L`EUGENISME DE PLATON

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L'EUGENISME
DE PLATON
Collection Ouverture philosophique
dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle
est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou. .. polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Dernières parutions
André DOZ, Parcours Philosophique, Tome 1 : Avec Hegel, 2001.
Alain BELLAICHE-ZACHARIE, Don et retrait dans la pensée de
Kierkegaard, 2002.
Olivier ABITEBOUL, La rhétorique des philosophes, 2002.
David MARIE, Expérience quotidienne et expérience esthétique chez
Heidegger et Merleau-Ponty, 2002.
Philibert SECRET AN, le Pouvoir et le salut, 2002.
Pascal GAUDET, Phénoménologie de la réflexion dans la pensée critique
deKant, 2002.
Benoît THIRIO, L'appel dans la pensée de Jean-Louis Chrétien, Contexte
et introduction, 2002.
Nasser ETAMADI, Concept de société civile et idée du socialisme, 2002.
Didier JULIA, Fichte, la question de l 'homme et la philosophie, 2002.
Pierre-Etienne DRUET, La philosophie de I 'histoire chez Kant, 2002.
Brigitte KRULIC, Nietzsche penseur de la hiérarchie. Pour une approche
« Tocquevillienne » de Nietzsche, 2002.
Xavier ZUBIRI, Sur le problème de la philosophie, 2002.
Mahamadé SAVADOGO, La parole et la cité, 2002.
Michel COVIN, Les écrivains et l'alccol, 2002.
Philibert SECRET AN (dir.), Introductions à la pensée de Xavier Zubiri,
2002.
Ivar HOUCKE, Emouvoir par raison, architecture de l'ordre émergent,
2002.
Laurent JULLIER, Cinéma et cognition, 2002.
@ L'Harmattan,
2001
ISBN:
2-7475-2441-8
FRANÇOIS-XAVIER AJA VON
L'EUGENISME
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris - France
DE PLATON
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest - HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino - Italie
Nous abattons les chiens enragés, nous tuons un bœuf intraitable
et sauvage, nous égorgeons les bêtes malades pour qu'elles ne
contaminent pas le troupeau,. nous étouffons les petits monstres,
nous noyons même les enfants lorsqu'ils sont venus chétifs
et anormaux: ce n'est pas la colère, c'est la raison qui nous
invite à séparer des éléments sains les individus nuisibles.
Sénèque. De la colère.
INTRODUCTION
« Le mieux est d'ignorer cet eugénisme confus (...) ».
Julia Annas, Introduction à la République de Platon, PUF, p.22S.
L'eugénisme de Platon se présente à nous comme un
impensél majeur de l'histoire de la philosophie ancienne; il
s'agit pourtant d'un processus fondamental dans le
déploiement
des branches diverses de la pensée
platonicienne. L'eugénisme de Platon se situe au nœud
problématique de la correspondance entre une philosophie
politique et une anthropologie. Exposer et clarifier la question
eugénique chez Platon c'est parvenir à comprendre de quelle
manière la définition de l'homme nous permet de définir la
Cité - et inversement; mais clarifier la question eugénique
c'est aussi comprendre de quelle manière la justice ( autant
que la vertu
- areté
) parvient à se distribuer entre ces deux
pôles.
1
Il s'agit de l' im-pensé. cf. l'allemand: undenken. Heidegger notait dans
son beau style de pseudo-pré-socratique « Ce qui demande à être pensé se
détourne de I 'homme. lIe se retire devant lui...» Qu'appelle-t-on
penser ?, PUF, Epiméthée, p. 27
La question de l' homme paraît difficile à aborder dans le
cadre du corpus platonicien. L' homme semble insaisissable
chez Platon même si de nombreuses déterminations sont
présentées dans les dialogues: le Timée nous propose ainsi
un homme réduit à la structure de son corps physique,
compréhensible par le médecin 1 ; l'Alcibiade nous propose
un homme réductible au spirituel, saisissable par le fameux
« connais-toi toi-même »2; la République nous permet de
comprendre la part nécessaire de correspondance entre
l'homme et la Cité, et propose un système complexe de
typologies humaines et politiques croisées.
Mais où est l 'homme chez Platon, par-delà ces vues
partielles? Qu'est-ce que l'homme? Comment trancher entre
ces diverses propositions platoniciennes contradictoires?
