PLATON ET LA BIBLE On fait le plus grand cas du mythe de la Caverne chez Platon, on parle moins de celui des Attelages ailés, qui se trouve dans le Phèdre. Pourtant il est tout aussi suggestif et non moins riche de sens. Il s'agit de nous faire comprendre la nature de l'âme et, pour y arriver, Platon préfère inventer une belle histoire, tout comme l'auteur de la Genèse a préféré l'histoire d'Adam et Ève au paradis terrestre, à un long et pénible discours philosophique que seuls quelques rares savants auraient lu. Mais si le mythe d'Adam et Ève est resté bien vivant dans l'esprit des millions de croyants juifs, chrétiens et musulmans, celui des Attelages ailés n'est connu que de rares philosophes et érudits. Comme tous les mythes, ces deux-là, appartenant à deux traditions à la source de la culture occidentale, entendent nous faire une révélation et nous initier au sens profond de l'existence sur terre. Cependant l'un est grec, l'autre juif et cela fait une différence importante. Dans le mythe de Platon, l'âme est symbolisée par deux chevaux dotés d'une paire d'ailes leur permettant de s'élever dans le ciel. Ils sont attelés ensemble et conduits par un cocher se tenant dans un char. Cette âme est soit divine, soit humaine. Dans le premier cas, les deux chevaux sont bons, leurs ailes intactes, c'est-à-dire bien pourvues de plumes, et le cocher n'a aucun mal à les conduire. Dans le second cas, celui de l'âme humaine, l'un des chevaux est docile et bon, l'autre est revêche et malin. La tâche du cocher sera donc difficile, peu plaisante et il lui faudra apprendre à mâter la bête rétive. Toutes les âmes cherchent d'abord à s'élever dans le ciel, car c'est à quoi servent leurs ailes. Évidemment les dieux passent en premier et montrent la voie aux autres. Ils parviennent aisément au sommet de la voute céleste, c'est-à-dire aux limites extrêmes du monde. Cette voute, comme l'imaginait un Grec, est une gigantesque sphère solide, mais trouée qui tourne sur elle-même. Arrivés là, les attelages des dieux réussissent à passer à travers et à monter dessus. Ils se trouvent alors sur le véritable toit du monde et, tournant avec lui, ils contemplent de leurs yeux un spectacle d'une indicible splendeur : l'être vrai et véritable, les Idées éternelles et immuables qui constituent les essences de tout ce qui existe. La différence entre ce qui se donne à voir dans notre monde et ce qui se trouve là, dans la Plaine dite de la Vérité, est presque celle de l'Être et du Néant. L'âme des dieux alors se nourrit des « vraies » réalités et connait le suprême bienêtre, le bonheur parfait. La révolution de la voute met 10 000 ans à s'accomplir. Quand, après ce temps, les dieux sont revenus à leur point de départ, ils rentrent dans leur demeure, mettent leurs bêtes devant la mangeoire et leur servent une ration d'ambroisie arrosée de nectar. Ainsi vivent les dieux. Les âmes humaines ou vouées à devenir humaines, elles, ont moins de chance. Elles suivent bien sûr les dieux s'élevant dans l'azur et font partie de leur cortège, mais elles se laissent aisément distancer. Les deux chevaux de l'équipage ne s'entendent pas bien ensemble et tirent de travers. Toutes les âmes sont animées d'un intense désir de suivre les dieux et de contempler le prodigieux spectacle de l'au-delà, mais il règne une très vive agitation aux abords de la dernière sphère : l'un des deux chevaux au moins n'aime pas à se retrouver là et il cherche à redescendre. Il s'ensuit une bousculade et une pagaille. Les attelages s'accrochent, les chevaux s'emmêlent, les ailes surtout se frottent et perdent leurs précieuses plumes. Parfois une âme réussit à s'élever jusqu'au sommet, mais elle n'arrive pas à se hisser hors de la voute pour s'installer dessus. Le mieux qu'elle peut faire est de sortir la tête et de jeter un rapide coup d'œil sur la Plaine de la Vérité. Mais cela est fait au prix d'un effort qui l'amène à retomber aussitôt et à se perdre dans la cohue. Un décret d'Adrastée, déesse de la Nécessité, stipule qu'une âme qui a réussi à sortir la tête pour regarder la Plaine restera saine et sauve pendant la durée entière d'une révolution, à savoir 10 000 ans. Toutes celles qui n'y sont pas parvenues tomberont sur la terre et devront s'incarner dans un corps d'homme. Or leur première existence terrestre sera l'occasion d'une