la laïcité et la question de la vérité

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LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
Jean-Pierre CARLET
IUFM Grenoble
Ce qui est en jeu, c’est la survie, la persévérance
dans l’existence (in suo esse perseverare), et
aucun monde humain destiné à durer plus longtemps que la vie brève des mortels en lui, ne
pourra jamais survivre sans des hommes qui
veuillent faire ce qu’Hérodote fut le premier à
entreprendre consciemment – à savoir, legein ta
eonta, dire ce qui est. Aucune permanence, aucune persistance dans l’être ne peut même être
imaginée sans des hommes voulant témoigner de
ce qui est et leur apparaît comme cela est.
Hannah Arendt, Vérité et politique 1.
Une question pratique, un problème théorique.
Résultat des exhortations de deux rapports successifs (en 1989 celui de Philippe Joutard, en 2002 celui de Régis Debray), maintenant établi par la loi, l’enseignement du fait religieux est devenu pour les professeurs de philosophie en IUFM une
tâche de formation. L’objet du présent propos sur la laïcité, sur le lien entre ce principe républicain et la question de la vérité, est issu de cette pratique, plus précisément
des difficultés immédiatement rencontrées auprès des professeurs de l’école laïque,
du primaire comme du secondaire. Car, en dépit de l’enthousiasme officiel manifesté
dans les colloques et publications récentes, tous à l’unisson des recommandations de
Régis Debray, et même malgré le soutien d’une belle continuité politique qui fait se
rejoindre sur ce point Jack Lang et François Fillon en passant bien sûr par Luc Ferry,
la perspective d’un enseignement du fait religieux suscite bien des réserves chez les
praticiens.
L’une d’entre elles, spécialement, nous arrêtera ici, qui met en œuvre une
conception spontanée et peu théorisée de la laïcité : s’il est vrai – et comment le
contredire sans refuser l’éthique du professeur ? – que l’école française assume la
1. In La crise de la culture, Gallimard, 1972, p. 291-292.
L'enseignement philosophique – 59e année – Numéro 4
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JEAN-PIERRE CARLET
charge fondamentale d’apprendre à tous les futurs citoyens à penser rationnellement
la réalité, n’est-ce pas par un abus de langage que l’on parle de « fait » religieux, ce
syntagme ne vient-il pas troubler la définition de la réalité, si chèrement arrachée à la
superstition par les siècles précédents ? On peut illustrer cette perplexité de cent anecdotes, je n’en retiendrai que deux : tel magazine de vulgarisation 2, drôlement intitulé
« Religions à l’école. On y enseigne de fausses vérités », s’indigne de ce qu’un manuel
de collège donne à voir aux élèves le plan du Temple de Salomon, dont les archéologues n’ont bien sûr trouvé aucune trace ! Autre stupéfaction, plus autorisée cette
fois, celle d’un Inspecteur Général d’histoire, pointant d’un juste stylo rouge, dans les
pages d’un manuel, l’affirmation péremptoire : « Abraham est né en 1800 avant notre
ère en Irak » – ne manquent que le mois et le jour ! – alors que la recherche historiographique récente convainc de retarder la naissance du monothéisme de plus de
1 000 ans ! Confondre la lettre d’un récit et la réalité effective est bien entendu
contraire à la démarche de la connaissance, mais, même si l’on ne peut contester le
bon sens très certainement salutaire de telles mises en garde adressées aux professeurs, on ne peut manquer de relever combien elles obéissent à une certaine exigence
de vérité et combien celle-ci, au nom d’une laïcité tacite, est restrictive : le principe de
laïcité serait, pour l’école républicaine au moins, le gardien d’une vérité comprise seulement comme l’exactitude imposée dans la relation des faits. Avouons que cela
réduit considérablement l’ampleur et l’intérêt de l’étude du fait religieux limitée alors
à l’intelligibilité historique de tel ou tel événement marquant, les Croisades ou la
Saint Barthélemy. Toutes les constructions de sens, élaborées par les religions et
structurant, souvent à notre insu, notre temps et notre espace comme notre langue et
parfois notre sensibilité, peuvent difficilement être étudiées comme telles, suspectées
qu’elles sont dans la logique de cette approche, de manquer de vérité parce qu’elles
n’appartiennent pas à l’ordre des faits constatables, physiques ou institutionnels, qui
définissent la nature et la société.
Confronté par mon travail de formateur à ce type de résistance, j’ai cru bon,
pour lui répondre, d’interroger la laïcité quant à son rapport à la vérité. Il importait,
pour ce faire, de partir de ce qu’une religion révélée se prévaut toujours d’un lien substantiel à la vérité, pensons par exemple pour le christianisme à la parole que rapporte Jean 3 : « Je suis la voie, la vérité, la vie ». C’est ce trait de finalisation de la voie par
la vérité (Le Père comme aboutissement, le Fils comme médiation obligée) qui caractérise la pensée religieuse occidentale en la démarquant d’une autre pensée de la
voie, du « tao », celle de la sagesse chinoise, comme le montre fort rigoureusement
l’analyse de François Jullien 4. Il me semble que c’est contre cette prétention cléricale
à orienter le chemin collectif que le projet laïque prend sens et force ; or comment
pourrait-il acquérir une crédibilité, une existence durable et peut-être même universalisable, s’il n’entretenait lui aussi, bien que sur un mode différent, un souci pour la
vérité ? On reconnaît sans peine ici, très ancienne et pourtant toujours vive, la question platonicienne du rapport du citoyen au savoir, de la belle Cité à la connaissance.
Je voudrais développer cette interrogation en privilégiant le champ politique
parce qu’il est nécessaire de suspendre les évidences internes à l’école pour cerner la
fonction de l’institution scolaire dans un État laïque – à supposer qu’il y eût aujourd’hui des évidences concernant la place de la vérité dans l’école, ce dont on peut rai2. Science et Vie, octobre 2003.
3. Évangile selon Jean, 14, 6.
4. François Jullien, Un sage est sans idée, Éditions du Seuil, février 1998, p. 117-118.
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sonnablement douter comme nous y invite si éloquemment le titre de l’étude que
Denis Kambouchner a consacrée à la pensée contemporaine de l’école : « Une école
contre l’autre » 5. Je voudrais en tout cas que ce propos échappe à la tautologie qui
répète la corrélation entre savoir et vérité.