Ainsi, la question anthropologique semble délicate à régler
dans les dialogues du créateur de l'Académie, et il n'est pas
simple de savoir à quoi le philosophe faisait exactement
référence lorsqu'il parlait des hommes qui devaient peupler
sa Cité idéale, Callipolis.
Comme Diogène, de l'école Cynique, nous errons dans le
dédale du corpus platonicien en disant «Je cherche un
homme »...
La question de l'humanité platonicienne ne peut certainement
pas se réduire à celle de la « création» de I'homme, mais au
contraire à son amélioration. C'est ainsi que la
compréhension des processus eugéniques platoniciens, visant
à contrôler la production de l'homme selon une sorte
d'anthropotechnique,
nous
permet
incontestablement
d'approcher l'homme tel que le pensait Platon, en éternelle
construction, en chantier, en devenir.
L'homme n'est pas un produit fini, issu de la création divine
et livré «tel-quel» à la Cité et au domaine politique;
l'homme n'est pas un produit du divin ou de la contingence
1 Platon, Timée, 42 e sq.
2 Platon, Alcibiade, 130 a - 135 b.
8
pure, mais une construction humaine, contrôlable, asservie à
l'Etat, perfectible, dépendante des impératifs structurels de la
Cité.
C'est pour cela que l'analyse de l'eugénisme platonicien est
nécessaire à la compréhension de ce système philosophique
évoluant dans l'univers intellectuel de la Grèce classique.
Cependant l'eugénisme platonicien se présente à nous comme
un impensé majeur de l'histoire de la philosophie ancienne.
C'est un impensé que l'on peut aisément feindre d'ignorer par
crainte, en suivant par exemple le conseil de Julia Annas
( citée en exergue) , mais qui est pourtant le signe d'un détail
capital à la compréhension de la pensée platonicienne de la
politique et de la constitution de la Cité juste.
La notion d'eugénisme est également une de ces notions
impensées par le monde moderne. On écrit pourtant
énormément à propos de ce concept, le logos semble être
entièrement engagé dans l'entreprise d'éclaircissement de
l'eugénisme, mais en réalité cette abondance d'opinions et de
débats ne fait que nourrir (jusqu'à la satiété et au-delà) notre
ignorance des structures et de la profondeur réelle de cette
idée. De la même manière ( le phénomène concerne
directement notre démarche de recherche)
l'eugénisme
platonicien est un impensé de I'histoire de la philosophie
ancienne, une sorte de zone d'ombre négligée ou minimisée
avec constance dans la tradition, un impensé garantissant
également à la théorie de Platon une certaine conformité à
notre schéma de pensée moderne - plutôt démocratique et
libéral, autorisant notre projection dans le texte classique
Grec, et son exploitation.l
L'eugénisme est donc un impensé du platonisme, c'est une
zone d'ombre qui n'a jamais appelé notre attention ni notre
préoccupation; c'est un impensé en ce sens que nous ne
1
Un impensé du platonisme, s'intégrant dans la perspective de la pensée
unique
et du « politicaly
correct
».
9
l'avons pas encore pensé, et qu'il y a presque urgence
philosophique, aujourd'hui, à lui consacrer une attention
rigoureuse et scientifique, c'est-à-dire à le dégager de ses
brumes inquiétantes.
Car le danger essentiel d'une attitude indifférente à l'égard de
l'impensé de la théorie eugénique platonicienne est de laisser
se substituer à un discours philosophique d'éclaircissement
un discours qui fonctionnalise Platon et sa pensée de la
sélection biologique dans la perspective des divers courants
politiques de notre modernité. C'est donc le risque du
passage d'un impensé à un mal-pensé, auquel nous expose
notre indifférence à la spécificité historique de l'eugénisme
chez Platon. C'est le risque de ce mal-pensé que nous devons
maintenant tenter de caractériser, afin de ne pas tomber dans
ses pièges; ce risque peut être stylisé par trois interprétations
aussi diverses que symptomatiques: celle du libéral Karl
Popper ( réduisant l'eugénisme platonicien à une dérive
fasciste ), celle du postmoderne Peter Sloterdijk ( tentant
d'assimiler
l'eugénisme
platonicien à la génétique
contemporaine. ), et enfin celle de la révolution conservatrice
allemande des années trente ( par le biais de Hans F.K.
