LA JUSTICE EN INDE

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LA JUSTICE EN INDE
David Annoussamy, juge honoraire en Inde
I. LA FIGURE SYMBOLIQUE DU JUGE
En Inde, la justice jouit traditionnellement d’un grand prestige. Le juge est
considéré comme le représentant de Dieu sur terre. On exige de lui une justice infaillible.
Les mythes cultivent la soif d’une justice absolue. Une injustice est ressentie comme un
grand mal social. Les textes prévoient aussi, en cas d’injustice, des punitions sévères
pour le juge, y compris le châtiment corporel. « Partout où la justice est détruite par
l’iniquité, la vérité par la fausseté sous les yeux des juges, ceux-ci sont également
détruits », peut-on lire dans les « Lois de Manou »1.
Une abondante littérature tant sanscrite que tamoule donne le portrait du juge tel qu’on
le concevait dans l’Inde ancienne. C’est d’abord celui qui découvre toujours la vérité. On
en a un exemple dans les contes du juge Mariadi Ramane, bien connus dans le pays
tamoul. Ce personnage légendaire possède une perspicacité, un don de divination
extraordinaire qui lui permet de déceler la vérité la mieux dissimulée. La contenance, un
détail dans les paroles, l’intonation, une hésitation, un silence, la moindre contradiction
le mettent sur la voie. Il a plus d’une astuce dans son sac pour faire éclater la vérité ainsi
devinée, démasquer le parjure et le contraindre à baisser la tête.
Un autre exemple de justice parfaite est celui du roi juge qui modifie la loi pour les
besoins de la justice. On le rencontre dans le Roman de l’Anneau (en langue tamoule). Un
brahmane très versé dans les écritures a gagné dans une ville voisine des présents d’une
grande valeur pour ses prestations. Au retour il s’arrête dans un village pour se reposer
sous un arbre. Il aperçoit des enfants brahmanes en train de jouer, il les rassemble et
leur promet une petite récompense à qui répétera le mieux avec lui quelques distiques
des textes sacrés. L’un d’entre eux a été tellement brillant qu’il lui a donné tout son
trésor.
Les "Lois de Manou" ou "Code de Manou" sont un ensemble de prescriptions juridiques et de préceptes
régissant la conduite civile et religieuse de l’homme, écrit autour du 12e siècle avant JC par Manou, grand
sage de l’Inde védique et premier législateur de l’humanité.
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La famille de ce garçon ayant donné des signes d’opulence dans sa manière de vivre, les
fonctionnaires du coin en conçoivent de la jalousie et font emprisonner le père,
l’accusant d’avoir gardé pour lui un trésor qu’il a trouvé, au lieu de le déclarer au roi
comme l’exige la loi. Sanglots et lamentations de la part de l’épouse absolument fidèle.
La force de sa vertu produit son effet : la porte principale du temple refuse de s’ouvrir.
Le roi, pressentant qu’une injustice a été perpétrée à son insu dans son royaume, fait
procéder à une enquête. Les fonctionnaires affectés à cette tâche lui présentent l’homme
injustement incarcéré et exposent au roi les faits. Le roi reconnait le tort commis en son
nom, fait immédiatement libérer l’innocent, le comble de présents, se prosterne devant
lui et devant son épouse au pouvoir si puissant. Il ne s’arrête pas là, il fait proclamer par
un héraut à dos d’éléphant une nouvelle loi : « Dorénavant les biens trouvés
appartiendront à ceux qui les auront trouvés au même titre que les biens reçus des tiers
et les biens acquis au prix d’un effort personnel ». Ainsi le souverain, constatant que la
loi mène à l’injustice, améliore la loi. Juger n’est pas seulement appliquer
scrupuleusement les règles juridiques établies, c’est aussi modifier les règles ainsi que
l’exige la justice.
On pourrait multiplier les exemples. On se contentera de la légende de Manou Nidi
Sojane, où la justice atteint son point ultime. On la trouve dans la littérature tamoule
avant le début de l’ère chrétienne. Elle a été reprise plusieurs fois. Voici, en résumé, la
légende telle qu’elle apparaît dans un poème du Moyen Age.
La justice régnait dans le royaume de Manou Nidi Sojane. Les gens s’appliquaient à ne
faire du mal à aucun être vivant. La cloche qui se trouvait à l’entrée du palais, invitant
toute personne lésée à se plaindre au roi, n’avait pas été tirée une seule fois depuis qu’il
était monté sur le trône. C’était un véritable état de grâce collectif. Alors la déesse de la
justice veut mettre le roi à l’épreuve. Elle prend la forme d’un jeune veau, se jette sous
les roues du char du dauphin et meurt. La vache va droit tirer la cloche d’alarme, le roi
sort, bouleversé. La vache réclame justice pour le meurtre de son petit, ses sanglots font
frémir.
Le jeune prince est le fils unique du roi, il a seize ans accomplis et se destine à prendre
ses fonctions de prince héritier. Il est connu pour sa piété, son caractère élevé, son
respect pour la loi, sa grande compassion pour tous les êtres. Quand le roi est au courant
des faits, il réfléchit et décide que son fils qu’il adore doit périr. Les larmes de la reine
demeurent impuissantes. Les ministres s’efforcent de sauver la vie du prince. Ils
rappellent que la peine de mort n’est applicable qu’en cas de meurtre d’un être humain
et non d’un animal. Ils suggèrent la possibilité de la peine alternative de la pénitence de
vingt ans.
Le roi n’a guère de mal à repousser leurs arguments. La pensée du roi n’est pas tournée
vers la punition. Son tourment est de ne pouvoir offrir une réparation adéquate à la
vache aux larmes intarissables. Il se sent fautif de ne pouvoir la satisfaire. Pour obtenir
l’absolution de sa faute, il lui faut une punition pour lui-même. La plus adéquate à ses
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yeux, c’est de souffrir les mêmes affres en perdant son fils unique. En d’autres termes, la
préoccupation de compensation prédomine. La peine à infliger au coupable ne retient
pas son attention. Il renverse l’ordre habituel du procès criminel. Ne pouvant pas
restituer le veau à sa mère, il mérite une punition à double titre : celui du père du
coupable et celui du roi protecteur de tous les êtres du royaume. Il serait déplacé
d’exercer la clémence envers lui même. Il n’y a pas lieu de délibérer sur la punition du
coupable pour laquelle il y aurait des atténuations possibles du moment que la punition
que s’inflige le roi fait disparaître le coupable.
C’est à l’issue de la plaidoirie infructueuse des ministres que commence l’interrogatoire
de l’accusé lequel vient plaider pleinement coupable, exprimer son regret pour avoir
terni le règne impeccable de son père. Le roi détourne les yeux. La sentence est
prononcée : le coupable doit mourir de la même façon que le veau, écrasé au même
endroit par le même char.
L’exécution de cette sentence terrible est dévolue à un ministre de confiance. Celui-ci ne
pouvant décliner la mission, il tombe près du veau écrasé, prie et rend l’âme. L’agonie du
roi augmente. Il se reconnaît coupable aussi de la mort du ministre, il se résout à
exécuter lui-même la redoutable sentence et à mourir ensuite pour le choc mortel causé
à son ministre. L’effroi et la désolation sont à leur paroxysme. La foule retient son
souffle en implorant Dieu de protéger l’enfant. Seul le jeune prince attend avec sérénité
l’exécution de la sentence juste du roi. Les roues passent, le veau est vengé, les péchés
sont expiés. A la surprise générale, Dieu fait alors une brève apparition, libératrice de
cette atmosphère étouffante de larmes et de lamentations. Le veau, le ministre puis le
prince reviennent à la vie.
Le merveilleux encadre l’histoire, on le trouve au début dans l’apparition divine sous
forme de veau et on le retrouve à la fin dans l’apparition divine sous son vrai jour, mais
l’action tout entière pivote sur la rigueur du roi dévoré par la justice. La conscience de
celui-ci est en effet saisie de tourments extraordinaires par le spectacle de la mère de la
victime qui demande réparation. La réparation parfaite exige que l’on redonne la vie au
veau mort. Mais il y a des phénomènes de la nature qui sont irréversibles et qui
assignent des limites à la justice. Incapable de jouer son rôle, le roi se punit. Alors cette
justice parfaite, impossible, s’accomplit par miracle. C’est un avertissement contre
l’inefficacité dans laquelle la justice risque de s’enliser sous le prétexte d’éviter les
écueils. C’est une invitation à souffrir en soi la présence d’un peu de cette « substance
caustique » qu’est la justice absolue pour que la justice quotidienne reste tournée vers la
voie de son accomplissement.
Cette légende continue à habiter les esprits. Quand la Cour supérieure de Madras a
célébré son centenaire, il y a quelques années, une représentation sculpturale d’une
séquence de la légende a été érigée dans l’enceinte de la Cour. D’après la conception
indienne tout procès indique une perturbation sociale qui affecte l’ordre de l’univers luimême. Au juge incombe l’obligation de restaurer l’ordre. On désigne le roi par son
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insigne, le sceptre, dont la propriété est d’être droit, de ne pas pencher d’un côté ou de
l’autre, de ne pas plier sous les influences extérieures. Une injustice commise par le juge
peut non seulement entraîner des malheurs pour le pays, elle peut se retourner contre
lui-même.
La justice ne pouvait être rendue par le roi lui-même que dans les petits royaumes.
Ailleurs la tâche était confiée à des juges qui agissaient par délégation. Pour remplir ce
rôle divin ils devaient posséder toutes les qualités requises. Leur énumération varie
légèrement selon le temps et les lieux. Les qualités les plus communément citées exigent
du juge d’être de bonne naissance, instruit, de bonne conduite, animé par le culte de la
vérité, intègre, impartial, exempt de jalousie, sans désir ardent.
II. L’ORGANISATION ACTUELLE DE L’APPAREIL JUDICIAIRE
A. Les juridictions de droit commun
1. Les juridictions subordonnées
La hiérarchie moderne héritée des Britanniques se caractérise par la distinction des
juridictions en deux classes, l’une subordonnée à l’autre. Comme leur nom l’indique, les
juridictions subordonnées sont soumises au contrôle et à l’inspection des juridictions
supérieures. Les juridictions subordonnées sont de trois niveaux.
a) En bas de l’échelle, il y a des cours séparées pour les affaires civiles (de moindre
importance) et les affaires pénales (simple police et affaires correctionnelles). Il est
également possible de confier les affaires pénales ne comportant pas de peine
d’emprisonnement à des magistrats bénévoles choisis parmi les citoyens notables.
b) Au deuxième degré, il y a les cours civiles de pleine juridiction. Elles connaissent
également des affaires criminelles autres que celles relatives au meurtre. Elles décident
en appel des affaires jugées par les tribunaux du premier degré.
c) Au troisième degré, il y a les cours de district qui ont compétence pour les affaires
criminelles graves. Elles jugent en appel les affaires relevant des tribunaux du deuxième
degré. Cependant pour les appels civils leur compétence est limitée aux affaires
inférieures à une certaine somme. Elles connaissent sur pourvoi les affaires de la
compétence des juges du premier degré, soit directement les affaires non soumises à
appel, soit après décision en appel par les tribunaux du deuxième degré.
2. Les juridictions supérieures
Les juridictions supérieures sont les Cours supérieures de chaque Etat et la Cour
suprême. Les Cours supérieures jugent en appel les affaires jugées en première instance
par les tribunaux de district et celles jugées en première instance par les tribunaux du
deuxième degré non sujettes à appel devant les tribunaux de district. Elles jugent sur
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pourvoi toutes les décisions des cours inférieures qui sont portées devant elles et pour
lesquelles l’appel n’est pas possible. Elles peuvent même s’en saisir d’office si elles
s’aperçoivent qu’une illégalité grave a été commise.
Mais la partie importante du travail de ces cours consiste à traiter les requêtes qui leur
sont directement présentées pour atteinte aux libertés fondamentales ou pour illégalité
d’une décision d’une institution publique. Les avocats ont une préférence marquée pour
cette pratique, car leur travail est plus aisé et les honoraires plus élevés. Des affaires
complexes et délicates sont ainsi traitées selon une procédure sommaire.
Alors que les cours subordonnées sont toujours à juge unique, les Cours supérieures
peuvent avoir des formations de deux, trois ou cinq juges. La chambre de deux juges
traite directement certaines affaires complexes qui lui sont renvoyées par le juge unique
et en appel les affaires traitées par un juge unique de en première instance. Elle juge les
appels en matière de meurtre et les appels civils importants à l’encontre des jugements
des juridictions subordonnées. La chambre de trois juges intervient quand il y a conflit
de décisions entre deux chambres de deux juges.
La Cour suprême juge en appel les affaires traitées par les Cours supérieures, dans les
cas prévus spécifiquement par la Constitution ou sur permission spéciale de la Cour. Elle
est compétente pour connaître en première instance des affaires délicates et
retentissantes de violation des droits fondamentaux.
Devant la Cour suprême comme devant les Cours supérieures les affaires sont enrôlées
seulement après avoir entendu le requérant en audience publique. Il arrive que des
affaires soient rejetées au seuil de la procédure sans inviter la partie adverse à se
présenter. Cela se produit davantage devant la Cour suprême. Sa chambre des requêtes
se compose de deux juges ; la chambre normale est de trois juges ; la chambre
constitutionnelle comprend cinq juges. Quand il apparaît nécessaire de réformer la
jurisprudence existante sur un point de droit, la chambre comprend deux juges de plus
que la chambre dont il s’agit de modifier la décision. On a ainsi vu des chambres
composées de treize juges.
