L'enseignement philosophique – 59eannée – Numéro 4
1. In La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 291-292.
LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
Jean-Pierre CARLET
IUFM Grenoble
Ce qui est en jeu, c’est la survie, la persévérance
dans l’existence (in suo esse perseverare), et
aucun monde humain destiné à durer plus long-
temps que la vie brève des mortels en lui, ne
pourra jamais survivre sans des hommes qui
veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à
entreprendre consciemment à savoir, legein ta
eonta,dire ce qui est. Aucune permanence, aucu-
ne persistance dans l’être ne peut même être
imaginée sans des hommes voulant témoigner de
ce qui est et leur apparaît comme cela est.
Hannah Arendt, Vérité et politique1.
Une question pratique, un problème théorique.
Résultat des exhortations de deux rapports successifs (en 1989 celui de Philip-
pe Joutard, en 2002 celui de Régis Debray), maintenant établi par la loi, l’enseigne-
ment du fait religieux est devenu pour les professeurs de philosophie en IUFM une
tâche de formation. L’objet du présent propos sur la laïcité, sur le lien entre ce princi-
pe républicain et la question de la vérité, est issu de cette pratique, plus précisément
des difficultés immédiatement rencontrées auprès des professeurs de l’école laïque,
du primaire comme du secondaire. Car, en dépit de l’enthousiasme officiel manifesté
dans les colloques et publications récentes, tous à l’unisson des recommandations de
Régis Debray, et même malgré le soutien d’une belle continuité politique qui fait se
rejoindre sur ce point Jack Lang et François Fillon en passant bien sûr par Luc Ferry,
la perspective d’un enseignement du fait religieux suscite bien des réserves chez les
praticiens.
L’une d’entre elles, spécialement, nous arrêtera ici, qui met en œuvre une
conception spontanée et peu théorisée de la laïcité : s’il est vrai et comment le
contredire sans refuser l’éthique du professeur ? que l’école française assume la
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charge fondamentale d’apprendre à tous les futurs citoyens à penser rationnellement
la réalité, n’est-ce pas par un abus de langage que l’on parle de « fait » religieux, ce
syntagme ne vient-il pas troubler la définition de la réalité, si chèrement arrachée à la
superstition par les siècles précédents ? On peut illustrer cette perplexité de cent anec-
dotes, je n’en retiendrai que deux : tel magazine de vulgarisation 2, drôlement intitulé
« Religions à l’école. On y enseigne de fausses vérités », s’indigne de ce qu’un manuel
de collège donne à voir aux élèves le plan du Temple de Salomon, dont les archéo-
logues n’ont bien sûr trouvé aucune trace ! Autre stupéfaction, plus autorisée cette
fois, celle d’un Inspecteur Général d’histoire, pointant d’un juste stylo rouge, dans les
pages d’un manuel, l’affirmation péremptoire : « Abraham est né en 1800 avant notre
ère en Irak » ne manquent que le mois et le jour ! alors que la recherche historio-
graphique récente convainc de retarder la naissance du monothéisme de plus de
1 000 ans ! Confondre la lettre d’un récit et la réalité effective est bien entendu
contraire à la démarche de la connaissance, mais, même si l’on ne peut contester le
bon sens très certainement salutaire de telles mises en garde adressées aux profes-
seurs, on ne peut manquer de relever combien elles obéissent à une certaine exigence
de vérité et combien celle-ci, au nom d’une laïcité tacite, est restrictive: le principe de
laïcité serait, pour l’école républicaine au moins, le gardien d’une vérité comprise seu-
lement comme l’exactitude imposée dans la relation des faits. Avouons que cela
réduit considérablement l’ampleur et l’intérêt de l’étude du fait religieux limitée alors
àl’intelligibilité historique de tel ou tel événement marquant, les Croisades ou la
Saint Barthélemy. Toutes les constructions de sens, élaborées par les religions et
structurant, souvent à notre insu, notre temps et notre espace comme notre langue et
parfois notre sensibilité, peuvent difficilement être étudiées comme telles, suspectées
qu’elles sont dans la logique de cette approche, de manquer de vérité parce qu’elles
n’appartiennent pas à l’ordre des faits constatables, physiques ou institutionnels, qui
définissent la nature et la société.