Günther, et sa volonté de trouver un modèle de restauration
politico-biologique pour l'Allemagne pré- fasciste).
10
L'interprétation de Karl Popper
Platon lui-même insinue que le déclin eût pu être évité si les dirigeants de
ce premier Etat avaient été des philosophes confirmés, rompus aux
mathématiques et à la dialectique ainsi qu'aux mystères de l'eugénique,
et, par conséquent, capables de préserver la pureté de la race des
gardiens en évitant tout mélange entre les métaux nobles de leur sang et
les métaux grossiers de celui des ouvriers.
Karl Popperl.
Karl Popper n'ignore pas la structure complexe de
l'eugénisme platonicien, allant même jusqu'à donner une
interprétation originale du «Nombre Nuptial »2, l'intérêt du
philosophe pour cette thématique est manifeste - et pour
cause: son projet philosophique dans le premier tome de La
société ouverte et ses ennemis est de dresser un inventaire de
l'ensemble des «tares» politiques supposées du système
platonicien au regard de l'idéal démocratique et libéral
moderne.
L'article
« De
l'antiplatonisme
politicophilosophique moderne» de Reinhart Maurer3 nous renseigne
de manière relativement claire sur cet intérêt baroque de
l'épistémologue anglo-saxon pour l'histoire de la philosophie
politique grecque: «la position fondamentale de Platon est
aristocratique, à l'inverse, la position moderne est,
idéologiquement du moins, démocratique. Le conflit semble
donc programmé »4. Il y a, effectivement, dans la lecture de
Popper comme l'idée d'un conflit voire une sorte de
règlement de compte, de la modernité positive et libérale
contre la Grèce de Platon, Sparte, représentant une définition
différente de la vertu. Ce sont deux déterminations
1 Karl Popper, L'ascendant de Platon ( La société ouverte et ses ennemis,
Tome 1 j., Seuil, 1979. p.73.
2 cf. supra, p. 61.
3 «De l'antiplatonisme politico-philosophique moderne» de Reinhart
Maurer, in Contre Platon, tome 2, Vrin-Paris XII, 1995.
4 Ibid. p. 129.
Il
incompatibles de la justice qui viennent se télescoper dans le
texte de Karl Popper, comme cela sera encore le cas dans le
lecture contemporaine de Russel. L'austérité aristocratique de
Callipolis, et de sa législation eugénique, est presque saisie
comme une menace conceptuelle pour le présent - qui doit
donc s'en défendre en la critiquant. Karl Popper refait le
procès de Socrate, outre-Atlantique, et 2500 ans après la mort
du philosophe grec. Ainsi, à l'exposition synthétique des
mécanismes eugéniques institués par Platon aux divers
niveaux de la Cité, succède dans le discours de Popper une
critique de fond: «Malheureusement, la valeur de cette
description est affaiblie par sa haine pour la société dans
laquelle il vivait et son amour pour l'ancienne société tribale.
Ces sentiments l'ont amené à formuler une loi proprement
insoutenable (...) »1. L'ensemble de la critique du philosophe
américain repose sur cette idée que la vision globale du
monde selon Platon est liée à des représentations archaïques
et réactionnaires, clairement « totalitaires », qui sont
directement condamnables à l'aune de la normalité politique
moderne. Dans l'introduction de son ouvrage Popper est
honnête sur ses intentions: «( son projet est) une analyse de
la théorie de la justice de Platon et de ses analogies avec les
totalitarismes modernes »2. Dès lors qu'il part de ce postulat
que l'eugénisme platonicien est quasiment comparable
analogiquement à l'eugénisme nazi, est-on en droit d'attendre
une interprétation précise et scientifique du phénomène?
Certainement pas.
Cependant, au sein de sa lecture affleurent
plusieurs
véritables questions essentielles3 qu'il ne développe
malheureusement pas; ainsi, le fait que cela soit sur le
1
Karl Popper, L'ascendant de Platon ( La société ouverte et ses ennemis,
Tome 1j., Seuil, 1979. p 75.
2 Ibid. p. 12.
3 Dont cette brève interrogation introductive: « Certes le rôle de prophète
est tentant, et sans doute ceux d'entre eux qui prédisent la venue d'un âge
d'or expriment-ils ainsi un profond sentiment d'insatisfaction» (p. Il ).