Trois étapes balisent mon parcours. D’abord il faut examiner la diversité des
formes de problématisation de la laïcité et s’efforcer de légitimer le questionnement
« épistémologique ». Reste ensuite à analyser les lectures possibles de la fin de l’emprise religieuse sur la société et je retiendrai pour cet exercice deux conférences,
toutes deux prononcées au début du XXe siècle, qui réfléchissent de façon centrale la
mutation de la relation entre politique et vérité :
– en premier lieu l’hypothèse proposée en 1919 par Max Weber sous l’expression devenue célèbre de « désenchantement du monde » 6 ;
– en second lieu l’appel républicain d’Émile Chartier à un culte de la raison 7
(en 1901, le pseudonyme d’« Alain » n’est pas encore la signature obligée).
Il va de soi que le fait d’inverser, pour leur présentation, l’ordre chronologique
de ces deux conférences manifeste ma conviction que la seconde permet de former le
concept le plus adéquat de la laïcité.
LA DIVERSITÉ DES PENSÉES DE LA LAÏCITÉ, ESSAI DE CLASSIFICATION : LA PERTINENCE DE LA QUESTION DE LA VÉRITÉ.
L’éparpillement des discours et la confusion des positions.
Depuis trois décennies, en France, le nombre d’articles, de débats, de colloques et de livres prenant pour thème la laïcité ne cesse de croître et finit par donner
le vertige. Et, quant à cette agitation, la réalité quotidienne du citoyen ordinaire n’est
pas en reste : non seulement elle est régulièrement rappelée par les discours des responsables de l’État ou de mouvements de citoyens au principe de laïcité conçu comme
l’antidote aux maux qui affectent la République (désignés par l’appellation générique
de « communautarismes »), mais, plus profondément encore, c’est autour de la question laïque qu’ont été mobilisées en France les plus grandes manifestations de l’histoire politique récente, le million de militants et sympathisants laïques de janvier 1994 à
Paris venant contrebalancer celui des défenseurs de l’école privée en 1984 à Versailles. Beaucoup de bruit donc, et parfois de la fureur, n’est-ce pas là au moins l’indice de l’importance d’une question ? Mais de quelle question s’agit-il ?
En cette affaire, il semble logique de distinguer la question pratique – être
« pour ou contre » la laïcité –, de la question théorique – que faut-il entendre en ce
principe ? Cependant il est frappant de constater qu’au niveau réflexif nul penseur
français n’affirme un refus explicite de la laïcité ; pour le niveau politique, on observera que, au moment de prendre une décision sur la légalité du port du voile à l’école,
seul le mouvement de l’extrême droite française a défendu le principe de l’affichage
des convictions religieuses au sein de l’école. On est donc tenté de percevoir la diversité des conceptions théoriques comme l’effet d’un déplacement de la question pra5. Ouvrage publié aux Presses Universitaires de France en 2000.
6. Max Weber, Le métier et la vocation de savant, in Le savant et le politique, Librairie Plon, 1959.
7. Émile Chartier, Le culte de la raison comme fondement de la république (conférence populaire), in Revue de
métaphysique et de morale, janvier 1901, IXe année, p. 111-118 ; nous utiliserons ici la version numérique de
cette conférence, établie par Bertrand Gibier, dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences
sociales », http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques des sciences sociales/index.html ; à quoi j’adjoindrai, pour couvrir le 1er quart de siècle, deux propos recueillis dans Propos sur les pouvoirs, n° 139 et 140, Gallimard, 1985.
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tique : personne ne se déclare opposé à la laïcité mais il y a des manières de plaider
pour l’aggiornamento du principe, qui le vident de toute substance, l’annulent en pratique. Certains amis actuels de la laïcité seraient donc plus redoutables pour elle que
ses détracteurs de naguère, monarchistes nostalgiques ou/et conservateurs catholiques.
Comment savoir, comment s’orienter en cette dispersion discursive sans
prendre le risque d’introduire un critère dogmatique bien paradoxal pour ce principe ?
On entendrait ainsi la variation sémantique du vocable « laïque » comme le tour
malin qu’utilisent les adversaires de la laïcité pour parvenir à leurs fins, mais il faudrait aussitôt admettre qu’une conception seulement (de préférence la nôtre !) est
acceptable et, nouveau dogme pour ceux qui n’en ont plus d’autre, qu’elle ne souffre
aucune discussion ! Afin d’éviter l’outrecuidance d’une telle classification, nous supposerons ici que la multiplicité des pensées de la laïcité peut devenir intelligible en fonction du type d’interrogation adressé au principe de séparation de l’État et des cultes.
Or trois ordres de questionnement peuvent être discernés, les deux premiers apparaissant de manière tout à fait distincte tandis que la légitimité du troisième doit être
argumentée :
– l’enquête sur le sort des Églises et, plus généralement, du domaine religieux
en régime laïque ;
– la question de la définition du politique impliquée par l’affirmation de la
séparation État/cultes ;
– le problème du rapport des citoyens à la vérité dans le cadre d’une République laïque.
On déplorera peut-être qu’une telle typologie des problématiques ne rende pas
justice à l’originalité du travail de M. Denis Pelletier 8 en ce qu’elle ne donne aucune
visibilité à la mise en rapport de la laïcité et du statut public des corps étudiée par cet
auteur. Pourtant, pour intéressant et prometteur qu’il soit, ce regard foucaldien interroge la séparation public/privé et, comme tel, s’inscrit dans l’approche politique.
C’est à l’intérieur de chacune de ces problématisations que le partage entre
connaissance et idéologie comme entre convictions et positions pourra avoir quelque
rigueur. Il importe donc maintenant d’expliciter les trois définitions supposées de la
laïcité et de soutenir la justesse et la fécondité de la troisième.
Le sort des Églises et du religieux.
L’histoire vient en renfort de la logique pour penser la laïcité à partir du statut
que l’État laïque accorde aux Églises, aux croyances. On pensera, selon cette perspective, qu’un État laïque est essentiellement caractérisé par sa neutralité confessionnelle. Les cultes, tous les cultes, en renonçant au pouvoir politique, acquièrent droit de
cité, c’est-à-dire indépendance à l’égard de l’État. Cette compréhension, qui mobilise
au premier chef l’histoire des religions ou encore la sociologie historique, ouvre le
vaste chantier du comparatisme. Comment une société régie par une religion s’est-elle
organisée ? Qu’en est-il des États contemporains où aucune séparation n’a été promulguée, qu’y deviennent les religions ? Peut-on déceler en telle ou telle religion, du fait
de son histoire ou de la nature de ses dogmes, une connivence ou au contraire une
incompatibilité avec le régime laïque ? (On peut penser ici par exemple aux tentatives
8. Voir l’article intitulé : L’école, L’Europe, les corps la laïcité et le voile ; publié in Vingtième siècle. Revue d’histoire, 87, juillet-septembre 2005, p. 159-176.
