24 JEAN-PIERRE CARLET
charge fondamentale d’apprendre à tous les futurs citoyens à penser rationnellement
la réalité, n’est-ce pas par un abus de langage que l’on parle de « fait » religieux, ce
syntagme ne vient-il pas troubler la définition de la réalité, si chèrement arrachée à la
superstition par les siècles précédents ? On peut illustrer cette perplexité de cent anec-
dotes, je n’en retiendrai que deux : tel magazine de vulgarisation 2, drôlement intitulé
« Religions à l’école. On y enseigne de fausses vérités », s’indigne de ce qu’un manuel
de collège donne à voir aux élèves le plan du Temple de Salomon, dont les archéo-
logues n’ont bien sûr trouvé aucune trace ! Autre stupéfaction, plus autorisée cette
fois, celle d’un Inspecteur Général d’histoire, pointant d’un juste stylo rouge, dans les
pages d’un manuel, l’affirmation péremptoire : « Abraham est né en 1800 avant notre
ère en Irak » – ne manquent que le mois et le jour ! – alors que la recherche historio-
graphique récente convainc de retarder la naissance du monothéisme de plus de
1 000 ans ! Confondre la lettre d’un récit et la réalité effective est bien entendu
contraire à la démarche de la connaissance, mais, même si l’on ne peut contester le
bon sens très certainement salutaire de telles mises en garde adressées aux profes-
seurs, on ne peut manquer de relever combien elles obéissent à une certaine exigence
de vérité et combien celle-ci, au nom d’une laïcité tacite, est restrictive: le principe de
laïcité serait, pour l’école républicaine au moins, le gardien d’une vérité comprise seu-
lement comme l’exactitude imposée dans la relation des faits. Avouons que cela
réduit considérablement l’ampleur et l’intérêt de l’étude du fait religieux limitée alors
àl’intelligibilité historique de tel ou tel événement marquant, les Croisades ou la
Saint Barthélemy. Toutes les constructions de sens, élaborées par les religions et
structurant, souvent à notre insu, notre temps et notre espace comme notre langue et
parfois notre sensibilité, peuvent difficilement être étudiées comme telles, suspectées
qu’elles sont dans la logique de cette approche, de manquer de vérité parce qu’elles
n’appartiennent pas à l’ordre des faits constatables, physiques ou institutionnels, qui
définissent la nature et la société.
Confronté par mon travail de formateur à ce type de résistance, j’ai cru bon,
pour lui répondre, d’interroger la laïcité quant à son rapport à la vérité. Il importait,
pour ce faire, de partir de ce qu’une religion révélée se prévaut toujours d’un lien sub-
stantiel à la vérité, pensons par exemple pour le christianisme à la parole que rappor-
te Jean 3: « Je suis la voie, la vérité, la vie ». C’est ce trait de finalisation de la voie par
la vérité (Le Père comme aboutissement, le Fils comme médiation obligée) qui carac-
térise la pensée religieuse occidentale en la démarquant d’une autre pensée de la
voie, du « tao », celle de la sagesse chinoise, comme le montre fort rigoureusement
l’analyse de François Jullien 4. Il me semble que c’est contre cette prétention cléricale
à orienter le chemin collectif que le projet laïque prend sens et force; or comment
pourrait-il acquérir une crédibilité, une existence durable et peut-être même universa-
lisable, s’il n’entretenait lui aussi, bien que sur un mode différent, un souci pour la
vérité? On reconnaît sans peine ici, très ancienne et pourtant toujours vive, la ques-
tion platonicienne du rapport du citoyen au savoir, de la belle Cité à la connaissance.
Je voudrais développer cette interrogation en privilégiant le champ politique
parce qu’il est nécessaire de suspendre les évidences internes à l’école pour cerner la
fonction de l’institution scolaire dans un État laïque – à supposer qu’il y eût aujour-
d’hui des évidences concernant la place de la vérité dans l’école, ce dont on peut rai-
2. Science et Vie, octobre 2003.
3. Évangile selon Jean, 14, 6.
4. François Jullien, Un sage est sans idée, Éditions du Seuil, février 1998, p. 117-118.