12
terreau d'une société imparfaite et insatisfaisantel, que les
théories platoniciennes se développent n'est pas approfondi
par Popper, car cela le conduirait certainement à se
demander: pourquoi l'eugénisme? En réponse à quelle
dégénérescence?
L'interprétation de Peter Sloterdijk
Le lecteur moderne
-
qui se remémore les lycées humanistes de l'époque
bourgeoise et l'eugénisme fasciste, mais regarde aussi vers le futur et
l'ère biotechnologique - ne peut pas voir le caractère explosif de ces
réflexions. Ce que Platon fait dire à son étranger constitue le programme
d'une société humaniste qui s'incarne dans un humaniste absolu et
unique, le maître de l'art pastoral royal. La mission de ce sur-humaniste
ne serait autre que de planifier des qualités pour une élite qu'il faudrait
spécialement élever au nom de la globalité.
Peter Sloterdijk2.
Le problème de l'eugénisme platonicien fut, à la toute fin du
2Üèmesiècle, au cœur d'une querelle philosophico-médiatique
allemande relativement violente, qui opposa le jeune
provocateur postmoderne et nietzschéen Peter Sloterdijk au
vieil Habermas, penseur humaniste, et rétif à toute idée de
manipulation de l'humain par l'humain. Pour bien saisir cette
querelle « des anciens et des modernes» il faut se reporter en
1997, année de la fameuse conférence de Peter Sloterdijk:
Regeln für den Menshenpark; en effet, il est question, dans
ce texte d'une remise en cause radicale de la mauvaise
conscience allemande ( après la Shoah ), et surtout d'une
invitation à porter urgemment notre réflexion sur un certain
nombre de problèmes brûlants pour notre modernité, tel que
celui de l'eugénisme et des biotechnologies.
1
Cette thématique des « limites» inévitables de la société démocratique
est abordée par Jacqueline de Romilly dans Problèmes de la démocratie
grecque, Hermann, 1975 ( spécifiquement: p. 110-113. en ce qui
concerne les réponses platoniciennes aux problèmes de la démocratie ).
2 Peter Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Mille et une nuits, 1999.
Trad. Olivier Mannoni. p. 50-51.
13
Sloterdijk n'a aucun scrupule à aborder cette thématique chez
Platon: « Le seigneur platonicien trouve la raison de son état
de seigneur dans le seul savoir royal de l'élevage] (...)
L'anthropotechnique royale exige en effet de I 'homme d'état
qu'il sache entremêler avec le plus d'efficacité possible les
qualités les plus favorables à la communauté d'hommes
(oo.) »2.
Reste cependant à s'interroger sur le sens de cette utilisation
de l'eugénisme platonicien par Peter Sloterdijk, et nous
pouvons, à bon droit, être soupçonneux d'une manipulation
de la pensée ancienne, d'une exploitation du texte classique.
Certes, la querelle qui opposa Sloterdijk à Habermas n'était
pas très sérieuse3, mais il y a dans le fond de l'attitude du
jeune professeur de philosophie un détail délicat à
comprendre: comment est-il possible, sans presque aucune
réserve, sans presque aucune analyse précise et scientifique,
de proposer le projet eugénique de Platon comme un plan
d'action possible pour les biotechnologies modernes? C'est
bien là toute l'ambiguïté du texte de Peter Sloterdijk,
extrêmement stimulant, mais défaillant sur le plan de la
rigueur scientifique. Texte majeur en ce qu'il pose sans
détour le problème eugénique à la modernité, notre ère des
biotechnologies, mais déficient lorsqu'il tente de lier Platon à
cette entreprise, lorsqu'il fait des thèses platoniciennes une
illustration décorative de sa rhétorique propre.
1
2
Ibid. p.49.
Ibid. p.49.
3 Dans le sens où il est manifeste que la volonté de Peter Sloterdijk visait
plutôt la régulation des biotechnologies que sa simple et aveugle apologie.
14
L'interprétation de Hans F.K. Günther
Les professeurs de philosophie ont rarement estimé la pensée de Platon
touchant l 'hérédité et la sélection ( ... ) Plus de deux milles ans après
Platon, ils couvent l'illusion que l 'humanité est perfectible par la seule
éducation.