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actuelles pour opposer la parole chrétienne sur la distinction entre le royaume de
Dieu et celui de César, à l’affirmation islamique d’un Coran écrit directement par
Allah – mais l’on voit qu’elles sont dans l’Occident contemporain bien peu désintéressées et bien peu soucieuses de rigueur herméneutique !)
De là les distinctions éclairantes entre laïcité et sécularisation, de là aussi des
interrogations historiques sur les origines de la modernité, de là enfin une réflexion
anthropologique sur la place des croyances dans la vie collective. Inévitablement teinté de relativisme, ce genre d’études pose toujours comme précepte méthodologique,
et… comme sagesse finale, l’écart entre le principe idéal de laïcité et la richesse,
« l’impureté » valorisée, du réel empirique. On voit ici que la laïcité est considérée
essentiellement comme la réponse apportée à une question théologico-politique :
quelle place la Cité doit-elle faire aux dieux pour que les hommes ne s’entre-déchirent
pas en leur nom ? Que l’on salue en la laïcité une œuvre de pacification ou que l’on
fustige en cette séparation les méfaits d’une détresse sociale, l’on maintient la problématique dans l’orbite du religieux. Être laïque ce serait former un jugement de tolérance à propos des croyances, de leur pluralité et de leur légitimité.
La nature du lien politique.
Un deuxième angle d’étude peut s’autoriser de l’étroitesse du précédent et, fort
de l’étymologie du terme « laïcité », mettre en avant la conscience que le laos prend
de sa puissance à l’occasion de sa sortie hors de l’état de tutelle. Se trouve impliquée
en cette démarche une définition de la nature du politique et la philosophie y est
requise puisqu’il est nécessaire de construire le concept de pouvoir humain, celui-ci
trouvant ses racines chez les penseurs des XVIe et XVIIe siècles.
La principale conséquence de cette conception est l’extension donnée à la
notion de laïcité : sa relation au religieux semble, sous ce jour, plutôt circonstancielle,
tenant à l’importance de l’Église catholique dans la société civile française du
XIXe siècle, mais, fondamentalement, le principe de séparation du politique et du religieux signifie la réalisation de l’essence du politique, enfin soustraite aux particularismes, à l’emprise d’un quelconque kléros. Il devient indispensable d’interroger les
fondements de la séparation entre une sphère publique et une sphère privée et les
considérations historiques ou sociologiques doivent être subordonnées à l’exigence
conceptuelle de la philosophie politique. Par là, le relativisme se trouve écarté aussi
bien sur le plan méthodologique que sur le plan pratique : s’il est vrai que l’autonomie
du politique introduit une visée d’universalité alors la législation laïque cesse d’apparaître comme une particularité française et peut à bon droit être promue comme
l’avenir des sociétés humaines.
La deuxième conséquence de cette manière de penser est que la laïcité s’oppose à plusieurs contraires et non pas uniquement au cléricalisme religieux. Les puissances économiques ou idéologiques peuvent devenir abusivement cléricales autant
que les Églises, d’où, par exemple, la recommandation adressée par la Commission
Stasi, non écoutée par le Ministre de l’éducation nationale au printemps 2004, de ne
pas limiter l’interdiction du port des signes à l’école aux seuls signes religieux.
Troisième conséquence enfin, le sujet politique se voit défini comme l’être
affranchi de ses attaches d’origine et de passionnantes réflexions s’ensuivent pour tenter d’articuler identité et souveraineté au sein de la notion de citoyenneté.
Être laïque, selon cette logique, ce serait revendiquer un principe universel
pour organiser la vie de la Cité. Porteuse d’une conception large, féconde et volon-
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JEAN-PIERRE CARLET
tiers militante, cette problématique invite à analyser rigoureusement le concept de
démocratie ; on regrette pourtant que, située exclusivement sur le terrain politique,
elle ne soit pas en mesure de déterminer l’universel visé par la laïcité et, partant, ne
puisse répondre aux objections d’un scepticisme politique conséquent, celui qui tire
argument des variations indéfinies des formes empiriques du gouvernement humain.
Vérité et politique.
Il nous semble donc fructueux de postuler une troisième problématisation à
l’œuvre dans tous les débats contemporains : quel rapport les lois laïques établissentelles entre le politique et la connaissance, entre le commun et la recherche du vrai ?
Pareil questionnement n’est pas visible immédiatement ; aussi faut-il le justifier ; à
cette fin, on avancera deux raisons principales.
La première, historique, est que la « grande loi », celle de 1905 définissant la
nature de l’État français, est précédée par les lois instituant une école pour tous les
citoyens, gratuite, obligatoire et non confessionnelle (1879-1889). Certes, cette précédence peut s’expliquer par les raisons tactiques de la stabilisation progressive du régime républicain, car il faut davantage de force et d’assise pour s’attaquer à la réforme
de l’État qu’à celle d’une seule de ses institutions. Cependant on peut soutenir aussi
que le déroulement historique n’est pas simple succession chronologique et qu’il génère un sens ; ainsi le lieu de naissance qu’est l’école ne peut être sans influence sur la
conception future et générale de la laïcité : c’est dans l’accession à la connaissance
que les citoyens découvrent et construisent une véritable parenté. Celle du sang ou du
sol, étant par définition limitée et opposée à d’autres filiations, devient inévitablement, comme le montre toute l’histoire monarchique, source de litiges et de querelles
en légitimité ; celle de l’esprit au contraire ne se réclame pas d’une origine particulière, mais d’un idéal de citoyen placé en aval des individus concrets, et elle n’introduit
entre les hommes de distinctions que celles des talents manifestes. L’antériorité des
lois de laïcisation de l’école peut donc être posée comme une primauté.
