LA JUSTICE EN INDE David Annoussamy, juge honoraire en Inde I. LA FIGURE SYMBOLIQUE DU JUGE En Inde, la justice jouit traditionnellement d’un grand prestige. Le juge est considéré comme le représentant de Dieu sur terre. On exige de lui une justice infaillible. Les mythes cultivent la soif d’une justice absolue. Une injustice est ressentie comme un grand mal social. Les textes prévoient aussi, en cas d’injustice, des punitions sévères pour le juge, y compris le châtiment corporel. « Partout où la justice est détruite par l’iniquité, la vérité par la fausseté sous les yeux des juges, ceux-ci sont également détruits », peut-on lire dans les « Lois de Manou »1. Une abondante littérature tant sanscrite que tamoule donne le portrait du juge tel qu’on le concevait dans l’Inde ancienne. C’est d’abord celui qui découvre toujours la vérité. On en a un exemple dans les contes du juge Mariadi Ramane, bien connus dans le pays tamoul. Ce personnage légendaire possède une perspicacité, un don de divination extraordinaire qui lui permet de déceler la vérité la mieux dissimulée. La contenance, un détail dans les paroles, l’intonation, une hésitation, un silence, la moindre contradiction le mettent sur la voie. Il a plus d’une astuce dans son sac pour faire éclater la vérité ainsi devinée, démasquer le parjure et le contraindre à baisser la tête. Un autre exemple de justice parfaite est celui du roi juge qui modifie la loi pour les besoins de la justice. On le rencontre dans le Roman de l’Anneau (en langue tamoule). Un brahmane très versé dans les écritures a gagné dans une ville voisine des présents d’une grande valeur pour ses prestations. Au retour il s’arrête dans un village pour se reposer sous un arbre. Il aperçoit des enfants brahmanes en train de jouer, il les rassemble et leur promet une petite récompense à qui répétera le mieux avec lui quelques distiques des textes sacrés. L’un d’entre eux a été tellement brillant qu’il lui a donné tout son trésor. Les "Lois de Manou" ou "Code de Manou" sont un ensemble de prescriptions juridiques et de préceptes régissant la conduite civile et religieuse de l’homme, écrit autour du 12e siècle avant JC par Manou, grand sage de l’Inde védique et premier législateur de l’humanité. 1 1 La famille de ce garçon ayant donné des signes d’opulence dans sa manière de vivre, les fonctionnaires du coin en conçoivent de la jalousie et font emprisonner le père, l’accusant d’avoir gardé pour lui un trésor qu’il a trouvé, au lieu de le déclarer au roi comme l’exige la loi. Sanglots et lamentations de la part de l’épouse absolument fidèle. La force de sa vertu produit son effet : la porte principale du temple refuse de s’ouvrir. Le roi, pressentant qu’une injustice a été perpétrée à son insu dans son royaume, fait procéder à une enquête. Les fonctionnaires affectés à cette tâche lui présentent l’homme injustement incarcéré et exposent au roi les faits. Le roi reconnait le tort commis en son nom, fait immédiatement libérer l’innocent, le comble de présents, se prosterne devant lui et devant son épouse au pouvoir si puissant. Il ne s’arrête pas là, il fait proclamer par un héraut à dos d’éléphant une nouvelle loi : « Dorénavant les biens trouvés appartiendront à ceux qui les auront trouvés au même titre que les biens reçus des tiers et les biens acquis au prix d’un effort personnel ». Ainsi le souverain, constatant que la loi mène à l’injustice, améliore la loi. Juger n’est pas seulement appliquer scrupuleusement les règles juridiques établies, c’est aussi modifier les règles ainsi que l’exige la justice. On pourrait multiplier les exemples. On se contentera de la légende de Manou Nidi Sojane, où la justice atteint son point ultime. On la trouve dans la littérature tamoule avant le début de l’ère chrétienne. Elle a été reprise plusieurs fois. Voici, en résumé, la légende telle qu’elle apparaît dans un poème du Moyen Age. La justice régnait dans le royaume de Manou Nidi Sojane. Les gens s’appliquaient à ne faire du mal à aucun être vivant. La cloche qui se trouvait à l’entrée du palais, invitant toute personne lésée à se plaindre au roi, n’avait pas été tirée une seule fois depuis qu’il était monté sur le trône. C’était un véritable état de grâce collectif. Alors la déesse de la justice veut mettre le roi à l’épreuve. Elle prend la forme d’un jeune veau, se jette sous les roues du char du dauphin et meurt. La vache va droit tirer la cloche d’alarme, le roi sort, bouleversé. La vache réclame justice pour le meurtre de son petit, ses sanglots font frémir. Le jeune prince est le fils unique du roi, il a seize ans accomplis et se destine à prendre ses fonctions de prince héritier. Il est connu pour sa piété, son caractère élevé, son respect pour la loi, sa grande compassion pour tous les êtres. Quand le roi est au courant des faits, il réfléchit et décide que son fils qu’il adore doit périr. Les larmes de la reine demeurent impuissantes. Les ministres s’efforcent de sauver la vie du prince. Ils rappellent que la peine de mort n’est applicable qu’en cas de meurtre d’un être humain et non d’un animal. Ils suggèrent la possibilité de la peine alternative de la pénitence de vingt ans. Le roi n’a guère de mal à repousser leurs arguments. La pensée du roi n’est pas tournée vers la punition. Son tourment est de ne pouvoir offrir une réparation adéquate à la vache aux larmes intarissables. Il se sent fautif de ne pouvoir la satisfaire. Pour obtenir l’absolution de sa faute, il lui faut une punition pour lui-même. La plus adéquate à ses 2 yeux, c’est de souffrir les mêmes affres en perdant son fils unique. En d’autres termes, la préoccupation de compensation prédomine. La peine à infliger au coupable ne retient pas son attention. Il renverse l’ordre habituel du procès criminel. Ne pouvant pas restituer le veau à sa mère, il mérite une punition à double titre : celui du père du coupable et celui du roi protecteur de tous les êtres du royaume. Il serait déplacé d’exercer la clémence envers lui même. Il n’y a pas lieu de délibérer sur la punition du coupable pour laquelle il y aurait des atténuations possibles du moment que la punition que s’inflige le roi fait disparaître le coupable. C’est à l’issue de la plaidoirie infructueuse des ministres que commence l’interrogatoire de l’accusé lequel vient plaider pleinement coupable, exprimer son regret pour avoir terni le règne impeccable de son père. Le roi détourne les yeux. La sentence est prononcée : le coupable doit mourir de la même façon que le veau, écrasé au même endroit par le même char. L’exécution de cette sentence terrible est dévolue à un ministre de confiance. Celui-ci ne pouvant décliner la mission, il tombe près du veau écrasé, prie et rend l’âme. L’agonie du roi augmente. Il se reconnaît coupable aussi de la mort du ministre, il se résout à exécuter lui-même la redoutable sentence et à mourir ensuite pour le choc mortel causé à son ministre. L’effroi et la désolation sont à leur paroxysme. La foule retient son souffle en implorant Dieu de protéger l’enfant. Seul le jeune prince attend avec sérénité l’exécution de la sentence juste du roi. Les roues passent, le veau est vengé, les péchés sont expiés. A la surprise générale, Dieu fait alors une brève apparition, libératrice de cette atmosphère étouffante de larmes et de lamentations. Le veau, le ministre puis le prince reviennent à la vie. Le merveilleux encadre l’histoire, on le trouve au début dans l’apparition divine sous forme de veau et on le retrouve à la fin dans l’apparition divine sous son vrai jour, mais l’action tout entière pivote sur la rigueur du roi dévoré par la justice. La conscience de celui-ci est en effet saisie de tourments extraordinaires par le spectacle de la mère de la victime qui demande réparation. La réparation parfaite exige que l’on redonne la vie au veau mort. Mais il y a des phénomènes de la nature qui sont irréversibles et qui assignent des limites à la justice. Incapable de jouer son rôle, le roi se punit. Alors cette justice parfaite, impossible, s’accomplit par miracle. C’est un avertissement contre l’inefficacité dans laquelle la justice risque de s’enliser sous le prétexte d’éviter les écueils. C’est une invitation à souffrir en soi la présence d’un peu de cette « substance caustique » qu’est la justice absolue pour que la justice quotidienne reste tournée vers la voie de son accomplissement. Cette légende continue à habiter les esprits. Quand la Cour supérieure de Madras a célébré son centenaire, il y a quelques années, une représentation sculpturale d’une séquence de la légende a été érigée dans l’enceinte de la Cour. D’après la conception indienne tout procès indique une perturbation sociale qui affecte l’ordre de l’univers luimême. Au juge incombe l’obligation de restaurer l’ordre. On désigne le roi par son 3 insigne, le sceptre, dont la propriété est d’être droit, de ne pas pencher d’un côté ou de l’autre, de ne pas plier sous les influences extérieures. Une injustice commise par le juge peut non seulement entraîner des malheurs pour le pays, elle peut se retourner contre lui-même. La justice ne pouvait être rendue par le roi lui-même que dans les petits royaumes. Ailleurs la tâche était confiée à des juges qui agissaient par délégation. Pour remplir ce rôle divin ils devaient posséder toutes les qualités requises. Leur énumération varie légèrement selon le temps et les lieux. Les qualités les plus communément citées exigent du juge d’être de bonne naissance, instruit, de bonne conduite, animé par le culte de la vérité, intègre, impartial, exempt de jalousie, sans désir ardent. II. L’ORGANISATION ACTUELLE DE L’APPAREIL JUDICIAIRE A. Les juridictions de droit commun 1. Les juridictions subordonnées La hiérarchie moderne héritée des Britanniques se caractérise par la distinction des juridictions en deux classes, l’une subordonnée à l’autre. Comme leur nom l’indique, les juridictions subordonnées sont soumises au contrôle et à l’inspection des juridictions supérieures. Les juridictions subordonnées sont de trois niveaux. a) En bas de l’échelle, il y a des cours séparées pour les affaires civiles (de moindre importance) et les affaires pénales (simple police et affaires correctionnelles). Il est également possible de confier les affaires pénales ne comportant pas de peine d’emprisonnement à des magistrats bénévoles choisis parmi les citoyens notables. b) Au deuxième degré, il y a les cours civiles de pleine juridiction. Elles connaissent également des affaires criminelles autres que celles relatives au meurtre. Elles décident en appel des affaires jugées par les tribunaux du premier degré. c) Au troisième degré, il y a les cours de district qui ont compétence pour les affaires criminelles graves. Elles jugent en appel les affaires relevant des tribunaux du deuxième degré. Cependant pour les appels civils leur compétence est limitée aux affaires inférieures à une certaine somme. Elles connaissent sur pourvoi les affaires de la compétence des juges du premier degré, soit directement les affaires non soumises à appel, soit après décision en appel par les tribunaux du deuxième degré. 2. Les juridictions supérieures Les juridictions supérieures sont les Cours supérieures de chaque Etat et la Cour suprême. Les Cours supérieures jugent en appel les affaires jugées en première instance par les tribunaux de district et celles jugées en première instance par les tribunaux du deuxième degré non sujettes à appel devant les tribunaux de district. Elles jugent sur 4 pourvoi toutes les décisions des cours inférieures qui sont portées devant elles et pour lesquelles l’appel n’est pas possible. Elles peuvent même s’en saisir d’office si elles s’aperçoivent qu’une illégalité grave a été commise. Mais la partie importante du travail de ces cours consiste à traiter les requêtes qui leur sont directement présentées pour atteinte aux libertés fondamentales ou pour illégalité d’une décision d’une institution publique. Les avocats ont une préférence marquée pour cette pratique, car leur travail est plus aisé et les honoraires plus élevés. Des affaires complexes et délicates sont ainsi traitées selon une procédure sommaire. Alors que les cours subordonnées sont toujours à juge unique, les Cours supérieures peuvent avoir des formations de deux, trois ou cinq juges. La chambre de deux juges traite directement certaines affaires complexes qui lui sont renvoyées par le juge unique et en appel les affaires traitées par un juge unique de en première instance. Elle juge les appels en matière de meurtre et les appels civils importants à l’encontre des jugements des juridictions subordonnées. La chambre de trois juges intervient quand il y a conflit de décisions entre deux chambres de deux juges. La Cour suprême juge en appel les affaires traitées par les Cours supérieures, dans les cas prévus spécifiquement par la Constitution ou sur permission spéciale de la Cour. Elle est compétente pour connaître en première instance des affaires délicates et retentissantes de violation des droits fondamentaux. Devant la Cour suprême comme devant les Cours supérieures les affaires sont enrôlées seulement après avoir entendu le requérant en audience publique. Il arrive que des affaires soient rejetées au seuil de la procédure sans inviter la partie adverse à se présenter. Cela se produit davantage devant la Cour suprême. Sa chambre des requêtes se compose de deux juges ; la chambre normale est de trois juges ; la chambre constitutionnelle comprend cinq juges. Quand il apparaît nécessaire de réformer la jurisprudence existante sur un point de droit, la chambre comprend deux juges de plus que la chambre dont il s’agit de modifier la décision. On a ainsi vu des chambres composées de treize juges. 