Confronté par mon travail de formateur à ce type de résistance, j’ai cru bon,
pour lui répondre, d’interroger la laïcité quant à son rapport à la vérité. Il importait,
pour ce faire, de partir de ce qu’une religion révélée se prévaut toujours d’un lien sub-
stantiel à la vérité, pensons par exemple pour le christianisme à la parole que rappor-
te Jean 3: « Je suis la voie, la vérité, la vie ». C’est ce trait de finalisation de la voie par
la vérité (Le Père comme aboutissement, le Fils comme médiation obligée) qui carac-
térise la pensée religieuse occidentale en la démarquant d’une autre pensée de la
voie, du « tao », celle de la sagesse chinoise, comme le montre fort rigoureusement
l’analyse de François Jullien 4. Il me semble que c’est contre cette prétention cléricale
à orienter le chemin collectif que le projet laïque prend sens et force; or comment
pourrait-il acquérir une crédibilité, une existence durable et peut-être même universa-
lisable, s’il n’entretenait lui aussi, bien que sur un mode différent, un souci pour la
vérité? On reconnaît sans peine ici, très ancienne et pourtant toujours vive, la ques-
tion platonicienne du rapport du citoyen au savoir, de la belle Cité à la connaissance.
Je voudrais développer cette interrogation en privilégiant le champ politique
parce qu’il est nécessaire de suspendre les évidences internes à l’école pour cerner la
fonction de l’institution scolaire dans un État laïque à supposer qu’il y eût aujour-
d’hui des évidences concernant la place de la vérité dans l’école, ce dont on peut rai-
2. Science et Vie, octobre 2003.
3. Évangile selon Jean, 14, 6.
4. François Jullien, Un sage est sans idée, Éditions du Seuil, février 1998, p. 117-118.
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sonnablement douter comme nous y invite si éloquemment le titre de l’étude que
Denis Kambouchner a consacrée à la pensée contemporaine de l’école : « Une école
contre l’autre » 5. Je voudrais en tout cas que ce propos échappe à la tautologie qui
répète la corrélation entre savoir et vérité.
Trois étapes balisent mon parcours. D’abord il faut examiner la diversité des
formes de problématisation de la laïcité et s’efforcer de légitimer le questionnement
« épistémologique ». Reste ensuite à analyser les lectures possibles de la fin de l’em-
prise religieuse sur la société et je retiendrai pour cet exercice deux conférences,
toutes deux prononcées au début du XXesiècle, qui réfléchissent de façon centrale la
mutation de la relation entre politique et vérité:
en premier lieu l’hypothèse proposée en 1919 par Max Weber sous l’expres-
sion devenue célèbre de « désenchantement du monde »6;
en second lieu l’appel républicain d’Émile Chartier à un culte de la raison 7
(en 1901, le pseudonyme d’« Alain » n’est pas encore la signature obligée).
Il va de soi que le fait d’inverser, pour leur présentation, l’ordre chronologique
de ces deux conférences manifeste ma conviction que la seconde permet de former le
concept le plus adéquat de la laïcité.
LA DIVERSITÉ DES PENSÉES DE LA LAÏCITÉ, ESSAI DE CLASSIFICATION : LA PERTI-
NENCE DE LA QUESTION DE LA VÉRITÉ.
L’éparpillement des discours et la confusion des positions.
Depuis trois décennies, en France, le nombre d’articles, de débats, de col-
loques et de livres prenant pour thème la laïcité ne cesse de croître et finit par donner
le vertige. Et, quant à cette agitation, la réalité quotidienne du citoyen ordinaire n’est
pas en reste: non seulement elle est régulièrement rappelée par les discours des res-
ponsables de l’État ou de mouvements de citoyens au principe de laïcité conçu comme
l’antidote aux maux qui affectent la République (désignés par l’appellation générique
de « communautarismes »), mais, plus profondément encore, c’est autour de la ques-
tion laïque qu’ont été mobilisées en France les plus grandes manifestations de l’histoi-
re politique récente, le million de militants et sympathisants laïques de janvier 1994 à
Paris venant contrebalancer celui des défenseurs de l’école privée en 1984 à Ver-
sailles. Beaucoup de bruit donc, et parfois de la fureur, n’est-ce pas là au moins l’indi-
ce de l’importance d’une question? Mais de quelle question s’agit-il ?
