonome, d’une personne,
mais il servirait comme moyen ou instrument de la réalisation de la loi imposée
par contrainte.
L’idée que l’homme doive être auteur ou coauteur de la loi renvoie à l’idée
d’un possible règne de fins chez Kant. En effet, le règne des fins est l’union des
personnes sous des lois communes. Un être raisonnable fait partie d’un tel règne
comme membre lorsqu’il se donne les lois auxquelles il se soumet.251 L’horizon
téléologique de l’humanité est d’accomplir un tel règne où chacun ne sera soumis
qu’aux seules lois qu’il se donne en tant que lois universellement et
rationnellement acceptables par tout autre personne du même règne.
Cette possibilité est téléologique, c’est-à-dire vise une finalité ultime et
définitive, mais c’est aussi un horizon infini de la moralité. C’est que
l’homme n’est pas simplement un membre du règne suprasensible, un être
libre et autonome, mais aussi un être naturel dont les actes s’insèrent et
doivent s’insérer dans une nature ce qui en transforme parfois le cours
251
C’est l’union d’être majeurs et non de mineurs et de majeurs, ou de simples mineurs comme le veut l’opuscule
Qu’est-ce que les Lumières, cf.annexe.
226
idéal, en rompt la cohérence morale. Mais surtout, l’homme est un être de
nature en ce sens qu’il est transi par ses émotions, ses inclinations, ses
tendances, ses passions, de sorte que les mobiles de son action sont
rarement purs de toute hétéronomie c’est-à-dire sont rarement purs de toute
influence sensible. L’être naturel de l’homme contrarie sa volonté
d’autonomie, et s’il suit des normes qu’il se donne, il s’en faut qu’il les
suive d’un bout à l’autre sans faire intervenir d’éléments hétérogènes à la
moralité stricte. C’est à ce point vrai que Kant affirme dans les Fondements
de la métaphysique des mœurs, qu’il n’est pas certain qu’on puisse trouver
un seul homme ayant agi uniquement par devoir si du moins on s’en tient à
l’expérience. C’est pourquoi, déterminé comme être de nature et comme
être de liberté, l’homme ne peut que se rendre digne de l’appartenance
comme membre à un règne des fins.
Qu’en est-il maintenant de la liberté humaine chez Kant ? On sait que dans
la Critique de la raison pure, l’idée de suprasensible de l’homme comme âme, y
adjoint le postulat de sa liberté. Que la liberté soit un postulat théorique signifie
qu’on ne peut prouver à partir de l’expérience, ni démontrer théoriquement,
comme un fait de connaissance, que l’homme est un être de liberté.
Etre un être de liberté chez Kant signifie très exactement ce qui est
impossible pour Hume et qu’il visait à détruire dans sa théorie de la causalité à
savoir : être la cause absolue de quelque chose, être capable de commencer
absolument quelque chose sans aucune influence extérieure, sans aucune
précédence d’aucune sorte dans l’expérience.
« La volonté est une sorte de causalité des êtres vivants en tant
qu’ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété
qu’aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de
causes étrangères qui la déterminent »252
En d’autres termes, la liberté est la propriété d’une volonté autonome, la
liberté est l’autonomie comme telle, la capacité à s’auto-normer dans
l’indifférence à toute cause ou influence extérieure.
Le fait que sa raison lui permette de s’autodéterminer est pratiquement
incontestable. Aussi devons-nous supposer, postuler, que toute personne peut agir
comme un être libre, c’est-à-dire que nous devons attribuer la liberté à toute
personne et cela a priori dans le cadre pratique. L’attribution de la liberté à
l’homme, à l’être raisonnable est un postulat nécessaire de la raison pure pratique
252
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 179.
227
étayée par le fait même de la raison comme capacité à s’élever de l’ordre sensible
à l’ordre suprasensible, à l’ordre des fins et à l’ordre nouménal, c’est-à-dire
étayée par la disposition en nous de nous élever au-dessus du sensible pour penser
les idées de la raison (Dieu, âme, monde).