3. L’assistance judiciaire
La présentation du système judiciaire indien serait incomplète sans quelques mots sur
l’assistance judiciaire. La révision du code de procédure criminelle de 1973 rend
obligatoire l'assistance d'un avocat pour une personne accusée devant la cour criminelle
et ouvre la possibilité d'une telle assistance devant les tribunaux correctionnels. La loi du
29 octobre 1994 entrée en vigueur en 1997 avec son escorte de décrets d'application
régit l’assistance judiciaire en matière civile.
L'assistance judiciaire comprend les honoraires des avocats en plus des timbres
d'instance. Les deux sont avancés par le bureau d'assistance judiciaire s'il est
satisfait du bien fondé de la cause et de la pauvreté de la partie qui sollicite
l'assistance. Cette dernière condition n’est plus vraiment exigée. D’abord la majorité de
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la population peut obtenir l'assistance sans avoir à invoquer sa pauvreté. Ce sont les
femmes, les enfants, les ouvriers, la population tribale, les hors-castes, les victimes d'un
désastre, les invalides, les malades mentaux, les mendiants, les victimes de l'exploitation
sexuelle, les personnes incarcérées ou placées dans une maison de redressement. Quant
aux autres, ils n’ont plus besoin de prouver la pauvreté. Il leur suffit de faire une
déclaration sur la foi du serment qui sera acceptée à moins que l'autorité concernée ait
des raisons de douter de la véracité de la déclaration.
Plusieurs services et bureaux décident de l'octroi de l'assistance judiciaire.
L'infrastructure administrative mise en place est fortement hiérarchisée : service de
l'Union, services des Etats, services des districts, chacun présidé par le premier
président de la juridiction correspondante. Ces services sont assistés par des bureaux
établis auprès de chaque cour de haut en bas de l’échelle. Les services d'assistance
judiciaire sont financés par des dotations du gouvernement de l'Union, celles des
gouvernements des Etats, des donations émanant de particuliers, des dommages et
intérêts exemplaires prononcés par les cours au profit des services d'assistance
judiciaire et les frais de justice recouvrés dans les affaires engagées par les bureaux
d'assistance judiciaire.
B. Les juridictions spécialisées
Ces juridictions qui ont compétence dans un domaine déterminé portent en Inde le nom
de tribunals par opposition aux tribunaux de droit commun qui sont connus sous le nom
de courts à tous les niveaux. Il en existe une pour chaque domaine : réforme agraire,
louage d’habitation, protection du domaine public, expropriation, assurance,
coopératives, cadastre, forêt, irrigation, mines, plantations, patente, presse, réfugiés,
affaires familiales, contentieux des fonctionnaires, griefs des consommateurs, chaque
catégorie de taxes, etc... En matière de travail seulement, il y a une douzaine de
tribunaux spécialisés variables selon la nature du contentieux ou selon les catégories de
travailleurs. Dans certains domaines il y a des tribunaux d’appels. Les décisions en
dernier ressort des tribunaux sont sujettes au pourvoi devant les Cours supérieures.
Il y a une raison historique à cette prolifération des tribunaux spécialisés. Pendant la
première partie de leur règne, les Britanniques n’avaient pas encore établi un réseau de
tribunaux de droit commun sur toute l’étendue du territoire. Quand une loi d’application
générale était promulguée il fallait des instances pour trancher les litiges qu’elle pouvait
générer. Aussi chaque loi prévoyait-elle une instance spéciale pour ce contentieux. Le pli
une fois pris, cette pratique continua même après l’installation de tribunaux dans tout le
pays. Maintenant les tribunaux connaissent un tel regain de faveur qu’on enlève
certaines catégories d’affaires aux tribunaux de droit commun pour les confier aux
tribunaux spécialisés constitués à cet effet. La préférence pour les tribunaux spécialisés
s’expliquent par les raisons suivantes :
-
avoir une décision définitive de manière prompte.
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-
avoir des juges ayant l’optique désirée ou les connaissances requises pour traiter
ces affaires,
une certaine méfiance vis à vis des Cours supérieures, lesquelles ne sont pas au
même diapason que le corps politique.
Ces tribunaux présentent quelques avantages mais certains d’entre eux offrent
beaucoup d’inconvénients. D’abord, comme cela se conçoit aisément, ces tribunaux
ayant une juridiction limitée n’auront pas un grand nombre d’affaires à traiter, donc ne
peuvent être établis que dans de grands centres urbains, c’est-à-dire loin des
justiciables. En deuxième lieu le justiciable a toujours quelque peine à trouver la
juridiction compétente dans cette jungle des tribunaux.
Bien que ces tribunaux existent dans les faits, la Constitution ne leur avait pas donné une
place en son sein. Pour qu’un chapitre leur soit consacré il a fallu attendre l’année 1976,
c’est-à-dire la période de l’état d’urgence au cours de laquelle on a voulu réduire le
pouvoir des Cours supérieures. Cette révision constitutionnelle se rapporte aux
domaines qui tenaient à cœur au gouvernement de l’époque : le contentieux de la
fonction publique, les impôts et taxes, le commerce extérieur, les devises étrangères et
les douanes, les conflits de travail, l’expropriation forcée, le plafond de la propriété
urbaine, les élections, le ravitaillement en denrées essentielles. La Constitution prévoit
pour ces questions des tribunaux supérieurs du niveau de la Cour supérieure, seule la
Cour suprême restant commune aux juridictions de droit commun et aux juridictions
spécialisées.
Mais sauf pour deux ou trois domaines les tribunaux supérieurs n’ont pas été constitués.
Outre le frein financier, l’enthousiasme est retombé avec le changement de parti
politique au pouvoir. Il faut dire aussi que les tribunaux supérieurs n’ont pas donné les
résultats attendus. Composés, en partie du moins, d’anciens juges et avocats, ils
fonctionnaient plus ou moins comme les Cours supérieures, tant les habitudes sont
vivaces. La révision constitutionnelle reste donc lettre morte.
La hiérarchie comprend donc cinq degrés. Certaines affaires, heureusement rares,
passent par les cinq instances. Nombreuses sont les affaires qui connaissent trois degrés
de juridiction. C’est une des causes du retard dans la solution des affaires. Le double
degré de juridiction en vogue n’est qu’un pis-aller pour pallier l’incompétence des juges
et l’insuffisance de l’instruction des affaires. Mais quand on a deux jugements
contradictoires sur la même affaire, la décision de justice devient toute relative. L’idéal
serait d’avoir un seul degré de juridiction avec une cour bien composée en fonction de la
nature et de l’importance d l’affaire. Cette cour devrait comprendre cinq juges pour
éviter les écarts. L’instruction de l’affaire pourrait être assurée par un juge unique, la
plaidoirie se faisant devant le collège qui devrait prononcer le jugement après
délibération.
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III. LE STATUT DU JUGE
A. Nomination
Le statut actuel du juge date de l’administration coloniale avec quelques modifications
apportées par la Constitution. Les nominations sont faites par le gouvernement, mais les
recommandations sont en général faites par le corps judiciaire. On procède au
recrutement des juges de premier degré par voie de concours destiné à tester les
connaissances juridiques et la personnalité des candidats. La plupart des candidats sont
des avocats inscrits au barreau.
On s’aperçoit que le mode de recrutement ne permet pas d’avoir des juges possédant
les qualités prescrites par les anciens textes. On peut les résumer ainsi : 1)
connaissances, 2) qualités intellectuelles, 3) caractère et 4) moralité. Si on peut
apprécier à peu près convenablement les deux premières qualités, les méthodes
d’évaluation ont fait peu de progrès en ce qui concerne les deux dernières. Pour l’instant
elle ne peut se faire qu’en cours de formation et de stage. On néglige en général de le
faire ou l’on n’ose pas le faire. Cependant ces qualités sont essentielles aux juges, car
quelques juges manquant de caractère ou de moralité surtout peuvent porter un
préjudice très grave à la réputation du corps judiciaire tout entier.
D’un autre côté il ne faut pas oublier que le juge peut subir des changements
considérables au cours de sa carrière. Certains qui avaient conservé les qualités louables
de leur jeunesse quand ils étaient en quête d’un poste, se relâchent après leur
nomination et se dévalorisent. La question qui se pose alors est de savoir s’il n’est pas
préférable de procéder au recrutement des juges à un âge plus tardif quand les
candidats ont leur personnalité bien formée, qu’ils ont fait preuve de probité dans la
profession où ils se sont engagés et qu’ils ont acquis une expérience suffisante de la vie.
Dans tous les cas, les justiciables préfèrent les juges qui ont une certaine maturité. La
tradition est en faveur des juges d’âge mûr. Il y même des légendes ou le roi a été
récusé en tant que juge à cause de son jeune âge.
Les juges des juridictions supérieures sont investis de leurs fonctions par un brevet
portant le sceau et la signature du Président de la République, ce qui n’est pas le cas
pour les autres juges et même les fonctionnaires de rang élevé. L’installation des juges
des juridictions subordonnées se fait simplement, alors que celle des juges des
juridictions supérieures s’effectue de façon très cérémoniale. En effet, le système est
caractérisé par une distinction nette entre les deux classes de juridictions. En
s’adressant aux juges des juridictions supérieures les avocats disent « Your Lordship »
alors qu’ils utilisent l’expression « Your Honour » en s’adressant aux juges des
juridictions subordonnées. On fait précéder le nom du juge des juridictions supérieures
du vocable « Justice » comme dans les pays anglo-saxons, en faisant d’eux des
personnifications de la justice. On ne peut pas dire que ce soit sans effet dans
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l’accomplissement de leur tâche. Ces juges ont en plus la prérogative de punir pour
outrage à la Cour quiconque n’obéit pas à leurs ordres, après une procédure sommaire.
B. Carrière
1. Promotion
Les juges recrutés pour les postes en bas de l’échelle peuvent accéder par voie de
promotion aux deux tiers des postes de juges de district et en général sont atteints par la
limite d’âge avant de pouvoir aller plus avant. Les promotions sont prononcées par le
gouvernement sur proposition de la Cour supérieure. L’autre tiers des postes des juges
de district pourvu par voie de nomination directe accède en général à la Cour
supérieure.
Pour les nominations aux Cours supérieures les propositions sont faites par les premiers
présidents des cours respectives, pour un tiers parmi les juges de district et pour les
deux autres tiers parmi les membres du barreau (le plus souvent les avocats de
l’administration). Les juges de la Cour suprême sont en général choisis parmi les
premiers présidents ou les juges les plus anciens des Cours supérieures.
2. Mutations
Les juges des juridictions subordonnées ont toujours fait l’objet de déplacements
réguliers tous les trois ans, ils ne sont jamais nommés dans leur district d’origine. Les
déplacements sont prononcés par la Cour supérieure. Ce genre de déplacement
périodique est un legs de la puissance coloniale. On n’en voit pas très bien l’utilité. En
revanche, il cause des dépenses inutiles aux intéressés et au gouvernement.
Les juges des Cours supérieures n’étaient pas déplacés, par une sorte de convention,
bien que la Constitution le permît. A un certain moment on avait mis en vigueur une
politique consistant à avoir un tiers des juges de la Cour supérieure de chaque Etat en
provenance des autres Etats. Cela donnait lieu à beaucoup de déplacements
hypothéquant l’indépendance des juges. On a mis en veilleuse cette politique et les
déplacements se font plus rarement aujourd’hui.
3. Mesures disciplinaires
Les mesures disciplinaires sont prononcées contre les juges des juridictions
subordonnées, par le gouvernement, sur proposition de la Cour supérieure qui procède
à l’enquête. La procédure disciplinaire et les pénalités sont identiques à celles des
autres fonctionnaires, ce qui n’est pas un arrangement satisfaisant. Pour le bon exercice
de leurs fonctions, les juges ont besoin de prestige. L’enquête préliminaire doit être
discrète et efficace. Si la faute imputée est vénielle, l’affaire pourrait être close par un
rappel à l’ordre strictement confidentiel du premier président de la Cour supérieure.
Dans le cas contraire, l’intéressé doit être suspendu de ses fonctions. Après une enquête
en bonne et due forme il pourra être affecté à un poste non judiciaire ou révoqué selon
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le résultat de l’enquête. Un juge qui a été suspendu de ses fonctions ne doit jamais
revenir siéger.
Il ne peut être mis fin au mandat des juges des juridictions supérieures que par un ordre
du Président après une requête à cet effet par les deux chambres du Parlement au cours
d’une même session pour motif d’incapacité ou de mauvaise conduite. La requête doit
avoir recueilli la majorité de deux tiers au moins des membres présents et votants dans
chacune des deux chambres au cours d’une même session. Jusqu’à présent aucun juge
des juridictions supérieures n’a été destitué de ses fonctions.
IV. L’INDÉPENDANCE DES JUGES
Les actes de l'Administration peuvent être attaqués devant les Cours supérieures pour
violation de la Constitution ou de la loi. Les juges des Cours supérieures, témoins des
pouvoirs étendus dont jouit l'Exécutif dans le déplacement des richesses et la
distribution des faveurs dans un pays en plein développement, entendent exprimer
fermement qu'ils ont leur mot à dire et n'hésitent pas à annuler les actes du
gouvernement entachés d’illégalité. Le recours à la Cour supérieure permet aux
citoyens honnêtes de se prémunir contre les excès administratifs mais offre la possibilité
aux spéculateurs et aux fraudeurs de tenir en échec la politique du gouvernement.
