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La raison-langue et la langue-corps
En effet, Hamann et Herder, les deux pensées qui constituent
l’essentiel de ma communication, ont écrit tous les deux une
Metakritik, mais ces deux métacritiques sont très différentes. « Méta-
critique » est un néologisme inventé par Hamann en 1784 : Metakritik
über den Purismum der Vernunft (publié posthume en 1800). Il s’agit
d
’un écrit d’une dizaine de pages qui a été très apprécié entre autre
s
par Fichte et Hegel2. La Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft du
vieux Herder, publié en 1799, a une argumentation très détaillée et
est d’une tonalité agressive, voire méchante. D’un côté, Hamann,
prend
ses distances avec Kant mais avec des arguments pertinents et
suprêmement intelligents. Herder, de l’autre, polémique avec Kant
à partir de son irritation personnelle (Verdriesslichkeit) et n’a que
peu de contre-propositions pertinentes. Caussat remarque très jus-
tement que le livre amer du vieux Herder fonctionne comme un
« poisson-torpille lancé contre la Critique de Kant » (p.7). Hamann,
à l’opposé, construit sa propre « philosophie métacritique » dans ses
conséquences les plus radicales : la Metakritik est l’accomplissement
de sa philosophie entière et dans la dernière année de sa vie, en
1788, il signe metacriticus bonae spei et voluntatis.
Quelles sont les lignes de force de ce contre-paradigme métacri-
tique ? D’abord, la revalorisation du sensible dans une bipolarisation
constitutive avec l’intellectuel, le cognitif, l’entendement, le con-
cept. La disjonction avec les données sensibles a été une tendance
constante de toutes les philosophies, et, de toute évidence, de toutes
les philosophies transcendantales, et c’est bien vrai, comme le
remar que Caussat, qu’en général, et chez Kant tout particulière-
ment, la bipolarité sensibilité/Entendement se transforme subreptice-
ment en une subordination de la première à la seconde – Caussat
parle « des phénomènes convertis en chimères transcendantales »,
d’une « docilité des phénomènes », « d’une assimilation, d’une “cons
-
truction” relevant d’une décision librement posée et menée à son
terme dans le tissu du sensible » . Voilà la « pureté de la raison pure » qui
ne produit ainsi qu’un quasi-objet, sans résistance et sans distance
par rapport au Je pur3. On va voir comment le contre-paradigme
2. Ce dernier évalue la Metakritik de Hamann comme « ein grossartigen
Schrift » [un écrit impressionnant] et il ajoute, « reicht unmittelbar in die Mitte des
Problems der Vernunft » [tout droit dans le noyau du problème de la raison].
3. Autre belle formule de Caussat : « La subsomption réduit le sensible au
rôle de palimpseste des catégories » (p.6)