La raison-langue
et la langue-corps
Herman P
ARRET
Le son de la voix est vraiment tige et racine,
sève substantielle et esprit de vie de la langue
(J.G. H, Boutades et doutes
philologiques sur un prix académique)
1. Le projet philosophique et le langage
Dans son article lumineux, Pierre Caussat (dans ce volume)1 se pr
o-
pose de capter « les conditions d’émergence de ce fauteur de troubl
e
qu’est le langage » (p.2) dans l’histoire de la philosophie. Il est vrai
que le « langage [est] devenu la “croix des philosophes”, l’écharde de
leur chair » (p.24), et que la philosophie a toujours eu une grande
peine à accepter « le tournant linguistique », qu’elle se sent plutôt
forcée d’accepter le « Faktum der Sprache » (p. 23). C’est pourtant
l’unique salut pour la philosophie, et c’est pourquoi Caussat pro-
jette une « enquête archéologique » (p.2), une stratégie de lecture qu’il
appelle lecture symptômale (déconstructive, lecture d’un sous-texte
s
ous le plan du texte immédiat) (p.6) qui lui permettra de thémati-
ser comment et en quoi « la langue ou le Logos en dissidence » (p.2
4)
a fait irruption dans la métaphysique des philosophes, comment la
langue a exercé sa « puissance de désaccord » (p.24), comment la
« constante inventivité de la parole » (p. 25) façonne la raison et
l’ensemble des facultés humaines. Et Pierre Caussat introduit ainsi
le terme stratégique de raison-langue, qu’il suggère déjà dans le titre
1. Je ne commente ni ne discute ici les propositions de Caussat dans leur
totalité.
224
Parallèles floues
de son article : « Crise de la raison-Logos et invention de la raison-
langue ».
1.1. Le paradigme critique : le « pot de fer »
Johann Georg Hamann, disciple de Kant, était plutôt sans illusion
quand il critiquait avec une grande force subversive l’absence
constitutive d’une pensée de la langue dans le système kantien. Il
le regrette vivement : « Mon coup est contre celui de Kant un pot
fêlé – argile contre fer », et Caussat explique : « Argile signifie pour
Hamann la flexibilité, la spontanéité » (p.7). La philosophie trans-
cendantale, monumentale, systématique, « cathédralesque » de Kant
est comme un pot de fer résistant à l’attaque flexible et spontanée de
ceux qui croient à l’impact du « Faktum der Sprache » (p.23), ceux qui
œ
uvrent « pour un décentrement, un renversement, une ouverture,
pour que le rayon de lumière qu’amène le « tournant linguistique »
puisse révéler et bousculer » (p.1). Argile contre fer, ce « nettoyage »
[Reinigung] du purisme de la raison pure (cette purification de la soi-
disant « pureté de la raison »), reste impuissant à l’égard du prestige
de la Critique où le langage est le grand absent (p.6). Le « paradigme
critique », le pot de fer, ne chancelle pas facilement. Toutefois, il ne
convient pas seulement de développer une théorie du langage, à
côté de la métaphysique, sa force subversive ne fonctionne que si le
langage entre au cœur de la raison, ambition certaine des penseurs que
l’on présentera dans les pages à venir.
1.2. Le contre-paradigme métacritique :
le « pot d’argile »
Évoquons pour un instant le contre-paradigme métacritique, le pot
d’argile. On a souvent parlé, à propos de Hamann et Herder, d’une
« invasion métacritique ». Caussat remarque à bon droit que la Méta-
critique se veut un rappel « à ce que la Critique, imposante et justifiée
dans son ordre, a oublié ou refoulé » (p. XXX). Mais soyons sérieux :
on n’est jamais arrivé à un dialogue entre le grand Maître et ses deux
d
isciples-amis. Je pense, comme Caussat, que Hamann et Herder ont
pu instiller un déplacement, une effraction, ce qui témoigne de leur
puissance d’exhortation, mais il est improbable que Kant ait eu « la
capacité à écouter, sinon à entendre » (p.9).
225
La raison-langue et la langue-corps
En effet, Hamann et Herder, les deux pensées qui constituent
l’essentiel de ma communication, ont écrit tous les deux une
Metakritik, mais ces deux métacritiques sont très différentes. « Méta-
critique » est un néologisme inventé par Hamann en 1784 : Metakritik
über den Purismum der Vernunft (publié posthume en 1800). Il s’agit
d
’un écrit d’une dizaine de pages qui a été très apprécié entre autre
s
par Fichte et Hegel2. La Metakritik zur Kritik der reinen Vernunft du
vieux Herder, publié en 1799, a une argumentation très détaillée et
est d’une tonalité agressive, voire méchante. D’un côté, Hamann,
prend
ses distances avec Kant mais avec des arguments pertinents et
suprêmement intelligents. Herder, de l’autre, polémique avec Kant
à partir de son irritation personnelle (Verdriesslichkeit) et n’a que
peu de contre-propositions pertinentes. Caussat remarque très jus-
tement que le livre amer du vieux Herder fonctionne comme un
« poisson-torpille lancé contre la Critique de Kant » (p.7). Hamann,
à l’opposé, construit sa propre « philosophie métacritique » dans ses
conséquences les plus radicales : la Metakritik est l’accomplissement
de sa philosophie entière et dans la dernière année de sa vie, en
1788, il signe metacriticus bonae spei et voluntatis.