Celui-ci a de la peine à contenir son mécontentement.
Comment les magistrats des Cours supérieures s'y prennent-ils pour freiner le
gouvernement ? D'abord il y a une sorte de connivence tacite entre la Cour et le barreau,
y compris les avocats de l’administration. D'autre part, la violation des normes par le
gouvernement étant souvent apparente, il lui est difficile de réagir avec vigueur. L'action
disciplinaire contre les juges est tellement compliquée que ceux-ci ne la redoutent pas et
agissent en pleine indépendance. Le statut privilégié accordé aux juges est une garantie
offerte aux citoyens pour la sauvegarde de leurs libertés et de leurs droits.
Le gouvernement, sachant qu'il serait vain de s'attaquer de front à l'indépendance des
juges, essaye d'arriver à ses fins par des moyens détournés. Il dispose de quelques
atouts qu'il ne manque pas d'utiliser. D'abord les nominations sont faites par le
gouvernement. Par une convention autrefois tacite, les plus anciens présidents des
Cours supérieures devenaient conseillers de la Cour suprême. Quand le conflit de
pouvoir entre l’Exécutif et le Judiciaire atteignit son zénith, cette convention fut rompue.
On a même annoncé publiquement à maintes reprises qu'on voulait des juges engagés
(évidemment dans le même sens que le gouvernement). Cela créait chez les juges un
conflit entre leur conscience et leur ambition légitime, les soumettant parfois à des
dérobades ou à des exercices de haute voltige pour satisfaire les deux. Mais ce n'est pas
chose facile. Certains restèrent réfractaires et fiers de leur indépendance, d'autres
cédèrent à la tentation de la promotion, quitte à recouvrer leur indépendance par la
suite.
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Les juges des Cours supérieures étant choisis en partie parmi les juges de district, les
aspirants à ces postes prestigieux et fort convoités ont intérêt à gagner l'appui des
hommes politiques ou tout au moins à ne pas s'attirer leurs foudres. Le gros du
contingent des Cours supérieures est fourni en général par les avocats du
gouvernement, donc nommés par le gouvernement du jour, évidemment parmi les
membres du parti au pouvoir Ces hommes qui deviennent juges dans leur cinquantaine
ont des convictions politiques bien ancrées et auront de la peine à se dépouiller de
l'allégeance à leur parti.
La deuxième arme dont dispose le gouvernement est le pouvoir de déplacer un juge
d'une Cour supérieure à une autre après avis du président de la Cour suprême. La
menace de déplacement est comme une épée de Damoclès, elle donne à réfléchir aux
juges et hypothèque leur indépendance dans une certaine mesure. Cela peut se traduire
par de légères faveurs, ne serait-ce que l’instruction plus ou moins rapide des affaires
selon le vœu de l'Administration. Cela peut être aussi parfois une décision moins dure
pour l’Administration ou un ton moins acerbe du jugement.
En troisième lieu, le gouvernement dispose d'une récompense à offrir aux juges
« méritants ». La rémunération des juges de la Cour supérieure consiste pour moitié, et
même plus, en avantages en nature qui vont cesser au moment de la retraite à 62 ans,
alors que les juges ont encore parfois des obligations familiales. La pension qui est égale
à 50 % de la rémunération en argent représentera seulement 25 % de leur
rémunération totale en période d'activité. Ceci rend les juges très vulnérables.
Qu'importe qu'on ne puisse pas contraindre les juges si l'on a la possibilité de les
corrompre ! Le gouvernement a le pouvoir de leur offrir après leur retraite la présidence
de commissions d'enquête, de tribunaux spécialisés. Aussi un doute plane-t-il sur
l’indépendance des juges des Cours supérieures approchant de l'âge de la retraite,
d’autant qu’ils siègent souvent seuls ou à deux.
Un autre facteur qui grève l’indépendance des juges des juridictions subordonnées est
l’influence perverse des juges de grade élevé, pour obtenir des décisions en faveur de
leurs parents ou de leurs amis. En effet le rôle des juges de la Cour supérieure est très
important dans la carrière des juges de juridictions subordonnées : promotion,
déplacement, mesures disciplinaires. La Cour supérieure et le juge de district contrôlent
de près les magistrats au moyen des inspections, de l’examen des rapports statistiques.
La sujétion est donc grande pour les juges que leurs supérieurs peuvent exploiter pour
les influencer.
À côté de ces influences des puissants il y a l’influence directe de l’une ou l’autre des
parties ou parfois des deux. Dès qu’un juge est nommé à un nouveau poste, les avocats
se renseignent sur ses points faibles auprès de leurs confrères dans son poste précédent,
et conseillent à leurs clients de lui offrir les moyens de satisfaire ses désirs. Sinon on a
recours au moyen le plus courant, soit l’offre d’argent. Si l’affaire doit passer devant un
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juge qu’on ne peut influencer d’aucune façon, les parties manœuvrent d’une manière ou
d’une autre pour que l’affaire passe devant le juge de leur choix.
La personnalité de l’avocat peut également exercer une certaine influence sur le juge.
Les avocats réputés ou expérimentés sont davantage écoutés par les juges. Ils ont plus
de succès que les jeunes avocats, surtout quand il s’agit de l’admission d’une affaire ou
l’obtention d’une injonction ou d’un ordre de sursis qui peut procurer à une partie des
avantages considérables au détriment de la partie adverse. Les parties avisées cherchent
à se faire représenter par l’avocat qui a le plus de chances de se faire écouter par le juge.
Ainsi le juge, en plus de la difficulté à trancher le litige, aura à compter avec ces
influences diverses. Il se peut que la solution dictée par sa conscience corresponde à
celle voulue par ces influences. Dans le cas contraire le juge a le choix entre plusieurs
attitudes : rester imperméable aux influences et faire bien attention à la rédaction du
jugement, ou faire quelques concessions qui ne lui posent pas de difficultés, ou renvoyer
l’affaire à une date postérieure à son déplacement, ou faire un jugement délibérément
défectueux ayant toute chance d’être réformé en appel. Les cas où les juges ont
totalement sacrifié leur indépendance sont rares.
V. LE DÉROULEMENT D’UNE AFFAIRE
Quand l’affaire est en état, elle passe devant la Cour pour enquête qui porte le nom de
trial, c’est à dire la mise à l’épreuve des prétentions des parties, lesquelles se présentent
en personne et déposent devant la Cour. La preuve orale prédomine. Même les preuves
écrites sont présentées à la Cour par les parties au cours de leur déposition avec
indication de leur contenu. Le témoignage des parties est étayé, si nécessaire, par
d’autres témoins amenés par elles, elles peuvent également demander à la Cour de
convoquer d’autres personnes pour être entendues. La Cour peut également suo motu
convoquer toute personne susceptible de faire la lumière sur la question, mais elle y
recourt rarement.
Cette sorte d’enquête consomme beaucoup de temps. Les avocats ne veulent rien laisser
dans l’ombre sauf ce qu’ils ont décidé de dissimuler. La grande adresse de l’avocat
consiste à mettre sur la sellette les témoins de la partie adverse. Quand c’est un faux
témoin et que l’avocat est habile il peut obtenir de lui l’aveu d’ignorance de certains faits
qui discréditeraient ses dépositions. Sinon il s’efforce de discréditer le témoin lui-même
en décriant son caractère ou sa moralité, ce que la loi permet. Le plus souvent il fait les
deux. Aussi l’examen des témoins par l’avocat de la partie adverse est-il long et
fastidieux. Mais il s’y soumet, pour ne rien laisser au hasard et aussi pour contenter son
client en humiliant publiquement l’adversaire et ses témoins et pour montrer son
propre pouvoir sur les êtres. Les juges interviennent peu au moment de l’enquête, bien
qu’ils aient le pouvoir de le faire.
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On suit le système de preuve légale héritée des Anglais selon lequel en suivant
rigoureusement les règles de preuve et de procédure on aboutirait nécessairement à la
vérité. La tradition du juge indien est différente : une intime conviction basée sur les
témoignages et autres moyens libres de preuve non consignés par écrit. Mais c’est le
système de preuve légale qui est prescrit par la loi, même en matière criminelle.
L’audition des témoins et la transcription par écrit sont devenues un rite, une pratique
bien ancrée qui permet au juge de souffler un peu entre deux jugements. Les avocats non
plus n’aiment pas que les juges dérangent la mise en scène qu’ils ont échafaudée. Le juge
de l’Inde ancienne faisant jaillir la vérité par son ingéniosité est complètement absent.
Mais il ne perd pas pour autant son pouvoir personnel de décision. Nombreux sont les
cas où l’enquête n’est pas concluante. On peut adopter l’un ou l’autre des deux points de
vue opposés. L’impression que le juge aura retirée au cours de l’enquête et son instinct
de justice vont entrer en jeu.
Au cours de la plaidoirie les avocats se gardent d’analyser les dépositions, laissant ce
soin au juge. Ils s’appliquent plutôt à lire les jugements qui selon eux constitueraient des
précédents à suivre Chaque affaire prend ainsi plusieurs jours. Les juges siègent tous les
jours ouvrables matin et après-midi et cela depuis le tribunal de premier degré jusqu’à
la Cour suprême. L’attitude des juges varie selon le tempérament de chacun. Il y en a qui
interrompent constamment les avocats et ne les laissent presque pas parler et d’autres
qui restent muets et laissent libre cours aux plaidoiries. Les autres se situent quelque
part entre ces deux extrêmes, chacun selon son tempérament. Mais il arrive souvent que
le juge indique qu’il accepte tel ou tel moyen présenté par l’avocat et l’invite à
développer les autres. Parfois le juge indique la décision provisoire à quelle il est arrivé.
L’avocat perdant fait une ultime tentative pour convaincre le juge du bien fondé de sa
cause, celui-ci a ainsi la possibilité de tester son jugement et d’apporter les ajustements
nécessaires.
Bien que le procès soit devenu un rituel il garde encore du prestige. Le mot sub judice
produit encore de l’effet. Quand une affaire est pendante devant la Cour, personne ne
doit exprimer une opinion là-dessus. Le contrevenant risque de s’exposer à une
punition.
VI. LE JUGEMENT
Le jugement relate les prétentions des parties, en dégage les points litigieux dont
l’examen est nécessaire pour décider. De la réponse donnée à ces points avec
justification à l’appui est déduite la mesure à ordonner. Cela donne l’impression que
c’est ainsi qu’a procédé le juge. Mais la démarche de son esprit ne correspond pas tout à
fait à ce schéma. C’est la vue d’ensemble de l’affaire qui lui dicte la décision, il se laisse
guider par son flair et son sens de la justice, qui jouent un rôle prépondérant. Ce sens de
la justice, tout le monde l’a en partage, les juges, par expérience, l’ont à un degré
supérieur. Il est indéfinissable, c’est une résultante de la personnalité, du tempérament,
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de l’expérience de la vie, de la familiarité avec le droit. Le juge se trahit quand il emploie
dans son jugement une expression comme « I feel ».
Certaines affaires donnent du fil à retordre au juge. Ou bien l’enquête n’a pas
suffisamment éclairci les faits, ou bien les parties ont délibérément laissé dans l’ombre
un aspect de la question, ou bien la réponse donnée par le droit ne semble pas
correspondre à la justice dans les circonstances de la cause. Alors le juge essaye de
persuader les parties d’opter pour la conciliation en leur faisant voir que ce sera tout ou
rien en cas de jugement qui a autant de chances de trancher dans un sens comme dans
l’autre. Les parties s’inclinent souvent et cherchent un compromis ou demandent au
juge lui-même de suggérer une solution équitable. Les juges des Cours supérieures vont
jusqu’à imposer pratiquement aux parties un compromis. Les parties acceptent et dans
le cas contraire, la Cour pourrait renvoyer l’affaire à la juridiction de première instance
pour complément d’information et décision en conséquence. Dans ce cas, elles auraient à
attendre encore une dizaine d’années pour la solution définitive de l’affaire.
Le juge indien décide le plus souvent seul. C’est la règle dans les juridictions
subordonnées et même en partie dans les Cours supérieures. La décision collégiale
existe seulement à partir des Cours supérieures. Elle est de règle dans la Cour suprême.
Même alors il n’y a pas de délibération commune. Chaque juge décide séparément. Le
président de chambre aura désigné au début de l’audience, ou indiquera à la fin, le juge
qui aura la charge de rédiger le jugement principal. Celui-ci le fait à la première
personne et le communique à ses collègues. Le second juge, s’il donne son assentiment,
se contente d’apposer la formule « I agree ». Sinon il rédige à son tour un jugement qui
confirme en tout ou en partie la conclusion du premier juge ou qui aboutit à une
conclusion diamétralement opposée avec argumentation à l’appui. Le juge à qui le
dossier est ensuite transmis a la possibilité d’exprimer son accord avec le premier juge
ou le second ou il fait à son tour son propre jugement.
Quand le jugement a ainsi fait le tour des juges – cinq le plus souvent, et pouvant aller
jusqu’à treize – ayant connu l’affaire, le verdict final sera celui qui aura recueilli la
majorité. Les revues juridiques publient tous les jugements rédigés dans l’affaire.
L’ensemble fait un manuel. Il arrive, et cela très rarement, que les juges se concertent
pour aboutir à une conclusion commune. Dans ce cas le jugement porte la mention « By
the Court »2.