Une deuxième raison, d’ordre conceptuel cette fois, découle de l’analyse du
principe de laïcité. On remarque en ce sens que les deux définitions classiques abordées précédemment, tout en étant exactes, manquent d’adéquation, dirait Spinoza,
parce qu’elles ne délivrent pas « la cause efficiente » 9 de la laïcité. Effectivement, que
l’on parle de la neutralisation confessionnelle de l’État ou que l’on mette en avant la
conscience de l’autonomie de la sphère politique, dans les deux cas la définition ne
touche qu’aux conséquences de la séparation. Pour construire plus rigoureusement le
concept, il est sans doute préférable de revenir à ce qui a motivé le combat laïc, à ce
refus de la justification qu’invoque une Église pour maintenir son hégémonie morale
et sociale. Comme nous l’avons vu dès l’introduction de ce propos en citant l’Évangile
selon Jean, c’est le monopole de la vérité qui fait autorité. Même si une Église admet,
par la force des choses, la diversité des gouvernements terrestres et leur fâcheux écart
par rapport à sa doctrine, les valeurs d’une société non laïque sont suspendues à un
message dont la religion se présente comme le dépositaire exclusif. La référence à la
vérité est essentielle à l’emprise cléricale et c’est précisément cette prétention que
récuse définitivement le principe politique de séparation.
On nous accordera par conséquent de le définir comme le refus public de
toute forme de Révélation. Par cette rupture la vérité accède au statut de chose
9. Spinoza, lettre LX à Tschirnhaus.
LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
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publique et c’est la signification d’une telle publicisation que l’on doit éclaircir si l’on
veut tenir le vif de l’idée de séparation, si l’on veut notamment comprendre le contenu de l’universalité que les militants laïques revendiquent.
Que la vérité ne soit plus révélée, voilà qui, logiquement, ouvre à celle-ci deux
destinées possibles : soit elle perd son pouvoir organisateur et se spécialise toujours
plus selon les nouveaux secteurs scientifiques, le champ des affaires publiques devenant libre pour l’expression et la manifestation de toutes les opinions ; soit, délivrée
de toute tutelle particulière, elle se présente sous la forme d’un idéal valable pour
chacun, ce qui transforme la citoyenneté en un devoir et une tâche. La conférence
« Le métier et la vocation de savant » donnée par Max Weber en 1919 théorise la première possibilité, tandis que celle d’Émile Chartier proposée en 1901 et intitulée « Le
culte de la raison comme fondement de la République » développe la seconde.
DÉSENCHANTEMENT DU MONDE ET LAÏCITÉ : L’HUMILITÉ DE LA VÉRITÉ MODERNE.
En accord avec son titre, la conférence de Max Weber s’emploie à expliciter les
conditions psychologiques, morales, sociales, mais aussi métaphysiques qui déterminent la place du savant dans le monde du XXe siècle. Une fois parcouru l’aspect individuel et déontologique de la question, une fois précisées les vertus requises par la profession de savant, le sociologue en vient à ce qui, à ses yeux comme aux nôtres, est
l’affaire essentielle, à savoir le sens, qu’on peut déterminer comme intérêt pratique et
comme valeur, de la science dans le monde moderne :
« Le problème qui se pose alors n’est plus seulement celui de la vocation scientifique,
à savoir : que signifie la science en tant que vocation pour celui qui s’y consacre ? mais
un tout autre problème : quelle est la vocation de la science dans l’ensemble de la vie
humaine et quelle est sa valeur ? » 10.
C’est bien sûr la radicalité de cette inquiétude qui fait tout le prix et explique le
retentissement de cette conférence. Il semble que ce soit toute la philosophie de
Nietzsche, du reste cité plus loin, qu’il faille mobiliser de manière pratique pour penser
le monde nouveau : pourquoi, aujourd’hui, vouloir la vérité ? Conformément à cette
inspiration, toute l’histoire de la philosophie est présente et le sociologue n’hésite pas à
mettre au point de départ de son interrogation l’allégorie de la caverne du livre VII de
La République de Platon. Mais l’évocation en est nostalgique car la thèse de Max Weber
est qu’il est devenu impossible de partager l’enthousiasme platonicien pour la découverte socratique de « l’importance du concept ». Cette connaissance de l’être véritable
du Beau, du Bien qui « permettrait de savoir et d’enseigner comment on doit agir correctement dans la vie, et avant tout en tant que citoyen » 11, le nouveau siècle en a
perdu l’espoir et même le goût ! Max Weber reprenant, paraît-il, une métaphore de
Schiller, fait du « désenchantement du monde » le concept des Temps Nouveaux, des
temps qui n’ont plus de Concept directeur. Relativement à la question de la vérité, ce
diagnostic historique peut être décomposé en trois éléments dont l’examen devrait
nous permettre de comprendre les implications politiques de l’analyse sociologique:
– la séparation de la vérité et du sens (A) ;
– la spécialisation professionnelle de la vérité, ou, la vérité réduite à la compétence (B) ;
– le tragique de la responsabilité (C).
10. Max Weber in Le savant et le politique, Plon, 1959, p. 71 ;
11. Ibid. p. 73.
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JEAN-PIERRE CARLET
A) Des trois moments qui, selon Weber, scandent l’évolution jusqu’au divorce
de la vérité et du sens, seul le dernier est synonyme de désillusion. Le moment de
« l’expérimentation rationnelle », rendu possible par le travail de la Renaissance
maintient encore l’espoir, essentiel à l’Antiquité, d’une saisie salutaire de la vraie
nature ; c’est donc qu’il n’y a pas d’événement susceptible de marquer le désenchantement, mais bien plutôt un processus que Weber nomme « intellectualisation du
monde » 12. Tel est le paradoxe de toute l’histoire humaine : si le soleil platonicien a
cessé d’illuminer les rêves des savants et des philosophes, de tous ceux qui font profession de connaissance, c’est en raison de la nature même de la connaissance, puissance ingrate qui porte en ses flancs de quoi décevoir finalement toutes les attentes
de ses auteurs. Car la vérité scientifique n’enfante pas l’ordre, celui d’une vie droite,
mais au contraire le progrès, c’est-à-dire, dans l’analyse wébérienne, le changement
incessant ; sans port ni rive, le processus de la connaissance donne paradoxalement
raison à Héraclite contre Platon puisqu’il n’est qu’une intensification du Temps dont
on le croyait pourtant l’adversaire résolu. Dans ces conditions, comment la vérité
pourrait-elle constituer une garantie pour nos valeurs ? En situation d’abandon cellesci ne sont plus que des points de vue particuliers voués « à s’affronter dans le monde
en une lutte inexpiable » 13. Le sens est devenu affaire individuelle.