En cette affaire, il semble logique de distinguer la question pratique être
« pour ou contre » la laïcité –, de la question théorique que faut-il entendre en ce
principe ?Cependant il est frappant de constater qu’au niveau réflexif nul penseur
français n’affirme un refus explicite de la laïcité ; pour le niveau politique, on observe-
ra que, au moment de prendre une décision sur la légalité du port du voile à l’école,
seul le mouvement de l’extrême droite française a défendu le principe de l’affichage
des convictions religieuses au sein de l’école. On est donc tenté de percevoir la diver-
sité des conceptions théoriques comme l’effet d’un déplacement de la question pra-
5. Ouvrage publié aux Presses Universitaires de France en 2000.
6. Max Weber, Le métier et la vocation de savant, in Le savant et le politique, Librairie Plon, 1959.
7. Émile Chartier, Le culte de la raison comme fondement de la république (conférence populaire), in Revue de
métaphysique et de morale, janvier 1901, IXeannée, p. 111-118 ; nous utiliserons ici la version numérique de
cette conférence, établie par Bertrand Gibier, dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences
sociales », http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques des sciences sociales/index.html ; à quoi j’adjoin-
drai, pour couvrir le 1er quart de siècle, deux propos recueillis dans Propos sur les pouvoirs, n° 139 et 140, Gal-
limard, 1985.
tique: personne ne se déclare opposé à la laïcité mais il y a des manières de plaider
pour l’aggiornamento du principe, qui le vident de toute substance, l’annulent en pra-
tique. Certains amis actuels de la laïcité seraient donc plus redoutables pour elle que
ses détracteurs de naguère, monarchistes nostalgiques ou/et conservateurs catho-
liques.
Comment savoir, comment s’orienter en cette dispersion discursive sans
prendre le risque d’introduire un critère dogmatique bien paradoxal pour ce principe?
On entendrait ainsi la variation sémantique du vocable « laïque » comme le tour
malin qu’utilisent les adversaires de la laïcité pour parvenir à leurs fins, mais il fau-
drait aussitôt admettre qu’une conception seulement (de préférence la nôtre !) est
acceptable et, nouveau dogme pour ceux qui n’en ont plus d’autre, qu’elle ne souffre
aucune discussion ! Afin d’éviter l’outrecuidance d’une telle classification, nous suppo-
serons ici que la multiplicité des pensées de la laïcité peut devenir intelligible en fonc-
tion du type d’interrogation adressé au principe de séparation de l’État et des cultes.
Or trois ordres de questionnement peuvent être discernés, les deux premiers apparais-
sant de manière tout à fait distincte tandis que la légitimité du troisième doit être
argumentée:
l’enquête sur le sort des Églises et, plus généralement, du domaine religieux
en régime laïque;
la question de la définition du politique impliquée par l’affirmation de la
séparation État/cultes;
le problème du rapport des citoyens à la vérité dans le cadre d’une Répu-
blique laïque.
On déplorera peut-être qu’une telle typologie des problématiques ne rende pas
justice à l’originalité du travail de M. Denis Pelletier 8en ce qu’elle ne donne aucune
visibilité à la mise en rapport de la laïcité et du statut public des corps étudiée par cet
auteur. Pourtant, pour intéressant et prometteur qu’il soit, ce regard foucaldien inter-
roge la séparation public/privé et, comme tel, s’inscrit dans l’approche politique.
C’est à l’intérieur de chacune de ces problématisations que le partage entre
connaissance et idéologie comme entre convictions et positions pourra avoir quelque
rigueur. Il importe donc maintenant d’expliciter les trois définitions supposées de la
laïcité et de soutenir la justesse et la fécondité de la troisième.
Le sort des Églises et du religieux.