La loi exige seulement que le jugement contienne les faits de la cause, la décision sur les
points litigieux et les raisons pour la décision. Mais la pratique s’est établie de rédiger ce
qu’on appelle un speaking judgment, soit un jugement qui se suffise à lui-même et qui
épargne au lecteur la nécessité de consulter le dossier, les textes de loi et les jugements
cités. De ce fait on s’applique à reproduire les portions importantes des conclusions des
Tout jugement porte comme en tête les mentions suivantes :
Par devant : nom de la cour
Présent(s) : nom du ou des juges ayant composé la cour
2
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parties, des dépositions des témoins, des documents, des textes de loi et des jugements
cités par les parties. Quand le cas est nouveau et complexe, des passages des décisions
des cours étrangères sont également cités par la Cour suprême.
Les juges ne se bornent pas à démontrer le bien fondé de leur décision, ils s’en font
l’avocat et prennent presque parti contre le perdant. Cela provient du fait que les juges
ont passé une longue partie de leur vie au barreau. Parfois les juges sortent de leur rôle,
surtout les juges des Cours supérieures. Ils mettent en relief les lacunes et les
incertitudes de la loi et donnent des suggestions pour leur modification. Ils se livrent à
des considérations morales et philosophiques. Ils procèdent même à des règlements
généraux.
Les jugements sont dictés par le juge au sténographe, ce qui occasionne des répétitions
ou même des contradictions. Cette manière de procéder favorise la longueur des
jugements, parfois des centaines de pages. Cela pousse les juges des juridictions
subordonnées pour connaître le ratio decidendi à se contenter du sommaire placé par
l’éditeur au début des jugements, qui peut être parfois trompeur. Assez curieusement en
Inde on estime la valeur des jugements d’après le nombre de leurs pages. Les jugements
longs sont favorisés. Même la presse partage ce préjugé en faveur des jugements longs.
Le jugement est en style discursif à la manière des conclusions du Commissaire de la
République devant les tribunaux administratifs. On peut s’en faire une idée avec les
jugements d’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1914, qui sont reproduits dans les recueils
Dalloz de cette époque.
Une autre question qui pose problème est celle de la langue. Bien que les dépositions des
témoins, les documents et les jugements des cours subordonnées soient dans la langue
de chaque Etat, c’est encore l’anglais qui domine dans l’administration de la justice à
cause de l’attachement des hommes de loi à cette langue. Mais la population dans son
ensemble ne connaît pas l’anglais. Elle trouve anormal que quelqu’un puisse être
condamné à mort sans qu’il puisse savoir exactement pour quelle raison. D’une manière
générale la population ne connaissant pas l’anglais se trouve entièrement à la merci des
avocats, tout le processus semble relever de la magie pour elle.
Une fois le jugement rendu, le juge se sent soulagé et parfois satisfait. C’est une tâche
pesante tant par la somme de travail requise que par les difficultés à surmonter. En dépit
de tous les efforts du juge pour dire le juste, ses décisions ne peuvent pas évidemment
satisfaire les deux parties. Il y en a même certaines qui ne contentent aucune des parties
dans les procès civils. Dans le procès pénal, le public s’imagine que le jugement est basé
sur la vérité que le juge aura réussi à déceler, mais, hélas, il ne peut décider que d’après
les éléments du dossier qui lui ont été fournis. Il n’est pas étonnant que le verdict
déçoive ceux qui ont une certaine connaissance des faits, comme il laisse d’ailleurs le
juge lui-même insatisfait.
Malgré les précautions prises, le jugement soulève parfois l’indignation de l’une des
parties et même la révolte dans les affaires concernant des groupes de personnes. En
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effet les lois dans le domaine socio-économique sont source d’un contentieux abondant.
Ce sont en général des lois protectrices ou celles qui touchent directement ou
indirectement à la redistribution des biens et des revenus. L’application de ces lois
rencontre évidemment des obstacles de la part de ceux dont les droits, privilèges ou
pratiques sont atteints. Les lois qui génèrent le plus de litiges sont celles protégeant les
travailleurs et les consommateurs. Les juges sont obligés dans ces cas de changer
d’approche. Ils ne peuvent plus considérer les parties comme égales comme au civil, il
leur faut assurer la protection pleine et entière des catégories faibles conformément à la
volonté du législateur et les règles établies par lui.
Ce changement d’approche judiciaire donne à réfléchir au monde du palais. Si la balance
penche ainsi d’un côté, n’y a-t-il pas atteinte au mythe de Thémis, (implanté en Inde par
les Anglais) donc à la justice, se demande-t-on. Il leur faut alors redécouvrir que c’est
Thémis elle-même qui représente la justice et non la balance, que la balance dans les
mains de Thémis n’est pas le symbole de l’égalité quantitative, qu’elle signifie tout
simplement que les juges doivent peser les arguments des parties. Il n’y a donc aucune
atteinte à l’image de la justice quand on protège les faibles contre les forts, à condition
de se confiner au cadre tracé par la loi.
Le gouvernement est anxieux d’obtenir des juges, d’une manière certaine, qu’ils ne
traitent pas les lois socio-économiques de la même manière que les lois civiles et
criminelles et qu’ils donnent à ces lois la portée désirée. A l’instigation des promoteurs
des lois sociales, il voudrait insérer dans chaque loi des règles d’interprétation. Mais on
voit mal comment un résultat positif peut être obtenu de cette manière compte tenu de
la psychologie judiciaire du pays. Le législateur pourrait obtenir de meilleurs résultats
en rédigeant ses textes de loi de manière claire et précise.
Les juges sont conscients que les relations sociales doivent être améliorées, pacifiées par
leur jugement ou tout au moins qu’elles ne doivent pas être perturbées. Cela peut se
constater aisément dans le règlement des conflits collectifs du travail où les parties sont
destinées à continuer à coopérer au lieu de se quitter comme après un procès civil. Aussi
les juges ne manquent-ils pas de supputer par avance l’impact de leur décision dans la
société, les réactions possibles des personnes ou des groupes intéressés et d’en tenir
compte. Lorsqu’il y aura inévitablement des répercussions fâcheuses, les juges
choisissent, si cela est possible, le moindre mal.
Dans les affaires à résonance politique, ce souci est plus prononcé. Le juge anticipe la
réaction de l’opinion publique, de la presse et du gouvernement en place. Bien qu’il ne
sacrifie pas à leur goût, il ne peut pas en faire abstraction tant dans son propre intérêt
que dans l’intérêt du service judiciaire dans son ensemble. Un exemple : le pourcentage
d’emplois publics réservés aux Tamouls avait atteint 69%. Lorsque la réglementation y
afférente a été attaquée, la Cour suprême a décidé que le total des emplois publics
réservés ne pouvait excéder 50% et que sinon il y aurait violation du principe
constitutionnel de l’égal accès aux emplois publics. Cette décision a provoqué un tollé au
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pays tamoul au cours de laquelle des effigies de juges ont été brûlées. Le gouvernement
du pays tamoul a alors fait voter une loi, à la place de la réglementation annulée, fixant à
nouveau le quota à 69%. Cette loi a été également attaquée devant la Cour suprême,
laquelle a mis l’affaire sous le boisseau, en attendant des jours favorables pour pouvoir
décider avec sérénité.
Par ailleurs les jugements dans les domaines importants sont commentés par la presse.
En raison de la loi qui protège les cours, les critiques ne peuvent pas être acerbes, elles
ne doivent pas être de nature à nuire à la réputation du juge ou aux intérêts de la justice.
Mais le juge est sensible même à une critique modérée sauf si c’en est une qu’il a
anticipée. Le juge n’est pas indifférent non plus aux éloges quand ils sont prodigués à
l’occasion de son jugement. C’est son plus grand réconfort. D’après la réaction
provoquée, le juge sait quelle conduite à tenir pour l’avenir. Ou bien il s’enhardit ou il se
résigne à se restreindre.
Même en l’absence de toute réaction externe, si l’affaire a particulièrement préoccupé le
juge (qui décide seul des affaires importantes), elle continue à l’habiter même après le
jugement. Il en est ainsi par exemple des affaires qui se sont terminées par une sentence
de mort. Mais il n’y a pas que les jugements dans les affaires majeures qui ont un impact.
Tout jugement laisse dans l’esprit du juge une certaine empreinte qui va s’enrichissant
au fil des ans, c’est un aspect positif de la déformation professionnelle. Ainsi son sens de
la justice s’affine, son flair se développe. Mieux encore, il apprend à se juger lui même, il
acquiert de la mesure dans ses actes et fait preuve de droiture dans ses transactions.
C’est peut être le plus grand bénéfice qu’il retire de son métier.
VII. LE JUGE ET LA LOI
D’après la tradition indienne, le juge avait une grande latitude dans l’application de la loi.
Le pays tamoul a jalousement gardé orale sa loi, simple et bien connue de la population.
Même ailleurs la loi n’était qu’un cadre fourni au juge, il devait d’abord s’assurer de
l’inexistence d’une coutume en la matière. La loi pouvait même être écartée si dans les
circonstances de l’affaire elle devait conduire à une injustice criante. Les codes anciens
de l’Inde ne sont pas des codes de lois positives, ce sont des codes pédagogiques. On doit
s’efforcer de s’en rapprocher le plus possible, on n’a pas l’obligation de s’y conformer.
Quand les Anglais ont pris les rênes du gouvernement, ils ne pouvaient pas promulguer
leurs lois pour la simple raison qu’elles n’étaient pas codifiées. Le droit anglais était
presque inconnu des administrateurs anglais qui avaient la responsabilité de rendre la
justice dans l’Inde. Le plan de Warren Hastings a prescrit en 1772 aux juges de se
prononcer selon la justice, l’équité et leur conscience. Cela prolongeait en quelque sorte
la tradition avec cependant des juges qui n’avaient pas la même mentalité.
En Angleterre, sous l’impulsion de Jeremy Bentham, un mouvement pour la codification
du common law s’est formé. Ce mouvement rencontra une opposition insurmontable de
la part des avocats et des juges. Aussi Bentham et ses disciples pensèrent à l’Inde comme
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étant le terrain tout trouvé pour l’application de leurs idées. Dans l’Inde aussi il y eut de
la résistance, mais les nécessités politiques eurent le dessus et le premier code vit le jour
en 1859. La majeure partie de la loi anglaise a été codifiée à un rythme soutenu. Le
travail s’arrêta en 1882, de nouveau pour des raisons politiques. Il est à noter en
passant que les codes indiens servirent de modèles pour les codifications subséquentes
tant en Angleterre que dans les autres colonies anglaises.
D’après ses promoteurs les codes devaient se suffire à eux-mêmes, avocats et juges
n’auraient plus besoin de la grande masse des recueils de jugements. La volonté des
promoteurs allait plus loin. Les juges devaient appliquer les codes consciencieusement
et fidèlement. Tout doute devait être soumis au législateur qui lui apporterait la solution
désirable. Ils ne doivent pas s’éloigner des codes. Ces principes étaient contraires tant à
la tradition indienne qu’à la tradition anglaise, aussi ne purent-ils pas prévaloir.
Parallèlement, les tribunaux furent réorganisés en 1861 et on y nomma des juges
professionnels qui étaient mal à l’aise avec les codes. Des avocats les suivirent avec leurs
malles pleines de recueils de jugements. La première génération d’Indiens ayant accédé
à l’éducation anglaise se tourna vers le droit. Ils se rendirent à Londres et revinrent
pleinement formés dans le common law qui se caractérise plus par la méthode
d’élaboration et d’application de la loi que par son contenu.
Les codes élaborés en Inde à partir de la loi existante en Angleterre avaient à peu près le
même contenu. Les hommes de loi anglais n’étaient cependant pas habitués à trouver les
règles juridiques dans un texte de loi, mais plutôt dans une décision, avec les faits qui y
correspondent. Le texte de loi exige un processus de déduction alors qu’ils étaient
habitués à un travail inductif avec les décisions. Aussi les juges, tout en ne rejetant pas
les codes, continuèrent à se référer aux jugements, sauf dans les cas où la loi avait
expressément adopté une disposition différente.
De plus les juges professionnels n’entendaient pas renoncer à leur privilège d’élaborer
des règles de droit. Le Conseil Privé du Roi d’Angleterre a fait savoir qu’il n’était pas
permis aux cours de l’Inde de remettre en question un principe de droit formulé par lui.
De leur côté les Cours supérieures indiennes ont affirmé avec force que les juridictions
subordonnées devaient se conformer à leurs jugements sur les points de droit et qu’un
écart équivalait à un acte d’insubordination. Il est à noter que les juridictions
subordonnées sont liées par les jugements de leur Cour supérieure et non par ceux
d’une autre Cour supérieure.
D’autre part le gouvernement a peu à peu perdu de son enthousiasme pour les codes. En
1935 quand une certaine autonomie fut accordée aux provinces, la loi constitutionnelle
a stipulé que les jugements du Conseil Privé du Roi d’Angleterre et de la Cour Fédérale
indienne s’imposaient à toute l’Inde. La Constitution indienne de 1950 a repris cette
disposition en attribuant la même valeur aux jugements à la Cour suprême. Ainsi le juge
en Inde a pris l’habitude de se laisser guider par les jugements.