épreuve : l'âme qui, se souvenant en quelque manière de sa vie antérieure, s'efforcera de parvenir au savoir véritable et à la justice véritable aura un sort meilleur que les autres au cours de ses réincarnations subséquentes. Elle pourra même revenir à son existence antérieure, auprès des dieux, après 3 000 ans seulement, mais à la condition expresse qu'elle choisisse, en trois vies successives, de pratiquer la justice véritable fondée sur le savoir véritable. C'est-à-dire à la condition de vivre en philosophe. Les autres, qui auront échoué à l'épreuve, devront attendre 10 000 ans pour que les plumes repoussent sur leurs ailes et qu'une nouvelle chance de suivre les dieux dans leur ascension vers le toit du monde leur soit accordée. Entretemps, les âmes de tous ces humains moins parfaits qui, dans leur première existence sur terre, ne sont pas parvenus à mâter leur cheval rétif doivent subir un jugement. Certaines sont condamnées à expier leurs fautes dans des maisons de justice souterraines, d'autres à mener en certains lieux du ciel une existence conforme à la valeur de cette première existence. Après mille ans, voilà qu'il leur est donné de se choisir ellesmêmes une deuxième existence sur terre. Elles le font, bien sûr, en fonction de ce qu'elles ont aimé au cours de leur première existence. Certaines, qui ont totalement oublié leur existence antérieure auprès des dieux, se réincarnent parmi les animaux. Seules les âmes qui sont encore conscientes de cette sorte d'initiation qu'elles ont connue dans la première phase de leur existence, alors qu'elles faisaient partie du cortège des dieux et s'efforçaient de monter sur le toit du monde, sont habilitées à devenir des humains. Mais il n'y a pas moyen, avant 10 000 ans, d'espérer sortir de la vie humaine, sinon par le biais de la philosophie et d'une vie parfaitement droite et juste. Malheureusement, ces personnes sont si rares que la grande masse de leurs congénères ne les comprend pas. Pire, elle s'acharne contre elles, leur fait subir toute sorte de vexations. Elle les traite de folles et les méprise. Ceux ou celles dont la vie et la pensée sont justes sont ainsi appelés à subir l'injustice. Incontestablement, nous sommes devant un grand mythe révélant le sens général de l'existence humaine, qui se trouverait pour Platon dans l'imitation des dieux et dans l'effort de l'esprit pour arriver au savoir véritable, seul fondement possible de la justice véritable. Ce qui implique une ascèse ou une purification des passions. Ces dernières proviennent du cheval rétif et attachent les humains aux réalités de ce monde-ci, les amenant même à croire que ces réalités sont véritables, authentiques, toutes gorgées d'être, alors qu'elles ne sont en fait que des reflets, des images très imparfaites des vraies réalités, situées dans la Plaine de la Vérité. Aussi longtemps qu'ils n'arrivent pas à se débarrasser de cette erreur, les humains appartiennent à ce commun des mortels qui se repaissent d'opinions plutôt que d'idées et qui, le moment venu, devront se réincarner dans le corps d'une bête. De toute façon, leur âme ne meurt pas, elle est faite pour escorter les dieux et connaitre dans l'au-delà la vision béatifiante. Pour y arriver, il faut qu'elle parvienne à dresser leur cheval rétif, à lui faire surmonter son gout pour les excès, la jouissance et la puissance, la passion, la démesure, et qu'elle s'oriente vers la recherche de la vérité afin de pouvoir mener une vie droite. D'où vient donc la « rétivité » de celui des deux chevaux qui se trouve à l'origine de toutes nos misères ? D'où vient la malignité du Serpent qui habite le paradis terrestre de la Bible ? Même mystère dans les deux cas. Remarquons cependant que la mythologie biblique, pour expliquer la chose, a inventé une chute des anges, qui rappelle assez celle des âmes chez Platon. Lucifer ne veut pas obéir, comme Adam et Ève eux-mêmes. Chez Platon l'épreuve consiste à monter sur le toit du monde pour pouvoir, de là, regarder de ses yeux la vraie réalité située dans un autre monde. Pour la Bible, elle consiste à obéir à la parole de Dieu venant d’un autre monde ; autrement dit à « écouter » Dieu. La différence recoupe celle entre l'œil et l'oreille. Cette suprématie de la vue se trouve non seulement dans Platon et dans toute la philosophie grecque, mais dans toute