3. L’assistance judiciaire La présentation du système judiciaire indien serait incomplète sans quelques mots sur l’assistance judiciaire. La révision du code de procédure criminelle de 1973 rend obligatoire l'assistance d'un avocat pour une personne accusée devant la cour criminelle et ouvre la possibilité d'une telle assistance devant les tribunaux correctionnels. La loi du 29 octobre 1994 entrée en vigueur en 1997 avec son escorte de décrets d'application régit l’assistance judiciaire en matière civile. L'assistance judiciaire comprend les honoraires des avocats en plus des timbres d'instance. Les deux sont avancés par le bureau d'assistance judiciaire s'il est satisfait du bien fondé de la cause et de la pauvreté de la partie qui sollicite l'assistance. Cette dernière condition n’est plus vraiment exigée. D’abord la majorité de 5 la population peut obtenir l'assistance sans avoir à invoquer sa pauvreté. Ce sont les femmes, les enfants, les ouvriers, la population tribale, les hors-castes, les victimes d'un désastre, les invalides, les malades mentaux, les mendiants, les victimes de l'exploitation sexuelle, les personnes incarcérées ou placées dans une maison de redressement. Quant aux autres, ils n’ont plus besoin de prouver la pauvreté. Il leur suffit de faire une déclaration sur la foi du serment qui sera acceptée à moins que l'autorité concernée ait des raisons de douter de la véracité de la déclaration. Plusieurs services et bureaux décident de l'octroi de l'assistance judiciaire. L'infrastructure administrative mise en place est fortement hiérarchisée : service de l'Union, services des Etats, services des districts, chacun présidé par le premier président de la juridiction correspondante. Ces services sont assistés par des bureaux établis auprès de chaque cour de haut en bas de l’échelle. Les services d'assistance judiciaire sont financés par des dotations du gouvernement de l'Union, celles des gouvernements des Etats, des donations émanant de particuliers, des dommages et intérêts exemplaires prononcés par les cours au profit des services d'assistance judiciaire et les frais de justice recouvrés dans les affaires engagées par les bureaux d'assistance judiciaire. B. Les juridictions spécialisées Ces juridictions qui ont compétence dans un domaine déterminé portent en Inde le nom de tribunals par opposition aux tribunaux de droit commun qui sont connus sous le nom de courts à tous les niveaux. Il en existe une pour chaque domaine : réforme agraire, louage d’habitation, protection du domaine public, expropriation, assurance, coopératives, cadastre, forêt, irrigation, mines, plantations, patente, presse, réfugiés, affaires familiales, contentieux des fonctionnaires, griefs des consommateurs, chaque catégorie de taxes, etc... En matière de travail seulement, il y a une douzaine de tribunaux spécialisés variables selon la nature du contentieux ou selon les catégories de travailleurs. Dans certains domaines il y a des tribunaux d’appels. Les décisions en dernier ressort des tribunaux sont sujettes au pourvoi devant les Cours supérieures. Il y a une raison historique à cette prolifération des tribunaux spécialisés. Pendant la première partie de leur règne, les Britanniques n’avaient pas encore établi un réseau de tribunaux de droit commun sur toute l’étendue du territoire. Quand une loi d’application générale était promulguée il fallait des instances pour trancher les litiges qu’elle pouvait générer. Aussi chaque loi prévoyait-elle une instance spéciale pour ce contentieux. Le pli une fois pris, cette pratique continua même après l’installation de tribunaux dans tout le pays. Maintenant les tribunaux connaissent un tel regain de faveur qu’on enlève certaines catégories d’affaires aux tribunaux de droit commun pour les confier aux tribunaux spécialisés constitués à cet effet. La préférence pour les tribunaux spécialisés s’expliquent par les raisons suivantes : - avoir une décision définitive de manière prompte. 6 - avoir des juges ayant l’optique désirée ou les connaissances requises pour traiter ces affaires, une certaine méfiance vis à vis des Cours supérieures, lesquelles ne sont pas au même diapason que le corps politique. Ces tribunaux présentent quelques avantages mais certains d’entre eux offrent beaucoup d’inconvénients. D’abord, comme cela se conçoit aisément, ces tribunaux ayant une juridiction limitée n’auront pas un grand nombre d’affaires à traiter, donc ne peuvent être établis que dans de grands centres urbains, c’est-à-dire loin des justiciables. En deuxième lieu le justiciable a toujours quelque peine à trouver la juridiction compétente dans cette jungle des tribunaux. Bien que ces tribunaux existent dans les faits, la Constitution ne leur avait pas donné une place en son sein. Pour qu’un chapitre leur soit consacré il a fallu attendre l’année 1976, c’est-à-dire la période de l’état d’urgence au cours de laquelle on a voulu réduire le pouvoir des Cours supérieures. Cette révision constitutionnelle se rapporte aux domaines qui tenaient à cœur au gouvernement de l’époque : le contentieux de la fonction publique, les impôts et taxes, le commerce extérieur, les devises étrangères et les douanes, les conflits de travail, l’expropriation forcée, le plafond de la propriété urbaine, les élections, le ravitaillement en denrées essentielles. La Constitution prévoit pour ces questions des tribunaux supérieurs du niveau de la Cour supérieure, seule la Cour suprême restant commune aux juridictions de droit commun et aux juridictions spécialisées. Mais sauf pour deux ou trois domaines les tribunaux supérieurs n’ont pas été constitués. Outre le frein financier, l’enthousiasme est retombé avec le changement de parti politique au pouvoir. Il faut dire aussi que les tribunaux supérieurs n’ont pas donné les résultats attendus. Composés, en partie du moins, d’anciens juges et avocats, ils fonctionnaient plus ou moins comme les Cours supérieures, tant les habitudes sont vivaces. La révision constitutionnelle reste donc lettre morte. La hiérarchie comprend donc cinq degrés. Certaines affaires, heureusement rares, passent par les cinq instances. Nombreuses sont les affaires qui connaissent trois degrés de juridiction. C’est une des causes du retard dans la solution des affaires. Le double degré de juridiction en vogue n’est qu’un pis-aller pour pallier l’incompétence des juges et l’insuffisance de l’instruction des affaires. Mais quand on a deux jugements contradictoires sur la même affaire, la décision de justice devient toute relative. L’idéal serait d’avoir un seul degré de juridiction avec une cour bien composée en fonction de la nature et de l’importance d l’affaire. Cette cour devrait comprendre cinq juges pour éviter les écarts. L’instruction de l’affaire pourrait être assurée par un juge unique, la plaidoirie se faisant devant le collège qui devrait prononcer le jugement après délibération. 7 III. LE STATUT DU JUGE A. Nomination Le statut actuel du juge date de l’administration coloniale avec quelques modifications apportées par la Constitution. Les nominations sont faites par le gouvernement, mais les recommandations sont en général faites par le corps judiciaire. On procède au recrutement des juges de premier degré par voie de concours destiné à tester les connaissances juridiques et la personnalité des candidats. La plupart des candidats sont des avocats inscrits au barreau. On s’aperçoit que le mode de recrutement ne permet pas d’avoir des juges possédant les qualités prescrites par les anciens textes. On peut les résumer ainsi : 1) connaissances, 2) qualités intellectuelles, 3) caractère et 4) moralité. Si on peut apprécier à peu près convenablement les deux premières qualités, les méthodes d’évaluation ont fait peu de progrès en ce qui concerne les deux dernières. Pour l’instant elle ne peut se faire qu’en cours de formation et de stage. On néglige en général de le faire ou l’on n’ose pas le faire. Cependant ces qualités sont essentielles aux juges, car quelques juges manquant de caractère ou de moralité surtout peuvent porter un préjudice très grave à la réputation du corps judiciaire tout entier. D’un autre côté il ne faut pas oublier que le juge peut subir des changements considérables au cours de sa carrière. Certains qui avaient conservé les qualités louables de leur jeunesse quand ils étaient en quête d’un poste, se relâchent après leur nomination et se dévalorisent. La question qui se pose alors est de savoir s’il n’est pas préférable de procéder au recrutement des juges à un âge plus tardif quand les candidats ont leur personnalité bien formée, qu’ils ont fait preuve de probité dans la profession où ils se sont engagés et qu’ils ont acquis une expérience suffisante de la vie. Dans tous les cas, les justiciables préfèrent les juges qui ont une certaine maturité. La tradition est en faveur des juges d’âge mûr. Il y même des légendes ou le roi a été récusé en tant que juge à cause de son jeune âge. Les juges des juridictions supérieures sont investis de leurs fonctions par un brevet portant le sceau et la signature du Président de la République, ce qui n’est pas le cas pour les autres juges et même les fonctionnaires de rang élevé. L’installation des juges des juridictions subordonnées se fait simplement, alors que celle des juges des juridictions supérieures s’effectue de façon très cérémoniale. En effet, le système est caractérisé par une distinction nette entre les deux classes de juridictions. En s’adressant aux juges des juridictions supérieures les avocats disent « Your Lordship » alors qu’ils utilisent l’expression « Your Honour » en s’adressant aux juges des juridictions subordonnées. On fait précéder le nom du juge des juridictions supérieures du vocable « Justice » comme dans les pays anglo-saxons, en faisant d’eux des personnifications de la justice. On ne peut pas dire que ce soit sans effet dans 8 l’accomplissement de leur tâche. Ces juges ont en plus la prérogative de punir pour outrage à la Cour quiconque n’obéit pas à leurs ordres, après une procédure sommaire. B. Carrière 1. Promotion Les juges recrutés pour les postes en bas de l’échelle peuvent accéder par voie de promotion aux deux tiers des postes de juges de district et en général sont atteints par la limite d’âge avant de pouvoir aller plus avant. Les promotions sont prononcées par le gouvernement sur proposition de la Cour supérieure. L’autre tiers des postes des juges de district pourvu par voie de nomination directe accède en général à la Cour supérieure. Pour les nominations aux Cours supérieures les propositions sont faites par les premiers présidents des cours respectives, pour un tiers parmi les juges de district et pour les deux autres tiers parmi les membres du barreau (le plus souvent les avocats de l’administration). Les juges de la Cour suprême sont en général choisis parmi les premiers présidents ou les juges les plus anciens des Cours supérieures. 2. Mutations Les juges des juridictions subordonnées ont toujours fait l’objet de déplacements réguliers tous les trois ans, ils ne sont jamais nommés dans leur district d’origine. Les déplacements sont prononcés par la Cour supérieure. Ce genre de déplacement périodique est un legs de la puissance coloniale. On n’en voit pas très bien l’utilité. En revanche, il cause des dépenses inutiles aux intéressés et au gouvernement. Les juges des Cours supérieures n’étaient pas déplacés, par une sorte de convention, bien que la Constitution le permît. A un certain moment on avait mis en vigueur une politique consistant à avoir un tiers des juges de la Cour supérieure de chaque Etat en provenance des autres Etats. Cela donnait lieu à beaucoup de déplacements hypothéquant l’indépendance des juges. On a mis en veilleuse cette politique et les déplacements se font plus rarement aujourd’hui. 3. Mesures disciplinaires Les mesures disciplinaires sont prononcées contre les juges des juridictions subordonnées, par le gouvernement, sur proposition de la Cour supérieure qui procède à l’enquête. La procédure disciplinaire et les pénalités sont identiques à celles des autres fonctionnaires, ce qui n’est pas un arrangement satisfaisant. Pour le bon exercice de leurs fonctions, les juges ont besoin de prestige. L’enquête préliminaire doit être discrète et efficace. Si la faute imputée est vénielle, l’affaire pourrait être close par un rappel à l’ordre strictement confidentiel du premier président de la Cour supérieure. Dans le cas contraire, l’intéressé doit être suspendu de ses fonctions. Après une enquête en bonne et due forme il pourra être affecté à un poste non judiciaire ou révoqué selon 9 le résultat de l’enquête. Un juge qui a été suspendu de ses fonctions ne doit jamais revenir siéger. Il ne peut être mis fin au mandat des juges des juridictions supérieures que par un ordre du Président après une requête à cet effet par les deux chambres du Parlement au cours d’une même session pour motif d’incapacité ou de mauvaise conduite. La requête doit avoir recueilli la majorité de deux tiers au moins des membres présents et votants dans chacune des deux chambres au cours d’une même session. Jusqu’à présent aucun juge des juridictions supérieures n’a été destitué de ses fonctions. IV. L’INDÉPENDANCE DES JUGES Les actes de l'Administration peuvent être attaqués devant les Cours supérieures pour violation de la Constitution ou de la loi. Les juges des Cours supérieures, témoins des pouvoirs étendus dont jouit l'Exécutif dans le déplacement des richesses et la distribution des faveurs dans un pays en plein développement, entendent exprimer fermement qu'ils ont leur mot à dire et n'hésitent pas à annuler les actes du gouvernement entachés d’illégalité. Le recours à la Cour supérieure permet aux citoyens honnêtes de se prémunir contre les excès administratifs mais offre la possibilité aux spéculateurs et aux fraudeurs de tenir en échec la politique du gouvernement. Celui-ci a de la peine à contenir son mécontentement. Comment les magistrats des Cours supérieures s'y prennent-ils pour freiner le gouvernement ? D'abord il y a une sorte de connivence tacite entre la Cour et le barreau, y compris les avocats de l’administration. D'autre part, la violation des normes par le gouvernement étant souvent apparente, il lui est difficile de réagir avec vigueur. L'action disciplinaire contre les juges est tellement compliquée que ceux-ci ne la redoutent pas et agissent en pleine indépendance. Le statut privilégié accordé aux juges est une garantie offerte aux citoyens pour la sauvegarde de leurs libertés et de leurs droits. Le gouvernement, sachant qu'il serait vain de s'attaquer de front à l'indépendance des juges, essaye d'arriver à ses fins par des moyens détournés. Il dispose de quelques atouts qu'il ne manque pas d'utiliser. D'abord les nominations sont faites par le gouvernement. Par une convention autrefois tacite, les plus anciens présidents des Cours supérieures devenaient conseillers de la Cour suprême. Quand le conflit de pouvoir entre l’Exécutif et le Judiciaire atteignit son zénith, cette convention fut rompue. On a même annoncé publiquement à maintes reprises qu'on voulait des juges engagés (évidemment dans le même sens que le gouvernement). Cela créait chez les juges un conflit entre leur conscience et leur ambition légitime, les soumettant parfois à des dérobades ou à des exercices de haute voltige pour satisfaire les deux. Mais ce n'est pas chose facile. Certains restèrent réfractaires et fiers de leur indépendance, d'autres cédèrent à la tentation de la promotion, quitte à recouvrer leur indépendance par la suite. 