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Les codes se sont estompés au profit des décisions de justice mais ne sont pas pour
autant inexistants. Ils sont régulièrement réédités, avec sous chaque article la
jurisprudence abondante qui s’y rapporte, y compris les décisions qui ne sont pas tout à
fait conformes au texte. Grâce à cette publication, le lien entre le juge et le texte de loi se
trouve rétabli. Les décisions prennent l’apparence d’une interprétation. Elles sont
souveraines de leur propre chef seulement dans les domaines non couverts par un texte
de loi. D’un autre côté le texte de loi est seul à régir une question s’il s’agit d’un domaine
tout à fait nouveau où il n’existe aucun jugement faisant précédent. Quand le juge d’une
première instance doit appliquer une telle loi, il est un peu désemparé. Il retrouve de son
assurance lorsqu’un avocat déniche un jugement sur un cas se rapportant à une autre loi
présentant quelque analogie.
On peut retenir de ce qui précède que la loi en tant que norme et la jurisprudence en
tant que précédent voulaient toutes les deux s’imposer rigoureusement au juge indien
habitué à la flexibilité des règles juridiques. En effet, le système instauré voulait assurer
la stabilité et la certitude de la loi, à l’aide de la règle dite stare decisis, laquelle a donné
naissance à la pratique des précédents. Il semble que cette règle soit devenue rigide
quand la loi anglaise fut menacée par la codification qui reprochait au système anglais le
caractère fluide et empirique de la loi jurisprudentielle. D’après cette règle la Chambre
des Lords elle-même est liée par sa précédente décision.
Mais la Constitution indienne confère à la Cour suprême de l’Inde le droit de réviser son
propre jugement. Quand il s’agit d’un changement de jurisprudence la question est
soumise à une chambre plus importante que celle qui a décidé précédemment.
L’exemple de revirement spectaculaire dont on a beaucoup parlé est celui relatif à la
tentative de suicide. La Cour avait interprété le droit fondamental à la vie comme le droit
à une vie satisfaisante et agréable, procurant tout ce qu’on est en droit d’attendre de la
vie. Tant que cette interprétation libérale du droit à la vie était utilisée pour améliorer le
sort des vivants, tout le monde s’en félicitait.
Lancée sur cette voie, la Cour a pensé que le fait de contraindre une personne à
continuer malgré elle une vie de tourment constituait une atteinte au droit à la vie. Sur
cette base, elle a annulé l’article 309 du Code pénal punissant la tentative de suicide,
comme violant le droit à la vie inscrit dans la Constitution. Cette décision avait surpris
tout le monde, on trouvait qu’il était paradoxal de juger que le droit à la vie procurait le
droit à la mort. Par la suite, une composition élargie de la Cour est revenue sur cette
décision et a rétabli l’article 309. À cet effet, elle a fait remarquer que le droit
fondamental de la protection de la vie ne pouvait pas sans risque de contradiction
inclure le droit de mettre fin à sa vie.
Même sans revirement spectaculaire on peut faire évoluer la loi tout en respectant la
règle de stare decisis. La technique utilisée à cet effet, c’est celle de la distinction. Quand
on trouve qu’il y a une différence notable entre les faits qui ont donné naissance à la
décision qui ferait précédent et les faits de la cause en main, on fait ressortir la
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différence et on nuance la règle et cette nuance deviendra à son tour une nouvelle règle
couverte par le stare decisis avec son propre ratio decidendi. Le juge indien s’est emparé
de cette possibilité pour recouvrer sa liberté. L’exemple et les directives que les
juridictions supérieures donnent, c’est de faire prévaloir la justice et de ne pas se laisser
entraver par les règles techniques, et un juridisme scrupuleux. Le juge n’est pas une
machine qui broie le débat contradictoire, il use de sa science mais aussi de sa sagesse.
Beaucoup d’affaires peuvent être jugées à l’aide des règles bien connues et qui ont fait
leurs preuves. Mais il y a en d’autres où le résultat pourrait être désastreux. Le juge doit
donc toujours rester attentif à la situation humaine que son dossier révèle, alors il
repèrera vite les affaires qui ne peuvent recevoir un traitement routinier. Dans ce cas il
faut user de réflexion personnelle et d’inventivité pour creuser le droit, l’affiner, le polir,
l’enrichir. A cet effet il faut partir de l’économie générale de la loi et rechercher l’objectif
de la disposition à appliquer. Ainsi petit à petit, le juge indien retrouve un peu son rôle
traditionnel après un intermède de rigueur de l’administration anglaise de la justice.
La grande différence avec le passé traditionnel est qu’il doit expliciter le processus de sa
pensée de manière convaincante. Ce n’est pas son opinion personnelle qu’il doit faire
prévaloir, mais celle du corps social. Et il arrive parfois que ce dernier n’en devienne
pleinement conscient que quand le juge le lui a révélé. La loi est au service de la justice
dont le juge est un officiant actif. Telle est la philosophie qui semble émerger.
D’un autre côté les textes de loi ont été rédigés dans le langage juridique anglais du 19ème
siècle, c’est-à-dire dans une langue vieille que même ceux ayant une bonne connaissance
de l’anglais moderne ont de la peine à comprendre. La facture de ces lois est quelque
peu touffue. Les lois modernes de l’Inde sont de la même texture. Leur traduction en
langues indiennes ne donne pas des textes aisément abordables. Pour l’heure la loi est
sentie par le peuple comme un corps étranger.
La solution consisterait à reformuler les lois dans les langues indiennes d’une manière
directe en s’inspirant pour la facture des codes anciens de l’Inde qui ont été polis au
cours des siècles par des grands esprits. A l’heure actuelle l’objet de la loi est décidé par
les dirigeants politiques, la loi est rédigée en anglais par les juristes avec l’aide des
modèles anglais de facture archaïque, puis traduite en langue indienne pour être
soumise à l’Assemblée législative. Sous cette forme elle est peu accessible à la plupart
des membres, même s’ils étaient disposés à l’étudier. Ils se contentent en général de
connaître l’objectif de la loi, qui est en général adoptée sans discussion ni amendement.
Plusieurs lois sont adoptées en une seule séance.
Refondre les lois dans les langues indiennes de manière claire et simple exigerait certes
de l’argent et de l’effort, mais une connaissance plus aisée de la loi pour les avocats et les
juges et même pour les citoyens permettrait à la loi d’atteindre son objectif et faciliterait
son application.
20
VIII. LE ROLE CONSTITUTIONNEL
A. La constitutionalité des lois
La Cour suprême et les Cours supérieures peuvent décider de la constitutionalité des
lois. Une loi peut être attaquée à tout moment par une seule personne au cours d’un
procès auprès d’une juridiction subordonnée. Si elle trouve qu’une décision sur ce point
est nécessaire pour la solution du litige, elle doit référer la question à la Cour
supérieure. Cela se produit très rarement. Les parties intéressées attaquent la loi auprès
des juridictions supérieures directement par voie de requête (writ petition) en l’absence
de tout procès. En général ce sont les lois récentes portant atteinte aux droits acquis qui
sont contestées. Mais il arrive que des lois anciennes, qui sont inacceptables dans l’état
actuel de la société soient dénoncées par les intéressés devant la Cour. Ainsi la
disposition du Christian Marriage Act de l’Etat du Kerala, édictée durant l’époque
anglaise, privant les filles du droit à la succession, a été déclarée nulle par la Cour
suprême.
D’après la teneur du texte de la Constitution cette possibilité existe seulement en ce qui
concerne les textes émanant de l’autorité publique. Les règles juridiques contenues
dans les textes sacrés (hindous et musulmans) ne peuvent pas être attaqués pour motif
de non constitutionalité.
B. La constitutionalité des révisions constitutionnelles
La Cour suprême par un tour de force a étendu son droit de regard aux révisions
constitutionnelles elles-mêmes. D’après l’article 368 de la Constitution, celle-ci peut être
modifiée par la majorité des membres de chacune des deux chambres et la majorité des
deux tiers des membres présents et votants. Cette majorité s’est trouvée assez
facilement et la Constitution a été déjà modifiée au rythme d’une fois par an en moyenne
(la Constitution indienne est très détaillée). Le chapitre relatif à la révision
constitutionnelle ne prévoit aucune limite au pouvoir de révision. Utilisant ce pouvoir, le
Parlement voulut tenir en échec les arrêts d’inconstitutionnalité prononcés par la Cour.
En effet quand la Cour déclarait qu’une loi était contraire à la Constitution le Parlement
était tenté de modifier la disposition constitutionnelle elle-même qui entravait sa
politique législative. Alors la Cour suprême découvrit dans la Constitution une structure
de base. Elle déclara que cette structure de base était intangible et qu’elle servirait de
pierre de touche aux modifications des autres dispositions constitutionnelles. Cela s’est
fait à la suite d’un long duel entre le Parlement et la Cour à propos du droit à la
propriété.
Ce duel était en germe dans la Constitution elle-même avec d’une part les droits
fondamentaux d’inspiration libérale qui servaient de point d’appui à la Cour et d’autre
part les principes directeurs à tendance nettement socialisante qui inspiraient le corps
politique. Dans cette lutte la Cour donnait la prééminence aux droits fondamentaux qui
21
étaient du droit positif par rapport aux principes directeurs qui doivent inspirer le
gouvernement mais qui n’était pas du droit positif.
Le point ultime du duel a été la 42ème révision constitutionnelle portant sur l'article
368, pendant la période de l'état d'urgence affirmant qu'aucun changement de la
Constitution effectué avant ou après la révision ne pourrait être mis en question devant
aucune instance judiciaire pour quelque cause que ce soit. Par surcroît de précaution, la
révision précisait que le pouvoir du Parlement de modifier la Constitution ne connaissait
pas de limite.
Aux élections générales qui suivirent, pendant la campagne, les tracas causés aux cours
de justice par le parti au pouvoir furent vivement critiqués par ses adversaires
politiques. Le parti au pouvoir ayant subi un revers éclatant, la Cour suprême eut ainsi
indirectement l'approbation populaire de sa prise de position. La nouvelle disposition
constitutionnelle fut évidemment attaquée devant la Cour suprême. Celle-ci n'hésita pas
à déclarer nulle la disposition qui écartait totalement le contrôle judiciaire comme étant
contraire à la structure de base de la Constitution. Après le changement de parti au
pouvoir, le Parlement battit en retraite. La décision de la Cour suprême a été laissée
intacte.
Ainsi en se présentant comme la gardienne de la Constitution et en s’érigeant comme
l’autorité finale en matière d’interprétation de la Constitution, la Cour a acquis un
pouvoir considérable pour infléchir non seulement l’activité législative mais aussi
l’activité constituante du corps politique car elle s’est réservé le droit de décider si une
disposition fait partie ou non de la structure de base.
C. Les décisions dans les affaires politiques
En troisième lieu, la Cour suprême est amenée à jouer un rôle non négligeable dans
l’arène politique. Elle est sollicitée pour intervenir dans les affaires qui ont un enjeu
politique important. Citons trois exemples. Le président des assemblées élues a le
pouvoir de suspendre pour une durée plus ou moins longue et même de révoquer les
membres de l’assemblée dans les cas prévus par la loi. Usant de ce pouvoir, le président
de l’Assemblée législative du petit Etat de Manipur a révoqué d’un seul coup douze
membres sur soixante. Cela a évidemment eu une incidence sur la majorité et perturbé
la vie politique de l’Etat. Les membres déchus ont saisi la Cour supérieure qui a déclaré
la révocation illégale. Le président de l’assemblée a fait appel devant la Cour suprême.
Entre temps le premier ministre de l’Etat a eu à faire face à une motion de non confiance.
La décision de la Cour suprême rejetant l’appel est intervenue juste le matin du jour fixé
pour le vote de confiance. On peut facilement deviner le suspense et aussi l’importance
de la Cour dans la vie politique.
La deuxième affaire se rapporte à la révocation du gouvernement d’un Etat par le
gouvernement de l’Union et la dissolution corrélative de l’Assemblée législative de cet
Etat. Après la destruction de la mosquée de Babri Masjid à Ayodya le gouvernement de
22
l’Union révoqua non seulement le gouvernement d’Uttar Pradeh appartenant au parti
hindouiste qui était responsable du maintien de l’ordre à Ayodhya, mais aussi tous les
gouvernements des autres Etats dirigés par ce parti.
Les membres déchus du gouvernement de Madhya Pradesh portèrent l’affaire devant la
Cour supérieure de cet Etat. Celle-ci annula l’acte de révocation pour abus de pouvoir. Le
gouvernement de l’Union fit appel. La Cour suprême décida que la neutralité religieuse
faisait partie de la structure de base de la Constitution et que le gouvernement du parti
hindouiste menaçait de détruire l’harmonie sociale en attisant le fondamentalisme
hindou. Ainsi le sort du gouvernement d’un Etat constitué sur la base d’un suffrage
universel a été réglé en dernier lieu par la Cour.
Les différends précités entre institutions politiques sont clairement du ressort de la
Cour suprême. Dans d’autres cas plus douteux, lorsqu’elle est saisie par la partie lésée, la
Cour s’empare du litige sans hésitation. Ainsi dans l’État de Jarkhand, après les élections
générales, les deux groupes rivaux, congressiste et hindouiste, étaient presque à égalité,
la coalition dirigée par le groupe hindouiste ayant une légère marge de supériorité. Le
gouverneur de l’État qui a la responsabilité de déterminer quel est le groupe qui pourra
jouir de la confiance de l’Assemblée, a voulu favoriser le groupe congressiste et l’a invité
à former le gouvernement. Il lui a accordé un long délai de trois semaines pour prouver
sa majorité, ce qui lui permettait de procéder à des manœuvres auprès des
indépendants pour gagner des voix.