L’histoire vient en renfort de la logique pour penser la laïcité à partir du statut
que l’État laïque accorde aux Églises, aux croyances. On pensera, selon cette perspec-
tive, qu’un État laïque est essentiellement caractérisé par sa neutralité confessionnel-
le. Les cultes, tous les cultes, en renonçant au pouvoir politique, acquièrent droit de
cité, c’est-à-dire indépendance à l’égard de l’État. Cette compréhension, qui mobilise
au premier chef l’histoire des religions ou encore la sociologie historique, ouvre le
vaste chantier du comparatisme. Comment une société régie par une religion s’est-elle
organisée? Qu’en est-il des États contemporains où aucune séparation n’a été promul-
guée, qu’y deviennent les religions? Peut-on déceler en telle ou telle religion, du fait
de son histoire ou de la nature de ses dogmes, une connivence ou au contraire une
incompatibilité avec le régime laïque ? (On peut penser ici par exemple aux tentatives
8. Voir l’article intitulé : L’école, L’Europe, les corps la laïcité et le voile; publié in Vingtième siècle. Revue d’histoi-
re, 87, juillet-septembre 2005, p. 159-176.
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actuelles pour opposer la parole chrétienne sur la distinction entre le royaume de
Dieu et celui de César, à l’affirmation islamique d’un Coran écrit directement par
Allah – mais l’on voit qu’elles sont dans l’Occident contemporain bien peu désintéres-
sées et bien peu soucieuses de rigueur herméneutique!)
De les distinctions éclairantes entre laïcité et sécularisation, de aussi des
interrogations historiques sur les origines de la modernité, de enfin une réflexion
anthropologique sur la place des croyances dans la vie collective. Inévitablement tein-
de relativisme, ce genre d’études pose toujours comme précepte méthodologique,
et… comme sagesse finale, l’écart entre le principe idéal de laïcité et la richesse,
« l’impureté » valorisée, du réel empirique. On voit ici que la laïcité est considérée
essentiellement comme la réponse apportée à une question théologico-politique :
quelle place la Cité doit-elle faire aux dieux pour que les hommes ne s’entre-déchirent
pas en leur nom ? Que l’on salue en la laïcité une œuvre de pacification ou que l’on
fustige en cette séparation les méfaits d’une détresse sociale, l’on maintient la problé-
matique dans l’orbite du religieux. Être laïque ce serait former un jugement de tolé-
rance à propos des croyances, de leur pluralité et de leur légitimité.
La nature du lien politique.
Un deuxième angle d’étude peut s’autoriser de l’étroitesse du précédent et, fort
de l’étymologie du terme « laïcité », mettre en avant la conscience que le laos prend
de sa puissance à l’occasion de sa sortie hors de l’état de tutelle. Se trouve impliquée
en cette démarche une définition de la nature du politique et la philosophie y est
requise puisqu’il est nécessaire de construire le concept de pouvoir humain, celui-ci
trouvant ses racines chez les penseurs des XVIeet XVIIesiècles.
La principale conséquence de cette conception est l’extension donnée à la
notion de laïcité: sa relation au religieux semble, sous ce jour, plutôt circonstancielle,
tenant à l’importance de l’Église catholique dans la société civile française du
XIXesiècle, mais, fondamentalement, le principe de séparation du politique et du reli-
gieux signifie la réalisation de l’essence du politique, enfin soustraite aux particula-
rismes, à l’emprise d’un quelconque kléros.Il devient indispensable d’interroger les
fondements de la séparation entre une sphère publique et une sphère privée et les
considérations historiques ou sociologiques doivent être subordonnées à l’exigence
conceptuelle de la philosophie politique. Par là, le relativisme se trouve écarté aussi
bien sur le plan méthodologique que sur le plan pratique: s’il est vrai que l’autonomie
du politique introduit une visée d’universalité alors la législation laïque cesse d’appa-
raître comme une particularité française et peut à bon droit être promue comme
l’avenir des sociétés humaines.
La deuxième conséquence de cette manière de penser est que la laïcité s’oppo-
se à plusieurs contraires et non pas uniquement au cléricalisme religieux. Les puis-
sances économiques ou idéologiques peuvent devenir abusivement cléricales autant
que les Églises, d’où, par exemple, la recommandation adressée par la Commission
Stasi, non écoutée par le Ministre de l’éducation nationale au printemps 2004, de ne
pas limiter l’interdiction du port des signes à l’école aux seuls signes religieux.
Troisième conséquence enfin, le sujet politique se voit défini comme l’être
affranchi de ses attaches d’origine et de passionnantes réflexions s’ensuivent pour ten-
ter d’articuler identité et souveraineté au sein de la notion de citoyenneté.
Être laïque, selon cette logique, ce serait revendiquer un principe universel
pour organiser la vie de la Cité. Porteuse d’une conception large, féconde et volon-
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