«Comme spontanéité pure, la raison est encore supérieure à
l’entendement et voici précisément en quoi, bien que l’entendement
soit aussi une spontanéité, qu’il ne contienne pas seulement, comme
la sensibilité des représentations qui ne naissent que lorsqu’on est
affecté par des choses (et par suite lorsqu’on est passif) cependant il
ne peut produire par son activité d’autres concepts que ceux qui
servent simplement à soumettre les représentations sensibles à des
règles et à les unir par là dans une conscience. Sans cet usage de la
sensibilité il ne penserait absolument rien ; au contraire la raison
manifeste dans ce qu’on appelle les Idées une spontanéité si pure
qu’elle s’élève bien au-dessus de ce que la sensibilité peut lui fournir
et qu’elle manifeste sa principale fonction en distinguant l’un de
l’autre le monde sensible et le monde intelligible et en assignant par
là à l’entendement même ses limites . »253
§3
La philosophie du droit de Kant
La philosophie du droit de Kant a inspiré le positivisme kelsénien en tant
que théorie pure du droit, c’est-à-dire en tant que théorie qui ne s’intéresse pas à
l’ordre juridique selon son contenu empirique mais selon ce qui fait sa juridicité a
priori. Le système kantien du droit possède cette spécificité qu’il veut établir les
conditions a priori de l’ordre juridique.
Cette étude a priori nous montre le droit intrinsèquement lié à la morale
sans pour autant que le droit soit identique à cette dernière. Le droit est lié à la
morale à la fois en son origine, dans la raison pratique, et en sa finalité, le règne
des fins. Pour éprouver, cette thèse kantienne nous allons tout d’abord débuter par
cette origine commune du droit et de la morale dans la raison pratique.
La Métaphysique des Mœurs comprend trois parties, une partie
introductive, une doctrine du droit et une doctrine de la vertu. Ainsi, dans sa
253
KANT, FMM, 191
228
structure même, l’ouvrage nous indique une liaison entre le droit et la vertu, ou la
morale, et une séparation.
On peut comprendre la distinction du droit et de la morale chez Kant en
faisant valoir que les lois juridiques ne portent que sur des actions extérieures et
leur légalité ou encore leur conformité, tandis que les lois morales exigent que les
lois soient elles-mêmes les principes déterminants de l’action, ce que nous avions
ressaisi plus haut comme la formalité de l’action morale (faite pour et par le
devoir). En d’autres termes, la théorie du droit ne traite de la liberté que dans son
usage extérieur et peu importe en ce sens le mobile de l’action, moral ou non.
Toutefois, les choses sont quelque peu plus complexes dans la mesure où
Kant cherche à définir le droit en rapport à une obligation qui lui correspond.
Cette obligation étant conçue comme un devoir et qui plus est un devoir moral qui
est compris dans l’introduction générale à la Métaphysique des mœurs comme
« la nécessité d’une action libre sous un impératif catégorique de la raison »254.
Kant va même jusqu’à parler d’un concept moral du droit qui exprime la liaison
manifeste du droit à la morale sans pour autant signifier l’identité du droit et de la
morale. En effet, parlant d’un concept moral de droit, il semble que Kant fasse
référence ici à un sens plus large du terme moral que celui de la moralité pure, et
qu’il vise en fait, ce que l’on pourrait placer sous le terme d’éthique.255 En ce
sens, le moral équivaudrait ici à : « qui relève d’une législation de la liberté pour
tout être raisonnable ». Le premier élément commun au droit et à la morale
consisterait donc en son origine dans la raison pure pratique en tant qu’elle vise à
priori la législation libre, le caractère législateur de tout être raisonnable.
Il reste néanmoins que l’usage fréquent du terme d’impératif catégorique
rend suspecte une différentiation stricte ou nette du droit et de la morale, et qu’il
n’est pas certain que ces deux domaines soient suffisamment distingués pour que
l’on puisse éviter la critique selon laquelle Kant aurait moralisé le droit ou fondé
le droit dans la moralité au sens strict.
Toujours est-il que cette inscription identique de la morale et du droit sous
la raison pratique permet de retirer un second point commun entre le droit et la
vertu, aussi nécessaire à l’une qu’à l’autre, en l’occurrence l’imputation. Les êtres
pour lesquels les lois de la liberté ont un sens, soit la totalité des êtres
raisonnables sont susceptibles de se voir imputer leurs actes, c’est-à-dire d’en être
rendus totalement responsables. L’imputation est fondamentale au droit, c’est
pourquoi Kelsen en fera l’un des nœuds de la distinction entre être et devoir-être,
série causale naturelle et série imputative :
254
I. Kant, Doctrine du Droit, p. 96.
Cf. O. Höffe, Introduction à la philosophie pratique de Kant. La morale, le droit et la religion, Ed. Castella,
Albeuve, 1985.