Cette décision du gouverneur a causé un grand émoi auprès de l’opinion publique. Le
Président de la République a également manifesté sa surprise, voire son
mécontentement. Le groupe hindouiste a contesté la formation du gouvernement devant
la Cour suprême. Celle-ci, par un jugement avant dire droit, a réduit le délai accordé par
le gouverneur à trois jours. Le gouvernement mis en place par le gouverneur, ne
pouvant y réussir, a démissionné.
Par la suite, le groupe rival a été investi par le gouverneur avec aussi trois jours pour
prouver sa majorité, ce qu’il a réussi à faire. Lorsque la Cour suprême a réduit le délai
accordé par le gouverneur, le corps politique a exprimé sa désapprobation, il a trouvé
que la Cour avait interféré dans un domaine relevant du pouvoir discrétionnaire du
gouverneur. Mais il n’a pris aucune initiative pour délimiter le champ d’action de la Cour.
Quant à l’opinion publique, elle a apprécié l’intervention prompte de la Cour qui a
assaini le climat politique de l’État
IX. LE RÔLE LEGISLATIF
La séparation des pouvoirs n’est nulle part rigoureusement réalisée. Le plus souvent,
c’est l’exécutif qui se charge d’une bonne partie du travail législatif. Dans l’Inde, le
judiciaire en assume une certaine part, sans compter le travail d’interprétation qui est
commun à tous les pays avec des variations de degré.
23
La Cour suprême a acquis un rôle direct dans le domaine législatif, cela pour pallier la
carence du Parlement qui n’a pas le temps de s’occuper des problèmes qui n’ont pas une
valeur électorale immédiate. Ainsi un code de travail élaboré il y une vingtaine d’années
n’a pas encore vu le jour, bien qu’il y ait dans la législation actuelle des lacunes, des
dispositions dépassées, des répétitions et des anomalies. Quand un problème devient
pressant on fait une loi réglant ce problème sans considérer jamais l’ensemble de la
législation en ce domaine. Les partisans de réformes, quand ils s’aperçoivent qu’ils ne
peuvent pas persuader le Parlement d’agir avec promptitude, court-circuitent le
processus législatif en soumettant la matière aux tribunaux. Les catégories défavorisées
ou leur porte-parole se tournent vers les cours quand les démarches auprès de
l’administration se sont avérées infructueuses. La justice est devenue l’ultime recours
quand on est confronté à l’indifférence ou au refus systématique. Les citoyens en sont
conscients et le mettent à profit.
Quand le sujet nécessite seulement une injonction, les tribunaux s’en contentent. Mais il
exige parfois une réglementation ou s’y prête, alors le juge transforme ses idées en
règles de droit. Il faut se souvenir que les juges des juridictions supérieures recrutés
pour la plupart parmi les avocats d’un certain âge ont été longtemps membres d’un
parti et ont eu le temps de réfléchir sur un certain nombre de problèmes et les nouvelles
normes qu’ils requièrent. Ainsi un bon nombre de domaines qui relèvent du législatif
sont décidés par le corps judiciaire. On se trouve en présence de la décision de sages
dont la vertu principale est la réflexion sur les réalités, à la manière des anciens codes
hindous, au lieu d’une cristallisation des aspirations du peuple par l’action de leurs
représentants élus. Quand cette décision n’est pas acceptable au corps politique, il lui est
loisible de reprendre la question sous forme de loi, cela s’est fait mais très rarement. Le
silence du Parlement équivaut donc à une approbation tacite.
L’activité législative des cours n’est pas seulement occasionnée par la carence du
législateur, il est des cas où le législateur abdique délibérément car la décision qu’il
voudrait prendre serait impopulaire. Ceci est vrai non seulement du parti au pouvoir,
mais aussi de l’opposition qui préfère ne pas avoir à prendre position. Ainsi la nécessité
de légiférer en matière d’adoption internationale, s’est fait sentir de manière pressante
pour sauvegarder les intérêts des bébés qui partaient à l’étranger en nombre croissant.
Le gouvernement voulut profiter de l’occasion pour uniformiser la loi sur l’adoption. Le
projet de loi ne put aboutir à cause de l’opposition farouche des réactionnaires
musulmans qui étaient allergiques à toute idée d’adoption, créatrice de parenté. Bien
sûr, la loi ne faisait pas obligation aux musulmans d’adopter, mais elle leur en donnait la
possibilité, même cela les opposants n’en voulaient pas. Ils y voyaient une première
brèche à leur droit personnel.
Après deux essais infructueux, le gouvernement renonça à l’idée. La Cour suprême qui
fut saisie de la question a élaboré une réglementation détaillée de l’adoption
internationale. Elle y est revenue pour apporter des modifications. Les décisions de la
24
Cour ont été communiquées par le gouvernement à tous les services intéressés pour
exécution.
Nous devons retenir de ces affaires que le gouvernement a la tentation de s’en remettre
à la Cour pour trancher certaines questions particulièrement épineuses, susceptibles de
provoquer des soulèvements populaires. Cette sorte d’abdication été très bien décrit par
la Cour elle même dans un jugement relatif aux emplois réservés dans la fonction
publique, en ces termes : « Il s’agit de questions sociales, constitutionnelles et légales de
nature complexe au sujet desquelles la société est profondément divisée et qui
pourraient être résolues de façon plus satisfaisante par le processus politique ; mais il en
est autrement, la décision a été reléguée à la Cour, ce qui montre à la fois la répugnance
de l’exécutif à se saisir de ces questions brûlantes et aussi la confiance mise dans le
pouvoir judiciaire ».
X. LES LITIGES D’INTÉRÊT PUBLIC
A. Evolution
Depuis un certain temps, les groupements d’intérêt public ont pris l’habitude
d’intervenir dans certaines affaires pour faire entendre leur point de vue et infléchir la
décision dans le sens qu’ils désirent. D’une part, les avocats, habitués à voir la Cour
suprême intervenir dans des domaines neufs de plus en plus variés et inattendus,
avaient la tentation de faire reculer l’horizon. Du côté des juges d’avant-garde, intervenir
là où l’injustice règne sous sa forme la plus horrible et restaurer la norme hic et nunc
exerçait naturellement de l’attrait. Ils ont admis le premier litige d’intérêt public en 1976
en invoquant le pouvoir inhérent de la Cour.
L’affaire connue sous le nom de Undertrial prisonners (1979) a eu un grand
retentissement. Elle est due à l’initiative d’une avocate (Kapila Hingorani) qui a porté à
l’attention de la Cour suprême la situation tragique de milliers de prisonniers qui étaient
en détention dans l’Etat du Bihar dans l’attente de l’instruction de leurs affaires pour
une période dépassant la durée maximum de la peine susceptible de leur être infligée
pour les infractions qui leur étaient imputées. Une chambre de la Cour suprême a mis en
liberté 40 000 de ces détenus sans qu’ils aient à fournir caution.
Il y a eu de la réticence de la part de leurs collègues qui craignaient un raz de marée des
affaires dans les cours déjà encombrées. L’étape décisive a été franchie en 1982 avec
l’affaire connue sous le nom de Judges case, dans laquelle le gouvernement avait
expressément soulevé le moyen d’absence d’intérêt chez le requérant (absence de locus
standi). Une chambre élargie de sept juges a décidé qu’une action judiciaire pouvait être
intentée pour un intérêt public par une personne privée, à condition qu’elle recherche le
triomphe d’un intérêt public certain et important et non un gain personnel quelconque.
En effet, les dérives étaient possibles. Les puissants du jour contre qui la pratique avait
été élaborée voulurent l’utiliser à leur profit en agissant par personne interposée. Ainsi
25
par exemple quelqu’un a demandé à annuler l’expulsion d’un membre du Parlement. Un
autre à demandé à mettre fin à l’information ouverte sur le scandale de corruption en
haut lieu à propos de l’achat des canons Bofors.
Mais cette intervention prompte d’un organe étatique en faveur des plus démunis dans
des cas concrets avec résultat immédiat fit sensation et obtint la faveur du public. La
pratique est maintenant bien installée. La revue annuelle de droit indien publiée par
l’Institut de droit indien contient un chapitre consacré aux litiges l’intérêt public à partir
de 1984.
A. Nature
Une des règles fondamentales pour saisir les tribunaux est l’existence d’un intérêt, le
requérant doit avoir comme on dit ici, le locus standi. Sous couvert de litige d’intérêt
public, les juridictions supérieures permettent à toute personne de bonne foi animée par
un intérêt public certain de saisir la Cour pour faire cesser une injustice que les victimes
n’ont pas les moyens de porter devant les tribunaux ou n’ont pas idée de faire. Ainsi les
avocats, les professeurs de droit, les journalistes, les associations, les parents et amis des
intéressés peuvent saisir la Cour. Une requête en bonne et due forme n’est pas requise.
Une lettre circonstanciée suffit, et parfois la Cour s’est contentée d’une carte postale ou
d’un télégramme. Il lui est même arrivé de se saisir suo motu et mettre au rôle une
affaire au vu d’un reportage de journal jugé suffisamment sérieux.
Il est à remarquer qu’il n’y a pas dans ces cas de lis à proprement parler. La victime ne
comparaît pas devant la Cour pour exposer ses griefs. Cependant, quand il y a une
injustice criante, la victime impuissante se plaint toute seule, mais sa plainte ne parvient
pas jusqu’à la Cour. Le mécanisme de litige d’intérêt public consiste à la porter à la
connaissance de la Cour. Au lieu du processus habituel du plaignant allant vers la Cour,
c’est la Cour qui va vers le plaignant. Mais la ou les victimes ne sont pas présentes
devant la Cour pour exposer leurs doléances. Même quand elles sont représentées par
une association, celle-ci ne possède pas des moyens d’investigation pour décrire le mal
en profondeur Dans ces cas, la Cour est obligée d’assumer le rôle de juge d’instruction,
d’obtenir du défendeur tous les détails en sa possession ou nommer une commission
d’enquête pour recueillir tous les éléments.
Les affaires portées devant la Cour sous forme de litige d’intérêt public sont des plus
variées. On peut constater néanmoins une évolution dans la nature des litiges d’intérêt
public. Dans un premier temps, il s’agissait surtout d’assurer la protection des droits
fondamentaux des groupes marginalisés et des segments sociaux affectés par la
pauvreté et l’ignorance. Dans un second temps, le champ s’est étendu à la protection de
l’environnement, des espèces menacées de disparition, des monuments historiques.
Dans un troisième temps, le champ s’est encore élargi pour comprendre les manques de
probité, de transparence et d’intégrité dans la gouvernance. Toutefois pour éviter les
dérives, la Cour suprême a pensé que le moment était venu pour réguler ces litiges et a
26
donné à cet effet les directives suivantes pour l’admission des requêtes par les Cours
supérieures des Etats :
1-Les cours doivent effectivement encourager les litiges d’intérêt public authentiques et
repousser les requêtes dénuées d’intérêt public.
2-Les cours doivent vérifier les données biographiques des requérants
3-Les cours doivent se satisfaire de la véracité au prime abord des allégations.
4-Les cours doivent s’assurer qu’un intérêt public essentiel est en jeu.
5-Les cours doivent déterminer l’ordre de priorité selon la gravité, l’urgence et l’ampleur
de l’enjeu.
6- Les cours doivent veiller à ce que le requérant soit de bonne foi et qu’il ne recherche
pas un gain personnel et qu’il n’ait pas un motif oblique
7- Si malgré les précautions prises une requête qui ne méritait pas d’être l’a été, son
auteur doit être condamné à des dépens exemplaires.
Pour que les principes précédents soient suivis par tous les juges, la Cour suprême a
invité toutes les Cours supérieures des Etats à élaborer des règlements et à en envoyer
une copie au Secrétaire général de la Cour suprême. Ainsi le litige d’intérêt public n’est
plus un impromptu, un élan isolé de mansuétude, mais une mesure permanente dotée
d’une règlementation. Il est à souligner que la Cour suprême désire que les litiges
d’intérêt public soient encouragés tout en prenant des précautions pour éviter les
dérives.
B. Effets
Les litiges d’intérêt public élargissent le rôle politique des cours en ce sens qu’elles sont
appelés à connaître des dossiers qui autrement n’auraient pas franchi leurs portes.
D’autre part, cette pratique suscite naturellement la réaction de ceux qui sont lésés par
la décision de la Cour. C’est d’abord le gouvernement dont les défaillances sont exposées
au grand jour. En deuxième lieu ce sont les groupes de personnes dont la richesse est
basée sur l’exploitation des hommes (travail forcé, salaire en dessous du minimum,
travail des enfants etc...) et les atteintes à l’environnement. Ces acteurs non négligeables
s’efforcent naturellement d’entraver cette nouvelle sorte d’action judiciaire qui leur est
préjudiciable.
Ce qui est encore plus important, ce sont les difficultés à exécuter les décisions
judiciaires dans ce genre de litige. Quand il s’agit d’un ordre tendant à payer une somme
d’argent ou même d’une injonction négative on peut en assurer le respect. Mais quand il
s’agit d’une exécution positive, les difficultés commencent et l’exécution se fait attendre.
Il arrive à la Cour d’élaborer un plan d’action d’une œuvre sociale déterminée pour
mettre fin au problème qui lui a été soumis. Mais la Cour n’a ni argent, ni personnel à sa
disposition pour réaliser son plan. Souvent elle ne fait pas non plus une évaluation
exacte de l’argent et du personnel qualifié qui seraient nécessaires, avant de prononcer
sa décision. Quand on se met à défricher, on doit posséder l’art du possible.