10 Les juges des Cours supérieures étant choisis en partie parmi les juges de district, les aspirants à ces postes prestigieux et fort convoités ont intérêt à gagner l'appui des hommes politiques ou tout au moins à ne pas s'attirer leurs foudres. Le gros du contingent des Cours supérieures est fourni en général par les avocats du gouvernement, donc nommés par le gouvernement du jour, évidemment parmi les membres du parti au pouvoir Ces hommes qui deviennent juges dans leur cinquantaine ont des convictions politiques bien ancrées et auront de la peine à se dépouiller de l'allégeance à leur parti. La deuxième arme dont dispose le gouvernement est le pouvoir de déplacer un juge d'une Cour supérieure à une autre après avis du président de la Cour suprême. La menace de déplacement est comme une épée de Damoclès, elle donne à réfléchir aux juges et hypothèque leur indépendance dans une certaine mesure. Cela peut se traduire par de légères faveurs, ne serait-ce que l’instruction plus ou moins rapide des affaires selon le vœu de l'Administration. Cela peut être aussi parfois une décision moins dure pour l’Administration ou un ton moins acerbe du jugement. En troisième lieu, le gouvernement dispose d'une récompense à offrir aux juges « méritants ». La rémunération des juges de la Cour supérieure consiste pour moitié, et même plus, en avantages en nature qui vont cesser au moment de la retraite à 62 ans, alors que les juges ont encore parfois des obligations familiales. La pension qui est égale à 50 % de la rémunération en argent représentera seulement 25 % de leur rémunération totale en période d'activité. Ceci rend les juges très vulnérables. Qu'importe qu'on ne puisse pas contraindre les juges si l'on a la possibilité de les corrompre ! Le gouvernement a le pouvoir de leur offrir après leur retraite la présidence de commissions d'enquête, de tribunaux spécialisés. Aussi un doute plane-t-il sur l’indépendance des juges des Cours supérieures approchant de l'âge de la retraite, d’autant qu’ils siègent souvent seuls ou à deux. Un autre facteur qui grève l’indépendance des juges des juridictions subordonnées est l’influence perverse des juges de grade élevé, pour obtenir des décisions en faveur de leurs parents ou de leurs amis. En effet le rôle des juges de la Cour supérieure est très important dans la carrière des juges de juridictions subordonnées : promotion, déplacement, mesures disciplinaires. La Cour supérieure et le juge de district contrôlent de près les magistrats au moyen des inspections, de l’examen des rapports statistiques. La sujétion est donc grande pour les juges que leurs supérieurs peuvent exploiter pour les influencer. À côté de ces influences des puissants il y a l’influence directe de l’une ou l’autre des parties ou parfois des deux. Dès qu’un juge est nommé à un nouveau poste, les avocats se renseignent sur ses points faibles auprès de leurs confrères dans son poste précédent, et conseillent à leurs clients de lui offrir les moyens de satisfaire ses désirs. Sinon on a recours au moyen le plus courant, soit l’offre d’argent. Si l’affaire doit passer devant un 11 juge qu’on ne peut influencer d’aucune façon, les parties manœuvrent d’une manière ou d’une autre pour que l’affaire passe devant le juge de leur choix. La personnalité de l’avocat peut également exercer une certaine influence sur le juge. Les avocats réputés ou expérimentés sont davantage écoutés par les juges. Ils ont plus de succès que les jeunes avocats, surtout quand il s’agit de l’admission d’une affaire ou l’obtention d’une injonction ou d’un ordre de sursis qui peut procurer à une partie des avantages considérables au détriment de la partie adverse. Les parties avisées cherchent à se faire représenter par l’avocat qui a le plus de chances de se faire écouter par le juge. Ainsi le juge, en plus de la difficulté à trancher le litige, aura à compter avec ces influences diverses. Il se peut que la solution dictée par sa conscience corresponde à celle voulue par ces influences. Dans le cas contraire le juge a le choix entre plusieurs attitudes : rester imperméable aux influences et faire bien attention à la rédaction du jugement, ou faire quelques concessions qui ne lui posent pas de difficultés, ou renvoyer l’affaire à une date postérieure à son déplacement, ou faire un jugement délibérément défectueux ayant toute chance d’être réformé en appel. Les cas où les juges ont totalement sacrifié leur indépendance sont rares. V. LE DÉROULEMENT D’UNE AFFAIRE Quand l’affaire est en état, elle passe devant la Cour pour enquête qui porte le nom de trial, c’est à dire la mise à l’épreuve des prétentions des parties, lesquelles se présentent en personne et déposent devant la Cour. La preuve orale prédomine. Même les preuves écrites sont présentées à la Cour par les parties au cours de leur déposition avec indication de leur contenu. Le témoignage des parties est étayé, si nécessaire, par d’autres témoins amenés par elles, elles peuvent également demander à la Cour de convoquer d’autres personnes pour être entendues. La Cour peut également suo motu convoquer toute personne susceptible de faire la lumière sur la question, mais elle y recourt rarement. Cette sorte d’enquête consomme beaucoup de temps. Les avocats ne veulent rien laisser dans l’ombre sauf ce qu’ils ont décidé de dissimuler. La grande adresse de l’avocat consiste à mettre sur la sellette les témoins de la partie adverse. Quand c’est un faux témoin et que l’avocat est habile il peut obtenir de lui l’aveu d’ignorance de certains faits qui discréditeraient ses dépositions. Sinon il s’efforce de discréditer le témoin lui-même en décriant son caractère ou sa moralité, ce que la loi permet. Le plus souvent il fait les deux. Aussi l’examen des témoins par l’avocat de la partie adverse est-il long et fastidieux. Mais il s’y soumet, pour ne rien laisser au hasard et aussi pour contenter son client en humiliant publiquement l’adversaire et ses témoins et pour montrer son propre pouvoir sur les êtres. Les juges interviennent peu au moment de l’enquête, bien qu’ils aient le pouvoir de le faire. 12 On suit le système de preuve légale héritée des Anglais selon lequel en suivant rigoureusement les règles de preuve et de procédure on aboutirait nécessairement à la vérité. La tradition du juge indien est différente : une intime conviction basée sur les témoignages et autres moyens libres de preuve non consignés par écrit. Mais c’est le système de preuve légale qui est prescrit par la loi, même en matière criminelle. L’audition des témoins et la transcription par écrit sont devenues un rite, une pratique bien ancrée qui permet au juge de souffler un peu entre deux jugements. Les avocats non plus n’aiment pas que les juges dérangent la mise en scène qu’ils ont échafaudée. Le juge de l’Inde ancienne faisant jaillir la vérité par son ingéniosité est complètement absent. Mais il ne perd pas pour autant son pouvoir personnel de décision. Nombreux sont les cas où l’enquête n’est pas concluante. On peut adopter l’un ou l’autre des deux points de vue opposés. L’impression que le juge aura retirée au cours de l’enquête et son instinct de justice vont entrer en jeu. Au cours de la plaidoirie les avocats se gardent d’analyser les dépositions, laissant ce soin au juge. Ils s’appliquent plutôt à lire les jugements qui selon eux constitueraient des précédents à suivre Chaque affaire prend ainsi plusieurs jours. Les juges siègent tous les jours ouvrables matin et après-midi et cela depuis le tribunal de premier degré jusqu’à la Cour suprême. L’attitude des juges varie selon le tempérament de chacun. Il y en a qui interrompent constamment les avocats et ne les laissent presque pas parler et d’autres qui restent muets et laissent libre cours aux plaidoiries. Les autres se situent quelque part entre ces deux extrêmes, chacun selon son tempérament. Mais il arrive souvent que le juge indique qu’il accepte tel ou tel moyen présenté par l’avocat et l’invite à développer les autres. Parfois le juge indique la décision provisoire à quelle il est arrivé. L’avocat perdant fait une ultime tentative pour convaincre le juge du bien fondé de sa cause, celui-ci a ainsi la possibilité de tester son jugement et d’apporter les ajustements nécessaires. Bien que le procès soit devenu un rituel il garde encore du prestige. Le mot sub judice produit encore de l’effet. Quand une affaire est pendante devant la Cour, personne ne doit exprimer une opinion là-dessus. Le contrevenant risque de s’exposer à une punition. VI. LE JUGEMENT Le jugement relate les prétentions des parties, en dégage les points litigieux dont l’examen est nécessaire pour décider. De la réponse donnée à ces points avec justification à l’appui est déduite la mesure à ordonner. Cela donne l’impression que c’est ainsi qu’a procédé le juge. Mais la démarche de son esprit ne correspond pas tout à fait à ce schéma. C’est la vue d’ensemble de l’affaire qui lui dicte la décision, il se laisse guider par son flair et son sens de la justice, qui jouent un rôle prépondérant. Ce sens de la justice, tout le monde l’a en partage, les juges, par expérience, l’ont à un degré supérieur. Il est indéfinissable, c’est une résultante de la personnalité, du tempérament, 13 de l’expérience de la vie, de la familiarité avec le droit. Le juge se trahit quand il emploie dans son jugement une expression comme « I feel ». Certaines affaires donnent du fil à retordre au juge. Ou bien l’enquête n’a pas suffisamment éclairci les faits, ou bien les parties ont délibérément laissé dans l’ombre un aspect de la question, ou bien la réponse donnée par le droit ne semble pas correspondre à la justice dans les circonstances de la cause. Alors le juge essaye de persuader les parties d’opter pour la conciliation en leur faisant voir que ce sera tout ou rien en cas de jugement qui a autant de chances de trancher dans un sens comme dans l’autre. Les parties s’inclinent souvent et cherchent un compromis ou demandent au juge lui-même de suggérer une solution équitable. Les juges des Cours supérieures vont jusqu’à imposer pratiquement aux parties un compromis. Les parties acceptent et dans le cas contraire, la Cour pourrait renvoyer l’affaire à la juridiction de première instance pour complément d’information et décision en conséquence. Dans ce cas, elles auraient à attendre encore une dizaine d’années pour la solution définitive de l’affaire. Le juge indien décide le plus souvent seul. C’est la règle dans les juridictions subordonnées et même en partie dans les Cours supérieures. La décision collégiale existe seulement à partir des Cours supérieures. Elle est de règle dans la Cour suprême. Même alors il n’y a pas de délibération commune. Chaque juge décide séparément. Le président de chambre aura désigné au début de l’audience, ou indiquera à la fin, le juge qui aura la charge de rédiger le jugement principal. Celui-ci le fait à la première personne et le communique à ses collègues. Le second juge, s’il donne son assentiment, se contente d’apposer la formule « I agree ». Sinon il rédige à son tour un jugement qui confirme en tout ou en partie la conclusion du premier juge ou qui aboutit à une conclusion diamétralement opposée avec argumentation à l’appui. Le juge à qui le dossier est ensuite transmis a la possibilité d’exprimer son accord avec le premier juge ou le second ou il fait à son tour son propre jugement. Quand le jugement a ainsi fait le tour des juges – cinq le plus souvent, et pouvant aller jusqu’à treize – ayant connu l’affaire, le verdict final sera celui qui aura recueilli la majorité. Les revues juridiques publient tous les jugements rédigés dans l’affaire. L’ensemble fait un manuel. Il arrive, et cela très rarement, que les juges se concertent pour aboutir à une conclusion commune. Dans ce cas le jugement porte la mention « By the Court »2. La loi exige seulement que le jugement contienne les faits de la cause, la décision sur les points litigieux et les raisons pour la décision. Mais la pratique s’est établie de rédiger ce qu’on appelle un speaking judgment, soit un jugement qui se suffise à lui-même et qui épargne au lecteur la nécessité de consulter le dossier, les