255
229
« Qu’en tant qu’il fait partie de la nature, l’homme ne soit pas
libre signifie que sa conduite considérée comme un phénomène
naturel est, conformément à la loi de nature, causée par d’autres faits,
c’est-à-dire qu’elle doit être considérée comme un effet de ces faits,
et par suite comme déterminée par eux. Mais l’idée qu’en tant que
personnalité morale ou que personnalité juridique l’homme serait
libre et par suite responsable a une signification toute différente »256
L’imputation est strictement liée à la liberté conçue à la fois comme
causalité efficiente et comme autonomie, faculté de s’autonormer. Le fait
d’imputer quelque intention, quelque faute, quelque crime à un homme,
signifie qu’on lui suppose, c’est-à-dire qu’on lui impute une responsabilité,
laquelle n’est cependant engagée que pour autant qu’il est libre.
Toutefois à la différence de la morale, il ne se pose un problème de droit
qu’en tant que plusieurs personnes sont capables de s’influencer mutuellement
par leurs actes, c’est-à-dire qu’en tant que mes actes peuvent avoir une
conséquence sur les autres. De ce point de vue, les actes qui ne concernent que la
personne qui les effectue ne peuvent pas constituer, pour Kant, un problème
relevant de la sphère juridique. C’est pourquoi, reprenant l’exemple du suicide,
Kant indique que si l’acte est moralement condamnable, il n’est pas
juridiquement illégal.
On voit ainsi apparaître une seconde différence importante du droit et de la
morale à savoir que le droit ne traite que de l’influence réciproque d’un libre
arbitre sur un autre libre arbitre, l’arbitre étant définit comme « la faculté de
faire ou de ne pas faire suivant son gré »257. L’imputation, la responsabilité
concerne des actes, et l’arbitre est la liberté de l’action et non de l’intention. En
ce sens, les intentions (mauvaises) ne sont pas passibles de peine, ne sont pas
illégales si elles ne sont pas traduites en actes (je peux rêver d’assommer mon
voisin) .
Enfin, le droit ne concerne pas la matière d’un acte, par exemple la vente et
l’achat d’un bien, mais la forme d’un acte : est illégal l’acte qui possède un défaut
dans la forme soit, dans ce cas-ci, s’il y a tromperie ou contrainte à acheter.
Ces différents éléments permettent maintenant de définir la tâche ou la
fonction du droit de manière plus précise et plus rigoureuse : le droit a pour
256
257
Cité par S. Goyard Fabre, Kant et le problème du Droit, p. 49
I. KANT, Doctrine du droit, p. 87.
230
fonction de rendre possible la coexistence des individus dans leur liberté
extérieure. La coexistence entre maître et esclave pourrait certes faire l’objet
d’une théorie mais pas d’une théorie juridique au sens kantien, puisqu’il s’agit,
pour Kant, de savoir à quelles conditions purement rationnelles, purement a
priori, une communauté dans la liberté extérieure est possible.
Le droit est ainsi : « l’ensemble des conditions sous lesquelles l’arbitre de
l’un peut être uni à l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté »258.
Cette affirmation kantienne implique qu’il est inconcevable de penser la
coexistence d’être libres sans le droit, si bien que « pour que la vie de plusieurs
personnes en société soit raisonnable au sens fort du terme, elle doit avoir un
caractère juridique »259. Il convient de voir les conséquences exactes d’une telle
affirmation, à savoir que si le droit est nécessaire à la rationalité de la vie en
société, alors il est nécessaire du point de vue moral c’est-à-dire nécessaire à
l’accomplissement de la moralité comme telle en tant qu’elle s’exerce en société.
A rebours, un droit n’est moral que s’il donne à chacun une liberté d’action qui
est compatible avec celle de tous les autres. C’est pourquoi le principe universel
du droit s’énonce en analogie avec l’impératif catégorique comme : « Est juste
toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de l’arbitre de tout
un chacun de coexister avec la liberté de tout autre suivant une loi universelle ».