Hans. F .K. Güntherl
Il n'y a quasiment pas de textes consacrés exclusivement au
problème de l'eugénisme platonicien, qui est presque
toujours assimilé à la thématique pédagogique, hormis un
petit fascicule publié en Allemagne en 1928 ayant pour titre
Platon ais Hüter des Lebens, et ayant pour auteur un certain
Hans P.K. Günther. Né en 1891, et mort en 1968 à Fribourg
en Brisgau, l'auteur est un universitaire appartenant au
mouvement intellectuel allemand que l'on a qualifié de
« révolution conservatrice », auquel on a aussi rapproché les
figures majeures de Martin Heidegger et d'Oswald Spengler.
Il est difficile de caractériser cette «révolution» qui s'est
jouée plutôt à droite, cherchant une troisième voie politique
idéale par-delà le socialisme et le capitalisme. Il faut bien
saisir que ce texte est un dérapage philosophique très
caractérisé, qu'il ne constitue en rien une analyse précise et
complète du sujet, qu'il n'a aucune valeur scientifique, qu'il
est même une sorte de récupération du décor conceptuel de la
Grèce dans la perspective de la modernité et du pré-fascisme.
Günther, qui n'est pas un spécialiste de la philosophie
ancienne, qui n'est pas non plus un grand spécialiste de
Platon s'engage dans une analyse utilitaire qui le conduit à
des résultats profitables au redressement de la situation
politique de l'avant-guerre.
Ainsi, Hans F. K. Günther conduit une exposition douteuse
de l'eugénisme dans le texte de Platon: «Un âge est fixé
pour le mariage tant des hommes que des femmes,. des
gouvernantes sont désignées pour prendre sous leur garde la
1
Hans. F. K. Günther, Platon eugéniste et vitaliste, Pardès, 1987, p.80.
15
vie conjugale et le soin des enfants ( ...J La vie familiale,
selon lui, serait mieux confiée à des préposées officielles. »1
Il s'intéresse évidemment, comme nous le ferons à notre tour
ultérieurement, à la gestion des mariages dans le projet
platonicien: «Dans la cité bien gouvernée, tirant son profit
des heureux mariages, les fiançailles, la dot, les noces feront
l'objet d'incessantes préoccupations »2 Mais à la stricte et
rigoureuse exposition
succède l'absence
totale de
scientificité, le mépris absolu de la vérité, le dérapage
politique, anachronique: «Platon ne veut, dans sa Cité,
aucun mélange d'hommes libres et d'esclaves. Rappelonsnous qu'en Grèce les Hellènes descendent des lignées
nordiques, les serfs, par contre, étaient les descendants des
populations autochtones soumises, non nordiques »3.
Günther en arrive donc à cette étrange dichotomie, œuvrant
jusqu'au ridicule à germaniser la Grèce, à lui faire perdre tout
caractère méditerranéen, c'est-à-dire à en faire une sorte de
colonie mythique, une sorte de dépendance du Nord de
l'Europe, en somme: une annexe conceptuelle du « Grand
Reich ».
Nous devons maintenant nous poser cette question
essentielle: le texte de Günther est-il archétypique des
risques généraux de l'analyse de l'eugénisme platonicien?
S'agit-il d'un thème qu'il est impossible de traiter sans se
fourvoyer dangereusement hors du texte de Platon, dans une
reconstruction
anachronique- fantasmée
de la Grèce
ancienne? Il nous semble également très honnête, à l'orée de
cette recherche,
de nous poser parallèlement cette
angoissante question: pourquoi le thème de l'eugénisme
platonicien appelle-t-il tant de mésinterprétations et de
grossières récupérations? Est-ce, finalement, un thème
hermétique à toute approche scientifique?
1
Ibid. p.41.
Ibid. p.45.
3
Ibid. Dans la suite.
2
16
Conditions de possibilité de cette recherche, anecdotes et
élucubrations
Certes il Y a eu des préoccupations eugénistes quasiment à toutes les
époques et dans toutes les civilisations ( et cela dès l'Antiquité, à Sparte
ou dans La République de Platon) ,. mais elles sont restées anecdotiques,
de simples élucubrations sans portée.
André Pichoe.