textes de loi et les jugements cités. De ce fait on s’applique à reproduire les portions importantes des conclusions des Tout jugement porte comme en tête les mentions suivantes : Par devant : nom de la cour Présent(s) : nom du ou des juges ayant composé la cour 2 14 parties, des dépositions des témoins, des documents, des textes de loi et des jugements cités par les parties. Quand le cas est nouveau et complexe, des passages des décisions des cours étrangères sont également cités par la Cour suprême. Les juges ne se bornent pas à démontrer le bien fondé de leur décision, ils s’en font l’avocat et prennent presque parti contre le perdant. Cela provient du fait que les juges ont passé une longue partie de leur vie au barreau. Parfois les juges sortent de leur rôle, surtout les juges des Cours supérieures. Ils mettent en relief les lacunes et les incertitudes de la loi et donnent des suggestions pour leur modification. Ils se livrent à des considérations morales et philosophiques. Ils procèdent même à des règlements généraux. Les jugements sont dictés par le juge au sténographe, ce qui occasionne des répétitions ou même des contradictions. Cette manière de procéder favorise la longueur des jugements, parfois des centaines de pages. Cela pousse les juges des juridictions subordonnées pour connaître le ratio decidendi à se contenter du sommaire placé par l’éditeur au début des jugements, qui peut être parfois trompeur. Assez curieusement en Inde on estime la valeur des jugements d’après le nombre de leurs pages. Les jugements longs sont favorisés. Même la presse partage ce préjugé en faveur des jugements longs. Le jugement est en style discursif à la manière des conclusions du Commissaire de la République devant les tribunaux administratifs. On peut s’en faire une idée avec les jugements d’Alsace-Lorraine entre 1870 et 1914, qui sont reproduits dans les recueils Dalloz de cette époque. Une autre question qui pose problème est celle de la langue. Bien que les dépositions des témoins, les documents et les jugements des cours subordonnées soient dans la langue de chaque Etat, c’est encore l’anglais qui domine dans l’administration de la justice à cause de l’attachement des hommes de loi à cette langue. Mais la population dans son ensemble ne connaît pas l’anglais. Elle trouve anormal que quelqu’un puisse être condamné à mort sans qu’il puisse savoir exactement pour quelle raison. D’une manière générale la population ne connaissant pas l’anglais se trouve entièrement à la merci des avocats, tout le processus semble relever de la magie pour elle. Une fois le jugement rendu, le juge se sent soulagé et parfois satisfait. C’est une tâche pesante tant par la somme de travail requise que par les difficultés à surmonter. En dépit de tous les efforts du juge pour dire le juste, ses décisions ne peuvent pas évidemment satisfaire les deux parties. Il y en a même certaines qui ne contentent aucune des parties dans les procès civils. Dans le procès pénal, le public s’imagine que le jugement est basé sur la vérité que le juge aura réussi à déceler, mais, hélas, il ne peut décider que d’après les éléments du dossier qui lui ont été fournis. Il n’est pas étonnant que le verdict déçoive ceux qui ont une certaine connaissance des faits, comme il laisse d’ailleurs le juge lui-même insatisfait. Malgré les précautions prises, le jugement soulève parfois l’indignation de l’une des parties et même la révolte dans les affaires concernant des groupes de personnes. En 15 effet les lois dans le domaine socio-économique sont source d’un contentieux abondant. Ce sont en général des lois protectrices ou celles qui touchent directement ou indirectement à la redistribution des biens et des revenus. L’application de ces lois rencontre évidemment des obstacles de la part de ceux dont les droits, privilèges ou pratiques sont atteints. Les lois qui génèrent le plus de litiges sont celles protégeant les travailleurs et les consommateurs. Les juges sont obligés dans ces cas de changer d’approche. Ils ne peuvent plus considérer les parties comme égales comme au civil, il leur faut assurer la protection pleine et entière des catégories faibles conformément à la volonté du législateur et les règles établies par lui. Ce changement d’approche judiciaire donne à réfléchir au monde du palais. Si la balance penche ainsi d’un côté, n’y a-t-il pas atteinte au mythe de Thémis, (implanté en Inde par les Anglais) donc à la justice, se demande-t-on. Il leur faut alors redécouvrir que c’est Thémis elle-même qui représente la justice et non la balance, que la balance dans les mains de Thémis n’est pas le symbole de l’égalité quantitative, qu’elle signifie tout simplement que les juges doivent peser les arguments des parties. Il n’y a donc aucune atteinte à l’image de la justice quand on protège les faibles contre les forts, à condition de se confiner au cadre tracé par la loi. Le gouvernement est anxieux d’obtenir des juges, d’une manière certaine, qu’ils ne traitent pas les lois socio-économiques de la même manière que les lois civiles et criminelles et qu’ils donnent à ces lois la portée désirée. A l’instigation des promoteurs des lois sociales, il voudrait insérer dans chaque loi des règles d’interprétation. Mais on voit mal comment un résultat positif peut être obtenu de cette manière compte tenu de la psychologie judiciaire du pays. Le législateur pourrait obtenir de meilleurs résultats en rédigeant ses textes de loi de manière claire et précise. Les juges sont conscients que les relations sociales doivent être améliorées, pacifiées par leur jugement ou tout au moins qu’elles ne doivent pas être perturbées. Cela peut se constater aisément dans le règlement des conflits collectifs du travail où les parties sont destinées à continuer à coopérer au lieu de se quitter comme après un procès civil. Aussi les juges ne manquent-ils pas de supputer par avance l’impact de leur décision dans la société, les réactions possibles des personnes ou des groupes intéressés et d’en tenir compte. Lorsqu’il y aura inévitablement des répercussions fâcheuses, les juges choisissent, si cela est possible, le moindre mal. Dans les affaires à résonance politique, ce souci est plus prononcé. Le juge anticipe la réaction de l’opinion publique, de la presse et du gouvernement en place. Bien qu’il ne sacrifie pas à leur goût, il ne peut pas en faire abstraction tant dans son propre intérêt que dans l’intérêt du service judiciaire dans son ensemble. Un exemple : le pourcentage d’emplois publics réservés aux Tamouls avait atteint 69%. Lorsque la réglementation y afférente a été attaquée, la Cour suprême a décidé que le total des emplois publics réservés ne pouvait excéder 50% et que sinon il y aurait violation du principe constitutionnel de l’égal accès aux emplois publics. Cette décision a provoqué un tollé au 16 pays tamoul au cours de laquelle des effigies de juges ont été brûlées. Le gouvernement du pays tamoul a alors fait voter une loi, à la place de la réglementation annulée, fixant à nouveau le quota à 69%. Cette loi a été également attaquée devant la Cour suprême, laquelle a mis l’affaire sous le boisseau, en attendant des jours favorables pour pouvoir décider avec sérénité. Par ailleurs les jugements dans les domaines importants sont commentés par la presse. En raison de la loi qui protège les cours, les critiques ne peuvent pas être acerbes, elles ne doivent pas être de nature à nuire à la réputation du juge ou aux intérêts de la justice. Mais le juge est sensible même à une critique modérée sauf si c’en est une qu’il a anticipée. Le juge n’est pas indifférent non plus aux éloges quand ils sont prodigués à l’occasion de son jugement. C’est son plus grand réconfort. D’après la réaction provoquée, le juge sait quelle conduite à tenir pour l’avenir. Ou bien il s’enhardit ou il se résigne à se restreindre. Même en l’absence de toute réaction externe, si l’affaire a particulièrement préoccupé le juge (qui décide seul des affaires importantes), elle continue à l’habiter même après le jugement. Il en est ainsi par exemple des affaires qui se sont terminées par une sentence de mort. Mais il n’y a pas que les jugements dans les affaires majeures qui ont un impact. Tout jugement laisse dans l’esprit du juge une certaine empreinte qui va s’enrichissant au fil des ans, c’est un aspect positif de la déformation professionnelle. Ainsi son sens de la justice s’affine, son flair se développe. Mieux encore, il apprend à se juger lui même, il acquiert de la mesure dans ses actes et fait preuve de droiture dans ses transactions. C’est peut être le plus grand bénéfice qu’il retire de son métier. VII. LE JUGE ET LA LOI D’après la tradition indienne, le juge avait une grande latitude dans l’application de la loi. Le pays tamoul a jalousement gardé orale sa loi, simple et bien connue de la population. Même ailleurs la loi n’était qu’un cadre fourni au juge, il devait d’abord s’assurer de l’inexistence d’une coutume en la matière. La loi pouvait même être écartée si dans les circonstances de l’affaire elle devait conduire à une injustice criante. Les codes anciens de l’Inde ne sont pas des codes de lois positives, ce sont des codes pédagogiques. On doit s’efforcer de s’en rapprocher le plus possible, on n’a pas l’obligation de s’y conformer. Quand les Anglais ont pris les rênes du gouvernement, ils ne pouvaient pas promulguer leurs lois pour la simple raison qu’elles n’étaient pas codifiées. Le droit anglais était presque inconnu des administrateurs anglais qui avaient la responsabilité de rendre la justice dans l’Inde. Le plan de Warren Hastings a prescrit en 1772 aux juges de se prononcer selon la justice, l’équité et leur conscience. Cela prolongeait en quelque sorte la tradition avec cependant des juges qui n’avaient pas la même mentalité. En Angleterre, sous l’impulsion de Jeremy Bentham, un mouvement pour la codification du common law s’est formé. Ce mouvement rencontra une opposition insurmontable de la part des avocats et des juges. Aussi Bentham et ses disciples pensèrent à l’Inde comme 17 étant le terrain tout trouvé pour l’application de leurs idées. Dans l’Inde aussi il y eut de la résistance, mais les nécessités politiques eurent le dessus et le premier code vit le jour en 1859. La majeure partie de la loi anglaise a été codifiée à un rythme soutenu. Le travail s’arrêta en 1882, de nouveau pour des raisons politiques. Il est à noter en passant que les codes indiens servirent de modèles pour les codifications subséquentes tant en Angleterre que dans les autres colonies anglaises. D’après ses promoteurs les codes devaient se suffire à eux-mêmes, avocats et juges n’auraient plus besoin de la grande masse des recueils de jugements. La volonté des promoteurs allait plus loin. Les juges devaient appliquer les codes consciencieusement et fidèlement. Tout doute devait être soumis au législateur qui lui apporterait la solution désirable. Ils ne doivent pas s’éloigner des codes. Ces principes étaient contraires tant à la tradition indienne qu’à la tradition anglaise, aussi ne purent-ils pas prévaloir. Parallèlement, les tribunaux furent réorganisés en 1861 et on y nomma des juges professionnels qui étaient mal à l’aise avec les codes. Des avocats les suivirent avec leurs malles pleines de recueils de jugements. La première génération d’Indiens ayant accédé à l’éducation anglaise se tourna vers le droit. Ils se rendirent à Londres et revinrent pleinement formés dans le common law qui se caractérise plus par la méthode d’élaboration et d’application de la loi que par son contenu. Les codes élaborés en Inde à partir de la loi existante en Angleterre avaient à peu près le même contenu. Les hommes de loi anglais n’étaient cependant pas habitués à trouver les règles juridiques dans un texte de loi, mais plutôt dans une décision, avec les faits qui y correspondent. Le texte de loi exige un processus de déduction alors qu’ils étaient habitués à un travail inductif avec les décisions. Aussi les juges, tout en ne rejetant pas les codes, continuèrent à se référer aux jugements, sauf dans les cas où la loi avait expressément adopté une disposition différente. De plus les juges professionnels n’entendaient pas renoncer à leur privilège d’élaborer des règles de droit. Le Conseil Privé du Roi d’Angleterre a fait savoir qu’il n’était pas permis aux cours de l’Inde de remettre en question un principe de droit formulé par lui. De leur côté les Cours supérieures indiennes ont affirmé avec force que les juridictions subordonnées devaient se conformer à leurs jugements sur les points de droit et qu’un écart équivalait à un acte d’insubordination. Il est à noter que les juridictions subordonnées sont liées par les jugements de leur Cour supérieure et non par ceux d’une autre Cour supérieure. D’autre part le gouvernement a peu à peu perdu de son enthousiasme pour les codes. En 1935 quand une certaine autonomie fut accordée aux provinces, la loi constitutionnelle a stipulé que les jugements du Conseil Privé du Roi d’Angleterre et de la Cour Fédérale indienne s’imposaient à toute l’Inde. La Constitution indienne de 1950 a repris cette disposition en attribuant la même valeur aux jugements à la Cour suprême. Ainsi le juge en Inde a pris l’habitude de se laisser guider par les jugements. 