B) Ce n’est pas que la vérité ait cessé d’exister, mais elle a cessé d’être un socle
éternel : « toute œuvre scientifique « achevée » n’a d’autre sens que celui de faire naître
de nouvelles « questions » : elle demande donc à être dépassée et à vieillir. » 14. N’étant
plus un principe substantiel, elle est investie d’un pouvoir formel s’exerçant sur les
savants et sur l’élite. Aux premiers elle impose d’admettre le caractère désagréable et
inconfortable des faits, à la seconde elle fournit une clarté sur les présupposés et les
conséquences des fins poursuivies. Réservée aux savants et professeurs, la vérité occupe
le rang modeste des outils techniques : capable d’éclairer les décisions sur leurs tenants
et leurs aboutissants, elle ne peut, en ce travail d’expertise, déterminer les choix.
C) On comprend que tout cet effort d’analyse conduise à séparer le savant du
politique. C’est leur réunion qui caractérise l’univers religieux dont la modernité nous
a justement fait sortir. Ainsi Max Weber appelle-t-il « charlatanisme » la posture du
professeur qui joue au prophète afin de devenir un chef. Dans le monde politique
moderne, notre appétit de certitude ne pourra se nourrir que de « succédanés » 15 de
religion, tant il est vrai que la sortie hors de l’âge des religions est définitive. Pour
employer les termes d’un héritier contemporain, il faut se résoudre au fait que la religion a perdu son rôle de structure et n’est plus que culture 16. De ce fait, il n’y a de
réunion possible de la vérité et du pouvoir que pour les yeux enfiévrés de l’illusion
fanatique dont, on le pressent, la dangerosité sera proportionnelle à l’impuissance
structurelle. Il faut bien sûr relever la clairvoyance quasiment prémonitoire d’un tel
jugement et souligner la force logique qui, à partir des conditions allemandes de la
sécularisation, permet à Weber d’anticiper les possibilités les plus funestes de la nouvelle modalité du pouvoir. Toutefois l’important pour notre étude est surtout que la
« responsabilité » soit le mot ultime pour caractériser la vertu de l’homme d’action
contemporain. C’est d’ailleurs ce concept que Weber met au principe de l’éthique de
12. Ibid. p. 69.
13. Ibid. p. 83.
14. Ibid. p. 68.
15. Ibid. p. 92, 95.
16. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
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l’action terrestre par opposition à l’éthique absolue, celle qui ne convient qu’à la vie
des saints, l’éthique de la conviction 17. Peut-on répondre du sens que notre action met
en œuvre si ce sens, irréductiblement opposé à d’autres conceptions du monde, ne
repose que sur des raisons extra-théoriques, en somme sur la forme de vie adoptée
par tel ou tel homme ? Définitivement isolée, voire désolée, l’action de l’homme accède à la responsabilité lorsque, héritant de l’exemple du savant la vertu de probité
intellectuelle, l’individu, en pleine conscience de la logique immanente de ses choix,
les assume sans plainte ni faiblesse, quels qu’ils soient. Accepter l’obscurité et l’irrationalité foncières du monde introduit l’action politique dans la dimension tragique,
celle du silence public de la vérité.
Il devient clair ainsi que la séparation entre le politique et le savant est une
coupure sans médiation possible et que, prononcée dans le cadre de l’Université, cette
conférence ne peut cependant faire aucune place, autre que technique, à l’école ; une
autre séparation se dessine donc en creux, celle du savant et du Peuple ; de fait, la
réalité concrète de ce dernier est, nécessairement selon Weber, celle de l’immémoriale
oscillation entre l’espoir et la crainte 18, nuit sans fin de la soumission. N’est-ce pas ce
dont Jean-Claude Milner se souvient dans son plaidoyer pour la valeur du savoir, au
moment où il doit rendre compte du fait paradoxal, et toujours monté en épingle, de
l’impuissance de la haute culture germanique du début du XXe siècle à contrer la barbarie nazie : cette culture prestigieuse n’avait aucune signification, même pas une réalité, pour le peuple cantonné en une école médiocre sans rapports avec l’Université 19.
CULTE DE LA RAISON ET LAÏCITÉ : LA FOI EN LA FORCE DE LA VÉRITÉ.
Il est, fort heureusement, une lecture non tragique, et plutôt joyeuse, de la disparition publique de la Révélation. Quand la Vérité n’est plus décrétée d’en haut et
pour tous, le devoir, et peut-être le désir, de vérité peut habiter chacun ; dépouillée
des atours du pouvoir elle devient affaire publique, le manque initial est alors moins
deuil qu’impératif politique. En dépit du peu de succès actuel rencontré par son
œuvre, n’y a-t-il pas de bonnes raisons de chercher dans la pensée d’Alain, contemporain enthousiaste des lois laïques, une conceptualisation rigoureuse du principe de
séparation, au premier rang desquelles le lien d’interdépendance posé par lui entre la
République et la Raison, pour ne rien dire de son combat pour une école délivrée des
attentes utilitaires et, pour cela, émancipatrice ?
La vérité pour contrer la sophistique.
Ces trois textes, la conférence et deux propos 20, prennent tout leur relief d’être placés dans la filiation de Condorcet lequel, comme on le sait, a fourni à Jules Ferry le motif
de son ambition réformatrice. Pionnier en la matière, l’auteur des Mémoires sur l’instruction publique a su montrer en quoi le sort de la République naissante dépendait étroitement de l’effort pour « répandre les lumières », pour « rendre la raison populaire » 21. À un
17. Max Weber, Le métier et la vocation d’homme politique, in Le savant et le politique, op. cit. p. 170-172
notamment.
18. Ibid. p. 102 : « Il va de soi que dans la réalité des motifs extrêmement puissants, commandés par la peur
ou par l’espoir conditionnent l’obéissance des sujets ».
19. Jean-Claude Miner, De l’école, Le Seuil, 1984, p. 115.
20. Références citées en page 3.
21. Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1er mémoire conclusion, édition Flammarion 1994,
p. 104-106.