Ainsi, pour faire preuve davantage de scientificité
historique que ces trois précédents contre-exemples, nous
devons poser cette question propédeutique: quelles sont les
conditions de possibilité de l'usage de la notion d'eugénisme
dans le cadre Grec et platonicien?
Cette question propédeutique sera le signe d'une approche
scientifique de la problématique, mais aussi le signe d'une
approche réflexive et critique de la notion d'eugénisme.
Ce terme, trop entendu, trop écrit, certainement trop
médiatique pour être parfaitement honnête, représente
effectivement une difficulté considérable: à l'instar d'un
certain nombre d'autres termes il n'a presque plus de sens
aujourd'hui, il a été vidé de son sens profond par l'histoire
contemporaine. Disons qu'à force de vouloir tout signifier
l'eugénisme ne veut plus rien dire: c'est un terme qui semble
trop engagé dans un nombre excessif de domaines ( la
médecine, la politique, la littérature, etc.) et qui a eu
quasiment tous les rôles depuis une cinquantaine d'années:
depuis les théories médicales sélectives d'Alexis Carrel
( pour ne commencer qu'à lui2 ) jusqu'aux inquiétudes
1
André Pichot, L'eugénisme ou les généticiens saisis par la
philanthropie, Hatier, 1995. p.3
2 La mention, ici, du Dr. Alexis Carrel n'est pas innocente: il se trouve
que la très récente campagne médiatique pour les élections municipales
parisiennes ( mars 2001, source de l'information: Reuters 02/03 ), a
conduit l'un des candidats à faire la promesse de débaptiser la rue
« Alexis Carrel» dans le 15ème arrondissement, en invoquant le fait que
le personnage était un «théoricien
de l'eugénisme». Argument de
17
parfois hystériques des piliers institutionnels de la bioéthique
d'Etat. C'est une notion que l'on a métamorphosé d'effective
en affective; que l'on a fait passer d'un état à l'autre pour
tenter, grossièrement, de la neutraliser.
Conséquemment, une question préalable et réflexive se pose à
l'historien: qu'est-ce que l'eugénisme, et avons-nous le droit
d'appliquer ce terme à certains textes platoniciens, et audelà: à l'histoire de la Grèce ancienne? C'est une
interrogation indispensable, qui doit nous aider à redonner à
l'eugénisme son statut de «notion », et pas seulement de
balise formelle, sorte de fourre-tout pathétique, de
l'indignation humaniste souvent très mécanisée des médias et
de l'opinion publiquel. En somme, cette question préalable,
doit nous mettre sur le chemin d'une plus grande neutralité
historique et philosophique vis-à-vis de cette notion; qui,
comme tant d'autres, doivent être délestées de leur charge
émotionnelle.
Une remarque étymologique - L'expression «L'eugénisme
platonicien» est un anachronisme voulu dans le but de
problématiser le rapport, chez Platon, entre la volonté
humaniste d'améliorer l'homme, et le projet totalitaire de
contrôler la Cité par la gestion absolue de l'humain ( dans ses
types comme dans ses comportements ). Mais nous devons
préciser suffisamment ce que nous entendons par
anachronisme: il ne s'agit pas ici de la faute chronologique
attribuant à une époque une pratique inconnue ( parler de
campagne un peu grossier, se fondant sur le caractère émotionnel de
l'eugénisme.
1 Sur ce point Cf. André Pichot, La société pure, Flammarion, 2000. p.
Il. «Les grandes indignations obligatoires sur l'eugénisme de Carrel
sont donc un peu déplacées ( ce qui ne signifie nullement qu'on approuve
son pétainisme J. Il est vrai que l 'histoire de l'eugénisme est un sujet un
peu délicat à traiter, on ne sait trop de quelle manière l'aborder, tant les
pièges sont multiples et divers. C'est aussi, et surtout, une question
extrêmement gênante à plus d'un point de vue. Le silence est de rigueur,
et nul ne s'avise de transgresser l'interdit ».