18 Les codes se sont estompés au profit des décisions de justice mais ne sont pas pour autant inexistants. Ils sont régulièrement réédités, avec sous chaque article la jurisprudence abondante qui s’y rapporte, y compris les décisions qui ne sont pas tout à fait conformes au texte. Grâce à cette publication, le lien entre le juge et le texte de loi se trouve rétabli. Les décisions prennent l’apparence d’une interprétation. Elles sont souveraines de leur propre chef seulement dans les domaines non couverts par un texte de loi. D’un autre côté le texte de loi est seul à régir une question s’il s’agit d’un domaine tout à fait nouveau où il n’existe aucun jugement faisant précédent. Quand le juge d’une première instance doit appliquer une telle loi, il est un peu désemparé. Il retrouve de son assurance lorsqu’un avocat déniche un jugement sur un cas se rapportant à une autre loi présentant quelque analogie. On peut retenir de ce qui précède que la loi en tant que norme et la jurisprudence en tant que précédent voulaient toutes les deux s’imposer rigoureusement au juge indien habitué à la flexibilité des règles juridiques. En effet, le système instauré voulait assurer la stabilité et la certitude de la loi, à l’aide de la règle dite stare decisis, laquelle a donné naissance à la pratique des précédents. Il semble que cette règle soit devenue rigide quand la loi anglaise fut menacée par la codification qui reprochait au système anglais le caractère fluide et empirique de la loi jurisprudentielle. D’après cette règle la Chambre des Lords elle-même est liée par sa précédente décision. Mais la Constitution indienne confère à la Cour suprême de l’Inde le droit de réviser son propre jugement. Quand il s’agit d’un changement de jurisprudence la question est soumise à une chambre plus importante que celle qui a décidé précédemment. L’exemple de revirement spectaculaire dont on a beaucoup parlé est celui relatif à la tentative de suicide. La Cour avait interprété le droit fondamental à la vie comme le droit à une vie satisfaisante et agréable, procurant tout ce qu’on est en droit d’attendre de la vie. Tant que cette interprétation libérale du droit à la vie était utilisée pour améliorer le sort des vivants, tout le monde s’en félicitait. Lancée sur cette voie, la Cour a pensé que le fait de contraindre une personne à continuer malgré elle une vie de tourment constituait une atteinte au droit à la vie. Sur cette base, elle a annulé l’article 309 du Code pénal punissant la tentative de suicide, comme violant le droit à la vie inscrit dans la Constitution. Cette décision avait surpris tout le monde, on trouvait qu’il était paradoxal de juger que le droit à la vie procurait le droit à la mort. Par la suite, une composition élargie de la Cour est revenue sur cette décision et a rétabli l’article 309. À cet effet, elle a fait remarquer que le droit fondamental de la protection de la vie ne pouvait pas sans risque de contradiction inclure le droit de mettre fin à sa vie. Même sans revirement spectaculaire on peut faire évoluer la loi tout en respectant la règle de stare decisis. La technique utilisée à cet effet, c’est celle de la distinction. Quand on trouve qu’il y a une différence notable entre les faits qui ont donné naissance à la décision qui ferait précédent et les faits de la cause en main, on fait ressortir la 19 différence et on nuance la règle et cette nuance deviendra à son tour une nouvelle règle couverte par le stare decisis avec son propre ratio decidendi. Le juge indien s’est emparé de cette possibilité pour recouvrer sa liberté. L’exemple et les directives que les juridictions supérieures donnent, c’est de faire prévaloir la justice et de ne pas se laisser entraver par les règles techniques, et un juridisme scrupuleux. Le juge n’est pas une machine qui broie le débat contradictoire, il use de sa science mais aussi de sa sagesse. Beaucoup d’affaires peuvent être jugées à l’aide des règles bien connues et qui ont fait leurs preuves. Mais il y a en d’autres où le résultat pourrait être désastreux. Le juge doit donc toujours rester attentif à la situation humaine que son dossier révèle, alors il repèrera vite les affaires qui ne peuvent recevoir un traitement routinier. Dans ce cas il faut user de réflexion personnelle et d’inventivité pour creuser le droit, l’affiner, le polir, l’enrichir. A cet effet il faut partir de l’économie générale de la loi et rechercher l’objectif de la disposition à appliquer. Ainsi petit à petit, le juge indien retrouve un peu son rôle traditionnel après un intermède de rigueur de l’administration anglaise de la justice. La grande différence avec le passé traditionnel est qu’il doit expliciter le processus de sa pensée de manière convaincante. Ce n’est pas son opinion personnelle qu’il doit faire prévaloir, mais celle du corps social. Et il arrive parfois que ce dernier n’en devienne pleinement conscient que quand le juge le lui a révélé. La loi est au service de la justice dont le juge est un officiant actif. Telle est la philosophie qui semble émerger. D’un autre côté les textes de loi ont été rédigés dans le langage juridique anglais du 19ème siècle, c’est-à-dire dans une langue vieille que même ceux ayant une bonne connaissance de l’anglais moderne ont de la peine à comprendre. La facture de ces lois est quelque peu touffue. Les lois modernes de l’Inde sont de la même texture. Leur traduction en langues indiennes ne donne pas des textes aisément abordables. Pour l’heure la loi est sentie par le peuple comme un corps étranger. La solution consisterait à reformuler les lois dans les langues indiennes d’une manière directe en s’inspirant pour la facture des codes anciens de l’Inde qui ont été polis au cours des siècles par des grands esprits. A l’heure actuelle l’objet de la loi est décidé par les dirigeants politiques, la loi est rédigée en anglais par les juristes avec l’aide des modèles anglais de facture archaïque, puis traduite en langue indienne pour être soumise à l’Assemblée législative. Sous cette forme elle est peu accessible à la plupart des membres, même s’ils étaient disposés à l’étudier. Ils se contentent en général de connaître l’objectif de la loi, qui est en général adoptée sans discussion ni amendement. Plusieurs lois sont adoptées en une seule séance. Refondre les lois dans les langues indiennes de manière claire et simple exigerait certes de l’argent et de l’effort, mais une connaissance plus aisée de la loi pour les avocats et les juges et même pour les citoyens permettrait à la loi d’atteindre son objectif et faciliterait son application. 20 VIII. LE ROLE CONSTITUTIONNEL A. La constitutionalité des lois La Cour suprême et les Cours supérieures peuvent décider de la constitutionalité des lois. Une loi peut être attaquée à tout moment par une seule personne au cours d’un procès auprès d’une juridiction subordonnée. Si elle trouve qu’une décision sur ce point est nécessaire pour la solution du litige, elle doit référer la question à la Cour supérieure. Cela se produit très rarement. Les parties intéressées attaquent la loi auprès des juridictions supérieures directement par voie de requête (writ petition) en l’absence de tout procès. En général ce sont les lois récentes portant atteinte aux droits acquis qui sont contestées. Mais il arrive que des lois anciennes, qui sont inacceptables dans l’état actuel de la société soient dénoncées par les intéressés devant la Cour. Ainsi la disposition du Christian Marriage Act de l’Etat du Kerala, édictée durant l’époque anglaise, privant les filles du droit à la succession, a été déclarée nulle par la Cour suprême. D’après la teneur du texte de la Constitution cette possibilité existe seulement en ce qui concerne les textes émanant de l’autorité publique. Les règles juridiques contenues dans les textes sacrés (hindous et musulmans) ne peuvent pas être attaqués pour motif de non constitutionalité. B. La constitutionalité des révisions constitutionnelles La Cour suprême par un tour de force a étendu son droit de regard aux révisions constitutionnelles elles-mêmes. D’après l’article 368 de la Constitution, celle-ci peut être modifiée par la majorité des membres de chacune des deux chambres et la majorité des deux tiers des membres présents et votants. Cette majorité s’est trouvée assez facilement et la Constitution a été déjà modifiée au rythme d’une fois par an en moyenne (la Constitution indienne est très détaillée). Le chapitre relatif à la révision constitutionnelle ne prévoit aucune limite au pouvoir de révision. Utilisant ce pouvoir, le Parlement voulut tenir en échec les arrêts d’inconstitutionnalité prononcés par la Cour. En effet quand la Cour déclarait qu’une loi était contraire à la Constitution le Parlement était tenté de modifier la disposition constitutionnelle elle-même qui entravait sa politique législative. Alors la Cour suprême découvrit dans la Constitution une structure de base. Elle déclara que cette structure de base était intangible et qu’elle servirait de pierre de touche aux modifications des autres dispositions constitutionnelles. Cela s’est fait à la suite d’un long duel entre le Parlement et la Cour à propos du droit à la propriété. Ce duel était en germe dans la Constitution elle-même avec d’une part les droits fondamentaux d’inspiration libérale qui servaient de point d’appui à la Cour et d’autre part les principes directeurs à tendance nettement socialisante qui inspiraient le corps politique. Dans cette lutte la Cour donnait la prééminence aux droits fondamentaux qui 21 étaient du droit positif par rapport aux principes directeurs qui doivent inspirer le gouvernement mais qui n’était pas du droit positif. Le point ultime du duel a été la 42ème révision constitutionnelle portant sur l'article 368, pendant la période de l'état d'urgence affirmant qu'aucun changement de la Constitution effectué avant ou après la révision ne pourrait être mis en question devant aucune instance judiciaire pour quelque cause que ce soit. Par surcroît de précaution, la révision précisait que le pouvoir du Parlement de modifier la Constitution ne connaissait pas de limite. Aux élections générales qui suivirent, pendant la campagne, les tracas causés aux cours de justice par le parti au pouvoir furent vivement critiqués par ses adversaires politiques. Le parti au pouvoir ayant subi un revers éclatant, la Cour suprême eut ainsi indirectement l'approbation populaire de sa prise de position. La nouvelle disposition constitutionnelle fut évidemment attaquée devant la Cour suprême. Celle-ci n'hésita pas à déclarer nulle la disposition qui écartait totalement le contrôle judiciaire comme étant contraire à la structure de base de la Constitution. Après le changement de parti au pouvoir, le Parlement battit en retraite. La décision de la Cour suprême a été laissée intacte. Ainsi en se présentant comme la gardienne de la Constitution et en s’érigeant comme l’autorité finale en matière d’interprétation de la Constitution, la Cour a acquis un pouvoir considérable pour infléchir non seulement l’activité législative mais aussi l’activité constituante du corps politique car elle s’est réservé le droit de décider si une disposition fait partie ou non de la structure de base. C. Les décisions dans les affaires politiques En troisième lieu, la Cour suprême est amenée à jouer un rôle non négligeable dans l’arène politique. Elle est sollicitée pour intervenir dans les affaires qui ont un enjeu politique important. Citons trois exemples. Le président des assemblées élues a le pouvoir de suspendre pour une durée plus ou moins longue et même de révoquer les membres de l’assemblée dans les cas prévus par la loi. Usant de ce pouvoir, le président de l’Assemblée législative du petit Etat de Manipur a révoqué d’un seul coup douze membres sur soixante. Cela a évidemment eu une incidence sur la majorité et perturbé la vie politique de l’Etat. Les membres déchus ont saisi la Cour supérieure qui a déclaré la révocation illégale. Le président de l’assemblée a fait appel devant la Cour suprême. Entre temps le premier ministre de l’Etat a eu à faire face à une motion de non confiance. La décision de la Cour suprême rejetant l’appel est intervenue juste le matin du jour fixé pour le vote de confiance. On peut facilement deviner le suspense et aussi l’importance de la Cour dans la vie politique. La deuxième affaire se rapporte à la révocation du gouvernement d’un Etat par le gouvernement de l’Union et la dissolution corrélative de l’Assemblée législative de cet Etat. Après la destruction de la mosquée de Babri Masjid à Ayodya le gouvernement de 22 l’Union révoqua non seulement le gouvernement d’Uttar Pradeh appartenant au parti hindouiste qui était responsable du maintien de l’ordre à Ayodhya, mais aussi tous les gouvernements des autres Etats dirigés par ce parti. Les membres déchus du gouvernement de Madhya Pradesh portèrent l’affaire devant la Cour supérieure de cet Etat. Celle-ci annula l’acte de révocation pour abus de pouvoir. Le gouvernement de l’Union fit appel. La Cour suprême décida que la neutralité religieuse faisait partie de la structure de base de la Constitution et que le gouvernement du parti hindouiste menaçait de détruire l’harmonie sociale en attisant le fondamentalisme hindou. Ainsi le sort du gouvernement d’un Etat constitué sur la base d’un suffrage universel a été réglé en dernier lieu par la Cour. Les différends précités entre institutions politiques sont clairement du ressort de la Cour suprême. Dans d’autres cas plus douteux, lorsqu’elle est saisie par la partie lésée, la Cour s’empare du litige sans hésitation. Ainsi dans l’État de Jarkhand, après les élections générales, les deux groupes rivaux, congressiste et hindouiste, étaient presque à égalité, la coalition dirigée par le groupe hindouiste ayant une légère marge de supériorité. Le gouverneur de l’État qui a la responsabilité de déterminer quel est le groupe qui pourra jouir de la confiance de l’Assemblée, a voulu favoriser le groupe congressiste et l’a invité à former le gouvernement. Il lui a accordé un long délai de trois semaines pour prouver sa majorité, ce qui lui permettait de procéder à des manœuvres auprès des indépendants pour gagner des voix. Cette décision du gouverneur a causé un grand émoi auprès de l’opinion publique. Le Président de la République a également manifesté sa surprise, voire son mécontentement. Le groupe hindouiste a contesté la formation du gouvernement devant la Cour suprême. Celle-ci, par un jugement avant dire droit, a réduit le délai accordé par le gouverneur à trois jours. Le gouvernement mis en place par le gouverneur, ne pouvant y réussir, a démissionné. Par la suite, le groupe rival a été investi par le gouverneur avec aussi trois jours pour prouver sa majorité, ce qu’il a réussi à faire. Lorsque la Cour suprême a réduit le délai accordé par le gouverneur, le corps politique a exprimé sa désapprobation, il a trouvé que la Cour avait interféré dans un domaine relevant du pouvoir discrétionnaire du gouverneur. Mais il n’a pris aucune initiative pour délimiter le champ d’action de la Cour. Quant à l’opinion publique, elle a apprécié l’intervention prompte de la Cour qui a assaini le climat politique de l’État IX. LE RÔLE LEGISLATIF La séparation des pouvoirs n’est nulle part rigoureusement réalisée. Le plus souvent, c’est l’exécutif qui se charge d’une bonne partie du travail législatif. Dans l’Inde, le judiciaire en assume une certaine part, sans compter le travail d’interprétation qui est commun à tous les pays avec des variations de degré. 