27
Pour assurer l’exécution de ses jugements, la Cour nomme parfois une commission pour
superviser la mise en œuvre, parfois même elle décide qu’il lui sera rendu compte de la
mise en œuvre périodiquement. Si le gouvernement manifeste de la mauvaise volonté ou
de l’indifférence ou si le plan élaboré exige beaucoup de fonds, l’exécution de la décision
de la Cour se trouve bloquée. Le seul moyen de coercition dont dispose la Cour c’est la
punition du fonctionnaire responsable pour outrage à la Cour mais il faut en user avec
précaution, il est plus efficace comme menace que comme punition proprement dite.
D’autre part, la pratique d’édicter des règlements ou des plans de redressement dans les
affaires d’intérêt public conduit à diluer l’autorité de la chose jugée. Quand on s’aventure
dans un domaine nouveau qui n’a pas été exploré par des études sérieuses, on est
contraint de revenir sur sa décision plus d’une fois quand des difficultés d’application
sont rapportées. Ainsi l’habitude se prend de ne plus accorder une finalité à la décision
du juge.
D’aucuns ont voulu voir dans l’instauration des litiges d’intérêt public la possibilité
d’une révolution silencieuse. Hélas ! Les problèmes sociaux ne se laissent pas résoudre
de manière aussi facile. Ils ne disparaîtront pas tant qu’on ne se sera pas attaqué aux
racines des maux. Si l’on se contente d’enlever un bourgeon, un autre apparaîtra plus
loin. Les litiges d’intérêt public ne sont pas des puissants antibiotiques susceptibles
d’éliminer rapidement les maladies sociales, lesquelles exigent des traitements de
longue haleine. Ils ne sont cependant pas dépourvus de toute utilité. S’ils ne peuvent pas
éliminer l’exploitation de l’homme et la dégradation de la nature, ils servent à exposer
au grand jour certaines atrocités cachées et certains actes de vandalisme. Ils font
monter au niveau de la conscience du gouvernement et de l’opinion publique les
problèmes relégués aux oubliettes. On a parlé autrefois de lois pédagogiques non
susceptibles d’être mise en application immédiatement mais devant produire effet à
long terme. Les jugements dans les affaires d’intérêt public ont aussi une vertu
pédagogique qui n’est pas à négliger. De plus dans certains cas un procès d’intérêt
public aura probablement fait l’économie d’une manifestation violente ou d’une bombe à
retardement.
XI. LES MODES ALTERNATIFS DE RESOLUTION DE CONFLITS
A. Les juridictions officielles
Plusieurs Etats de l’Inde ont essayé depuis plus d’un demi-siècle de constituer des cours
rurales pour régler les questions civiles et criminelles de peu d’importance avec un droit
de recours devant la cour de district. Mais ces cours avec une procédure écrite n’ont pas
pris racine, car d’une part c’était contraire à la tradition de justice orale et d’autre part
elles se sont avérées coûteuses.
Par la suite on a pensé à confier des attributions judiciaires au panchayat de village
(municipalité) qui serait doté d’un panchayat de justice. L’économie générale de
l’institution est la suivante. Quand un litige est introduit devant le panchayat de justice,
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il le transmet au président du panchayat du village concerné pour une conciliation.
Celui-ci appelle les parties à nommer chacune une ou deux personnes pour constituer le
comité de conciliation qui sera présidé par le membre du conseil du panchayat de village
élu à cet effet par le conseil de manière permanente. La procédure de conciliation n’est
pas publique. Le résultat de la conciliation est enregistré. En cas d’accord, il équivaudra à
un jugement d’un tribunal. En cas de non-conciliation, l’affaire retourne au panchayat de
justice de la commune
Le panchayat de justice a juridiction en matière civile pour les affaires simples et de
peu d’importance pécuniaire. Il a aussi juridiction en matière pénale pour les affaires
sans gravité, mais n’a pas le pouvoir d’infliger des peines d’emprisonnement. Il peut
aussi ordonner le paiement d’une pension alimentaire aux épouses et enfants. Toutes les
décisions du panchayat de justice sont sujettes à appel devant les juridictions de droit
commun. Ces institutions n’ont pas pris racine pour diverses raisons : instabilité des
institutions municipales, manque d’argent et de personnel, sentiment d’inutilité à cause
de l’existence des panchayats traditionnels qui remplissent bien leur rôle.
La troisième tentative est celle de la loi de 1987 sur l'assistance judiciaire. Cette loi a
généralisé le recours à la conciliation qui n'était prévue auparavant que dans certains
domaines. Une chambre de conciliation, appelée chambre populaire, est prévue auprès
de chaque cour de justice de bas en haut de la hiérarchie et ayant la même juridiction
territoriale. Elle est composée d'un juge en activité ou à la retraite du rang de la cour
correspondante et d'autres membres de la localité pouvant inspirer confiance aux
parties et susceptibles d'aider les parties à trouver une solution consensuelle à leur
contentieux. Ces chambres sont établies par les services d'assistance judiciaire. Leur
compétence matérielle est identique à celle de la cour correspondante. Seulement en
matière criminelle elle est limitée aux affaires susceptibles de transaction.
La saisine de la chambre s'opère par une décision de la Cour si l’affaire est déjà inscrite
au rôle :
-
si les parties sont d'accord pour la porter devant la chambre populaire
ou si l'une des parties en fait la demande et si la Cour considère que l'affaire est
de nature à être résolue par la chambre populaire
ou encore si la Cour de son propre gré estime souhaitable dans l'intérêt des
parties de soumettre l'affaire à la chambre populaire.
Dans les deux derniers cas, les parties intéressées seront entendues avant que la Cour ne
décide du transfert de l'affaire. Quant à une affaire non encore portée devant une cour,
les services d'assistance judiciaire peuvent, après avoir entendu le plaignant, la renvoyer
à la chambre populaire. La chambre saisie de l'affaire l'instruit sommairement avec
toute la diligence requise, elle dispose de tous les pouvoirs d'une cour de justice pour
rechercher les mérites des prétentions respectives des parties. Elle s’applique à
montrer aux parties quels sont leurs droits et obligations respectifs et les prépare ainsi à
trouver ou à accepter un compromis ou un arrangement équitable. Quand les parties
29
tombent d'accord, la chambre établit une sentence dans ce sens qui est définitive et lie
les parties sans possibilité d'appel. Elle peut être exécutée comme un jugement
ordinaire. Les timbres d'instance qui auraient été déjà payés sont remboursés. S'il n'y a
pas arrangement, l'affaire retourne soit à l'instance d'où elle est venue, soit au bureau
d’assistance judiciaire qui fait le nécessaire pour intenter un procès, s'il l'estime
nécessaire.
Les chambres populaires ont commencé à fonctionner. Elles reçoivent surtout des
affaires dans lesquelles les parties sont disposées à transiger comme par exemple la
compensation aux victimes d’accident de circulation par la compagnie d’assurance.
Autrement les tribunaux par routine et les avocats par intérêt s’abstiennent de référer
des affaires aux chambres populaires. Une forte campagne par les services d’assistance
judiciaire serait nécessaire pour promouvoir l’esprit de conciliation et pour faire voir
qu’un compromis est préférable à un procès prolongé avec un résultat incertain. Il faut
dire aussi que les parties ne sont pas disposées à la conciliation quand le conflit est
récent et que les esprits sont encore sous l’empire de la colère ou de l’indignation. Il faut
les laisser se fatiguer un certain temps avant qu’ils préfèrent en finir une fois pour
toutes. Les cours de justice seraient bien inspirées de renvoyer aux chambre populaires
les affaires pendantes depuis un certain temps et susceptibles de conciliation.
Une loi de 1996 sur la médiation et l'arbitrage tend à promouvoir le recours à ces
modes de résolution des conflits. C’est surtout dans le but d’enlever les entraves au
commerce et plus particulièrement au commerce extérieur et de favoriser des
investissements étrangers. Elle est basée sur la loi modèle pour l'arbitrage commercial
international recommandée par les Nations Unies. Cette loi commence à entrer en
application, il faudra quelques années encore pour qu’elle fasse sentir son plein effet.
B. Les juridictions non officielles
1. Les tribunaux ruraux traditionnels
Ils comprennent en général cinq notables du village et sont appelés pour cette raison
panchayats. Ils se renouvellent par voie de cooptation, sous réserve toutefois de
l’assentiment tacite des habitants. Ils peuvent traiter toutes les affaires qui leur sont
déférées par les parties, lesquelles dans les villages se soumettent volontiers à leur
juridiction. Ces institutions existent depuis des temps immémoriaux. Il n’y a pas eu de
changement notable dans leur mode fonctionnement. La colonisation, puis
l’urbanisation, la modernisation, les moyens de transport rapides et la création des
juridictions modernes ont diminué leur importance, mais ils traitent encore d’une large
partie du contentieux de la population rurale (700 millions) qui constitue encore la
majorité. Certains villages et certaines castes ont décidé de ne porter aucune affaire
devant les cours officielles.
Ces tribunaux sont depuis quelque temps l’objet de critiques virulentes. On leur
reproche de ne pas se conformer à la Constitution. On condamne leur attitude pro-
30
masculine et leurs punitions inhumaines. Mais aucun effort n’a été fait pour leur
enseigner les valeurs constitutionnelles. Ils appliquent ce que les justiciables
considèrent comme la loi. Est-il sage et juste d’imposer les valeurs urbaines au monde
rural ? Ce serait une attitude coloniale contraire aux droits naturels de l’homme. Chacun
devrait être jugé d’après les valeurs du groupe auquel il appartient.
Bien que les cours officielles y compris la Cour suprême aient condamné les panchayats
sans les avoir entendus et prôné leur abolition, le gouvernement n‘a pris aucune
décision dans ce sens. Une telle action n’est pas possible à l’heure actuelle, car ces
tribunaux ont le soutien du peuple. Même les officiers de police conseillent aux
plaignants de saisir les panchayats. Les cours officielles n’attirent pas les justiciables à
cause de leur éloignement, leur lenteur et leur coût hors de leur portée.
2. Les institutions à base religieuse
A l’époque moghole, les cours musulmanes étaient des institutions officielles ayant
plénitude de juridiction. Elles ont disparu avec l’installation du gouvernement
britannique. Les musulmans ont eu très peu recours à la justice anglaise pendant la
toute la période coloniale et la tendance a continué. Ils obtenaient le règlement de leurs
conflits de façon informelle avec l’aide soit des membres de la famille soit des notables
du quartier.
Avec l’apparition du fondamentalisme, les Musulmans ont établi de véritables
juridictions aux frais de la communauté, d’abord à Delhi puis ailleurs dans le pays, on en
dénombre maintenant plus d’un millier. Ils se proposent d’établir un réseau complet
dans tout le pays. Ces institutions fonctionnaient de façon discrète et réglaient en
général les affaires familiales relevant du droit musulman pour une population de 160
millions.
Leur existence est apparue au grand jour à la suite d’une affaire sensationnelle d’un
beau-père ayant violé sa belle fille. La Cour musulmane a ordonné à la femme de
considérer à l’avenir son beau père comme son mari et l’a déclarée inapte à vivre avec
son ex-mari. Cette décision a créé un certain émoi. Un litige d’intérêt public a été
introduit devant la Cour suprême demandant à déclarer illégales les juridictions
musulmanes. Le Muslim Personal Law Board, un organisme de caractère privé, qui se
veut le gardien du droit musulman, soutient que les juridictions musulmanes ne sont
pas des cours parallèles, mais de simples instances de conciliation dans les affaires
familiales. Le gouvernement de l’Inde a déclaré à la Cour que d’après la loi musulmane
du pays, les musulmans ont le droit d’avoir des juridictions à eux pour régler les
affaires familiales, que cela n’enlève pas aux parties la possibilité de saisir une cour de
justice régulière. Par ailleurs le Muslim Personal Law Board a demandé au gouvernement
de régulariser les cours musulmanes de leur conférer un statut officiel. La question étant
sub judice devant la Cour suprême, le gouvernement ne peut pas décider en la matière
pour le moment.
31
L’émulation jouant, les chrétiens sont tentés d’imiter les Musulmans et de ressusciter
l’expérience de la chrétienté primitive persécutée. Ils veulent avoir leurs juridictions
propres pour régler les affaires entre chrétiens. Il est à rappeler que la population
tribale dont le nombre s’élève à plus de 100 millions a son propre mode de règlements
de conflits. Il n’y a pas un nombre suffisant d’études sérieuses de tribus pour se faire une
idée des traits communs des systèmes judiciaires de toutes les tribus qui sont en très
grand nombre.
C. Remarques
Devant les juridictions non officielles, la manifestation de la vérité est plus sûre et plus
facile. Les parties et surtout les témoins n’osent pas mentir après avoir prêté serment,
devant leurs proches, amis et connaissances. L’enquête a lieu peu de temps après les
faits. Il arrive aux institutions non officielles de prononcer de véritables sentences. Ces
sentences ne sont pas exécutables à l’aide de la force publique, mais il est difficile aux
intéressés d’y échapper sous peine d’ostracisme. Aussi sont-elles exécutées
spontanément. Sur le plan de la mise en œuvre, elles ont même une supériorité sur les
jugements des instances officielles.