Si le droit est lié à la possibilité d’imputer, il est également lié à la faculté
de contraindre. Et puisque la tâche du droit est de permettre la coexistence
des libres arbitres, l’acte juridiquement autorisé sera celui qui n’empêche
pas autrui de faire les actes juridiquement autorisés. En d’autres termes,
tout acte est licite s’il n’empêche pas l’exercice du libre arbitre d’autrui à
effectuer des actes eux-mêmes licites (c’est-à-dire qui ne contrarie pas la
liberté d’autrui etc.,.).
Pour Kant, la loi du droit impose ainsi une obligation et définit l’espace de
contrainte possible du juridique, dans la mesure où, si le droit impose cette
obligation, il n’impose pas que l’agent s’y soumette de lui-même et limite
spontanément sa liberté d’action de façon à ce qu’elle soit compatible avec la
liberté des autres.
Cette manière de saisir et le droit et la contrainte, signifie dans le système
kantien, qu’une fois que l’on a défini ce qui est juridiquement autorisé, on a aussi
défini l’autorisation d’obtenir sous la contrainte, ce qui est juridiquement autorisé
en premier lieu.
258
259
Id, p. 104.
Cf. Höffe, Introduction à la philosophie pratique de Kant, p. 186.
231
C’est pourquoi le droit peut être maintenant défini comme « la possibilité
d’une contrainte réciproque complète s’accordant avec la liberté de chacun selon
des lois universelles »260.
Si l’on fait un retour sur ce qui a été analysé précédemment et que l’on
s’interroge sur le caractère de la théorie kantienne, et notamment sur son
appartenance ou non à la théorie du droit naturel, il est aisé de montrer que Kant
reconnaît un seul droit inaliénable, naturel, inné qui précède l’établissement de
tout droit positif à savoir la « liberté dans la mesure où elle peut subsister avec la
liberté de tout autre suivant une loi universelle » Nous verrons toutefois que le
fait d’avoir situé ce droit inaliénable dans la partie introductive va causer bien des
problèmes dans la mesure où ce droit, en fondant le droit étatique y échappe tant
au niveau du droit privé qu’au niveau.
Avant d’en venir à ce point, résumons les trois éléments nécessaires au
concept de droit tels qu’ils apparaissent dans la Doctrine du droit :
« Premièrement, il ne concerne que le rapport extérieur et à la vérité,
pratique, d’une personne à une autre, pour autant que leurs actions peuvent
en tant que faits posséder (immédiatement ou médiatement) une influence
les unes sur les autres ;
Deuxièmement, il ne signifie pas le rapport de l’arbitre au souhait
(par conséquent au simple besoin) d’autrui, comme dans les actions
bienfaisantes ou cruelles, mais uniquement à l’arbitre d’autrui ;
Troisièmement, dans ce rapport réciproque de l’arbitre, on ne
considère pas la matière de l’arbitre c’est-à-dire la fin que peut se proposer
tout un chacun touchant l’objet qu’il veut (…) mais on s’interroge
seulement sur la forme du rapport des deux arbitres respectifs »261 .
A. Le droit privé
Le droit privé se consacre très classiquement au concept de la propriété. A
cet égard, on sait que les critiques de la propriété privée ont souvent fait valoir, tel
un Proudhon (la propriété c’est le vol) que dans la mesure où la propriété fonde le
pouvoir, elle restreint la liberté. A l’inverse, Kant montre que la propriété est une
institution rationnellement légitime et même nécessaire de l’ordre juridique en
tant qu’ordre de la liberté extérieure. En ce sens Kant tentera de définir la
260
261
I. Kant, Doctrine du droit, p. 106.
Ibid, p. 104.
232
propriété a priori en tant que mien et tien extérieurs. Dans cette perspective, il est
remarquable que le corps et la vie ne font pas partie de ce que Kant défini comme
mien et tien extérieurs, si bien que ni le corps ni la vie, ne relèveront du droit
privé. L’ennui, c’est que l’un et l’autre ne trouveront pas davantage place ailleurs
dans le système juridique kantien, de sorte que la signification que pourrait avoir
et le corps et la vie pour la liberté extérieure, et accessoirement, pour la
possession proprement dite, ne seront pas étudiés. Comme le soulignait Höffe :
une partialité lourde de conséquence se révèle ici : en face du droit à la propriété
privée, Kant a négligé de placer le droit au moins aussi élémentaire, de disposer
de sa vie et de son corps »262.