23 La Cour suprême a acquis un rôle direct dans le domaine législatif, cela pour pallier la carence du Parlement qui n’a pas le temps de s’occuper des problèmes qui n’ont pas une valeur électorale immédiate. Ainsi un code de travail élaboré il y une vingtaine d’années n’a pas encore vu le jour, bien qu’il y ait dans la législation actuelle des lacunes, des dispositions dépassées, des répétitions et des anomalies. Quand un problème devient pressant on fait une loi réglant ce problème sans considérer jamais l’ensemble de la législation en ce domaine. Les partisans de réformes, quand ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent pas persuader le Parlement d’agir avec promptitude, court-circuitent le processus législatif en soumettant la matière aux tribunaux. Les catégories défavorisées ou leur porte-parole se tournent vers les cours quand les démarches auprès de l’administration se sont avérées infructueuses. La justice est devenue l’ultime recours quand on est confronté à l’indifférence ou au refus systématique. Les citoyens en sont conscients et le mettent à profit. Quand le sujet nécessite seulement une injonction, les tribunaux s’en contentent. Mais il exige parfois une réglementation ou s’y prête, alors le juge transforme ses idées en règles de droit. Il faut se souvenir que les juges des juridictions supérieures recrutés pour la plupart parmi les avocats d’un certain âge ont été longtemps membres d’un parti et ont eu le temps de réfléchir sur un certain nombre de problèmes et les nouvelles normes qu’ils requièrent. Ainsi un bon nombre de domaines qui relèvent du législatif sont décidés par le corps judiciaire. On se trouve en présence de la décision de sages dont la vertu principale est la réflexion sur les réalités, à la manière des anciens codes hindous, au lieu d’une cristallisation des aspirations du peuple par l’action de leurs représentants élus. Quand cette décision n’est pas acceptable au corps politique, il lui est loisible de reprendre la question sous forme de loi, cela s’est fait mais très rarement. Le silence du Parlement équivaut donc à une approbation tacite. L’activité législative des cours n’est pas seulement occasionnée par la carence du législateur, il est des cas où le législateur abdique délibérément car la décision qu’il voudrait prendre serait impopulaire. Ceci est vrai non seulement du parti au pouvoir, mais aussi de l’opposition qui préfère ne pas avoir à prendre position. Ainsi la nécessité de légiférer en matière d’adoption internationale, s’est fait sentir de manière pressante pour sauvegarder les intérêts des bébés qui partaient à l’étranger en nombre croissant. Le gouvernement voulut profiter de l’occasion pour uniformiser la loi sur l’adoption. Le projet de loi ne put aboutir à cause de l’opposition farouche des réactionnaires musulmans qui étaient allergiques à toute idée d’adoption, créatrice de parenté. Bien sûr, la loi ne faisait pas obligation aux musulmans d’adopter, mais elle leur en donnait la possibilité, même cela les opposants n’en voulaient pas. Ils y voyaient une première brèche à leur droit personnel. Après deux essais infructueux, le gouvernement renonça à l’idée. La Cour suprême qui fut saisie de la question a élaboré une réglementation détaillée de l’adoption internationale. Elle y est revenue pour apporter des modifications. Les décisions de la 24 Cour ont été communiquées par le gouvernement à tous les services intéressés pour exécution. Nous devons retenir de ces affaires que le gouvernement a la tentation de s’en remettre à la Cour pour trancher certaines questions particulièrement épineuses, susceptibles de provoquer des soulèvements populaires. Cette sorte d’abdication été très bien décrit par la Cour elle même dans un jugement relatif aux emplois réservés dans la fonction publique, en ces termes : « Il s’agit de questions sociales, constitutionnelles et légales de nature complexe au sujet desquelles la société est profondément divisée et qui pourraient être résolues de façon plus satisfaisante par le processus politique ; mais il en est autrement, la décision a été reléguée à la Cour, ce qui montre à la fois la répugnance de l’exécutif à se saisir de ces questions brûlantes et aussi la confiance mise dans le pouvoir judiciaire ». X. LES LITIGES D’INTÉRÊT PUBLIC A. Evolution Depuis un certain temps, les groupements d’intérêt public ont pris l’habitude d’intervenir dans certaines affaires pour faire entendre leur point de vue et infléchir la décision dans le sens qu’ils désirent. D’une part, les avocats, habitués à voir la Cour suprême intervenir dans des domaines neufs de plus en plus variés et inattendus, avaient la tentation de faire reculer l’horizon. Du côté des juges d’avant-garde, intervenir là où l’injustice règne sous sa forme la plus horrible et restaurer la norme hic et nunc exerçait naturellement de l’attrait. Ils ont admis le premier litige d’intérêt public en 1976 en invoquant le pouvoir inhérent de la Cour. L’affaire connue sous le nom de Undertrial prisonners (1979) a eu un grand retentissement. Elle est due à l’initiative d’une avocate (Kapila Hingorani) qui a porté à l’attention de la Cour suprême la situation tragique de milliers de prisonniers qui étaient en détention dans l’Etat du Bihar dans l’attente de l’instruction de leurs affaires pour une période dépassant la durée maximum de la peine susceptible de leur être infligée pour les infractions qui leur étaient imputées. Une chambre de la Cour suprême a mis en liberté 40 000 de ces détenus sans qu’ils aient à fournir caution. Il y a eu de la réticence de la part de leurs collègues qui craignaient un raz de marée des affaires dans les cours déjà encombrées. L’étape décisive a été franchie en 1982 avec l’affaire connue sous le nom de Judges case, dans laquelle le gouvernement avait expressément soulevé le moyen d’absence d’intérêt chez le requérant (absence de locus standi). Une chambre élargie de sept juges a décidé qu’une action judiciaire pouvait être intentée pour un intérêt public par une personne privée, à condition qu’elle recherche le triomphe d’un intérêt public certain et important et non un gain personnel quelconque. En effet, les dérives étaient possibles. Les puissants du jour contre qui la pratique avait été élaborée voulurent l’utiliser à leur profit en agissant par personne interposée. Ainsi 25 par exemple quelqu’un a demandé à annuler l’expulsion d’un membre du Parlement. Un autre à demandé à mettre fin à l’information ouverte sur le scandale de corruption en haut lieu à propos de l’achat des canons Bofors. Mais cette intervention prompte d’un organe étatique en faveur des plus démunis dans des cas concrets avec résultat immédiat fit sensation et obtint la faveur du public. La pratique est maintenant bien installée. La revue annuelle de droit indien publiée par l’Institut de droit indien contient un chapitre consacré aux litiges l’intérêt public à partir de 1984. A. Nature Une des règles fondamentales pour saisir les tribunaux est l’existence d’un intérêt, le requérant doit avoir comme on dit ici, le locus standi. Sous couvert de litige d’intérêt public, les juridictions supérieures permettent à toute personne de bonne foi animée par un intérêt public certain de saisir la Cour pour faire cesser une injustice que les victimes n’ont pas les moyens de porter devant les tribunaux ou n’ont pas idée de faire. Ainsi les avocats, les professeurs de droit, les journalistes, les associations, les parents et amis des intéressés peuvent saisir la Cour. Une requête en bonne et due forme n’est pas requise. Une lettre circonstanciée suffit, et parfois la Cour s’est contentée d’une carte postale ou d’un télégramme. Il lui est même arrivé de se saisir suo motu et mettre au rôle une affaire au vu d’un reportage de journal jugé suffisamment sérieux. Il est à remarquer qu’il n’y a pas dans ces cas de lis à proprement parler. La victime ne comparaît pas devant la Cour pour exposer ses griefs. Cependant, quand il y a une injustice criante, la victime impuissante se plaint toute seule, mais sa plainte ne parvient pas jusqu’à la Cour. Le mécanisme de litige d’intérêt public consiste à la porter à la connaissance de la Cour. Au lieu du processus habituel du plaignant allant vers la Cour, c’est la Cour qui va vers le plaignant. Mais la ou les victimes ne sont pas présentes devant la Cour pour exposer leurs doléances. Même quand elles sont représentées par une association, celle-ci ne possède pas des moyens d’investigation pour décrire le mal en profondeur Dans ces cas, la Cour est obligée d’assumer le rôle de juge d’instruction, d’obtenir du défendeur tous les détails en sa possession ou nommer une commission d’enquête pour recueillir tous les éléments. Les affaires portées devant la Cour sous forme de litige d’intérêt public sont des plus variées. On peut constater néanmoins une évolution dans la nature des litiges d’intérêt public. Dans un premier temps, il s’agissait surtout d’assurer la protection des droits fondamentaux des groupes marginalisés et des segments sociaux affectés par la pauvreté et l’ignorance. Dans un second temps, le champ s’est étendu à la protection de l’environnement, des espèces menacées de disparition, des monuments historiques. Dans un troisième temps, le champ s’est encore élargi pour comprendre les manques de probité, de transparence et d’intégrité dans la gouvernance. Toutefois pour éviter les dérives, la Cour suprême a pensé que le moment était venu pour réguler ces litiges et a 26 donné à cet effet les directives suivantes pour l’admission des requêtes par les Cours supérieures des Etats : 1-Les cours doivent effectivement encourager les litiges d’intérêt public authentiques et repousser les requêtes dénuées d’intérêt public. 2-Les cours doivent vérifier les données biographiques des requérants 3-Les cours doivent se satisfaire de la véracité au prime abord des allégations. 4-Les cours doivent s’assurer qu’un intérêt public essentiel est en jeu. 5-Les cours doivent déterminer l’ordre de priorité selon la gravité, l’urgence et l’ampleur de l’enjeu. 6- Les cours doivent veiller à ce que le requérant soit de bonne foi et qu’il ne recherche pas un gain personnel et qu’il n’ait pas un motif oblique 7- Si malgré les précautions prises une requête qui ne méritait pas d’être l’a été, son auteur doit être condamné à des dépens exemplaires. Pour que les principes précédents soient suivis par tous les juges, la Cour suprême a invité toutes les Cours supérieures des Etats à élaborer des règlements et à en envoyer une copie au Secrétaire général de la Cour suprême. Ainsi le litige d’intérêt public n’est plus un impromptu, un élan isolé de mansuétude, mais une mesure permanente dotée d’une règlementation. Il est à souligner que la Cour suprême désire que les litiges d’intérêt public soient encouragés tout en prenant des précautions pour éviter les dérives. B. Effets Les litiges d’intérêt public élargissent le rôle politique des cours en ce sens qu’elles sont appelés à connaître des dossiers qui autrement n’auraient pas franchi leurs portes. D’autre part, cette pratique suscite naturellement la réaction de ceux qui sont lésés par la décision de la Cour. C’est d’abord le gouvernement dont les défaillances sont exposées au grand jour. En deuxième lieu ce sont les groupes de personnes dont la richesse est basée sur l’exploitation des hommes (travail forcé, salaire en dessous du minimum, travail des enfants etc...) et les atteintes à l’environnement. Ces acteurs non négligeables s’efforcent naturellement d’entraver cette nouvelle sorte d’action judiciaire qui leur est préjudiciable. Ce qui est encore plus important, ce sont les difficultés à exécuter les décisions judiciaires dans ce genre de litige. Quand il s’agit d’un ordre tendant à payer une somme d’argent ou même d’une injonction négative on peut en assurer le respect. Mais quand il s’agit d’une exécution positive, les difficultés commencent et l’exécution se fait attendre. Il arrive à la Cour d’élaborer un plan d’action d’une œuvre sociale déterminée pour mettre fin au problème qui lui a été soumis. Mais la Cour n’a ni argent, ni personnel à sa disposition pour réaliser son plan. Souvent elle ne fait pas non plus une évaluation exacte de l’argent et du personnel qualifié qui seraient nécessaires, avant de prononcer sa décision. Quand on se met à défricher, on doit posséder l’art du possible. 