Souvent les institutions non officielles présentent leurs sentences sous forme de
compromis. Mais l’ascendant de ces institutions sur les parties est tel que les
compromis peuvent parfois être imposés. Cela arrive aussi à la Cour suprême. Les
chambres populaires créées sous la loi de 1987 font également pression sur les parties.
En effet, un conciliateur qui resterait absolument neutre n’obtiendrait aucun résultat. On
le constate dans les affaires de droit du travail dans lesquelles l’inspecteur du travail est
en général impuissant. L’affaire remonte jusqu’au ministre doté de l’influence
nécessaire pour débloquer la situation. Dans toute conciliation il y a toujours une
influence qui peut devenir pression. L’essentiel c’est que l’impartialité ne fasse pas
défaut.
Avec la population rurale, musulmane et tribale échappant pratiquement au système
judiciaire officiel, ce dernier n’a pas à s’occuper du contentieux de plus de la moitié de la
population. Il serait donc insensé de penser à supprimer les juridictions non officielles.
La solution pratique consisterait à reconnaître ces institutions et en faire des chambres
populaires officielles à l’instar de celles prévues par la loi de 1997 et de les enregistrer
en tant que telles. Ainsi elles auront pleins pouvoirs pour procéder à des conciliations,
leurs procès verbaux de conciliation auront valeur de jugement et pourront être
exécutés en cas de besoin par les tribunaux officiels. Ainsi tout le travail judiciaire du
pays se trouverait englobé dans un système commun officiel.
Avant de terminer cette partie relative aux modes alternatifs de résolution des conflits il
faut signaler les opérations clandestines d’exercice de la justice. Une collusion entre
officiers de police et hommes politiques leur permet à chacun d’eux de trancher des
litiges de toutes sortes. C’est souvent contre le gré d’une des parties, parfois même en
les menaçant, que ces personnages interviennent, soit pour satisfaire leur soif de
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pouvoir, soit pour favoriser la partie à laquelle ils s’intéressent. Il va sans dire qu’ils
doivent être poursuivis et punis sévèrement, pour qu’il soit mis fin à cette sorte
d’intrusion sauvage dans le domaine judiciaire.
XII. REMARQUES D’ENSEMBLE
A. Evolution
Les Britanniques avaient laissé à leur départ un système bien rodé et bien au point dont
tout les justiciables étaient satisfaits. Mais une faible partie du contentieux seulement
était soumis à ce système. Après l’indépendance les juridictions supérieures ont acquis
l’admiration et la gratitude de la population par leur intervention prompte pour la
sauvegarde des droits fondamentaux. Depuis une dizaine d’années, il y a des ombres à ce
tableau.
D’abord la machine ploie sous sa charge. L’explosion démographique (la population a
plus que doublé en l’espace de quarante ans) en est la cause principale. A cela il faut
ajouter le recours de plus en plus fréquent aux juridictions non officielles, de préférence
aux mécanismes traditionnels de résolution des conflits. La législation indienne, elle, ne
tend pas à éviter les litiges ni à en faciliter les solutions. Ainsi les preuves écrites ne sont
pas toujours exigées, leur prééminence n’est pas toujours assurée. L’activité économique
croissante est source d’augmentation de litiges. Les lois sociales abondantes ne sont
pas basées sur un consensus. L’appareil administratif n’est pas modelé pour les
appliquer sans grincement. Parfois faute de moyens financiers, on ne peut donner effet à
la loi après avoir fait naître des espoirs. Donc les recours aux cours se font de plus en
plus nombreux. Mais les ressources du service judiciaire en bâtiments et en personnel
sont loin d’avoir suivi le rythme.
En ce qui concerne les juridictions supérieures le foisonnement des juridictions
spécialisées a considérablement augmenté leur volume de travail. D’autre part beaucoup
d’affaires qui devraient être portées devant les juridictions subordonnées, sont soumises
directement aux Cours supérieures par voie de requête (writ petition) en alléguant une
quelconque violation d’un droit fondamental. Ce qui a été conçu comme un remède
exceptionnel, à utiliser avec circonspection, est devenu un moyen ordinaire que tous
ceux qui habitent dans les capitales ont pris l’habitude d’utiliser. Toutes ces causes ont
produit un encombrement sans précédent des juridictions.
On compte maintenant 50 000 affaires pendantes devant la Cour suprême dont 20 000
attendent depuis plus de cinq ans, 4 millions dans les Cours supérieures et 27 millions
dans les juridictions subordonnées. Les affaires urgentes occupent presque entièrement
les juges, de sorte que les anciennes attendent des années. Une affaire civile commencée
dans une juridiction subordonnée peut prendre une vingtaine d’années ou plus si l’une
des parties a décidé de faire appel sur appel. Cette lenteur fait perdre confiance dans la
justice. D’un autre côté, en raison de l’encombrement du rôle, les juridictions ont
tendance à imposer des compromis forcés aux parties. Les décisions provisoires des
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juridictions de première instance et les sursis à exécution accordés au moment où
l’appel a été interjeté restent en vigueur pendant des années. Cet état de choses incite le
gouvernement à mettre au point des institutions alternatives qui réduiraient le fardeau
des tribunaux. En attendant, ceux qui ont un pouvoir quelconque tentent d’usurper les
fonctions judiciaires.
De leur côté certains juges ont la tentation d’hypothéquer leur impartialité soit en faveur
des puissants du jour soit tout simplement pour de l’argent. Avant l’indépendance, les
juges provenaient des classes aisées et disposaient des ressources familiales en plus de
leur rémunération, ce qui n’est plus le cas à présent. La corruption est facilitée du fait
que le juge unique est presque la norme, qu’il y a moyen de manipuler le système pour
que l’affaire passe devant le juge de son choix et que la loi manque parfois de précision.
Le juge intervient en faveur des parties surtout au moment des décisions provisoires où
la discrétion joue une part non négligeable. Ces décisions pouvant durer longtemps
confèrent des avantages certains à la partie qui en bénéficie. Ce qui est plus grave que la
corruption elle-même, c’est la dimension amplifiée qu’en donne l’imagination populaire,
ce qui, conjugué avec la lenteur, provoque une certaine désaffection de la justice.
Ces causes de désaffection de la justice sont aggravées par le malaise du barreau.
L’effectif des avocats n’étant nullement limité, il a augmenté considérablement avec le
progrès de l’éducation, beaucoup restent évidemment sans cause. Alors que dans le
passé ils étaient issus des classes aisées, ils proviennent maintenant de toutes les
couches sociales. Les principes de déontologie sont pratiquement ignorés, ce qui
évidemment fait hésiter les clients éventuels.
D’un autre côté les relations entre magistrats et avocats se sont détériorées. Les
magistrats sont tous issus du barreau, ils suspendent l’exercice de leur profession
pendant leur mandat de juges et peuvent la reprendre quand ils quittent leurs fonctions.
Magistrats et avocats se considéraient auparavant comme appartenant à la même
fraternité, les avocats étaient pleins d’égards pour les juges.
Depuis quelque temps des fissures sont apparues dans ce bel édifice. Les pétitions et les
manifestations contre les juges se multiplient. Les avocats réclament et obtiennent le
déplacement ou la démission des juges. On a même enregistré des tapages en pleine
audience et des violences contre les juges. Dernièrement le bâtonnier de l’Ordre Général
des Avocats de l’Inde a été suspendu de ses fonctions par la Cour suprême pour injures
proférées en pleine audience contre un juge d’une Cour supérieure. Les avocats ont alors
organisé une manifestation monstre à l’issue de laquelle ils ont remis un mémorandum
au Président de la République protestant contre « l’interférence de la Cour dans la
liberté du barreau ».
Le juge indien, alors qu’il accumule du retard dans le règlement des affaires en cours,
n’hésite pas à pénétrer dans de nouvelles zones pour procurer un soulagement
immédiat à ceux qui souffrent en silence. Il agit avec courage et détermination pour
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faire cesser les écarts des puissants du jour. C’est cela qui lui assure confiance et
réputation.
B. Perspectives d’avenir
La lecture de tout ce qui précède aura déjà fait naître dans l’esprit du lecteur un certain
nombre de mesures susceptibles d’assainir la situation : collégialité des juridictions à
tous les niveaux du moins dans leur formation de jugement, redéfinition des
compétences des juridictions de manière à alléger le travail des juridictions supérieures,
réduction des voies de recours, nomination de juges bien choisis, maîtrise de l’entrée au
barreau de façon à limiter le nombre des avocats à ce qui est nécessaire et à en assurer
la qualité intellectuelle et morale, regroupement des juridictions spécialisées, révision
des règles de preuve et de procédure, rationalisation du mode de travail des juges etc...
Ce sont des solutions rationnelles qui viennent naturellement à l’esprit. Des
commissions nommées par le gouvernement ont fait des recommandations dans ce sens.
Mais ces changements, pour désirables qu’ils soient, n’ont pas de chances d’aboutir dans
l’immédiat. D’une part certains exigent des moyens financiers qu’on n’est pas prêt à
investir malgré toutes les protestations de considération pour la justice. D’autre part,
chacune de ces mesures a ses opposants farouches pour des raisons d’intérêt personnel,
car ou bien les avantages acquis sont réellement menacés ou bien il y a une
appréhension non justifiée, mais néanmoins agissante. De plus, la lourdeur de l’appareil
est là avec la ténacité des habitudes des juges et des avocats.
Dans le corps politique la réforme judiciaire est un thème de discours politique mais pas
une priorité pour une action efficace. Il faut avouer que les quelques tentatives qui ont
été faites ont rencontré une opposition systématique de la part du barreau qui se trouve
bien à l’aise dans l‘état de choses actuel. Il craint qu’une réforme quelconque ne lui soit
préjudiciable d’une manière ou d’une autre. Le corps politique de son côté est assez
affaibli dans une fédération mal agencée, pour pouvoir triompher des obstacles du
barreau.
C. Considérations finales
L’intérêt de l’expérience de l’Inde réside dans l’extrême diversité de sa population et
dans sa manière de résoudre les conflits. Quant aux normes, elles vont du dernier cri des
droits de l’homme à celles de la mentalité tribale. On peut simplifier le tableau en
divisant la prestation judiciaire en deux catégories, selon qu’elle est assurée ou pas par
des juridictions officielles. On peut postuler que les institutions officielles ont comme
guide les droits de l’homme contenus dans la Constitution. Quant aux juridictions non
officielles elles ont une gamme de principes traditionnels variables selon leur clientèle.
Les tenants des droits de l’homme voudraient imposer leurs valeurs à ceux qui sont
attachés aux valeurs traditionnelles. N’est-ce-pas une atteinte aux droits naturels de
l’homme ? N’est-ce pas un « crime des gens de bien », selon l’expression du chancelier
d’Aguesseau ?
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La manière d’appréhender la chose à juger est encore un point de divergence
supplémentaire. Les juges des juridictions officielles formés dans les facultés de droit et
la routine judiciaire élaborée par les ainés, ont tendance à réduire les faits de la cause à
quelques traits saillants pour pouvoir leur appliquer les règles juridiques qu’ils ont à
l’esprit. Autrement dit, ils décantent les faits pour pouvoir les faire entrer dans des
cases préétablies. C’est seulement une fois la décision prise qu’ils cherchent à se
pencher sur les circonstances pour préciser les détails du dispositif du jugement. De
cette manière il y a primauté du droit sur les faits. Les juges traditionnels appréhendent
les faits dans leur totalité, dans leur complexité et essaient de trouver une solution avec
des principes simples à leur disposition. La primauté est accordée aux faits. Les premiers
procèdent d’une manière analytique, les seconds d’une manière synthétique. On
constate que l’évolution est en faveur de la première. Mais elle est sujette à des critiques
internes. La seconde conserve l’avantage de la rapidité et d’absence de coût. Elle n’est
critiquée que de l’extérieur. Laquelle est la meilleure ? La réponse varie sans doute
selon le genre d’affaires.
On peut alors se demander ce que devient l’idéal de justice parfaite et l’image du juge
représentant de Dieu que nous avons évoqués au départ. Au moment où cet idéal de
justice parfaite a pris forme, la population était homogène. Le roi et son peuple était au
même diapason quant aux normes. Maintenant, dans cette société plurielle, ce qui est
juste est devenu relatif. Mais l’aspiration à obtenir intégralement ce qui est perçu
comme juste est aussi impérieux qu’auparavant. Autrement dit, si la notion de juste est
partagée par tout le monde, chacun a une idée de ce qui est juste. Le contenu du juste
peut varier avec le temps et les lieux. En Inde, au même moment, il peut varier entre la
ville et la campagne, entre les sexes, entre les religions, entre les castes, entre les tribus,
entre les intellectuels et les illettrés. La notion du juste pour chaque groupe mérite
pleine considération. Une fois qu’elle est déterminée elle doit être atteinte sans faille.
C’est comme cela qu’il faut entendre l’enseignement du passé.
Pour le triomphe d’une telle justice, il est souhaitable qu’il y ait consensus entre le juge
et les justiciables, qu’ils aient la même mentalité et partagent les mêmes valeurs, les
mêmes préjugés. Cela ne veut pas dire que les différentes normes doivent restent figées.
Place doit être faite à leur évolution avec le changement de mentalité grâce à l’éducation
qui se veut commune à toute la population. Il est évident qu’une justice uniformément
dispensée pour toute l’Inde n’est pas possible dans un avenir immédiat. Mais toute
mesure qui se dirigerait vers ce but sans compromettre la justice du moment est à
accueillir.
Publié sur www.ihej.org, le 30 novembre 2012
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