Ceci étant, l’homme peut considérer comme sien juridiquement toute chose
extérieure dans le domaine des choses corporelles (les terres, les objets), les
services (contrats) et les états (droit conjugal, l’état d’un autre par rapport à moi).
Dans chacun de ces domaines, je peux considérer quelque chose comme mien si
par l’usage qu’autrui en fait sans mon consentement ma liberté d’action légale est
entravée. Cette définition large du mien montre que la propriété juridique ne se
résume pas à la possession physique ou matérielle in actu d’une chose. Si donc la
simple occupation physique d’un bien, par exemple d’une terre n’équivaut pas à
la propriété, il convient d’établir ce que Kant nomme un concept de « possession
intelligible » ou encore de possession rationnelle. Ce concept curieux vise à
rencontrer l’idée que la propriété ne concerne pas seulement des choses spatiotemporelles présentes, mais également des choses non palpables actuellement ( p.
e : si quelqu’un roule sur mon vélo, il n’en est pas le propriétaire, et j’en reste le
possesseur, quand bien même je ne peux l’utiliser actuellement) de sorte que j’ai
sur elle un droit de propriété rationnel, c’est-à-dire intelligible.
L’idée centrale de Kant concernant le droit de propriété est de faire valoir
que dans la mesure où le droit régit la coexistence des libertés extérieures et dans
la mesure où, pour poursuivre des fins extérieures, je dois utiliser des objets, alors
la liberté même de l’action exige la possession d’objets. S’il n’existait aucun droit
de propriété, aucun acte de la liberté extérieure ne pourrait avoir lieu. Cette idée
fondamentale revient à faire prévaloir, qu’en droit, tous les objets doivent se
présenter comme un mien ou tien au moins possible, c’est-à-dire que tout objet
utilisable par l’action libre extérieure, doit être juridiquement appropriable, pour
autant que l’action comme telle n’entrave pas la liberté d’autrui.263
262
Cf. O. Höffe, op.cit., p.202.
De ce point de vue, la position kantienne est en accord avec le libéralisme naissant, qui fait de toute chose une
propriété potentielle : en elle s’enracine la possibilité de s’approprier des choses aussi fondamentales que l’air que
l’on respire, et de vendre, son droit de polluer. (Cf. protocole de Kyoto)
263
233
Avant de conclure l’analyse du droit privé, il nous faut brièvement
envisager ce qui constitue l’origine de la propriété. De manière très
classique, Kant envisage l’origine de la propriété dans l’occupation.
Toutefois, cette occupation ne saurait signifier le droit du plus fort à bouter
hors de ses terres le paysan ou le serf, l’indigène ou l’autochtone (aussi
Kant refusera-t-il la colonisation). L’occupation visée par la doctrine du
droit est le droit du premier occupant qui correspond au droit inné de tout
un chacun à posséder un lieu sur terre. En ce sens, tous les hommes
possèdent originairement le sol où les placés le hasard de leur naissance.
B. Le droit public
La propriété est selon Kant une institution juridique qui est antérieure à
l’état. En ce sens, l’état constituera donc une institution de deuxième ordre dont la
fonction sera de garantir l’institution de premier ordre (le droit privé) soit la
propriété des biens, les contrat, le mariage la famille. Le droit privé ne trouve
donc sa garantie juridique que dans l’institution de l’état.
La philosophie du Droit de Kant fonde l’état dans un théorie du contrat
social renouvelée. Elle vise tout d’abord à combattre l’utilitarisme, doctrine
selon laquelle un ordre politique juste est celui qui assure le maximun de
bonheur à tous les citoyens. A première vue, cet intérêt pour le bien-être
des citoyens paraît bienveillant, mais il faut en voir les conséquences. En
effet, si ce qui prévaut est le niveau de satisfaction collectif, alors la liberté
individuelle risque fort de faire les frais de cette collectivisation de la
satisfaction.