sa culture, qui rendait un culte aux formes, sensibles avec l’art, intellectuelles avec la pensée philosophique et scientifique. Mais la culture juive, au contraire, vouait un culte à la Parole, à l’audition, à l’écriture, peut-être à la musique. Elle ignorait pratiquement la peinture, la sculpture, l’architecture, tout comme le théâtre, arts de la forme matérielle ou humaine et elle n’a développé aucune forme de pensée théorique ou formelle. La pratique de la philosophie, avec le ressouvenir des Idées éternelles qui la définit chez Platon, aurait le pouvoir de faire repousser les plumes sur les ailes de l'âme. Là est le seul espoir pour l’être humain. Selon la Bible cependant, il faut que cet être « écoute » la parole de Dieu le Père, consignée dans l'Écriture ; mais écoute Jésus aussi, son verbe créateur en personne, son Fils, le Logos. Cela veut dire en pratique ouvrir son cœur à l'amour généreux, agapique, non d'abord pour le monde ou la nature, mais pour le créateur et pour les autres humains qui tous sont faits à son image et à sa ressemblance. Évidemment, l'amour des autres devra viser en priorité ceux qui souffrent, les petits, les pauvres, les déshérités. Cela seul permet de se sauver, au dire de Jésus, c'est-à-dire d'entrer avec son corps et son âme dans le paradis supraterrestre de l'amour divin. La voie grecque est celle de la connaissance vraie, qui n'est pas forcément dépourvue d'amour. La preuve en est la théorie de l’Éros chez Platon encore, qui conduit l’amant vers Dieu. Mais la voie juive et chrétienne, musulmane aussi dans une certaine mesure, est celle de la pureté du cœur, de la foi et de l'amour vrai, qui n'est pas nécessairement dépourvue de savoir. La preuve est que les Pères de l’Église sont souvent de grands penseurs et de grands connaisseurs de la philosophie grecque. Entre les deux voies, une certaine rivalité devait se produire, et certains Pères s'opposèrent vigoureusement à la philosophie en général, comme ils le firent à l’endroit des théories religieuses dites « gnostiques ». En effet, celles-ci privilégient la connaissance comme voie de salut et vouent un mépris plus ou moins profond au corps, dans lequel s'enracinent les passions qui rendent aveugles et referment le cœur. Il n'en va pas ainsi chez les chrétiens. Le corps humain ayant été façonné directement par Dieu, possède une noblesse particulière. De plus, Dieu lui-même, dans la personne de Jésus, est venu l'habiter pendant plus de trente ans, et il a même ressuscité ce corps avec lequel il est monté au ciel. Le corps humain au complet est devenu hautement respectable. Et le corps féminin également, puisque l'Église considère que Marie est elle aussi ressuscitée avec son corps et est allée rejoindre son Fils dans la demeure céleste. D'aucune façon les chrétiens ne devraient avoir honte de leur corps. Cependant, les enseignements platoniciens et juifs, tout en étant foncièrement différents sur le plan théorique, ne divergent pas beaucoup en pratique, autant dire qu’ils se complètent et s’appuient mutuellement. Pour Platon il n'y a pas de sagesse théorique ou spéculative sans sagesse pratique, autrement dit sans prudence et justice, donc sans une vie droite. Un sens aigu de la justice se retrouve chez lui, ce qui le rapproche des prophètes de l'Ancien Testament. Mais un autre trait, à vrai dire saisissant, rapproche Platon des chrétiens plus particulièrement : il promet au sage et au juste ici-bas non pas la gloire, la richesse et le bonheur, mais la souffrance et l'humiliation. « La foule lui remontre qu'il a l'esprit dérangé », dit-il, à la dernière ligne de son récit. Et par le mythe de la Caverne, dans La République, on sait que l'homme juste, en plus des quolibets, va aussi recevoir des pierres. Cela ressemble assez aux coups de fouet et à la couronne d'épines. Le juste doit s'attendre à souffrir, mais ce n'est pas parce qu'il aura souffert qu'il sera sauvé ou qu'il parviendra à s'en sortir, c'est parce qu'il aura été juste et bon, qu'il aura tendu de toutes ses forces vers l'Être et le Bien, malgré tous les désagréments que cela peut comporter. On comprend maintenant pourquoi le christianisme a adopté dès le point de départ une philosophie de type grecque et l’a gardée jusqu’à nos jours. Avec elle la raison et la foi se complètent, tout comme la nature et la culture.