18
greffe de cœur en Grèce ancienne par exemple ), il s'agit plus
exactement d'attribuer à une époque donnée un terme qui lui
était inconnu. En Grèce antique on ne parle pas d'eugénisme
comme d'une pratique ( techné ), c'est un mot qui est absent,
en tant que tel, du vocabulaire hellénique; c'est en cela que
le choix de notre titre représente un anachronisme, c'est en
effet sur le champ lexical que nous jouons, et sur cet étonnant
paradoxe: en Grèce la sélection des naissances est pratiquée
mais pas nommée, dans le monde moderne cette sélection
potentielle est condamnée et nommée; mais le nom donné
par le monde moderne à cette pratique vient de la langue
grecque.
Nous pouvons également présenter cela de cette manière,
pour être encore plus précis: en Grèce ancienne le terme
eugénisme ( eu-génès ) existe mais il signifie la bonne
naissance, soit la noblesse, c'est-à-dire un état fini, et non pas
une technique, une pratique permettant d'en arriver à cette
finalité supérieure sur un plan quasiment ontologique. En
Grèce le terme eugénisme ne désigne pas les coutumes
infanticides, les lois sur le mariage, ou les restrictions
démographiques, mais un état fini, celui de la noblesse ( nous
retrouvons notamment cette acception du mot, ne recouvrant
pas la réalité que nous allons étudier maintenant, dans un
traité de jeunesse d'Aristote, le peri eugenéia.l). Cependant,
nous devons reconnaître que l'eugénisme, cet étrange mot
Grec ancien, semble changer de sens depuis le monde de la
Grèce ( où l'eugénès est la noblesse) jusqu'au monde
moderne ( où il indique une pratique technique,
d'amélioration de l'humain ). Que devons-nous conclure de
ce glissement de sens? Le signe d'une falsification historicophilosophique? Pour quelle raison?
Nous savons que le terme eugénisme fut introduit au XIXème
siècle par l'anglais Galton, sur la racine grecque eu
1
==
bien,
Aristote, De la noblesse (fragments et témoignages ), PUF, 1968. cf.
aussi Platon, Ménexène, 237 b.
19
génès == né. L'eugénisme est donc pour la science du XIXème
siècle un moyen de produire de bonnes naissances, une bonne
humanité, de «guider» le mouvement de la nature, sans le
contraindre. C'est en remplacement du terme peu connu
« viriculture» ( construit sur une racine latine: culture de
l'homme) que Galton a proposé le mot eugénisme afin de
nommer une branche des sciences biologiques veillant à
assurer soit la pureté soit la « force» de l'humain, toujours
menacé potentiellement par la décadence. Cependant ce
terme à résonance grecque a sensiblement le même statut que
le mot « psychologie », par exemple, il s'agit de Grec ancien
mobilisé par la pensée contemporaine; en somme c'est un
mot à l'hellénisme artificiel ( dans le sens où il n'a pas gardé
sa signification antique ). Sur l'histoire précise de la
formation du mot « eugénisme », dans ses liens à la biologie
et à la génétique, nous renvoyons le lecteur à un petit ouvrage
de synthèse d'André Pichot, très utile: L'eugénisme ou les
généticiens saisis par la philanthropie.
Dès lors que nous connaissons la modernité relative de ce
mot, même si nous prenons acte de sa racine hellénique,
sommes-nous en droit de l'appliquer à l'histoire de la Grèce
antique, et même précisément à Platon?
Nous pensons que oui, car nous croyons, à l'inverse d'André
Pichot notamment! - cf. l'exergue de cette section - que le
1 Cette tradition historiographique faisant débuter I'histoire de
l'eugénisme avec la réintroduction du terme par Galton au XIXème
siècle, c'est-à-dire également réduisant l'histoire d'un concept ou d'une
pratique au mot le caractérisant, se retrouve dans la plupart des études
majeures consacrées à l'eugénisme: c'est donc le cas du livre d'André
Pichot, mais aussi de Au nom de l'eugénisme de D. J. Kevles.
André Pichot reprend cette idée d'une discontinuité entre l'eugénisme
ancien et l'eugénisme moderne dans son texte La société pure: « On peut
évidemment toujours trouver des préoccupations eugénistes plus
anciennes ( au XVlllème siècles chez Condorcet, au XIXème chez
Schopenhauer et Auguste Comte, etc.), et même remonter à l'Antiquité
avec l'exposition des nouveau-nés mal formés à Sparte ou le choix des
géniteurs dans la République de Platon. On peut trouver diverses
fantaisies de ce style à peu près à toutes les époques, mais vouloir en
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