Pour Kant, et à la différence de Hobbes, le contrat social est une idée pure
de la raison pratique : il équivaut simplement à l’idée rationnelle de l’état de
droit. C’est pourquoi, il va concevoir l’état de nature selon une idée également
simplement rationnelle (c’est-à-dire sans trancher, comme c’était le cas dans la
théorie de Hobbes, la question empirique de savoir si c’est l’égoïsme ou la
volonté de préservation de soi qui font de l’état de nature un état anarchique), à
savoir en présentant l’état de nature comme un état où la liberté ignore toute loi
extérieure dans une communauté de l’espace vital. Ce n’est donc pas l’utilité
qui, selon Kant, est à l’origine de l’état, c’est-à-dire l’avantage sensible qu’on
trouverait grâce à l’état de pouvoir préserver sa vie ou de pouvoir maximiser ses
intérêts, mais la seule volonté de rendre possible la coexistence des libertés
extérieures. Dans la mesure où l’état de nature ne permet pas de réaliser la liberté
sociale, et donc d’une certaine manière, la liberté tout court (voir précédemment :
le droit comme condition de réalisation de la liberté) le devoir moral, l'impératif
catégorique impose aux hommes de quitter l'état de nature pour fonder l'état civil.
234
Ce devoir moral devient alors un devoir juridique auquel l’individu se soumet, car
il est de droit engagé envers tous les autres individus à vivre avec eux dans le
cadre d’un état, comme il était de fait engagé à vivre avec eux dans un espace
vital commun.
Cette façon de concevoir le passage de l’état de nature à l’état civil a pour
conséquence que ce qui préside à l’état civil ce n’est pas l’union des volonté des
individus qui font pacte entre elles, c’est-à-dire la composition ou la synthèse de
toutes ces volontés particulières en vue d’un état, mais bien la volonté générale en
tant qu’a priori c’est-à-dire en tant vouloir unanime, universel, général du droit
en tant qu’idée rationnelle. C’est pourquoi la décision concernant le droit ne
relève pas de l’initiative des individus, comme dans la sortie de l’état de nature de
Hobbes, mais de la puissance publique qui se construit selon la norme
fondamentale qui préside à l’institution de l’état, soit cette idée rationnelle selon
laquelle il faut permettre la coexistence extérieure des libertés. C’est la raison
pour laquelle l’état n’est pas configuré de manière contingente, selon la culture,
les us et coutumes, le niveau économique (comme chez Locke et Hume) mais de
manière purement rationnelle comme un ordre politique capable de répondre à sa
finalité (permettre la coexistence des libertés extérieures), et d’arbitrer les conflits
selon la seule loi rationnelle du droit. L’ordre politique doit donc donner à sa
structure, à son système légal, la forme rationnelle que s’imposerait tous les
intéressés en tant qu’être raisonnables.264
Il faut néanmoins dire, au discrédit de la théorie kantienne du droit, que
tous les citoyens ne possèdent pas le même droit de suffrage, car ils ne
possèdent pas tous la qualité de citoyen actif. En effet, l'indépendance
proprement nécessaire à la citoyenneté active, n’est pas définie par Kant en
termes de droit public, mais en termes d’économie et donc de droit privé.
Or, Kant ne peut s’appuyer en ce domaine ni sur le concept rationnel
d’égalité (placé dans l’introduction) ni sur le principe à priori de l’état
comme volonté unifiée du peuple. Comme le souligne Höffe : « Kant
introduit ici d’une manière illégitime aussi bien du point de vue
méthodique que substantiel des préjugés du libéralisme naissant. Ils ont la
fâcheuse conséquence de faire que « le garçon employé chez le marchand
ou chez le fabricant ; l’employé, toutes les femmes et en général toutes les
personnes qui pour pourvoir à leur existence ( nourriture et protection) ne
dépendent pas de leur propre activité, mais de la volonté d’un autre (sauf de
l’état) manquent de personnalité civile et que leur existence n’est pour ainsi
264
On voit ici le caractère positiviste de la théorie kantienne du droit : tout le système légal doit être organisé par
et vue de cette norme fondamentale qu’est l’idée rationnelle du droit (permettre la coexistence des libertés
extérieures) sans égards pour tout ce qui relève de l’expérience, de la culture, des idées singulières de bien ou de
juste, etc.
235
dire qu’inhérence) un tel citoyen n’obtient qu’un citoyenneté passive (I.
Kant, Doctrine du droit, p.196)».
Il n’est d’ailleurs pas certain que ce manque de personnalité civile ne se
mue pas en un manque de personnalité pur et simple, c’est-à-dire au sens moral
du terme, dans la mesure où la dépendance de l’activité, soit l’hétéronomie,
semble condamner femmes et employés, à ne pouvoir imposer le respect par leur
prise de position autonome, échappant du même coup à la dignité de la personne.