32
JEAN-PIERRE CARLET
premier niveau, retenu par la vulgate républicaine, l’instruction publique est la condition de la citoyenneté, parce que les droits politiques n’ont pas de réalité empirique,
qu’ils ne peuvent s’éprouver directement et doivent pour être, être connus. Si les
droits du citoyen n’apparaissent que grâce à l’intermédiaire d’une connaissance, toute
l’hésitation politique peut se résumer à la question de savoir où doit résider cet intermédiaire : à l’extérieur de chacun, et c’est une caste spécialisée de savants, prêtres ou
jurisconsultes, qui dit au peuple dépendant ce qu’il est et ce qu’il est en droit d’attendre ; ou bien, à l’intérieur de chacun pour autant que chacun dispose de la faculté
exercée de lire et de comprendre textes et paroles de loi, et c’est l’instruction qui rend
possible la souveraineté de tous ; le travail de connaissance introduit une médiation
entre l’individu particulier et le citoyen politique abstrait 22. Mais il y a un deuxième
niveau non moins important puisque l’apprentissage de la recherche de la vérité va
au-delà de l’acquisition de « savoirs stratégiques » 23 en permettant d’assurer la consistance ou la persistance du citoyen. La visée de vérité est en effet l’unique garantie qui
puisse préserver le peuple des manœuvres sophistiques. Reprenant à son compte
toute l’analyse platonicienne de la séduction démagogique, Condorcet affirme vigoureusement, et non sans provocation pour son public révolutionnaire, que des lois
démocratiques privées du soutien d’une instruction populaire donneraient lieu à « la
plus féroce de toutes les tyrannies » – entendons que le pire inclut l’Ancien Régime –
en ce qu’elles donneraient licence aux rusés d’utiliser les valeurs républicaines pour
servir leurs intérêts particuliers. Comment, sans recourir aux arguments de l’éternel
mépris pour la populace, rendre compte de la possibilité que le peuple se laisse berner ? La question de Condorcet, au fil des revers démocratiques – Napoléon, la néfaste
représentation issue des élections de 1848, le Président élu se faisant Empereur le
2 décembre 1851 – hantera peu à peu les têtes républicaines 24. C’est avec la métaphore des « chaînes d’or » que Condorcet résout l’énigme : il n’y a assurément de pire servitude que la servitude volontaire et, Platon l’a dit et répété 25, les sophistes n’ont pas
d’autre pouvoir que celui que leur accorde l’opinion, ils sont ceux qui se vantent de
dire tout haut ce que chacun pense spontanément. Le peuple en démocratie, flatté, a
toute latitude pour marcher démocratiquement contre lui-même, contre la démocratie, et s’il est enclin à croire ses tyrans c’est d’abord parce qu’il croit en ses propres
passions. Mais comment n’adhérerait-il pas aux sentiments que lui imposent ses
propres conditions d’existence si, pour juger de la chose publique, il ne dispose
d’autres références que celles que lui fournit l’expérience de ces mêmes conditions
d’existence ? La vérité, acquise grâce aux enseignements scolaires, est donc libératrice
en ce qu’elle offre des repères idéaux pour penser, rendant possible un détachement
par rapport à sa propre vie, comme un dédoublement de soi et, partant, un jugement
capable de dépasser le particulier pour tendre vers une totalité abstraite.
Nul doute que la relation ainsi nouée entre vérité et politique inspire à Alain le
thème majeur de sa conception républicaine. Les textes choisis ici, en raison notamment
de leur date de parution, grosso modo contemporaine de la réflexion de Max Weber et de
22. Condorcet, Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales (1788). L’extrait sollicité ici
est publié par Charles Coutel et Catherine Kintzler comme élément du dossier à la suite des Cinq mémoires, op.
cit. p. 325-326.
23. Catherine Kintzler déclare emprunter ce concept à Jean-Claude Milner, Condorcet, l’instruction publique et
la naissance du citoyen, S.FI.E.D., 1984, p. 191 ; de manière générale, mon rapide rappel de l’argumentation de
Condorcet doit beaucoup à ce commentaire très éclairant de Catherine Kintzler.
24. Claude Nicolet, L’idée républicaine en France, Gallimard, 1982, notamment p. 149-150.
25. Platon, particulièrement Gorgias, 464b-465a, et La République, livre VI, 491e-493c.
LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
33
la mise en place de la laïcité en France, n’emploient pas les termes du lexique laïc et la laïcité n’y est donc pas un objet d’étude, mais leur teneur est laïque de part en part en ce
sens que, pour y être non réfléchi, le concept de laïcité n’en est pas moins actif, de sorte
qu’on pourrait les présenter comme la définition pratique de la laïcité. Ainsi le peuple
constamment évoqué par Alain n’est-il pas le démos, peuple organisé, mais la puissance
de celui qui n’a aucun titre pour gouverner, pur pouvoir de délibération et de jugement.
Le rapport au savoir, à la volonté de vérité, est posé comme essentiel pour comprendre
l’opposition entre citoyenneté républicaine et sujétion monarchique, les institutions suivront! L’alternative où se joue le sort du pouvoir du peuple est donc nettement épistémologique : culte de la raison ou bien soumission, dit la conférence, doute ou crédulité asservie, assurent les propos. C’est autour de deux points que se construit l’analyse d’Alain :
– égalité et vérité ; du philosophe roi au citoyen roi (A) ;
– l’exigence de vérité est le fondement d’une pensée républicaine de la séparation (B).
A) Au milieu de la conférence, après avoir fondé et, en quelque sorte, naturalisé
le suffrage universel, Alain propose l’impératif de vérité comme la pierre de touche du
gouvernement républicain 26. Qu’il soit victime consentante de la légende d’un Descartes
politique – c’est d’ailleurs l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain
qui aurait inventé cette lecture 27 – ou bien qu’il refuse de réduire les philosophèmes à
des éléments clos sur le système formel auquel ceux-ci ont après coup donné naissance,
toujours est-il qu’Alain invoque bien l’auteur du Discours de la méthode afin de penser le
pouvoir de tous. Le fameux premier précepte de la seconde partie du Discours 28, que
l’on aimerait voir briller au frontispice de toutes nos écoles, constitue pour Alain le fondement de la République. Le devoir d’évidence qui institue le citoyen républicain, parce
qu’il soumet toute opinion reçue à l’épreuve systématique des objections, est interprété
ici comme l’expérience la plus radicale de l’égalité entre les hommes 29, et cela, sur le
plan personnel comme sur le plan collectif. En chaque esprit individuel le pouvoir de
douter ou d’affirmer exprime l’essence de notre faculté de compréhension et ne peut
pour cette raison se décliner quantitativement ; s’il n’en est pas d’autre il faut conclure
qu’il appartient à tout homme dès lors que celui-ci est capable de parler humainement,
c’est-à-dire de juger. C’est donc au fond de lui-même que chacun trouve l’universel.