27 Pour assurer l’exécution de ses jugements, la Cour nomme parfois une commission pour superviser la mise en œuvre, parfois même elle décide qu’il lui sera rendu compte de la mise en œuvre périodiquement. Si le gouvernement manifeste de la mauvaise volonté ou de l’indifférence ou si le plan élaboré exige beaucoup de fonds, l’exécution de la décision de la Cour se trouve bloquée. Le seul moyen de coercition dont dispose la Cour c’est la punition du fonctionnaire responsable pour outrage à la Cour mais il faut en user avec précaution, il est plus efficace comme menace que comme punition proprement dite. D’autre part, la pratique d’édicter des règlements ou des plans de redressement dans les affaires d’intérêt public conduit à diluer l’autorité de la chose jugée. Quand on s’aventure dans un domaine nouveau qui n’a pas été exploré par des études sérieuses, on est contraint de revenir sur sa décision plus d’une fois quand des difficultés d’application sont rapportées. Ainsi l’habitude se prend de ne plus accorder une finalité à la décision du juge. D’aucuns ont voulu voir dans l’instauration des litiges d’intérêt public la possibilité d’une révolution silencieuse. Hélas ! Les problèmes sociaux ne se laissent pas résoudre de manière aussi facile. Ils ne disparaîtront pas tant qu’on ne se sera pas attaqué aux racines des maux. Si l’on se contente d’enlever un bourgeon, un autre apparaîtra plus loin. Les litiges d’intérêt public ne sont pas des puissants antibiotiques susceptibles d’éliminer rapidement les maladies sociales, lesquelles exigent des traitements de longue haleine. Ils ne sont cependant pas dépourvus de toute utilité. S’ils ne peuvent pas éliminer l’exploitation de l’homme et la dégradation de la nature, ils servent à exposer au grand jour certaines atrocités cachées et certains actes de vandalisme. Ils font monter au niveau de la conscience du gouvernement et de l’opinion publique les problèmes relégués aux oubliettes. On a parlé autrefois de lois pédagogiques non susceptibles d’être mise en application immédiatement mais devant produire effet à long terme. Les jugements dans les affaires d’intérêt public ont aussi une vertu pédagogique qui n’est pas à négliger. De plus dans certains cas un procès d’intérêt public aura probablement fait l’économie d’une manifestation violente ou d’une bombe à retardement. XI. LES MODES ALTERNATIFS DE RESOLUTION DE CONFLITS A. Les juridictions officielles Plusieurs Etats de l’Inde ont essayé depuis plus d’un demi-siècle de constituer des cours rurales pour régler les questions civiles et criminelles de peu d’importance avec un droit de recours devant la cour de district. Mais ces cours avec une procédure écrite n’ont pas pris racine, car d’une part c’était contraire à la tradition de justice orale et d’autre part elles se sont avérées coûteuses. Par la suite on a pensé à confier des attributions judiciaires au panchayat de village (municipalité) qui serait doté d’un panchayat de justice. L’économie générale de l’institution est la suivante. Quand un litige est introduit devant le panchayat de justice, 28 il le transmet au président du panchayat du village concerné pour une conciliation. Celui-ci appelle les parties à nommer chacune une ou deux personnes pour constituer le comité de conciliation qui sera présidé par le membre du conseil du panchayat de village élu à cet effet par le conseil de manière permanente. La procédure de conciliation n’est pas publique. Le résultat de la conciliation est enregistré. En cas d’accord, il équivaudra à un jugement d’un tribunal. En cas de non-conciliation, l’affaire retourne au panchayat de justice de la commune Le panchayat de justice a juridiction en matière civile pour les affaires simples et de peu d’importance pécuniaire. Il a aussi juridiction en matière pénale pour les affaires sans gravité, mais n’a pas le pouvoir d’infliger des peines d’emprisonnement. Il peut aussi ordonner le paiement d’une pension alimentaire aux épouses et enfants. Toutes les décisions du panchayat de justice sont sujettes à appel devant les juridictions de droit commun. Ces institutions n’ont pas pris racine pour diverses raisons : instabilité des institutions municipales, manque d’argent et de personnel, sentiment d’inutilité à cause de l’existence des panchayats traditionnels qui remplissent bien leur rôle. La troisième tentative est celle de la loi de 1987 sur l'assistance judiciaire. Cette loi a généralisé le recours à la conciliation qui n'était prévue auparavant que dans certains domaines. Une chambre de conciliation, appelée chambre populaire, est prévue auprès de chaque cour de justice de bas en haut de la hiérarchie et ayant la même juridiction territoriale. Elle est composée d'un juge en activité ou à la retraite du rang de la cour correspondante et d'autres membres de la localité pouvant inspirer confiance aux parties et susceptibles d'aider les parties à trouver une solution consensuelle à leur contentieux. Ces chambres sont établies par les services d'assistance judiciaire. Leur compétence matérielle est identique à celle de la cour correspondante. Seulement en matière criminelle elle est limitée aux affaires susceptibles de transaction. La saisine de la chambre s'opère par une décision de la Cour si l’affaire est déjà inscrite au rôle : - si les parties sont d'accord pour la porter devant la chambre populaire ou si l'une des parties en fait la demande et si la Cour considère que l'affaire est de nature à être résolue par la chambre populaire ou encore si la Cour de son propre gré estime souhaitable dans l'intérêt des parties de soumettre l'affaire à la chambre populaire. Dans les deux derniers cas, les parties intéressées seront entendues avant que la Cour ne décide du transfert de l'affaire. Quant à une affaire non encore portée devant une cour, les services d'assistance judiciaire peuvent, après avoir entendu le plaignant, la renvoyer à la chambre populaire. La chambre saisie de l'affaire l'instruit sommairement avec toute la diligence requise, elle dispose de tous les pouvoirs d'une cour de justice pour rechercher les mérites des prétentions respectives des parties. Elle s’applique à montrer aux parties quels sont leurs droits et obligations respectifs et les prépare ainsi à trouver ou à accepter un compromis ou un arrangement équitable. Quand les parties 29 tombent d'accord, la chambre établit une sentence dans ce sens qui est définitive et lie les parties sans possibilité d'appel. Elle peut être exécutée comme un jugement ordinaire. Les timbres d'instance qui auraient été déjà payés sont remboursés. S'il n'y a pas arrangement, l'affaire retourne soit à l'instance d'où elle est venue, soit au bureau d’assistance judiciaire qui fait le nécessaire pour intenter un procès, s'il l'estime nécessaire. Les chambres populaires ont commencé à fonctionner. Elles reçoivent surtout des affaires dans lesquelles les parties sont disposées à transiger comme par exemple la compensation aux victimes d’accident de circulation par la compagnie d’assurance. Autrement les tribunaux par routine et les avocats par intérêt s’abstiennent de référer des affaires aux chambres populaires. Une forte campagne par les services d’assistance judiciaire serait nécessaire pour promouvoir l’esprit de conciliation et pour faire voir qu’un compromis est préférable à un procès prolongé avec un résultat incertain. Il faut dire aussi que les parties ne sont pas disposées à la conciliation quand le conflit est récent et que les esprits sont encore sous l’empire de la colère ou de l’indignation. Il faut les laisser se fatiguer un certain temps avant qu’ils préfèrent en finir une fois pour toutes. Les cours de justice seraient bien inspirées de renvoyer aux chambre populaires les affaires pendantes depuis un certain temps et susceptibles de conciliation. Une loi de 1996 sur la médiation et l'arbitrage tend à promouvoir le recours à ces modes de résolution des conflits. C’est surtout dans le but d’enlever les entraves au commerce et plus particulièrement au commerce extérieur et de favoriser des investissements étrangers. Elle est basée sur la loi modèle pour l'arbitrage commercial international recommandée par les Nations Unies. Cette loi commence à entrer en application, il faudra quelques années encore pour qu’elle fasse sentir son plein effet. B. Les juridictions non officielles 1. Les tribunaux ruraux traditionnels Ils comprennent en général cinq notables du village et sont appelés pour cette raison panchayats. Ils se renouvellent par voie de cooptation, sous réserve toutefois de l’assentiment tacite des habitants. Ils peuvent traiter toutes les affaires qui leur sont déférées par les parties, lesquelles dans les villages se soumettent volontiers à leur juridiction. Ces institutions existent depuis des temps immémoriaux. Il n’y a pas eu de changement notable dans leur mode fonctionnement. La colonisation, puis l’urbanisation, la modernisation, les moyens de transport rapides et la création des juridictions modernes ont diminué leur importance, mais ils traitent encore d’une large partie du contentieux de la population rurale (700 millions) qui constitue encore la majorité. Certains villages et certaines castes ont décidé de ne porter aucune affaire devant les cours officielles. Ces tribunaux sont depuis quelque temps l’objet de critiques virulentes. On leur reproche de ne pas se conformer à la Constitution. On condamne leur attitude pro- 30 masculine et leurs punitions inhumaines. Mais aucun effort n’a été fait pour leur enseigner les valeurs constitutionnelles. Ils appliquent ce que les justiciables considèrent comme la loi. Est-il sage et juste d’imposer les valeurs urbaines au monde rural ? Ce serait une attitude coloniale contraire aux droits naturels de l’homme. Chacun devrait être jugé d’après les valeurs du groupe auquel il appartient. Bien que les cours officielles y compris la Cour suprême aient condamné les panchayats sans les avoir entendus et prôné leur abolition, le gouvernement n‘a pris aucune décision dans ce sens. Une telle action n’est pas possible à l’heure actuelle, car ces tribunaux ont le soutien du peuple. Même les officiers de police conseillent aux plaignants de saisir les panchayats. Les cours officielles n’attirent pas les justiciables à cause de leur éloignement, leur lenteur et leur coût hors de leur portée. 2. Les institutions à base religieuse A l’époque moghole, les cours musulmanes étaient des institutions officielles ayant plénitude de juridiction. Elles ont disparu avec l’installation du gouvernement britannique. Les musulmans ont eu très peu recours à la justice anglaise pendant la toute la période coloniale et la tendance a continué. Ils obtenaient le règlement de leurs conflits de façon informelle avec l’aide soit des membres de la famille soit des notables du quartier. Avec l’apparition du fondamentalisme, les Musulmans ont établi de véritables juridictions aux frais de la communauté, d’abord à Delhi puis ailleurs dans le pays, on en dénombre maintenant plus d’un millier. Ils se proposent d’établir un réseau complet dans tout le pays. Ces institutions fonctionnaient de façon discrète et réglaient en général les affaires familiales relevant du droit musulman pour une population de 160 millions. Leur existence est apparue au grand jour à la suite d’une affaire sensationnelle d’un beau-père ayant violé sa belle fille. La Cour musulmane a ordonné à la femme de considérer à l’avenir son beau père comme son mari et l’a déclarée inapte à vivre avec son ex-mari. Cette décision a créé un certain émoi. Un litige d’intérêt public a été introduit devant la Cour suprême demandant à déclarer illégales les juridictions musulmanes. Le Muslim Personal Law Board, un organisme de caractère privé, qui se veut le gardien du droit musulman, soutient que les juridictions musulmanes ne sont pas des cours parallèles, mais de simples instances de conciliation dans les affaires familiales. Le gouvernement de l’Inde a déclaré à la Cour que d’après la loi musulmane du pays, les musulmans ont le droit d’avoir des juridictions à eux pour régler les affaires familiales, que cela n’enlève pas aux parties la possibilité de saisir une cour de justice régulière. Par ailleurs le Muslim Personal Law Board a demandé au gouvernement de régulariser les cours musulmanes de leur conférer un statut officiel. La question étant sub judice devant la Cour suprême, le gouvernement ne peut pas décider en la matière pour le moment. 