De plus, si la liberté humaine ne s’accomplit qu’en société et si la société ne
reconnaît pas la libre égalité, alors les humains par inhérence, selon le terme
kantien, dessinent une région d’infra-humanité.
Sans doute l’idée de minorité, tant qu’elle est réservée aux mineurs d’âge et
aux personnes dont la raison fait défaut, est juridiquement exacte et compatible
avec un système rationnel a priori. Mais ici, en parfaite contradiction avec la
rationalité du système, Kant fait prévaloir des considérations économiques et
biologiques qui n’ont rien de transcendantales et d’a priori.
Un autre point à considérer dans la théorie kantienne du droit public
concerne une question centrale à l’époque que nous avons déjà évoqué à plusieurs
reprises : faut-il ou non accorder au peuple un droit de résistance à l’état ? De ce
point de vue, la position kantienne est sans équivoque : un droit légal à la
résistance ruinerait a priori toute constitution légale dans la mesure où la
législation suprême mettrait en cause sa propre suprématie et reconnaîtrait en ellemême l’idée que sa suprématie n’est pas rationnellement fondée. De plus,
argumente Kant, le droit de résistance à l’état suppose que tout un chacun pourrait
faire valoir ses convictions juridiques contre la volonté générale (conçue comme
idée rationnelle). Or, si tout un chacun peut librement faire valoir sa perspective
personnelle sur l’état, alors, l’état de nature est restauré dans la mesure où ce qui
le définit réside précisément dans le fait que chacun, en tant que particulier, fait
valoir et veut faire prévaloir son point de vue plutôt que de s’ordonner et de se
soumettre à l’idée pure et rationnelle du droit qui vaut pour tous a priori.
Enfin, pour clore ce chapitre consacré à la doctrine du droit, il faut
souligner que dans l’optique kantienne le principe rationnel du droit public ne
vaut pas seulement pour un peuple mais pour tous les états. En effet, les états
vivent entre eux comme vivaient les individus à l’état de nature. C’est pourquoi,
dans l’opuscule intitulé Vers la paix perpétuelle, Kant montrera qu’il est
nécessaire de penser un ordre juridique supranationnal permettant la libre
coexistence des états entre eux. Dans la perspective kantienne, cet Ordre ne
prendrait pas la forme d’un état supranational, mais il serait, sur le modèle de la
Société des Nations, une fédération d’Etats libres qui ne se préoccuperait que de
236
la coexistence pacifique des états sans se mêler des affaires intérieures de chaque
état particulier.
C. Le droit pénal et l’idée de peine
Pour terminer cette présentation de la Doctrine du droit de Kant, nous
allons envisager maintenant très brièvement la question du droit pénal. Selon le
modèle kantien désormais bien connu, la peine ne saurait être justifiée par l’utilité
subjective ou objective qui lui est prêtée. En ce sens la peine ne doit servir ni
d’exemple ou ni de modèle aux autres individus, ni servir à dissuader les
criminels potentiels. La peine est liée au fait 1) qu’une transgression de la loi est
punissable 2) à la faculté de contraindre 3) à l’établissement de l’état de droit
public.
La peine juridique ne peut donc jamais être considérée simplement comme
un moyen de réaliser un autre bien, soit pour le criminel lui-même, soit pour la
société civile ; mais elle doit uniquement être infligée pour la simple raison qu’un
crime a été commis. En effet, dit Kant, rappelant l’élément majeur de sa théorie
morale, « l’homme ne peut jamais être traité simplement comme un moyen pour
les fins d’autrui et être confondu avec les objets du droit réel ; c’est contre quoi il
est protégé par sa personnalité innée bien qu’il puisse être condamné à perdre sa
personnalité civile »
La peine ne sert donc ni la vengeance personnelle ni la pédagogie
éventuelle qui servirait à corriger le coupable : elle est la juste rétribution d’un
délit. Cette définition de la peine comme juste rétribution implique que tout délit
à un prix, et ce prix doit être fixé conformément au crime commis de sorte qu’il
faut punir modérément les crimes modérés et gravement les crimes graves. Cette
résurgence d’une loi du Talion rationalisée, qui justifie pour Kant, l’application
de la peine de mort, n’est cependant pas sans poser problème, dans la mesure où
son domaine d’application n’est pas strictement défini.
***
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