Quant aux relations avec les autres, le sens égalitaire de cette aptitude au jugement est
tout aussi manifeste puisqu’elle se réalise dans les échanges publics sous la forme du
contrôle, de la défiance, du refus d’aimer voulu pour le citoyen des Propos.
Le citoyen républicain est tenu, au moins pour les moments politiques de son
existence, de faire sienne la démarche du philosophe de profession. Est-il excessif
alors de comprendre cette analyse comme une laïcisation du philosophe roi ? Ne fautil pas aller jusqu’à concevoir cette laïcisation comme la définition la plus achevée et la
plus solide de la laïcité ? L’on doit entendre dans ces pages d’Alain vibrer encore l’ex26. « Le citoyen de la République devra donc rejeter l’autorité en matière d’opinions, discuter toujours librement, et n’accepter comme vraies que les opinions qui lui paraîtront évidemment être telles. » in conférence
citée, page 6 de la version numérisée.
27. Vincent Descombes, Le complément de sujet, Éditions Gallimard, 2004, p. 350 à 382 ; l’ambition de cet
auteur est trop imposante en ce livre pour que nous espérions être capables de nous y mesurer, nous observerons néanmoins que sa lecture de Descartes et du cartésianisme repose sur des oppositions logiques toujours
réifiées : intérieur/extérieur, individuel/collectif, privé/public, particulier/universel ; dès lors ce n’est pas merveille si l’on aboutit à la conclusion qu’un terme ne peut se muer en l’autre.
28. « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être
telle ».
29. En page 8 de la version numérisée de la « conférence populaire ».
34
JEAN-PIERRE CARLET
traordinaire, l’exorbitant avertissement qui, par la voix de Socrate, inaugure la
réflexion philosophique :
« Tant que les philosophes ne seront pas rois dans les cités […] tant que la puissance politique et la philosophie ne se rencontreront pas dans le même sujet […] il n’y aura de cesse,
mon cher Glaucon, aux maux des cités ni, ce me semble, à ceux du genre humain » 30.
La Cité n’éclatera pas en une pluralité de cités particulières et opposées les unes
aux autres si, et seulement si, une pensée de l’être est capable de réunir, de tisser entre
eux les points de vue initialement divergents. Or le devoir de vérité conduit précisément chaque individu à être plus et autre chose qu’un individu situé, à être capable de
juger, on vient de le voir en lisant Condorcet, au nom d’une totalité idéelle, premier
équivalent intellectuel du Bien Public à construire. Mais laïcisation ne veut pas dire
simple généralisation, douce mais improbable diffusion dans les masses, d’une compétence par essence aristocratique : le vrai n’est plus ici, comme il l’est pour Platon, directement déterminant du politique, il ne déploie pas son empire par le moyen d’une
science constituée mais s’est métamorphosé, en devenant chose publique, en une puissance, d’abord négative, de contrôle, d’exigence de justification et de fondement. À
l’arrogance du philosophe roi succède l’impertinence du citoyen roi.
B) Il est commun mais très équivoque de présenter la laïcité comme une pensée de la séparation. Cela sous-entend fort maladroitement que la pensée cléricale
serait, à l’opposé, une pensée de la réunion. Pourtant n’est-il pas aisé de montrer que
la séparation est l’aboutissement immanquable d’une conception qui fait dépendre
l’unité des hommes d’un point de départ localisé, donc particulier ? – que faire des
autres, ceux qui ne reconnaissent pas mon Père pour le Leur ? – Mieux vaut donc parler du sens et de la place de la séparation qui, selon la logique laïque, est valorisée en
tant que préalable, en tant qu’outil d’une réunion à venir. Quelles sont donc les séparations de nature à générer du commun ?
Première séparation, la plus souvent mentionnée, celle qui place les cultes
hors de la sphère politique ; c’est aussi le terme « séparer » que Jules Ferry utilise pour
signifier aux instituteurs l’exigence « de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et
celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu de
tous. » 31 ; la troisième séparation, vraisemblablement la source révolutionnaire de ces
deux-là, divise l’identité entre une part religieuse, supposée irréductiblement particulière, et une part citoyenne seule requise pour s’assembler sous des lois communes. Or
la réalité de ces trois séparations est d’ordre juridique et institutionnel ; manque leur
condition de possibilité dans la vie de chaque individu concret.
C’est précisément en ce point que les lectures religieuses et politiques de la fin
de la Révélation semblent un peu courtes et c’est donc ici que l’on soulignera le second
apport de la réflexion d’Alain. La Vérité n’étant pas donnée, on peut, avec le sociologue, explorer les significations trop humaines d’un donné silencieux – nous ne
sommes pas loin du : « chercher Dieu en gémissant » de Pascal –, mais on peut aussi,
avec le philosophe, entendre que la vérité n’est pas de l’ordre du donné et qu’ainsi tout
donné mérite d’être nié ; d’où les fameuses formules, « penser c’est dire non », « le vrai
30. Platon, La République, livre V, 473c-d, trad. Baccou ; la thèse est maintenue aussi radicalement jusqu’à la
fin de son œuvre : Lettre VII, 326a-b.
31. Jules Ferry, lettre aux instituteurs, 17 novembre 1883, publiée par Gérard Bouchet, Laïcité : textes majeurs
pour un débat d’actualité, Armand Colin/Masson, 1997, p. 77 : « Sans doute il [le législateur] a eu pour premier objet de séparer l’École de l’Église ».