31 L’émulation jouant, les chrétiens sont tentés d’imiter les Musulmans et de ressusciter l’expérience de la chrétienté primitive persécutée. Ils veulent avoir leurs juridictions propres pour régler les affaires entre chrétiens. Il est à rappeler que la population tribale dont le nombre s’élève à plus de 100 millions a son propre mode de règlements de conflits. Il n’y a pas un nombre suffisant d’études sérieuses de tribus pour se faire une idée des traits communs des systèmes judiciaires de toutes les tribus qui sont en très grand nombre. C. Remarques Devant les juridictions non officielles, la manifestation de la vérité est plus sûre et plus facile. Les parties et surtout les témoins n’osent pas mentir après avoir prêté serment, devant leurs proches, amis et connaissances. L’enquête a lieu peu de temps après les faits. Il arrive aux institutions non officielles de prononcer de véritables sentences. Ces sentences ne sont pas exécutables à l’aide de la force publique, mais il est difficile aux intéressés d’y échapper sous peine d’ostracisme. Aussi sont-elles exécutées spontanément. Sur le plan de la mise en œuvre, elles ont même une supériorité sur les jugements des instances officielles. Souvent les institutions non officielles présentent leurs sentences sous forme de compromis. Mais l’ascendant de ces institutions sur les parties est tel que les compromis peuvent parfois être imposés. Cela arrive aussi à la Cour suprême. Les chambres populaires créées sous la loi de 1987 font également pression sur les parties. En effet, un conciliateur qui resterait absolument neutre n’obtiendrait aucun résultat. On le constate dans les affaires de droit du travail dans lesquelles l’inspecteur du travail est en général impuissant. L’affaire remonte jusqu’au ministre doté de l’influence nécessaire pour débloquer la situation. Dans toute conciliation il y a toujours une influence qui peut devenir pression. L’essentiel c’est que l’impartialité ne fasse pas défaut. Avec la population rurale, musulmane et tribale échappant pratiquement au système judiciaire officiel, ce dernier n’a pas à s’occuper du contentieux de plus de la moitié de la population. Il serait donc insensé de penser à supprimer les juridictions non officielles. La solution pratique consisterait à reconnaître ces institutions et en faire des chambres populaires officielles à l’instar de celles prévues par la loi de 1997 et de les enregistrer en tant que telles. Ainsi elles auront pleins pouvoirs pour procéder à des conciliations, leurs procès verbaux de conciliation auront valeur de jugement et pourront être exécutés en cas de besoin par les tribunaux officiels. Ainsi tout le travail judiciaire du pays se trouverait englobé dans un système commun officiel. Avant de terminer cette partie relative aux modes alternatifs de résolution des conflits il faut signaler les opérations clandestines d’exercice de la justice. Une collusion entre officiers de police et hommes politiques leur permet à chacun d’eux de trancher des litiges de toutes sortes. C’est souvent contre le gré d’une des parties, parfois même en les menaçant, que ces personnages interviennent, soit pour satisfaire leur soif de 32 pouvoir, soit pour favoriser la partie à laquelle ils s’intéressent. Il va sans dire qu’ils doivent être poursuivis et punis sévèrement, pour qu’il soit mis fin à cette sorte d’intrusion sauvage dans le domaine judiciaire. XII. REMARQUES D’ENSEMBLE A. Evolution Les Britanniques avaient laissé à leur départ un système bien rodé et bien au point dont tout les justiciables étaient satisfaits. Mais une faible partie du contentieux seulement était soumis à ce système. Après l’indépendance les juridictions supérieures ont acquis l’admiration et la gratitude de la population par leur intervention prompte pour la sauvegarde des droits fondamentaux. Depuis une dizaine d’années, il y a des ombres à ce tableau. D’abord la machine ploie sous sa charge. L’explosion démographique (la population a plus que doublé en l’espace de quarante ans) en est la cause principale. A cela il faut ajouter le recours de plus en plus fréquent aux juridictions non officielles, de préférence aux mécanismes traditionnels de résolution des conflits. La législation indienne, elle, ne tend pas à éviter les litiges ni à en faciliter les solutions. Ainsi les preuves écrites ne sont pas toujours exigées, leur prééminence n’est pas toujours assurée. L’activité économique croissante est source d’augmentation de litiges. Les lois sociales abondantes ne sont pas basées sur un consensus. L’appareil administratif n’est pas modelé pour les appliquer sans grincement. Parfois faute de moyens financiers, on ne peut donner effet à la loi après avoir fait naître des espoirs. Donc les recours aux cours se font de plus en plus nombreux. Mais les ressources du service judiciaire en bâtiments et en personnel sont loin d’avoir suivi le rythme. En ce qui concerne les juridictions supérieures le foisonnement des juridictions spécialisées a considérablement augmenté leur volume de travail. D’autre part beaucoup d’affaires qui devraient être portées devant les juridictions subordonnées, sont soumises directement aux Cours supérieures par voie de requête (writ petition) en alléguant une quelconque violation d’un droit fondamental. Ce qui a été conçu comme un remède exceptionnel, à utiliser avec circonspection, est devenu un moyen ordinaire que tous ceux qui habitent dans les capitales ont pris l’habitude d’utiliser. Toutes ces causes ont produit un encombrement sans précédent des juridictions. On compte maintenant 50 000 affaires pendantes devant la Cour suprême dont 20 000 attendent depuis plus de cinq ans, 4 millions dans les Cours supérieures et 27 millions dans les juridictions subordonnées. Les affaires urgentes occupent presque entièrement les juges, de sorte que les anciennes attendent des années. Une affaire civile commencée dans une juridiction subordonnée peut prendre une vingtaine d’années ou plus si l’une des parties a décidé de faire appel sur appel. Cette lenteur fait perdre confiance dans la justice. D’un autre côté, en raison de l’encombrement du rôle, les juridictions ont tendance à imposer des compromis forcés aux parties. Les décisions provisoires des 33 juridictions de première instance et les sursis à exécution accordés au moment où l’appel a été interjeté restent en vigueur pendant des années. Cet état de choses incite le gouvernement à mettre au point des institutions alternatives qui réduiraient le fardeau des tribunaux. En attendant, ceux qui ont un pouvoir quelconque tentent d’usurper les fonctions judiciaires. De leur côté certains juges ont la tentation d’hypothéquer leur impartialité soit en faveur des puissants du jour soit tout simplement pour de l’argent. Avant l’indépendance, les juges provenaient des classes aisées et disposaient des ressources familiales en plus de leur rémunération, ce qui n’est plus le cas à présent. La corruption est facilitée du fait que le juge unique est presque la norme, qu’il y a moyen de manipuler le système pour que l’affaire passe devant le juge de son choix et que la loi manque parfois de précision. Le juge intervient en faveur des parties surtout au moment des décisions provisoires où la discrétion joue une part non négligeable. Ces décisions pouvant durer longtemps confèrent des avantages certains à la partie qui en bénéficie. Ce qui est plus grave que la corruption elle-même, c’est la dimension amplifiée qu’en donne l’imagination populaire, ce qui, conjugué avec la lenteur, provoque une certaine désaffection de la justice. Ces causes de désaffection de la justice sont aggravées par le malaise du barreau. L’effectif des avocats n’étant nullement limité, il a augmenté considérablement avec le progrès de l’éducation, beaucoup restent évidemment sans cause. Alors que dans le passé ils étaient issus des classes aisées, ils proviennent maintenant de toutes les couches sociales. Les principes de déontologie sont pratiquement ignorés, ce qui évidemment fait hésiter les clients éventuels. D’un autre côté les relations entre magistrats et avocats se sont détériorées. Les magistrats sont tous issus du barreau, ils suspendent l’exercice de leur profession pendant leur mandat de juges et peuvent la reprendre quand ils quittent leurs fonctions. Magistrats et avocats se considéraient auparavant comme appartenant à la même fraternité, les avocats étaient pleins d’égards pour les juges. Depuis quelque temps des fissures sont apparues dans ce bel édifice. Les pétitions et les manifestations contre les juges se multiplient. Les avocats réclament et obtiennent le déplacement ou la démission des juges. On a même enregistré des tapages en pleine audience et des violences contre les juges. Dernièrement le bâtonnier de l’Ordre Général des Avocats de l’Inde a été suspendu de ses fonctions par la Cour suprême pour injures proférées en pleine audience contre un juge d’une Cour supérieure. Les avocats ont alors organisé une manifestation monstre à l’issue de laquelle ils ont remis un mémorandum au Président de la République protestant contre « l’interférence de la Cour dans la liberté du barreau ». Le juge indien, alors qu’il accumule du retard dans le règlement des affaires en cours, n’hésite pas à pénétrer dans de nouvelles zones pour procurer un soulagement immédiat à ceux qui souffrent en silence. Il agit avec courage et détermination pour 34 faire cesser les écarts des puissants du jour. C’est cela qui lui assure confiance et réputation. B. Perspectives d’avenir La lecture de tout ce qui précède aura déjà fait naître dans l’esprit du lecteur un certain nombre de mesures susceptibles d’assainir la situation : collégialité des juridictions à tous les niveaux du moins dans leur formation de jugement, redéfinition des compétences des juridictions de manière à alléger le travail des juridictions supérieures, réduction des voies de recours, nomination de juges bien choisis, maîtrise de l’entrée au barreau de façon à limiter le nombre des avocats à ce qui est nécessaire et à en assurer la qualité intellectuelle et morale, regroupement des juridictions spécialisées, révision des règles de preuve et de procédure, rationalisation du mode de travail des juges etc... Ce sont des solutions rationnelles qui viennent naturellement à l’esprit. Des commissions nommées par le gouvernement ont fait des recommandations dans ce sens. Mais ces changements, pour désirables qu’ils soient, n’ont pas de chances d’aboutir dans l’immédiat. D’une part certains exigent des moyens financiers qu’on n’est pas prêt à investir malgré toutes les protestations de considération pour la justice. D’autre part, chacune de ces mesures a ses opposants farouches pour des raisons d’intérêt personnel, car ou bien les avantages acquis sont réellement menacés ou bien il y a une appréhension non justifiée, mais néanmoins agissante. De plus, la lourdeur de l’appareil est là avec la ténacité des habitudes des juges et des avocats. Dans le corps politique la réforme judiciaire est un thème de discours politique mais pas une priorité pour une action efficace. Il faut avouer que les quelques tentatives qui ont été faites ont rencontré une opposition systématique de la part du barreau qui se trouve bien à l’aise dans l‘état de choses actuel. Il craint qu’une réforme quelconque ne lui soit préjudiciable d’une manière ou d’une autre. Le corps politique de son côté est assez affaibli dans une fédération mal agencée, pour pouvoir triompher des obstacles du barreau. C. Considérations finales L’intérêt de l’expérience de l’Inde réside dans l’extrême diversité de sa population et dans sa manière de résoudre les conflits. Quant aux normes, elles vont du dernier cri des droits de l’homme à celles de la mentalité tribale. On peut simplifier le tableau en divisant la prestation judiciaire en deux catégories, selon qu’elle est assurée ou pas par des juridictions officielles. On peut postuler que les institutions officielles ont comme guide les droits de l’homme contenus dans la Constitution. Quant aux juridictions non officielles elles ont une gamme de principes traditionnels variables selon leur clientèle. Les tenants des droits de l’homme voudraient imposer leurs valeurs à ceux qui sont attachés aux valeurs traditionnelles. N’est-ce-pas une atteinte aux droits naturels de l’homme ? N’est-ce pas un « crime des gens de bien », selon l’expression du chancelier d’Aguesseau ? 35 La manière d’appréhender la chose à juger est encore un point de divergence supplémentaire. Les juges des juridictions officielles formés dans les facultés de droit et la routine judiciaire élaborée par les ainés, ont tendance à réduire les faits de la cause à quelques traits saillants pour pouvoir leur appliquer les règles juridiques qu’ils ont à l’esprit. Autrement dit, ils décantent les faits pour pouvoir les faire entrer dans des cases préétablies. C’est seulement une fois la décision prise qu’ils cherchent à se pencher sur les circonstances pour préciser les détails du dispositif du jugement. De cette manière il y a primauté du droit sur les faits. Les juges traditionnels appréhendent les faits dans leur totalité, dans leur complexité et essaient de trouver une solution avec des principes simples à leur disposition. La primauté est accordée aux faits. Les premiers procèdent d’une manière analytique, les seconds d’une manière synthétique. On constate que l’évolution est en faveur de la première. Mais elle est sujette à des critiques internes. La seconde conserve l’avantage de la rapidité et d’absence de coût. Elle n’est critiquée que de l’extérieur. Laquelle est la meilleure ? La réponse varie sans doute selon le genre d’affaires. On peut alors se demander ce que devient l’idéal de justice parfaite et l’image du juge représentant de Dieu que nous avons évoqués au départ. Au moment où cet idéal de justice parfaite a pris forme, la population était homogène. Le roi et son peuple était au même diapason quant aux normes. Maintenant, dans cette société plurielle, ce qui est juste est devenu relatif. Mais l’aspiration à obtenir intégralement ce qui est perçu comme juste est aussi impérieux qu’auparavant. Autrement dit, si la notion de juste est partagée par tout le monde, chacun a une idée de ce qui est juste. Le contenu du juste peut varier avec le temps et les lieux. En Inde, au même moment, il peut varier entre la ville et la campagne, entre les sexes, entre les religions, entre les castes, entre les tribus, entre les intellectuels et les illettrés. La notion du juste pour chaque groupe mérite pleine considération. Une fois qu’elle est déterminée elle doit être atteinte sans faille. C’est comme cela qu’il faut entendre l’enseignement du passé. Pour le triomphe d’une telle justice, il est souhaitable qu’il y ait consensus entre le juge et les justiciables, qu’ils aient la même mentalité et partagent les mêmes valeurs, les mêmes préjugés. Cela ne veut pas dire que les différentes normes doivent restent figées. Place doit être faite à leur évolution avec le changement de mentalité grâce à l’éducation qui se veut commune à toute la population. Il est évident qu’une justice uniformément dispensée pour toute l’Inde n’est pas possible dans un avenir immédiat. Mais toute mesure qui se dirigerait vers ce but sans compromettre la justice du moment est à accueillir. Publié sur www.ihej.org, le 30 novembre 2012 Copyright © 2012 IHEJ - Institut des hautes études sur la justice 36