Quelles sont les lignes de force de ce contre-paradigme métacri-
tique ? D’abord, la revalorisation du sensible dans une bipolarisation
constitutive avec l’intellectuel, le cognitif, l’entendement, le con-
cept. La disjonction avec les données sensibles a été une tendance
constante de toutes les philosophies, et, de toute évidence, de toutes
les philosophies transcendantales, et c’est bien vrai, comme le
remar que Caussat, qu’en général, et chez Kant tout particulière-
ment, la bipolarité sensibilité/Entendement se transforme subreptice-
ment en une subordination de la première à la seconde – Caussat
parle « des phénomènes convertis en chimères transcendantales »,
d’une « docilité des phénomènes », « d’une assimilation, d’une “cons
-
truction” relevant d’une décision librement posée et menée à son
terme dans le tissu du sensible » . Voilà la « pureté de la raison pure » qui
ne produit ainsi qu’un quasi-objet, sans résistance et sans distance
par rapport au Je pur3. On va voir comment le contre-paradigme
2. Ce dernier évalue la Metakritik de Hamann comme « ein grossartigen
Schrift » [un écrit impressionnant] et il ajoute, « reicht unmittelbar in die Mitte des
Problems der Vernunft » [tout droit dans le noyau du problème de la raison].
3. Autre belle formule de Caussat : « La subsomption réduit le sensible au
rôle de palimpseste des catégories » (p.6)
226
Parallèles floues
métacritique va bouleverser cette hiérarchie, avec cette insistance,
de Herder par exemple, que « tout s’origine dans le sensible le plus
immédiat, dans la vie de l’homme » (p.8).
Suit une autre revalorisation, celle du langage/de la langue. Causs
at
cite la Métacritique herderienne :
Le discours obstiné de la philosophie [consiste] à méconnaître ses
adhérences langagières en se complaisant dans une « langue d’école »
peuplée d’abstractions décharnées qui nourrissent une spéculation
orgueilleuse, simple prête-nom de ruminations stériles, frappées d’au
-
tisme. […] Aussi le renouveau de la philosophie ne lui viendra-t-il
que d’un retour aux langues vivantes, natives, charnelles… (p.texte de
Caussat)
Et encore : « Parler signifie penser à haute voix. Que signifie penser ?
Rien d’autre que parler intérieurement, c’est-à-dire s’exprimer à soi-
même les marques externes devenues intérieures. La métaphysique
devient [ainsi] une philosophie du langage humain ». Ou encore :
« Le seul schématisme recevable est celui qui s’invente et s’incarne
dans les images et les tournures de notre langue » (pp. 8 à 10).
Hamann avait déjà formulé l’adage essentiel : Le langage est raison,
et la raison est langage : Vernunft ist Sprache, et sa Métacritique n’est
qu’une mise en question passionnée des assurances de la raison
puisque c’est le langage qui détient la puissance « originante » (p.3).
Et Caussat de commenter avec lyrisme :
L’homme est-il pour le Logos, assigné et déterminé par lui, ou bien
le Logos est-il de l’homme, façonné, inventé, formé par et dans les aventures
de la parole ? La philosophie qui a opté pour le Logos unitaire peut-
elle, sinon accepter, du moins reconnaître le défi d’une « philologie »
qui ne lui offre que les avatars hasardeux des mots ?… L’argile des
langues vient de commencer son lent cheminement d’inquiétude et de déran-
gement (p.7).
Voilà donc le sacrement de la langue, un sacrement de la « philolo-
gia crucis » (p.6).
227
La raison-langue et la langue-corps
1.3. L’accomplissement du contre-paradigme
par Humboldt
Caussat, arguant de sa lecture symptômale, suggère que la pensée de
Humboldt constitue l’accomplissement du contreparadigme méta-
critique. Il faut le croire. Mes recherches n’ont pas été focalisées sur
cette téléologie. Il va de soi que Humboldt s’inscrit parfaitement
dans ce « tournant linguistique » et quelques citations de Humboldt
(par Caussat) suffiront : « Parlé (proféré) contre écrit, image parlante
(vivante) contre concept pensé ; bref, une langue incarnée, nourrie
des échanges entre sujets membres d’une même nation », écrit
Humboldt en 1800, ou encore : « La langue représente la face subjec-
tive de l’ensemble de notre activité spirituelle… La langue est ainsi,
sinon absolument, du moins sur le plan de la sensibilité, le moyen par
lequel l’homme façonne en même temps lui-même et le monde »
(dans une lettre de la même année à Schiller). Et cette merveilleuse
pensée : « La “langue vivante” se découvre exposée à la contingence,
entendue comme ce milieu d’opérations où se produisent des
inventions soudaines : inventer un sens dans le jeu ininterrompu
d’embrayages multiples […] Contingence radicale comme événement :
éclair (Blitz), déflagration (Stoss), hors causalité, ce qui induit le terme
magico-religieux de Wunder, miracle inexplicable » (p.13). Et encor
e,
à propos de Humboldt :
La brèche est faite ; la langue est entrée sur la scène du monde et ne la
quittera plus […]. Mais si elle inquiète, c’est à la manière du rôdeur
dans la nuit, furtif, clandestin, guettant les failles des remparts les mieux
garder pour se glisser dans la place et s’emparer des titres ancestraux
qu’il convoite afin de les trafiquer et de s’en travestir… (p.18).
1.4. « Invention » du phonique dans les marges
du contre-paradigme métacritique
Toutefois, je prétends qu’il y a encore une marge de la marge, une
« invention » secondaire, supplémentaire, à l’« invention du sensible
et de la langue » qui constitue l’essence du contreparadigme méta-
critique. Cette marge de la marge est constituée par l’« invention » du
phonique comme noyau de la pensée langagière. Ce sera le chemin
que je vais prendre pour amender le texte si riche de Caussat : de la
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