LA LAÏCITÉ ET LA QUESTION DE LA VÉRITÉ
35
c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours » 32, par lesquelles Alain
introduit une scission dans le sujet moderne ; hors de cette possibilité de critiquer sa
propre réalité, les séparations portées par le principe laïque ne seraient que fictions,
leurres qui auraient pour fonction de faire croire en la valeur, intégrative autant
qu’universelle, de la République française – on notera que telle est bien l’antienne, un
peu écœurante, d’une certaine sagesse politique contemporaine, la même qui déplore
par ailleurs le manque d’adaptation chronique de l’école ! Assurément le détrônement
de la révélation est synonyme de présence perdue, mais qu’est-ce à dire sinon que la
vérité n’a plus pour nous de familiarité native, qu’elle est dorénavant soumise au régime de la représentation, qu’elle est entrée dans la dimension d’un travail incessant sur
soi, enfin – et nous ne croyons pas par ce mot faire violence au reste de l’œuvre d’Alain
– qu’elle est devenue l’objet d’une tâche de symbolisation ? Un espace s’est ouvert au
sein de l’individu comme de la société, qui est libre pour toutes les médiations susceptibles de faire communiquer l’apolitisme principiel de la communauté d’origine et
l’idéal toujours neuf de la République ; lieu de signes et d’institutions, il institue cet
écart, ce détour, ce loisir, qu’on nomme l’école en tant qu’elle est apte à promouvoir la
pensée contre soi, le doute, l’irrespect, la résistance. Sans ces vertus, qui, quelle force,
pourrait exhausser la pratique de la politique à la hauteur de son concept, à savoir tout
ce qu’implique, selon la belle métaphore de Platon, le retrait des dieux 33 ?
LE CARACTÈRE CRUCIAL DE LA QUESTION DE LA VÉRITÉ : QUEL PEUPLE LA LAÏCITÉ
MOBILISE-T-ELLE ?
Pour nouer les fils de notre raisonnement mettons nos deux auteurs en vis-àvis et contraignons-les, pour ainsi dire, à préciser ce que signifie, sous le rapport de la
vérité, la fin publique de la Révélation – ce qu’un tableau permettra commodément
de schématiser :
Vérité publique perdue
Statut de la vérité :
Son lieu :
Sa fonction :
L’espace public :
La citoyenneté:
Le sujet moderne :
Max Weber
absence publique
et spécialisation
Alain
travail de représentation
commune et de
symbolisation
École entendue
comme paideia 34
douter de soi, se décentrer,
contrôler les « grands »
Université avec obligation
de réserve publique
exercer la probité
intellectuelle, éclairer la
responsabilité du politique
finalisé, sacré du jugement
neutralisé,
social i.e. profane
personnel
souveraineté
morale de la responsabilité et
espoir et crainte pour chacun
affirmation de sa
scission et dépassement
de soi
particularité
32. Alain, respectivement propos 139 et propos 140, op. cit., p. 351 et p. 354.
33. Platon, Le Politique, 274d.
34. « le processus éducatif qui confère à l’individu sa forme véritable, la nature humaine authentique. Telle fut la vraie
paideia grecque prise comme modèle par l’homme d’État romain. » Werner Jaeger, Paideia, Gallimard, 1964, p. 21.
36
JEAN-PIERRE CARLET
Nos deux interprétations de la fin publique de la Révélation, en la dualité desquelles on pourra réfléchir le partage établi par la sociologue Françoise Champion
entre pays de sécularisation et pays de laïcité 35, ne concordent pas et ne peuvent être
accordées sans supercherie, c’est-à-dire au fond sans coup de force qui assimilerait,
sans le dire, la seconde à la première. C’est que leurs implications divergent à propos
d’une question fondamentale : le peuple, en tant que peuple, peut-il accéder à la vérité ? – version atténuée de la vieille hésitation : faut-il mentir au peuple ? – Mais de
quel peuple parle-t-on ? La langue grecque, à côté du mot démos qui désigne le peuple
organisé par des institutions, dispose de pléthos et de laos. Avec le premier on évoque
la multitude, et quelle question se poser à son sujet sinon celle, technique, de savoir
comment parvenir à la lier ? Le second, par contre, porte l’idée d’une volonté de rassemblement de tous par l’effort de chacun, de « n’importe qui » 36, et donc la foi en la
capacité commune de définir un Bien Public.
Il s’agit bien d’une foi, d’une supposition première qui survit aux démentis et
aux déboires de l’histoire, et elle pose un sacré au fondement de la République, le
paradoxe étant que ce sacré, la raison, soit par essence désacralisant. Peut-être Alain
veut-il faire éprouver en cet étonnement logique que la force politique de la vérité ne
pourra jamais être prouvée autrement que par ses effets, peut-être veut-il déjà nous
faire saisir qu’il y a, entre l’opinion qui se contente d’afficher sa vaniteuse particularité
et l’anonyme raison qui calcule, une place pour la liberté d’un jugement singulier, non
déductible, comme une chance ou un pari.
Il est certain en tout cas que le pouvoir de juger n’atteindra sa puissance véritable que s’il existe au centre de la société, sous la forme d’une institution scolaire distincte, un lieu de vérité et non pas un simple asile pour tous les apprentissages dont
les hommes sont capables – le bowling par exemple !
Il est certain aussi que c’est seulement parce qu’il est corrélé à cette haute
conception laïque de la République que l’enseignement philosophique, défini comme
l’initiation à la pensée personnelle par la réappropriation de la tradition philosophique, peut assumer pour l’ensemble des études le rôle de gardien du souci de vérité
et échapper, à ce titre, à la fonction catéchistique ou/et communicante que la société
désenchantée est encline à lui assigner.
Enfin, pour revenir à ma question initiale, n’est-il pas manifeste qu’en l’absence d’une vérité première, le travail de représentation, propre à construire un sens
commun, inclut inévitablement l’étude distanciée de ces systèmes de symbolisation
que sont les religions, non que tel ou tel dise La Vérité mais parce que tous recèlent
une vérité sur la nature de la pensée humaine ?
35. Françoise Champion, Entre laïcisation et sécularisation, in la revue Le Débat, n° 77, novembre
décembre 1993, Éditions Gallimard, p. 46 à 72.
36. « Reste l’exception ordinaire, le pouvoir du peuple, qui n’est pas celui de la population ou de sa majorité
mais le pouvoir de n’importe qui, l’indifférence des capacités à occuper les positions de gouvernant et de gouverné. » Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique éditions, 2005, p. 56 ; il est vrai que cet
auteur ne défend pas ici la laïcité, il est probable qu’il ne se reconnaîtrait pas dans ce rapprochement, mais
comment mieux restituer la signification anti-oligarchique que revêt la notion de peuple chez Alain ?
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